Loxias | Loxias 25 Littératures du Pacifique |  Littératures du Pacifique 

Sandhya Patel  : 

The Book of the Black Star d’Albert Wendt : fonds et formes de l’Étoile noire

Résumé

The Book of the Black Star (2002) d’Albert Wendt, collection de cinquante poèmes, entame une réflexion sur l’origine et la signification d’une Étoile Noire : simple corps céleste, ou dieu et guide spirituels ? De par sa nomination et la qualité d’oxymore qui en ressort, l’Étoile Noire sera difficile à cerner. Cette collection de poèmes peut être donc lue comme une quête de sens qui s’apparente à une recherche identitaire et même spirituelle entreprise par un certain Sam, peut-être la personnification ambiguë de Samoa en voie difficile d’épanouissement. De façon novatrice pour Wendt, ce livre n’est pas simplement un recueil de poésie. Sous forme de catalogue illustré, les dessins qui s’y trouvent se lient intimement à l’écrit et ne servent pas simplement d’arrière-plan. Ils constituent une partie intégrante de l’œuvre dans sa globalité car l’écriture s’intègre au dessin, tous deux dialoguant et se complétant. Nous efforcerons ici d’explorer cet aspect de la littérature de Wendt dans lequel l’image, unie inextricablement au texte, apporte une dimension et une information supplémentaires à l’interprétation de l’écrit poétique.

Index

Mots-clés : identité , poésie, Samoa, texte et image, Wendt (Albert)

Plan

Texte intégral

Albert Wendt, auteur et artiste d’origine samoane, incarne ce que Sharrad appelle la littérature pacifique décolonisatrice1 mais représente également la voix et la voie littéraire spécifiquement samoane, locale ou diasporique. Sa fiction et ses écrits politiques explorent en profondeur les questions coloniales et postcoloniales. L’esthétique et la teneur poétique de l’écriture de Wendt œuvrent conjointement afin de définir et d’établir ce qu’il appelle l’art samoan sans lequel la connaissance de soi restera à jamais lacunaire2. Cette position élucide l’intérêt de Wendt pour les liaisons possibles entre l’écrit et la puissance de l’image dans une perspective cinématographique. Cette préoccupation se manifeste également dans son œuvre littéraire au niveau thématique comme par exemple dans le roman Black Rainbow (1992) ou dans la collection de poèmes Photographs (1993).

Dans ce domaine et de façon novatrice pour Wendt, les cinquante poèmes de The Book of the Black Star (2002)3 proposent une forme d’expression littéraire qui associe l’écrit et l’image de façon intime et complémentaire, l’une ne pouvant être interprétée sans le concours de l’autre. Les poèmes traitent de nombreuses thématiques telles que la puissance (et l’impuissance) de la langue et sa capacité de dire l’Histoire et des histoires4 samoanes, coloniales et postcoloniales. Nous nous limiterons ici à l’étude d’un seul aspect de cette œuvre riche, inspiré par le titre de la collection. Ainsi, l’ensemble des textes entament une réflexion sur l’origine et la signification d’une Étoile Noire : simple corps céleste, ou dieu et guide spirituels ? Certes, de par sa nomination et la qualité d’oxymore qui en ressort, l’Étoile Noire sera difficile à cerner. Cette collection de poèmes peut être donc lue comme une quête de sens qui s’apparente à une recherche identitaire et même spirituelle entreprise par un certain Sam, peut-être la personnification ambiguë de Samoa en voie difficile d’épanouissement comme le montre cet extrait de On our Way5:

Image1

Par la suite, la métaphore du périple est engagée et le voyage commence alors vers une connaissance approfondie des origines et vers un système de valeurs actualisé. Malgré ce début heureux, le protagoniste illuminé meurt jeune et drogué, sans avoir percé le mystère de l’étoile noire : « Sam’s quest to harnesss /the mana of the BLACK STAR / was short-lived / he overdosed / the night of / his 21st/ The autopsy / found his blood / had turned black, / his brother told us »6.La quête brutalement avortée continue tout de même et le narrateur (à la première personne) prend le relais et ne cesse tout au long des poèmes de s’interroger sur la nature de cette Étoile Noire parfois malveillante et qui précéderait Tagaloa, le premier dieu. Elle est représentée comme étant changeante, parfois monstrueuse7 même, mais incarnant dans les pages suivantes le bonheur, l’amour, le désir8. D’autres personnages cette fois-ci sans nom, masculin et féminin s’expriment également dans les poèmes et la quête devient ainsi collective dépassant la recherche individuelle initiale de Sam qui donc échoue. Wendt s’empare souvent de cette notion du fondement communautaire étayant l’épanouissement de soi dans son œuvre et précise bien que la force et l’intégrité individuelles ne se prolongent et se perpétuent qu’au contact des autres9. Cet ethos trouve sa place dans ce livre au travers les poèmes et leurs voix différentes, toutes à la recherche de l’étoile noire, symbole d’un système de croyances nouveau, mieux adapté aux besoins identitaires d’un monde postcolonial samoan.

L’ouvrage dans son ensemble propose une lecture de la mythologie samoane délestée du passé, imbriquée dans le présent des rues de la ville d’Auckland. Cette conception de la mythologie, comme pouvant constituer un des fondements de l’identité contemporaine nationale et diasporique, étaie une grande partie de l’œuvre de Wendt. On y découvre que la nécessité tout de même de rompre avec ce passé ancestral sans pour autant le rejeter, afin de construire « l’être postcolonial »10, s’avère inéluctable. Dans The Book of the Black Star, dès la première page, la puissance de ces systèmes de pensée traversant le temps est évoquée dans le texte, tout comme la plasticité du temps lui-même. Cette continuité quant aux croyances qui souligne un lien fort entre le passé et le présent, se traduit au niveau calendaire et notamment dans la complainte de Lalaga, complainte qui n’a pas encore été chantée car Lalaga pleurera la mort de son mari dans The Mango’s Kiss, roman publié en 2003, un an après la publication de The Book of the Black Star. Au niveau diégétique, la pérennité et la force des croyances antérieures à la christianisation apparaissent aussi dans cette chanson. Lalaga fervente chrétienne (qui luttera toute sa vie contre la pouvoir de la pensée polynésienne), reconnaît que son mari pasteur ne trouvera l’ultime refuge que chez les Atua11. Dans ce recueil l’identité samoane contemporaine apparaît comme étant fondée sur une alliance fût-elle incertaine, entre passé et présent.

Comme noté plus haut, ce livre n’est pas simplement un recueil de poésie. Sous forme de catalogue illustré par Albert Wendt lui-même, les dessins qui s’y trouvent se lient intimement à l’écrit et ne servent pas simplement d’arrière-plan. Ils constituent une partie intégrante de l’œuvre dans sa globalité car l’écriture s’intègre au dessin, tous deux dialoguant et se complétant. Toutes les images réalisés à l’encre sont en noir et blanc et ce choix de couleurs est porteur car il subvertit brutalement l’imagerie très souvent associée aux îles du Pacifique sud élaborée depuis des siècles par exemple dans les tableaux de peintres tels qu’Hodges, Gauguin et même Matisse ou encore plus récemment dans la publicité12. Parallèlement, Sharrard observe que la dichotomie noir/blanc dans sa portée sociologique et symbolique sous-tend l’œuvre de Wendt (notamment dans Sons for the Return Home (1973)). Dans The Book of the Black Star elle prend une forme visuelle dans le cadre de la recherche identitaire samoane qui ne peut faire abstraction de la colonisation blanche des populations noires13. Les dessins traduisent cette préoccupation identitaire et nous nous efforcerons ici d’explorer cet aspect de la littérature de Wendt dans lequel l’image, liée inextricablement au texte, apporte une dimension et une information supplémentaires à l’interprétation de l’écrit poétique.

Mitchell14 souligne la différence fondamentale entre les deux modes d’expression que sont le mot et l’image en évoquant notamment les rapports espace/temps opposés : l’écrit se déroule et à l’inverse l’image se défait de tout ancrage spatial ou temporel. Néanmoins, selon Mitchell cette barrière peut être franchie et dans The Book of the Black Star la rencontre entre deux modes d’expression reflète les thématiques détaillées ci-dessus : le passé et le présent samoans se côtoyant de près, tout comme le texte et l’image au niveau de la forme. Pour Nemerov15 cette fusion a pour vocation de déceler les silences derrière la langue et l’image. Cette théorisation est particulièrement pertinente dans ce contexte où la pensée polynésienne n’a été écrite qu’à la venue du colonisateur britannique, français, espagnol, allemand dans des langues qui n’étaient pas celles des peuples océaniens de culture orale. Silences donc il y en aurait. Comment les dessins nourrissent-ils la réflexion textuelle poétique de Wendt ? Une analyse à la fois iconographique et iconologique de la partie graphique de l’œuvre associée à une micro-lecture de l’écrit permettraient-elles de mieux saisir la portée de ce livre hybride et atypique ?

A l’exception du chant de Lalaga qui est entièrement en samoan dans le corps du livre et traduit dans le glossaire, deux types de textes constituent le volet écrit de cette collection. La majorité de ces poèmes sémantiques sont très courts et s’imbriquent dans le dessin qui les entoure ou les traverse. Dans la seconde catégorie de poèmes, plus longs (11 des 50 textes), la partie graphique encadre le texte de façon plus conventionnelle laissant en quelque sorte la priorité aux mots. Néanmoins, les caractères y sont souvent stylisés et peuvent également être perçus comme étant des petits dessins individuels. Nous prendrons comme objets d’étude quelques exemples de la première catégorie que nous appellerons désormais des poèmes/dessins. Ceux-ci illustrent clairement notre préoccupation et notamment l’étroite liaison entre texte et image et de façon symbolique entre passé et présent.

Fonds et formes

Le premier poème/dessin (n°1) de la collection, courte apostrophe16, pose la question de l’origine de l’Étoile Noire (le fetu-uliuli).

Image2

La mythologie samoane (et polynésienne) désigne Tagaloa-a-lagi comme le créateur ultime à l’origine du monde, évoluant dans un vaste néant17. Selon Fraser, dans le chant samoan de la création, seul le vide existait: « The god Tangaloa dwelt in the Expanse; he made all things; he alone was [there]; not any sky, not any country; he only went to and fro in the Expanse; there was also no sea, and no earth »18. Wendt s’interroge sur une possible antériorité, un début avant le début… bousculant ainsi la notion du temps linéaire que le concept du commencement met en œuvre. Cette atemporalité en quelque sorte s’accentue car Wendt ne date pas cette première planche, par contre 48 des 49 poèmes/dessins restants sont datés et une progression dans l’exécution des celles-ci, allant d’avril à septembre 2001 est constatée de façon assez régulière19. Mais comme pour contrebalancer ce semblant d’ordre, les pages ne sont pas numérotées. Ainsi l’alternance entre l’ordre et le trouble se fait ressentir dans l’organisation de ce livre qui remanie justement la séparation entre le passé et le présent.

Le mythe des origines serait donc à reprendre, permettant d’envisager et d’approprier de nouveaux objets de croyances. Pourtant, le questionnement du mythe fondateur n’ébranle pas son existence : le mot Tagaloa-a-lagi est le seul mot constitué entièrement de lettres noires majuscules en gras et qui ne présentent pas d’anomalies comme par exemple le B de ALPHABET ou le O de OMENS. Au niveau typographique, les caractères gras de ce mot le placent au sommet, établissant ainsi une hiérarchie. Les compléments de temps comme First et before (toujours associés aux questionnements relatifs à la souplesse temporelle), dessinés en trois dimensions, sont parés de façades blanches et ne sont pas en majuscules. Ces choix diminuent leur importance et maintiennent la suprématie de Tagaloa-a-lagi. D’autres caractères sont « évidés » ou creux comme Black Star ou DAWN symbolisant ainsi la quête de sens et la lettre T de Tagaloa-a-lagi se lit dans certains mots par un procédé d’imbrication qui souligne de nouveau la reconnaissance de « l’ancêtre de tous les dieux »20. Ainsi, les mots mêmes, faits de lettres qui sont a priori des signes arbitraires conventionnels21, constituent des dessins, porteurs de sens. Les polices d’écritures varient tout comme la taille et la casse brouillant ainsi la nature formelle et normative de l’écriture en langue anglaise et les certitudes qu’elle transmet, donnant du poids par conséquent à cette notion d’une préhistoire omniprésente mais ouverte aux questionnements.

De même, la mise en page du poème, un autre aspect formel, montre également cette rupture avec le fond du mythe fondateur, les lignes sont de longueurs différentes, la rime est irrégulière rappelant donc le bousculement du déjà-vu et connu. Le poème n’étant pas écrit entièrement à l’horizontal, le désordre engendré par la perturbation de la justification des lignes, s’accentue. La variation entre les lignes montantes et descendantes brouille également l’ordre, semant la confusion. Tagaloa-a-lagi conserve malgré tout une certaine importance mais cette reconnaissance du passé n’empêche pas l’interrogation fusante qui ouvre cette collection.

De plus, ce dessin intégré aux mots propose la visualisation d’un paysage permettant de donner une forme à cet avant (before) Tagaloa-a-lagi. Les figures utilisées évoquent un environnement troublé par des vents, caractérisé par des précipices représentés par les angles aigus de A, W et N du mot DAWN (aube) et par des gouffres noirs en bas du dessin. Selon Chadwick, les chants de création polynésiens décrivent la naissance de la roche, des montagnes et des îles, suite à l’union des parents divins22. Selon Teuira Henry, Ta’aroa évoluait dans un espace « infini, sans ciel, sans terre, sans mer, sans lune, sans soleil, sans étoiles »23. Ici, le dessin suggère un terrain préexistant qui n’était pas amorphe mais structuré. En effet, réalisé en forme de strates noires et blanches, le dessin implique un espace architectural, le haut (l’espace des vents formé par des lignes souples et le ciel), le milieu (formes géométriques évoquant la roche, la montagne) et le bas sous forme de cavité profonde noire. L’Étoile Noire se situe au début de cette illustration : une figure ovale imprécise en haut à gauche du dessin. Au fil de la lecture, cet ovale prendra forme et deviendra la le fetu-uliuli, mais toujours changeante, parfois nébuleuse. Cette imprécision est soulignée par le rappel de l’Étoile dans les points sur les « i » et dans le point d’interrogation. En effet, l’asymétrie, la ressemblance avec une croix (qui est fréquente), et enfin les cinq pointes autour d’un centre opaque noir sur la même page proposent des configurations diverses lançant la recherche du fond et de la forme.

M. Boulton24 suggère que cette forme physique de la poésie ou prosodie emblématique ou visuelle, peut détenir une certaine importance dans l’interprétation. Elle en nie toutefois la portée fondamentale qu’au contraire Mitchell souligne dans sa réflexion en citant les liens entre le mot et l’image (« the verbal and the pictorial ») comme moyens d’unir l’esprit et le corps, le temps et l’espace, l’intellect et le ressentir25. Retenir cette conceptualisation dans le cas de ce livre The Book of the Black Star s’avère fructueux car nous pouvons dès lors proposer l’hypothèse la typographie, la mise en page et le dessin contribuent tous à préciser l’ampleur de l’interrogation articulée dans ce poème court.

Dans le poème court suivant (n°3), daté et signé, le questionnement initial mène à une première affirmation ou plutôt à une négation :

Image3

Au niveau iconographique, cette entité que l’on découvre au fur et à mesure prend forme même si ses nombreuses pointes sont de tailles différentes, parfois détachées du centre. L’Étoile n’est pas symétrique et n’est pas encore entièrement noire. Pourtant, difficilement décelable, niché au sein d’un ovale anthracite lui-même entouré, l’œil du cyclone l’est. Son nom samoan, le fetu-uliuli apparaît pour la première fois, discret. Une écriture régulière et sans effet de style produit un effet de calme et d’ordre à l’opposé du dessin, qui évoque au contraire une désorganisation prépondérante dans le tourbillon de vents puissants. La grande étoile, occupant ici le coin en haut à gauche, est dominante et au centre d’une spirale excentrique signifiant la naissance, la possibilité, l’avenir.

Le poème la décrivant est inscrit en bas à droite en position de soumission et la partie graphique semble dominer l’écrit et s’accorder plus d’importance. Les mots sont de nouveau formés de lettres évidées et creuses qui nous invitent à les remplir de sens. Ces lignes, employant la forme négative, révèlent des insuffisances : « L’Étoile Noire ne sait ni saigner ni déchiffrer la langue du clair de lune sur l’eau noire »26. Ainsi la le fetu-uliuli ne maîtrise pas la navigation de nuit par les étoiles lumineuses (et non noire comme elle) et la lune, un des fondements de la mythologie et des pratiques polynésienne et selon Finney, la base du retour identitaire vers la mer de toute une génération de Polynésiens27. Elle ne sait pas saigner et donc ne peut pas être assimilée à la vie. Dans ce contexte, l’emploi de « can’t » aurait signifié une incapacité quasi définitive L’utilisation de « doesn’t know how to » au contraire n’exclut pas que ces aptitudes puissent un jour évoluer. La recherche de l’identité de la le fetu-uliuli est donc à nouveau soulignée.

Malgré ces inconnues et ces négations, parallèlement une certaine prosodie s’installe dans la poésie de Wendt et qui structure le propos et double la précision avec laquelle l’objet de la quête (l’étoile) se dessine dans la partie graphique de la page. En effet, la répétition de la consonne « l » dans ces lignes évoque une certaine musicalité allitérative rappelant la tradition orale. L’association des consonnes l, r, w, n, m28 avec des diphtongues ou voyelles longues comme dans know, bleed, read, water, moonlight (toujours selon une lecture prosodique) produit un effet de solennité et de dignité propice aux questionnements engagés par Wendt. Le mot et l’image prennent forme grâce à une conformation poétique davantage prononcée que dans le poème/dessin n°1, et un dessin plus clair et accessible.

Dans le poème n°529, cette structuration poétique s’accentue.

Image4

Même si extrêmement court avec sept syllabes de chaque côté de la conjonction causative so le poème est équilibré. L’effet de miroir se renforce car les quatre premiers mots des deux segments sont monosyllabiques, le cinquième mot de chaque côté de la conjonction est l’article indéfini « a » et les deux derniers mots bi-syllabiques navel et mother, intimement liés au niveau sémantique, closent le poème. Un certain rythme se met ainsi en place et de par cette organisation, l’abstraction recule et le concret prend place. De la même façon, la typographie est régulière sauf pour le mot mother dont les contours sont bien marqués. La quête semble avancer. Un système intertextuel se met alors en place car ce poème rappelle l’interrogation initiale (n° 1) quant à la naissance de l’étoile et une guise de réponse aux questions s’esquisse. La mère (et non le principe initial masculin désigné dans la mythologie samoane) ici mise en valeur par les pourtours accentués et une forme arrondie qui évoque aussi un ventre gravide30, rappelle la possibilité d’une entité vivante capable d’apprendre et de saigner. Cependant, malgré le must’ve qui exprime une quasi-certitude au niveau grammatical, les points de suspension rendent impossible une réponse définitive à la question de l’origine de la le fetu-uli-uli.

En même temps, malgré l’organisation poétique notée ci-dessus, le registre langagier utilisé resitue cette réflexion graphique et sémantique complexe dans le présent quotidien. La contraction permet de rappeler que cette quête se déroule à bord des bus (On our Way) et sur les terrasses des maisons dans le quartier de Ponsonby à Auckland (Over Ponsonby), en buvant de la bière Valima (Scavengers). L’art n’exclut pas l’accessibilité aux lecteurs non avertis.

L’image devient également moins abstraite dans ce mouvement vers la précision. La le fetu uli-uli se love dans le corps d’un oiseau emblématique peut-être Tuli31 qui selon Fraser32 accompagne Tagaloa et qui, épuisé implore son dieu de lui créer un lieu de repos :« The Tuli speaks. "O Tangaloa, who sittest at the helm of affairs, Tangaloa's bird desires to rest; Tuli from the ocean must rest in the heavens; Those waves below affright my breast" »33.Le mot le fetu uliuli s’inscrit en grandes lettres blanches, toujours creuses, sur la gorge noire de l’oiseau. Il ne fait pas partie du poème même, comme dans le précédent, mais il prend de l’ampleur.

Toutefois, la nature incertaine de l’étoile noire se lit dans le contraste entre le mot en samoan écrit en blanc, mot qui désigne une entité noire (signifiant une contradiction) et le manque de netteté des points/étoiles sur les « i », informes et insuffisamment élaborés. A l’opposé, la traduction anglaise « Black Star » s’inscrit dans le dessin en lettres noires en gras sur la gorge blanche de l’élégant oiseau et ne présentent aucune anomalie. Cette haute qualité de rendu calligraphique représente une évidence, la première dans cette série de poèmes courts mais notons qu’elle n’est exprimée qu’en anglais.

Ces contrastes entre précision et imprécision quant à l’identité, la nature et les qualités de cette Étoile Noire, toujours associée aux débuts des premiers âges, soulignent l’hésitation qui demeure. L’image de cette étoile élusive proposée dans les poèmes précédents disparaît dans le poème/dessin n°5. A ses dépens, les mots, insuffisants, la remplacent et le grand tableau qui doit associer texte et image, reste inachevé.

Dans les poèmes courts suivants, s’installe un va-et-vient entre l’abstrait et le concret, entre la connaissance et l’incertitude. Les dimensions graphique, typographique et sémantique continuent à évoquer cette indétermination. Par exemple dans le poème/dessin suivant (n°7), l’étoile est enfin reproduite dans sa totalité, les pointes sont bien définies et elle est libellée le fetu uli uli. Toutefois, ni noire ni blanche, elle est petite et se place dans le coin en haut à droite (position secondaire) semblant avoir perdu de son importance.

Image5

La difficulté inhérente à l’aboutissement de cette quête identitaire qui jusque là semblait progresser, se traduit de nouveau typographiquement par les lettres vides, des anomalies pourtant gommées dans le poème/dessin court précédent. Celles-ci réitèrent l’incapacité des mots à dire ou définir car les lettres ne sont pas complètes. De plus, la première ligne du poème ne se lit pas selon une organisation contrastive élaborée dans les poèmes/dessins précédents. Ainsi, les lettres blanches des mots The Black Star sur un fond blanc avec de fins contours noirs ne donnent pas d’importance particulière à l’étoile noire. Dans la phrase « What about poets ? », la couleur des lettres alterne de façon irrégulière mais ne propose pas de mise en valeur spécifique par le biais de contrastes chromatiques. Les lignes s’écrivent seulement vers le bas alors que l’horizontale ou la montée (suivie de la descente) définissant jusqu'à lors la mise en page signifiait un semblant de progrès. Ce trajet vers le bas semble interrompre l’ascension quelque mouvementée qu’elle soit vers la connaissance et l’épanouissement. Du point de vue graphique, le dessin perd aussi de sa matérialité et redevient indistinct comparé à l’oiseau clairement reconnaissable dans le poème/dessin court précédent. Les cavernes de la première planche s’ébauchent de nouveau et le thème de l’inconnu resurgit. Cette suspension de sens graphique se remarque au niveau prosodique aussi bien qu’au niveau physique. En effet, la rime, la structure et le rythme des poèmes précédents, construits avec soin au fil de la lecture, se perdent et l’utilisation de sonorités sibilantes et résonantes qui prolongent les sons (n, z, zh, s) produit un effet de ralentissement.

Comme toujours, ce poème présente néanmoins un nouvel aspect de l’étoile noire dont l’amour pour des petits-enfants, et dans la même phrase des feijoas comestibles, prête à confusion. Ce sous-entendu s’amplifie dans le poème/dessin n°10 lorsque Sam l’apprenti poète tente de déceler la signification de son étoile noire et la compare à un bus scolaire allant de rêve en rêve, cueillant les os d’enfants et non les enfants eux-mêmes ! Ces allusions légères à la qualité monstrueuse de l’étoile, mangeuse d’enfants et fossoyeuse, rappellent sa nature ambiguë pas forcément bienveillante et encore largement inconnue. Le ton quasi humoristique de la dernière phrase du poème n° 7 démantèle davantage la solennité de la quête observée jusqu’à lors. La confusion de genres s’accentue et la réponse aux questionnements s’éloigne.

La mort de Sam intervient à ce moment, coupant court cette quête individuelle sujette à tant d’aléas, l’étoile noire tombe : « The Black star fell the night Sam died »34. Débute alors la variation des voix, toutes à la recherche de l’élusive étoile noire, interrogation qui semble enfin aboutir dans le poème/dessin n°15 après la douleur et l’angoisse suscitées par la mort tragique de Sam, éreinté et dépassé par la recherche identitaire qu’il avait entreprise. À première vue, cette planche semble fournir une réponse joyeuse, sans équivoque à la question du fond et de la forme.

Image6

L’Étoile Noire répond ainsi, aux besoins et aux désirs de chacun : elle n’est pas une entité fixe et, en une pleine page, Wendt dessine et écrit cette apothéose. Cette fois-ci les lettres évidées ne signifieraient plus un manque de connaissance mais des infimes possibilités de sens que chacun allouera à l’étoile noire selon ses propres nécessités. L’écriture poétique est structurée avec les deux premières lignes de cinq syllabes chacune et les trois dernières lignes faites d’allitérations successives en l et des assonances qui listent harmonieusement toutes les possibilités. La mise en page place le désir au centre, les cavernes et la confusion semblent s’éloigner et cette prosodie visuelle met en valeur le cercle et le réseau symbolique de perfection, d’infinité et d’unité que Wendt valorise comme par exemple dans Sons for the Return Home où le cercle est signe d’aboutissement et d’épanouissement35.

De façon prévisible, cette première victoire ne sera pas définitive et dans les pages qui suivent, l’écrit et l’image feront osciller l’Étoile Noire entre ses côtés sombres et joyeux. La quête identitaire symbolique que Wendt met en image et à l’écrit sera longue et tortueuse. Les poèmes/dessins courts dans le The Book of the Black Star relatent cette recherche qui loin d’être linéaire, se décline en allers-retours dans le temps et dans l’espace.

En conclusion, Wendt propose une composition littéraire qui assemble plusieurs formes artistiques qui permet de naviguer entre époques, au niveau du fond et de la forme. Quant au fond, comme cette analyse tente de montrer, seuls ces va-et-vient entre le passé et le présent peuvent permettre l’émergence bien pénible d’une identité nationale, locale, personnelle même littéraire ou intellectuelle. Au niveau de la forme, le mélange des genres conceptualise selon Mitchell ce balancement entre époques car la linéarité de l’écrit et la qualité atemporelle de l’illustration se rencontrent et se complètent, repoussant les silences contenus dans des mots et des images seuls.

Notes de bas de page numériques

1  P. Sharrad, Albert Wendt and Pacific Literature. Circling the Void, Manchester University Press, 2003, p. 3.

2  P. Sharrad, Albert Wendt and Pacific Literature. Circling the Void, p. 5.

3  A. Wendt. The Book of the Black Star, Auckland University Press, 2002. Nous remercions vivement Albert Wendt et l’Auckland University Press qui nous ont permis de reproduire ici une sélection importante de ce que nous appellerons ici les poèmes/dessins (picture poems ou poem pictures). Nous ne retiendrions pas le terme calligramme pour décrire ces planches car Wendt ne manipule pas uniquement la typographie, mais également la mise en page. Les figures utilisées contribuent pleinement au sens des poésies, l’écriture et le dessin formant un ensemble.

4  Voir par exemple WITHOUT THE I. Bound for Whangamata, ON OUR WAY, poème/dessin n°25.

5  « Le lundi matin, il est monté dans le bus en titubant / Ça me filait entre les doigts, reconnaissait-il / Tu ne peux pas contenir le sang ou l’énergie / qui jaillissent du cœur de l’univers ! / Mais tu vas tenter le coup ! je disais en riant / Tout juste, frère ! / C’est la seule quête qui vaille les mots ». ON OUR WAY, poème/dessin n°2. Nous traduisons.

6  « La quête de Sam pour capturer / le mana de l’Etoile Noire / a été de courte durée / Il est mort d’une overdose / la nuit de son 21ème anniversaire / Les résultats de l’autopsie / ont montré que son sang / était devenu noir / nous a dit son frère ». Poème/dessin n° 11. Nous traduisons.

7  Poème/dessin n°7.

8  Poème/dessin n°15.

9  P. Sharrad, Albert Wendt and Pacific Literature. Circling the Void, p. 25.

10  P. Sharrad, Albert Wendt and Pacific Literature. Circling the Void, p. 58.

11  A. Wendt, The Mango’s Kiss, Nouvelle-Zélande, Vintage, 2003.

12  M. Kahn étudie cette construction discursive des lieux (space) par les images et textes crées par les médias et par l’industrie du tourisme. Elle identifie les décalages et les interactions entre l’espace perçu, l’espace conçu et l’espace vécu et précise que le poids socio-économique que ces images revêtent oblige les habitants à identifier comme référents les assemblages conçus par les « autres ». « Tahiti Intertwined: Ancestral Land, Tourist Postcard, and Nuclear Test Site », American Anthropologist, New Series, Vol. 102, No. 1 (mars, 2000), pp. 7-26.

13  P. Sharrad, Albert Wendt and Pacific Literature. Circling the Void, p. 43.

14  W.J.T. Mitchell, The Language of Images (1974), Chicago, University of Chicago Press, 1980, p. 3.

15  « Both painter and poet want to reach the silence behind the language, the silence within the language… the poems speak about the silence of the paintings and where the poet was lucky his poem will speak the silence of the painting ». H. Nemerov, « On Poetry and Painting, With a thought of Music » in Mitchell, The Language of Images, pp. 9-10.

16  « Etoile noire, es-tu née pendant la première aube, avant que Tagaloa-a-lagi n’invente l’alphabet des mauvais augures ? ». Nous traduisons.

17  J. Fraser. « The Samoan Story of Creation », The Journal of the Polynesian Society, Vol.1 (1892), pp. 164-188.

18  J. Fraser,« The Samoan Story of Creation », p. 177.

19  Le poème/dessin n°5 n’est pas daté et les poèmes/dessins n° 6 et 7 sont de juin 2001 et mars 2001. Après cet écart achronique, il y a une progression régulière dans la datation des planches.

20  A. Babadzan, Mythes tahitiens, Paris, Gallimard, p. 29.

21  W. J. T. Mitchell, The Language of Images, p. 3.

22  N.K. Chadwick, « Notes on Polynesian Mythology », The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, Vol. 60 (1930), p. 429.

23  A. Babadzan, Mythes tahitiens, p. 30.

24  M. Boulton, The Anatomy of Poetry, London, Routledge, 1953. pp. 12-14.

25  W. J. T. Mitchell, « Spatial Form in Literature: Toward a General Theory », Critical Inquiry, Vol. 6, N°3 (Printemps, 1980), p. 545.

26  Nous traduisons.

27 « Yet resolving the issue by reconstructing and testing the old canoes and ways of navigation also had an overarching cultural goal : to draw Hawaiians and other Polynesians back to the sea. After an initial stumble, the Hawaiians took up canoe voyaging in earnest and have become superlative sailors and navigators who have logged some 100.000 nautical miles sailing among the islands and archipelagos of Polynesia. Their efforts have in turn stimulated fellow Polynesians from Aotearoa (New Zealand), Samoa, Tonga, the Cook Islands and Tahiti to build and sail their own voyaging canoes. By reconstructing their ancient craft, relearning the old ways of navigating and then employing them to sail over ancestral seaways these contemporary sailors are exploring their identity as heirs of the ancient seafaring tradition by which their ancestors discovered and settled an immense oceanic world. » B. Finney, « The Sea » in S. Dunis, Sexual Snakes, Winged Maidens and Sky Gods, Papeete, Haero Po Press, 2009, p. 73.

28  Voiced consonants en anglais.

29  « l’Etoile Noire possède un nombril donc elle a dû avoir une mère… ». Nous traduisons.

30  Je remercie Odile Gannier qui m’a fait remarquer cet aspect typographique et graphique bien évidemment très évocateur du mot mother.

31  Selon Turner (G. Turner, Samoa a Hundred Years Ago and Long Before, London, 1884), Tuli serait la fille de Tagaloa : « Tangaloa the god of heaven sent down his daughter in the form of the bird Turī, a species of snipe, Charadrius fulvus. She flew about, but could find no resting-place, nothing but ocean. She returned to the heavens, but was again sent down by Tangaloa to search for land. First she observed spray, then lumpy places, then water breaking, then land above the surface, and then a dry place where she could rest. She went back and told her father. He again sent her down; she reported extending surface of land, and then he sent her down with some earth and a creeping plant. The plant grew, and she continued to come down and visit it. After a time its leaves withered. On her next visit it was swarming with worms or maggots, and the next time she came down they had become men and women. »

32  J. Fraser,«Folk-songs and Myths from Samoa », Journal of the Polynesian Society, Volume 6, N°1 (1897), p. 22.

33  Dans le poème/dessin n°25, Tuli, guide, mène celui qui cherche l’étoile noire au cœur de Tagaloa.

34  « L’Etoile noire est tombée, la nuit que Sam est mort », poème dessin n°10. Nous traduisons.

35  A. Wendt, Sons for the Return Home (1973), University of Hawai‘i Press, 1996, p. 185. Le cercle ésotérique est mis en valeur dans Pouliuli (1977), University of Hawai‘i Press, 1980, pp. 105-110.

Pour citer cet article

Sandhya Patel, « The Book of the Black Star d’Albert Wendt : fonds et formes de l’Étoile noire », paru dans Loxias, Loxias 25, mis en ligne le 29 août 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2952.

Auteurs

Sandhya Patel

Sandhya Patel est Maître de Conférences en Langues et littératures du Commonwealth à l’Université Blaise Pascal à Clermont-Ferrand. Dans le droit fil de sa thèse sur la représentation de la femme tahitienne dans les récits de voyages de navigateurs du XVIIIe siècle (1999), elle travaille sur les voyages britanniques et français vers le Pacifique. Depuis 2007, elle assure l’organisation d’un séminaire de recherche annuel traitant des premières rencontres entre peuples du Pacifique et Européens intitulé CONTACTS, CONFLITS et COMPLICITÉS avec le soutien de la Maison des Sciences de l’Homme de Clermont-Ferrand et l’EHIC (Espaces Humains et Interactions Culturelles).