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Michel Lioure  : 

Les objets dans En attendant Godot et Fin de partie

Index

Géographique : France

Texte intégral

 Comme dans les toiles de certains vieux peintres
les objets se mettent eux-mêmes à parler.

A. Artaud, « Lettres sur le langage », dans Le Théâtre et son double

1 Le théâtre de Beckett est-il, par certains aspects, fidèle aux idées d’Artaud ? L’amoindrissement et le délabrement du discours, la part croissante accordée à la gestuelle et à la mise en scène, entièrement substituées au langage dans les Acte(s) sans paroles, autoriseraient le rapprochement. Conformément à la pensée et selon les expressions d’Artaud, Beckett en effet répudie un théâtre à prétention psychologique, essentiellement fondé sur « la dictature exclusive de la parole », et paraît rechercher, au-delà du dialogue, un « langage théâtral pur », « langage physique et concret », une « poésie dans l’espace » ou « poésie pour les sens »1 agissant directement et indépendamment du langage articulé sur la sensibilité des spectateurs. En dehors du « langage auditif des sons », Artaud entendait faire appel notamment au « langage visuel des objets »2. Or les objets, dans le théâtre de Beckett, jouent précisément un rôle important par leur présence et leurs fonctions, à la fois dramaturgiques, symboliques et philosophiques.

2 Si le décor des pièces de Beckett est intentionnellement minimal et désolé – « route à la campagne, avec arbre », dans En attendant Godot, « intérieur sans meubles » dans Fin de partie, « petite table » à tiroirs dans la « turne » de La Dernière bande, « étendue d’herbe brûlée » dans Oh les beaux jours, les objets en revanche occupent et encombrent abondamment la scène et les personnages. Winnie, dans Oh les beaux jours, « farfouille » avec obstination dans son sac pour en tirer successivement tout un attirail de toilette – une brosse à dents, un tube de dentifrice, un étui à lunettes, une glace à main, un flacon, un bâton de rouge, une loupe, un peigne, une lime à ongles, et même un revolver, une boîte à musique et « tout un bric-à-brac inidentifiable3 ». Krapp, dans La Dernière bande, avant de prononcer un mot, « farfouille » aussi longuement dans ses poches et en sort une enveloppe et un trousseau de clefs, avec lequel il ouvre un tiroir d’où il tire une bobine, une banane, une seconde banane, avant de « farfouiller dans les boîtes » où sont contenues les bobines4. De même Estragon, dans En attendant Godot, « fouille dans ses poches, archibondées de saletés de toutes sortes » (G, 18)5. Lucky est accablé de paquets, porte « une lourde valise, un siège pliant, un panier à provisions et un manteau » (G, 28). Du panier, il retire « un morceau de poulet, un morceau de pain, et une bouteille de vin » (G, 33). Dans Fin de partie, l’escabeau, le mouchoir, le réveil, le chien, la lunette, animeront constamment les mouvements et les conversations des personnages. Sans proliférer comme dans les pièces de Ionesco, les objets imposent ici, avec insistance, une présence obsédante.

3 Ces accessoires ont parfois une fonction purement comique. On a souvent rappelé comment le chapeau melon dont sont affublés les héros d’En attendant Godot ne saurait ne pas évoquer le personnage de Charlot – de même que les chaussures d’Estragon, « talons joints, bouts écartés » (G, 79). La façon dont Vladimir, à plusieurs reprises, « ôte son chapeau, regarde dedans, y passe la main, le secoue, tape dessus, souffle dedans, le remet » (G, 12-13), et surtout le long échange des chapeaux (G, 101-102), relèvent d’une mimique et d’un numéro de clown. Le jeu de la valise, au cours duquel Lucky dépose et reprend alternativement son fardeau, appartient peut-être aussi au répertoire du cirque, à une « entrée » de clowns intitulée « charge et décharge »6. Le chien en peluche auquel « il manque une patte » et que Clov s’efforce en vain de maintenir debout (FP, 57-58), a la même valeur ludique, ainsi que la peau de banane sur laquelle Krapp « glisse » et « manque de tomber »7 dans La Dernière bande.

4 Selon un procédé comique éprouvé, les jeux de scène avec les objets sont systématiquement réitérés. Dans En attendant Godot, toute la pièce est parcourue par le leitmotiv des chaussures. Au lever du rideau, Estragon « essaie d’enlever sa chaussure ». Il s’y « acharne des deux mains », « se repose en haletant, recommence » : « même jeu », souligne la didascalie (G, 9). Quelques instants après, il « s’acharne, sur sa chaussure » (G, 11) et peu après, « au prix d’un suprême effort, parvient à enlever sa chaussure » (G, 12). À la fin du premier acte, il a « ses deux chaussures à la main » et « les dépose près de la rampe » (G, 73), où elles reparaissent, à moins que ce ne soient plus les siennes, au début du second acte. À la fin de la pièce enfin, Estragon de nouveau, après s’être « acharné en vain sur ses chaussures » (G, 128) et s’être un instant assoupi, « se déchausse, se lève, les chaussures à la main », et « les dépose devant la rampe » (G, 131). Le jeu des chaussures, ainsi mis en valeur à l’ouverture et à la fin de la pièce, en scande inlassablement le déroulement. Il en va de même avec le jeu des chapeaux, dont le parallélisme avec le jeu des chaussures accentue le comique Vladimir manie son chapeau comme Estragon sa chaussure : « il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet » (G, 12). Il répétera très exactement le même geste à la fin de la pièce (G, 131).

5 Pour prolonger le jeu, les personnages accomplissent avec les objets des gestes opposés. Pozzo « met ses lunettes » et « enlève ses lunettes » (G, 30). Il « commence à bourrer sa pipe » et, après l’avoir allumée, « enlève sa pipe de sa bouche, la contemple », puis « ôte sa pipe de sa bouche, la regarde », et « rallume sa pipe » (G, 39-39). De même, il « sort un petit vaporisateur », et après s’être vaporisé « remet le vaporisateur dans sa poche », puis « ressort le vaporisateur », se vaporise à nouveau la gorge et « remet le vaporisateur dans sa poche » (G, 41) c’est le « jeu du vaporisateur » (G, 43). De la même façon Lucky « dépose valise et panier, avance, ouvre le pliant, le pose par terre, recule, reprend valise et panier », puis, aussitôt après, « dépose valise et panier, avance, déplace le pliant, recule, reprend valise et panier » (G, 32). La réitération et l’opposition des gestes, en vue d’un déplacement minime et insignifiant des objets, ont le caractère absurde et mécanique auquel on reconnaît, depuis Bergson, un pouvoir comique infaillible. Mais au-delà de cette fonction ludique, la chaussure et le chapeau, la pipe et le vaporisateur, la valise et le pliant constituent comme un leitmotiv scénique et visuel, dont le retour obstiné rythme la pièce et finit par en former le socle ou la substance spectaculaires.

6 Le même rôle est dévolu dans Fin de partie à l’escabeau que Clov déplace et gravit puis redescend inlassablement en l’installant tour à tour sous chacune des fenêtres (FP, 14), ou à la lunette qu’il tient à la main, oublie, reprend, fait tomber, ramasse et braque alternativement sur le dehors, sur la scène et sur la salle (FP, 44, 48). Comme Pozzo dans En attendant Godot, Hamm dans Fin de partie « ôte ses lunettes » et « les remet » (FP, 16), « enlève ses lunettes » et « remet ses lunettes », « enlève sa calotte » et « remet sa calotte » (FP, 110). À plusieurs reprises, il « sort son mouchoir », « sans le déplier » ou en le dépliant selon le cas, puis « le remet dans sa poche » (FP, 57, 91, 110). Le « jeu de mouchoir » (FP, 67) est l’équivalent du « jeu du vaporisateur » dans En attendant Godot. Le mouvement du fauteuil, que Clov « déplace insensiblement », tantôt « trop sur la droite » et tantôt « trop sur la gauche », ou « un peu trop en avant » ou « un peu trop en arrière », a la même valeur mimique et comique : « même jeu », est-il précisé dans la didascalie (FP, 43). Le chien en peluche est aussi l’objet d’un épisode à répétition, d’un jeu de scène insistant, à la fois dérisoire et obsédant : « Cessons de jouer », supplie Clov après avoir ramassé la peluche avec laquelle il vient de frapper Hamm (FP, 102). Comme la chaussure d’Estragon dans En attendant Godot, le « vieux linge » avec lequel Hamm s’essuie le visage ouvre et clôt la pièce (FP, 16, 112) « Puisque ça se joue comme ça », déclare Hamm en dépliant le mouchoir, « jouons comme ça » (F, 112). Il s’agit donc bien d’un jeu, au sens à la fois ludique et scénique.

7 La même observation vaudrait dans La Dernière bande à propos de la banane et de la bobine, ou dans Oh les beaux jours pour la brosse à dents ou l’ombrelle avec lesquelles Winnie ne cesse de jouer. Les objets sont ici les accessoires indispensables au jeu, dans tous les sens du terme, jeu de scène et jeu comique. Fournissant à la fois la matière et le mouvement, le rythme et le support du spectacle, ils en sont, sinon l’essentiel, du moins le constituant nécessaire. Le dramaturge ici n’est pas, selon le mot de Giraudoux dans Ondine, un « illusionniste sans matériel ». Le théâtre étant d’abord spectacle à voir, l’objet, dans le théâtre de Beckett, en est le matériau et l’instrument nécessaires et constitutifs.

8 Les objets cependant, quel qu’en soit le pouvoir visuel, ne sauraient se borner à ces fonctions spécifiquement scéniques. Ils ne sont pas choisis au hasard, et, malgré les réticences et les dénégations de Beckett « honni soit qui symbole y voit » – sont investis, pour le spectateur sinon pour l’auteur, d’une signification ou du moins d’une suggestion symbolique. Il est trop clair que la corde au bout de laquelle est attaché Lucky, et qui tient toute la longueur de la scène, ainsi que le fouet que brandit et fait claquer Pozzo, dans En attendant Godot (G, 28), signifient le lien cruel de maître à esclave qui régit bien souvent les relations humaines. Ce « nœud », qualifié de « fatal » (G, 34), qui enchaîne et blesse atrocement la victime, est aussi l’image de ce destin auquel l’homme est assujetti et que Giraudoux comparait déjà à « une laisse qui le retient debout, mais dont il sait toute la tyrannie et dont il ignore la volonté »8. Le sifflet de Hamm, appelant Clov comme un chien dans Fin de partie, est aussi le signe et l’instrument d’un despotisme odieux. Il retentira de nouveau dans Acte sans paroles I pour exprimer les injonctions de la puissance invisible à laquelle est soumis le personnage. Le fouet, la corde et le sifflet n’apparaissent-ils pas alors comme les attributs symboliques et concrets de tous les pouvoirs, humains ou divins, dont l’individu subit la tyrannie ?

9 L’insistance avec laquelle Pozzo dans En attendant Godot songe à consulter sa montre, inquiet à l’idée que « le temps s’est arrêté » (G, 64), et le rôle attribué, dans Fin de partie, au réveil dont la sonnerie est « digne du jugement dernier » (FP, 67), sont aussi la manifestation de l’obsession du temps, de l’attente et de la fin qui, comme les titres l’indiquent, est au cœur des deux pièces. L’acharnement sans résultat d’Estragon pour ôter sa chaussure est la dérisoire illustration du vain « combat » de l’homme affronté aux difficultés de l’existence et luttant inutilement contre l’hostilité des choses : « Rien à faire » (G, 9). Le premier mot de la pièce est aussi le dernier mot de la condition humaine. Le vide de la chaussure et du chapeau, qu’Estragon et Vladimir explorent et secouent vainement dans l’espoir d’y trouver « quelque chose », est celui d’une vie sans perspective et sans contenu, sans objet au propre et au figuré : « Rien », « Rien à voir ». Et c’est bien vainement que l’homme est tenté d’accuser le monde extérieur de sa propre infortune et de sa propre impuissance : « Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable » (G, 12).

10 Les éléments du décor et du jeu sont souvent une imagerie du vieillissement, de la décrépitude et de la mort. L’arbre effeuillé, au début d’En attendant Godot, est probablement « mort » (G, 17), et si le lendemain il « porte quelques feuilles » (G, 79), c’est moins pour signifier un renouveau que pour brouiller les repères et aggraver l’égarement temporel et spatial des personnages. Tout est mort aussi « mortibus », dans l’environnement de Fin de partie, où il n’est « rien à l’horizon », où tout est « Zéro », « Néant » (FP, 46-48), où la moindre trace de vie, animale ou humaine, est précipitamment exterminée. Dans cet « intérieur sans meubles », huis clos sinistre aux « fenêtres haut-perchées », aux « rideaux fermés », un « tableau retourné » (FP, 13) contre le mur nu signifie le refus de toute représentation du monde extérieur. Les graines, image et promesse de vie, « n’ont pas germé » et « ne germeront jamais » (FP, 27-28). Ii n’est pas jusqu’au sexe du chien en peluche, évocation triviale et dégradée de la procréation, qui ne soit « oublié » (FP, 58), car dans ce monde où, selon le mot de François Noudelmann, « tout engendrement est une calamité »9, tout procréateur est un « maudit progéniteur », un « maudit fornicateur » (FP, 23-24), et même un « procréateur en puissance » (FP, 103) est à supprimer.

11 Aussi bien le monde est-il voué à un lent et inéluctable anéantissement. Êtres et choses obéissent à la même loi d’amoindrissement, de détérioration, de décrépitude et de délabrement. Vladimir, dans En attendant Godot, tend à Estragon sa « dernière » carotte, en lui recommandant de la faire durer, car « il n’y en a plus » (G, 26). Le lendemain, il n’y aura plus que « des radis et des navets » (G, 96). Le goût de la carotte est luimême en voie d’affadissement, comme la vie entière, ainsi que le signifie la sentence à valeur générale : « Plus on va, moins c’est bon » (G, 27). La pipe a le même sort : « La deuxième est toujours moins bonne que la première » (G, 38). Le fauteuil roulant de Hamm, dans Fin de partie, le mouchoir souillé qui lui cache les yeux, sont les signes évidents de ses infirmités. Le « vieux linge » auquel il tient, ce « grand mouchoir taché de sang » (FP, 15) qu’il plie et déplie tout au long de la pièce, et qu’il « garde » à la fin (FP, 112), est sa propre image. Le chien en peluche, auquel il manque une patte et qui ne peut donc tenir debout (FP, 57-59), est la réplique achevée – justement parce qu’elle est inachevée ! – de son maître. Les objets tour à tour disparaissent autour de lui, avec lui, comme lui. Leur disparition scande inexorablement le cours du temps comme une litanie de l’anéantissement : « il n’y a plus de roues de bicyclette » (FP, 22), « il n’y a plus de bouillie » (FP, 23), « il n’y a plus de dragées » (FP, 76), « il n’y a plus de plaids » (FP, 89), « il n’y a plus de calmant » (FP, 94), et pour finir, comme une mort au second degré, « il n’y a plus de cercueils » (FP, 102). Les objets participent à ce processus d’effondrement, d’effacement, d’amoindrissement si bien analysé par François Noudelmann10. L’extinction des choses est concomitante et coextensive à celle des hommes. Les objets sont les signes et les témoins, visibles et concrets, de la loi universelle de dépérissement qui régit l’univers de Beckett.

12 Au-delà – ou en deçà – de tout symbolisme enfin, les objets signifient par leur insignifiance même. En ce sens, il n’est pas aussi déplacé qu’on l’a dit parfois, en réaction contre une assimilation forcée, dictée par les circonstances et le climat intellectuel du temps, de rapprocher le théâtre de Beckett d’une philosophie de l’absurde, expurgée de la confiance et de l’espoir que Sartre ou Camus plaçaient en l’homme. C’est à l’issue d’une conversation sur les carottes et les navets, dans En attendant Godot, que Vladimir déclare, en prêtant à sa pensée, par le biais d’un démonstratif neutre et mal défini, une portée générale : « Ceci devient vraiment insignifiant » (G, 96). L’absurdité des détails est étendue à la totalité de l’existence. Dans Fin de partie, l’attention méticuleuse et maniaque accordée aux objets les plus communs – le mouchoir, la peluche, la lunette – accentue la vanité des gestes et de l’agitation des personnages. C’est en cherchant « un endroit où poser le réveil » que Clov « commence à tourner dans la pièce », « avise le tableau, le décroche » et « accroche le réveil à sa place » : sa gesticulation s’apparente alors au mouvement des marionnettes : « Trois petits tours » (FP, 94-95). La succession des mouvements contradictoires en souligne à la fois l’indifférence et l’inutilité entre « enlever », « remettre » et « jeter » – le chien, le mouchoir, les lunettes – il y a « égalité », puisque ce ne sont pareillement que « conneries » (FP, 110). Dans Oh les beaux jours, il est une disproportion consternante, un contraste affligeant entre la nullité des objets que Winnie sort de son sac et l’attention qu’elle leur prête ou qui leur est attribuée. Une brosse à dents est « solennellement.., garantie... véritable.., pure11 » (OBJ 17, 23). Un parallélisme insistant est significativement introduit entre sa recherche des objets et ses réflexions sur l’insipidité de l’existence : « (elle farfouille dans le sac) – aucun goût – (elle farfouille) – pour rien – (elle sort un étui à lunettes) – aucun but – (elle revient de face) – dans la vie » (OBJ, 14-15). Les objets sont doués d’une présence brute, un être-là sans raison ni signification clairement définies : « il y a le sac », constate et répète Winnie, dont elle ne saurait « énumérer le contenu » ni sonder « les profondeurs » (OBJ, 39). À la limite, ils paraissent animés d’une sorte de vie propre, étrangère et inquiétante. « Les choses ont leur vie », se dit Winnie, « les choses ont une vie », comme une glace existe indépendamment de ce qu’elle reflète et « n’a pas besoin » de la personne qui s’y mire (OBJ, 65). La boîte à musique, avec son « mécanisme » automatique et sa rengaine « Heure exquise » de La Veuve joyeuse ! (OBJ, 47) ironiquement inappropriée (comme le titre de la pièce) à la sévérité de la situation est l’exemple accompli d’un objet fonctionnant selon un mouvement involontaire, irrationnel, incongru, et figurant par là l’absurdité de la condition humaine.

13 La vanité de l’existence est manifestée par l’importance et l’attention que les personnages accordent à ces objets insignifiants: la chaussure et le chapeau, la carotte et les navets dans En attendant Godot, le mouchoir et l’escabeau, la peluche et la lunette dans Fin de partie. Dans Oh les beaux jours, les objets contenus dans le sac de Winnie sont des « trésors », qui constituent pour elle autant de « réconforts » (OBJ, 39). Dans le dénuement existentiel, l’avoir lui tient lieu d’être, et la possession d’identité. Le maniement incessant de « toutes ces choses », une à une et alternativement sorties du sac et « remises dans le sac », si bien « qu’on pouvait les reprendre le cas échéant au besoin et ainsi de suite indéfiniment remises reprises jusqu’à ce que ça sonne pour le sommeil » (OBJ, 53), est sa seule activité autorisée, son divertissement et sa raison d’être. La glace à main, l’ombrelle et même le revolver compagnon de misère et dernier recours, familièrement surnommé Brownie comme un ami cher sont toujours là pour l’« aider à tirer (s)a journée » (OBJ, 46). Aussi ces objets deviennent-ils, à défaut de tout autre interlocuteur, ses soutiens les plus précieux, seuls moyens de briser la solitude et le silence : « Que ferais-je sans eux, quand les mots me lâchent ? » (OBJ, 64) Les objets deviennent alors des instruments de communication, des équivalents ou des substituts de la parole. Dans En attendant Godot, essayer les chaussures est un moyen de « passer le temps », c’est « une diversion », « un délassement », « une distraction » (G, 97), au même titre et dans la même intention que les conversations les plus vides. L’échange des chapeaux vaut échange de propos même insignifiance, et même inanité, réitération sans but ni fin de paroles et de gestes également « intarissables » (G, 105). Pour Lucky, le chapeau est même un indispensable adjuvant de la parole et de la pensée, puisqu’« il ne peut pas penser sans chapeau » (G, 58). Privé de son chapeau dont Vladimir s’est emparé, Lucky « se tait et tombe », et ne « reprend ses esprits » qu’« au contact de la valise » (G, 62-63). Les personnages de Beckett, désespérément tendus vers une assise existentielle inaccessible, en appellent aux objets comme à un ultime espoir ou un dérisoire ersatz d’être.

14« Le héros de Beckett, écrivait judicieusement Ludovic Janvier, médite sur les choses en s’y agglutinant, grâce à elles il distingue ce qui le menace ou le protège, il s’y enroule ou les caresse, les cite, les nomme, est grâce à elles »12. Mais l’insignifiance et la pauvreté de ces choses envahit et contamine à leur tour les propos, les gestes et les pensées de ceux qui s’y accrochent et les manient comme un jouet dérisoire ou un miroir consternant de leur misère. Il est révélateur que les chaussures d’Estragon, le chapeau de Vladimir, le mouchoir de Hamm figurent à l’ouverture et à la fin d’En attendant Godot et de Fin de partie : ils en sont des personnages à part entière et le parfait emblème.

15Les objets, dans le théâtre de Beckett, ne sont donc nullement des accessoires ou des motifs décoratifs, des utilités secondaires et subordonnées à l’action. Doués d’une présence scénique obsédante, investis d’un symbolisme indéniable, accordés à la signification ou ce qui revient au même au défaut de signification de la pièce, ils en sont les matériaux fondamentaux et constitutifs. Le théâtre de Beckett appartient bien, en ce sens, à cette dramaturgie nouvelle, apparue dans les années 50, où la primauté de la parole et du texte est partiellement évincée par le rôle et la fonctionnalité des éléments matériels. C’est un théâtre « autant visuel qu’auditif », selon le vœu et les expressions de Ionesco, où l’on fait « jouer les accessoires » et « vivre les objets »13, un théâtre où « l’idée se fait image concrète », où « le problème prend chair »14, ou plutôt ici matière et forme à la fois visibles et signifiantes. Cumulant ainsi les pouvoirs scéniques, symboliques et philosophiques, étroitement associés à la gestuelle, à la parole et à la situation, les objets, dans le théâtre de Beckett, sont les acteurs essentiels d’une dramaturgie complète, à la fois concrète et suggestive, éveillant et sollicitant simultanément l’attention de l’œil et de l’esprit.

16Pour citer cet article :

17 Michel Lioure, « Les objets dans En attendant Godot et Fin de partie »,  Loxias,  Loxias 27,  mis en ligne le 12 décembre 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=3171  

Notes de bas de page numériques

1 A. Artaud, « La mise en scène et la métaphysique », dans Le Théâtre et son double, Gallimard, « Idées », 1964, pp. 54-58.
2 A. Artaud, « Le théâtre et la cruauté », Premier manifeste, dans Le Théâtre et son double, Gallimard, « Idées », 1964, p. 136.
3 S. Beckett, Oh les beaux jours, éd. de Minuit, 1974, p. 46.
4 S. Beckett, La Dernière bande, éd. de Minuit, 1959, pp. 8-11.
5 Les sigles et références entre parenthèses renvoient aux éditions séparées de En attendant Godot, éd. de Minuit, 1952 (G) et Fin de partie, éd. de Minuit, 1957 (FP).
6 J.-P. Ryngaert, Lire En attendant Godot, Dunod, 1993, p. 96.
7 S. Beckett, La Dernière bande, éd. de Minuit, 1959, p. 9.
8 J. Giraudoux, « Bellac et la tragédie », dans Littérature, Grasset, 1941, p. 292.
9 Fr. Noudelmann, Beckett ou la scène du pire, Champion, 1998, p. 103.
10 Fr. Noudelmann, Beckett ou la scène du pire, Champion, 1998, p. 55 sqq.
11 La référence à S. Beckett, Oh les beaux jours, éd. de Minuit, 1974, est abrégée (OBJ).
12 L. Janvier, Pour Samuel Beckett, éd. de Minuit, 1966, p. 66.
13 E. Ionesco, « Expérience du théâtre », dans Notes et contre-notes, Gallimard, « Idées », 1966, p. 63.
14 E. Ionesco, « Notes sur le théâtre », dans Notes et contre-notes, Gallimard, « Idées », 1966, pp. 311-312.

Pour citer cet article

Michel Lioure, « Les objets dans En attendant Godot et Fin de partie », paru dans Loxias, Loxias 27, I., Beckett, Les objets dans En attendant Godot et Fin de partie, mis en ligne le 20 décembre 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=3171.


Auteurs

Michel Lioure

Michel Lioure, professeur honoraire à la Faculté des Lettres de l'Université de Clermont, est l'auteur d'ouvrages sur l'histoire du théâtre en France et particulièrement au XXe siècle. Il a participé à divers colloques et publié plusieurs articles sur le Nouveau Théâtre et notamment sur Ionesco et Beckett.