Loxias | Loxias 25 Littératures du Pacifique | Littératures du Pacifique
Jean-Guy Cintas :
Un signifiant mythique dans Pouliuli d'Albert Wendt
Résumé
Pouliuli d’Albert Wendt fascine mais déconcerte. Allégorie d’un désastre dû à l’imposition d’un ordre de valeurs étranger ? Stigmatisation d’un traditionalisme fermé, replié sur des intrigues de pouvoir, voué à la manipulation des rangs et plus généralement des autres ? Développement sur le thème de la faute et de la chute ? Dans l’écriture, le réalisme le plus trivial rencontre le mythique et le poétique. Tout ici soulève donc la question de l’unité, dans un monde, extérieur et intérieur, où le centre est perdu comme il l’est, à un moment fatidique, dans le cercle de galets qui tient lieu de symbole. Sans réduire un texte dont la portée est universelle à un fait de littérature exotique nous proposons d’ouvrir une perspective nouvelle. Au-delà de la crise et de la faute, qui touchent les personnages comme la société, qui ne trouvent dans le monde de l’œuvre ni solution ni soulagement véritable et durable, une voie s’ouvre. Pouliuli trouve son unité dans la tension vers une conception de l’espace qui rappelle celle des premiers navigateurs, qui implique une réinvention de la tradition ancrée dans les mythes, qui suppose que soit abandonnée toute thématique des ténèbres du mal et, avec elle, l’opposition binaire de l’Ao et du Po. Ainsi se dessinerait une possible renaissance à la lumière polynésienne.
Abstract
A Mythical Signifier in Pouliuli. Pouliuli, Albert Wendt’s narrative (novel or novella), fascinates as well as thwarts the reader. Allegory of a turmoil caused by the overwhelming foreign values? Picture of a tight traditionalism devoted to power plots, manipulation of others and rank hierarchy? Thematic development on sin and the Fall? The narrative itself mixes the most trivial realism with mythical and poetical styles. Thus everything here sets a question of unity in a world (external and internal) where the centre is lost as it is at a very dramatic moment in the pebble circle which serves as symbol. Without bringing down to a feat of exotic literature this text whose scope is universal, we would like to suggest a new angle of attack. Beyond the crisis and the fault (both involving the self and society), which find neither a solution nor even an actual and lasting relief in the world that is depicted, a way is pointed out. The unity of Pouliuli comes out of a tension towards an encompassment of space which recalls that of the first navigators, which entails a reinvention of the tradition grounded on myths and implies that one gets over the idea of an evil darkness and the so-called dichotomy of the Ao and the Po. A possible and general recovery is shown, under a Polynesian enlightenment.
Index
Mots-clés : crise de la civilisation , maîtrise de l’espace, Polynésie et modernité, réinvention de la tradition, Wendt (Albert)
Keywords : crisis in the civilization , crisis in the culture, mastery of space, Polynesia and modernity, Pouliuli, reinvention of the tradition
Plan
Texte intégral
1Alors que s’achève la rédaction des Feuilles du Banyan (1979) et après que s’est formée une méditation poétique sur l’intériorisation des ancêtres articulée à la présence du monde et à la menace qui pèse sur elle (Au fond de nous les morts, 1961-1974), Albert Wendt publie le récit de Pouliuli en 1977. D’emblée, par son titre, l’œuvre nous renvoie à l’origine, c’est-à-dire à la mythologie et à la poésie polynésiennes, à une sagesse perdue mais peut-être en puissance de renaître. Po uli uli, c’est la nuit très profonde du Po où s’engendre le monde dans l’infinie fécondité de la nature. Po uli uli est aussi dans le Kumulipo1 d’Hawai’i, après le couple de Kumulipo et Po’ele, le premier père expressément qualifié par le premier enfant, au début du chant 2.
2Or Albert Wendt met en cause dans son histoire l’existence même du monde, une existence qui ne peut se concevoir sans la rencontre de la nature, des filiations humaines, de la productivité poétique du langage : « Combien de temps encore avant que la terre qui saigne n’ait bu la lumière et que l’air sans le mot ne nous réduise au silence ? » (p. 113)2. Peut-être faute d’avoir envisagé ce texte sous l’angle d’une réinitialisation espérée de l’origine s’est nourrie une problématisation de l’unité de l’œuvre (sur laquelle Sharrad3 fait le point). De fait, le surgissement d’un mythe d’origine du village imaginaire de Malaelua ou l’apparition d’un énigmatique vieil homme (chapitre 10) peuvent surprendre.
3C’est pourquoi nous nous proposons de montrer que tout peut se lire comme tension vers une nouvelle naissance à partir précisément des configurations qui lui font obstacle. Sur le fond de l’échec des deux personnages principaux, Osovae Faleasa et Lemigao Laaumatua, se dessine un malaise dans la culture, pour ne pas dire dans la civilisation, qui ne se limite pas à la Polynésie. Mais ici aucune réparation ne peut advenir sans réinvention du monde à la lumière d’une mythologie dans laquelle s’ancre la culture polynésienne et où s’efface l’opposition de l’invention et de la coutume.
4En quatorze chapitres, Pouliuli évoque une double quête de liberté et d’accomplissement de soi. Osovae est l’héritier de haut rang de la famille la plus puissante du village fictif de Malaelua, sur l’île d’Upolu, aux Samoa. Lemigao se situe à l’opposé sur l’échelle sociale ; il est en outre boiteux. Pour le premier, il s’agit de se défaire d’un rôle de chef (de clan et de village) dont il a le sentiment qu’il l’entrave ; pour le second, de faire sa place dans un ordre des choses qui lui est a priori contraire, de prendre une revanche. Osovae occupe le point de vue dominant. C’est à partir de lui que se structure le temps du récit : il a 76 ans au début et à la fin, 14 ans au moment où il détruit le cercle de galets d’un énigmatique visiteur en 1914 (pp. 112-113), alors que commence par ailleurs la Première Guerre mondiale et que prend fin l’assujettissement des Samoa à l’Allemagne. Osovae est né avec le siècle comme Lemigao (à une semaine près, p. 19), il s’efface au dernier chapitre dans le sommeil, la mort ou la folie tandis que son ami qui n’a pas pu triompher d’une infirmité qui, au contraire, s’est intériorisée (« Je dois continuer à vivre avec mon âme boiteuse »4), le veille, faisant entendre la dernière voix narrative. L’histoire s’achève donc en 1976, date de publication de l’œuvre, et il est très évident qu’elle se retourne en investigation des conditions d’existence, de naissance, d’une littérature.
5De nombreux retours en arrière, suscités par les souvenirs d’Osovae, découvrent l’itinéraire de chacun. La crise existentielle de ce personnage ouvre le récit. Elle prend la forme d’une nausée qui évoque bien sûr celle d’Antoine Roquentin dans le livre de Sartre. Ici, elle s’exprime très concrètement en vomissements et crachats et trouve son origine dans tout ce qui constitue l’être social du personnage : son titre, sa place à la tête du village, son rôle de diacre et de prédicateur, sa réputation d’orateur, sa plantation de cacao ! Avant de se porter sur ses anciens amis, la répugnance s’applique à sa famille, à commencer par sa femme Felefele. Elle n’épargnera que son plus jeune fils Moaula, sa femme Solimanava et son ami Lemigao Laaumatua parce qu’ils sont nécessaires à un plan de libération maintes fois mentionné (pp. 6, 17 etc.). Osovae feint d’abord la folie, devenant ainsi un autre pour les autres. On remarquera que malaise et rupture se manifestent d’abord par le corps et que la folie simulée préfigure, avec l’altérité radicale, une folie véritable. Les vomissements rappellent l’allégorie sartrienne de l’« horreur d’exister5 », annonçant ici la fin de l’existence sociale, la mort.
6Si Osovae Faleasa occupe le devant de la scène, le malaise dont il témoigne ne lui est pas réservé, et, se montrant dans d’autres personnages, se généralise. En 1942, alors que les Américains affrontent les Japonais aux îles Salomon, Lemigao va travailler à la base de Faleolo puis y entraîne d’autres Maeluans. Osovae se voit confier la responsabilité du groupe, sous l’autorité toute théorique d’un sergent américain qui couvre les larcins de Lemigao (boîtes de conserve, chocolat, cigarettes, ustensiles de cuisines etc.). Bientôt, ce personnage apporte des caisses de bière et de bourbon, boit sans retenue avec les Samoans (à l’exception de trois d’entre eux, dont Osovae). Il pleure, évoque sa femme et ses enfants. Cela correspond, apprend-on, au moment où de nombreux Américains qui avaient été en garnison à la base de Faleolo sont morts aux Salomon. Une explication seulement contingente se présente donc. Elle ne suffit pas. Le sergent « semble possédé par un démon » (p. 58). Dans son ivresse, il délire mais renvoie l’interprète qui pourrait traduire ce qu’il dit. Quelque chose de secret, d’inavouable ou d’informulable s’impose dans l’angoisse. Lemigao propose un remède érotique, que l’on trouve pour le sergent une femme qui le sauve par le sexe6. Dans les jours qui suivent, le sergent va mieux. Osovae questionne Lemigao : « Qui est-elle ? » Celui-ci (dans un nouveau leurre, au moins partiel) feint de croire à l’effet réconfortant de la victoire en cours des Américains sur les Japonais aux Salomon (p. 60). Une nuit, ayant remarqué que Lemigao avait quitté le baraquement, Osovae se dirige vers la petite plage qui jouxte le terrain d’aviation. Il découvre le remède supposé à l’œuvre : ivresse, sexualité sauvage, danse dans la nuit. Une femme approche son sexe du visage du sergent, fait l’amour à Lemigao ; l’une et l’autre battent la mesure d’un rythme orgiaque, relayés plus faiblement par le sergent. Durant l’essentiel de la scène, celui-ci geint ou pleure en silence. Mais il ne peut interrompre la « danse hypnotique », le rite, comme si l’interrompre l’eût « précipité dans un gouffre sans fond ». Osovae songe à intervenir, mais il se rend compte que « son ami (et dans la phrase « ami » peut valoir de façon significative aussi bien pour le sergent que pour Lemigao) ne lui aurait jamais pardonné s’il l’avait empêché de jouir de sa souffrance suicidaire, de sa danse enivrante dans l’étreinte de la mort7. » L’Américain disparaît, muté à sa demande aux îles Salomon. Cet épisode est profondément lié au destin des deux personnages principaux. Quand Lemigao se sépare de Mua, la femme qui semblait enfin lui convenir, après la mort de Mose, leur fils adoptif, il « divorce de la Mort » (p. 86). Bien des aspects rapprochent le sergent, Osovae et le vieil homme qu’on appelle l’Allemand (à qui Osovae s’identifie à la fin) : images (peut-être christiques) des blessures qu’un ami ou des amis soignent (le sergent, p. 59, l’Allemand, p. 100, Osovae, p. 145) et surtout sans doute oxymore de la plainte silencieuse (sergent, p. 61, Allemand, pp. 98-99, Osovae, p. 144). Avec une nuance pour ce qui concerne Lemigao qui s’adapte en un sens et dont l’adaptation est une condition du récit qu’il achève, puisqu’il devient narrateur, nos quatre personnages (Osovae, Lemigao, le sergent américain, l’Allemand) sont des sacrifiés dont le drame souligne l’inactualité d’un rapport à la mort. La crise, ancrée dans un contexte samoan, se généralise. Elle s’imprime aussi dans le corps.
7Le corps témoigne d’elle chez ceux qui ne l’éprouvent pas consciemment. De là les mentions assez fréquentes de mauvaises odeurs, de sudations excessives, et le thème de l’obésité. Pour ne donner que quelques exemples, c’est Filemoni, le pasteur que l’on appelle au début au secours d’Osovae, caractérisé par sa chair molle et devenu obèse au début de la trentaine (pp. 3-4), Felefele, le grand-père d’Osovae, Manutagi, après qu’il eut été quitté par sa deuxième femme et fut devenu peureux et gras, pour mourir finalement d’une attaque causée par l’obésité (pp. 118-119), c’est Malaia, femme du député corrompu Malaga dont Osovae veut débarrasser le village à la fin, qui offre le portrait bref mais clair d’une déliquescence grasse dans un écrin de confort européen (pp. 130-131), c’est Malaga lui-même qui sue (p. 132) et dont on peut penser que la sueur forme, avec le parfum puissant qu’il emploie, un cocktail malodorant (p. 138). Dans une situation dégradée, on peut dire en simplifiant que quatre attitudes se définissent. Osovae et l’Allemand en éprouvent la douleur, tentent d’y remédier mais échouent. Lemigao en éprouve aussi la douleur, mais il ne tente pas d’y remédier et réagit sur le mode du retrait, de la fermeture dans une adaptation minimale ou négative. Le père d’Osovae souffre aussi (cela apparaît clairement quand il évoque son propre père, Manutagi, p. 119) mais il réagit en promouvant une adaptation positive au système par une tension extrême de la volonté. Enfin il y a ceux qui profitent de la situation, qui ne souffrent pas, mais dont le corps témoigne du malaise à leur insu.
8D’où vient cette situation ? Le texte donne-t-il à ce sujet une réponse ? Il faut exclure d’emblée l’idée d’une simple allégorie des méfaits du contact avec les Européens. Le destin des personnages est enraciné dans une situation où les rapports sociaux sont disqualifiés : à l’intérieur de la famille, dans l’Eglise, sur les plans économique et surtout politique, corruption et manipulation règnent. Mais les responsables de cette situation sont les Samoans, tout méfiants qu’ils puissent être par ailleurs à l’égard des palagi (des Européens). C’est pourquoi Lemigao fait observer à Osovae que cette « liberté individuelle qu’il a découverte et dans laquelle il veut vivre est contraire à l’authentique fondement de [leur] façon de vivre8. » Face à un monde traditionnel (et on pourrait ajouter que les stratégies de modification des rangs, la promotion du plus jeune par rapport à l’aîné – Moaula par rapport à Elefane – ne sont pas étrangères au pratiques polynésiennes les plus anciennes) il se trouve porteur d’une revendication très occidentale. Cherchons plutôt la réponse dans l’histoire de nos deux personnages principaux dont l’amitié encadre le récit.
9La culpabilité est récurrente dans la conscience d’Osovae. « Faleasa ne pouvait pas empêcher les souvenirs de s’épancher dans son cœur en un flot infini de peine accusatrice » 9 : douleur de ne pas avoir compris et aimé ses parents, eux-mêmes victimes d’un ordre des choses qu’il a contribué à maintenir, ou encore de s’être senti fasciné au spectacle de la scène orgiaque sur la plage qui le mettait face à « un côté monstrueux de sa propre personne » (p. 62). Sur le fond de cette culpabilité se détachent deux épisodes : le premier, le vol d’un cochon que commettent les deux amis alors adolescents à l’initiative de Lemigao (chapitre 2) et le faux serment qui s’en suivit a pu donner lieu à un sentiment désagréable mais il cesse de hanter le personnage parce qu’il prend place dans l’itinéraire d’une émancipation, le second, la trahison de l’Allemand, irradie dans l’ensemble de l’œuvre. Ce souvenir est à l’origine (consciente) de la crise et il explique sans doute le déploiement de la culpabilité. En 1914 (la même année que le vol du cochon), un vieil homme au comportement étrange, apparemment fou, fait son apparition à Malaelua. On apprendra (pp. 110-111) qu’il s’agit d’un ancien pasteur (évangélique) chassé de l’Eglise, très doué pour les études, qui a passé dix ans en Europe, notamment en Angleterre et en Allemagne, puis, revenu aux Samoa et arborant l’uniforme militaire allemand, a pris le nom d’Allemand alors qu’il errait de village en village. Les missionnaires le tiennent pour fou, il les accuse d’avoir volé son âme et de l’avoir remplacée par l’âme boiteuse10 d’un Européen. L’idée se forme cependant parmi le peuple que ceux qui le reçoivent et le traitent bien sont récompensés après son départ et que Dieu s’exprime à travers sa folie. Cette croyance explique l’accueil et la protection du père d’Osovae mais laisse dans l’énigme l’interdiction qu’il formule de le suivre la nuit de même que le fait qu’ils parlent « comme s’ils s’étaient toujours connus » (p. 101).
10Une grande proximité s’instaure entre Osovae et lui. Le vieil homme prend figure de père de substitution : « Osovae rêva que le vieil homme était son père mais à la différence de son vrai père il lui permettait de se comporter comme un enfant, de pleurer ouvertement quand il avait envie de pleurer et lui parlait quand il avait envie de parler11. » L’enfant se demande s’il regrettera ses parents comme il a regretté le vieil homme le matin où il a disparu (p. 103). L’homme sort dans la nuit et dispose çà et là des cercles de galets, l’un d’eux figurant le centre. Transgressant l’interdiction paternelle, treize jours après l’arrivée du vieil homme, Osovae le suit, lui arrache le galet central et le jette dans la nuit (p. 112-113). Fallait-il pour le jeune Faleasa être plus fidèle à la rigueur de son père (qui voulait haïr toute faiblesse) qu’il ne l’était lui-même ? L’événement est rapporté à la deuxième personne, marque de fissure dans l’être d’Osovae, et il précède une soudaine prise de distance, très généralisante, de la part du personnage narrateur :
Tu te souviens tout à coup que tu l’as trahi en 1914, alors qu’éclatait la Première Guerre Mondiale, et tu comprends pour la première fois la question prophétique du vieil homme. Combien de temps encore le monde pourra-t-il contenir, décrire et exorciser l’horreur surgissant de la mémoire collective ? Et puis tu te souviens de la Deuxième Guerre Mondiale et tu comprends aussi sa dernière question : Combien de temps encore avant que la terre qui saigne n’ait bu la lumière et que l’air sans le mot ne nous réduise au silence ? 12
11Combien de temps le langage, la pensée, la littérature pourront-ils exister encore ? Ces questions sont évidemment celles de l’écrivain qui s’identifie à son personnage. A moins qu’elles ne soient posées par Lemigao qui, témoin du drame de son ami qu’il raconte à la fin, devient en un sens une image de l’auteur : après tout, une adaptation minimale à l’ordre des choses est nécessaire à qui veut écrire.
12Cette trahison de 1914 est originaire et fondatrice. Elle vise l’Allemand parce qu’elle vise celui qui offrait la possibilité d’un recentrage et parce qu’elle correspond à une négation de l’amour (« tu l’as trahi au moment fatidique où tu as refusé cet amour : un amour que ton père et ta mère t’ont refusé et que tu as refusé à ta femme et à tes enfants pendant toute ta vie maritale13. »). La prise de conscience de cette trahison ne peut advenir qu’après-coup mais elle souligne le désordre du monde dont Osovae témoigne dans son histoire particulière. A partir des vomissements symptomatiques, vite relayés par la hantise d’une culpabilité, se dessine le portrait d’un véritable « juge-pénitent », plus franchement engagé en tout cas que son alter ego français Clamence pour qui les aveux entrent dans une stratégie cynique14. Pour Osovae, il s’agit de « faire une belle mort » pour celui qu’il était (son premier personnage) en réparant effectivement ses fautes, c’est-à-dire le désordre qu’il a entretenu et pourrait entretenir encore. C’est pourquoi il doit chasser l’indigne pasteur Filemoni, mettre à la tête de son clan son fils Moaula, plus fruste mais plus honnête lui semble-t-il, faire battre aux élections le député corrompu Malaga. L’ultime retour de la violence à travers Moaula (qui tue Malaga à la fin et se trouve condamné à perpétuité) fait échouer le plan. Mais tout au long du parcours, Osovae juge (demande même des aveux à Malaga) et s’inflige la pénitence de sa folie feinte qui lui fait éprouver, outre un relâchement progressif des attentions dont il devrait être l’objet, la solitude croissante de celui qui n’est plus bon à rien, ce qui lui fait concevoir que « la vraie liberté n’est peut-être rien d’autre que l’état de qui n’est même plus utile à ceux qu’il aime » (p. 94). Dans la perspective de Wendt, les crises individuelles sont étroitement liées à la disqualification des rapports sociaux.
13Il en va de même si l’on se tourne vers l’épisode tragique de la vie de Lemigao. On sait déjà que, dans le trajet d’un accomplissement social marqué par un désir de revanche, il s’est révélé séducteur de femmes ou de filles de haut rang. Il vécut avec quatre femmes qu’il répudia bien que la seconde fût parfaite, ce qui lui donna l’occasion de rappeler à Osovae qu’une « émotion telle que l’amour n’avait pas lieu d’être » (p. 77). A ce stade, rien ne tourmente Lemigao qui concentre toute son énergie sur son projet de réussite et de revanche sociales. En 1949, il rencontre Mua au marché d’Apia où il est allé vendre du taro. Il la demande en mariage, elle résiste, le prévient qu’elle a l’impression de porter malheur, qu’elle s’est souvent trouvée liée à des morts tragiques. Qu’importe ! « Il avait toujours voulu faire de la mort sa femme » (p. 79). Relation idéale. Lemigao adopte le fils d’un de ses cousins, qu’il nomme Mose d’après le Moïse de la Bible, non pas, dit-il à Osovae, « parce qu’il pense mériter des enfants mais parce qu’il pense que les enfants méritent d’avoir de merveilleuses mères telles que Mua. » (p. 80) Le couple s’enrichit, ouvre un compte à la banque et Lemigao bâtit la première maison de style européen du village. Il s’agit maintenant d’une projection dans la réussite de Mose et, d’abord, de lui donner la meilleure éducation dans les meilleures écoles. Mose répond aux attentes de son père. Il réussit, ils échangent même harmonieusement leurs savoirs : pêche, agriculture, boxe, connaissance des traditions et des généalogies d’un côté, lecture, écriture, arithmétique de l’autre. Les habitudes samoanes sont mises à mal. Mose est envoyé au Lycée d’Etat d’Apia, la ville de toutes les délices occidentales, de la consommation, de la corruption sans doute, mais aussi d’un charme, d’une « mystérieuse qualité » associée par Osovae à la rencontre d’une jeune métisse (p. 54) – tant il est vrai qu’aucun manichéisme ne résiste à la lecture de cette œuvre. Mose tombe malade. Il est plongé dans un coma qu’on ne parvient pas à comprendre. Sa maladie touche plus l’esprit que le corps, suggère le médecin (p. 85). Mose a laissé un essai que l’on ne retrouvera pas, une lettre que Lemigao déchire méthodiquement après l’avoir lue. L’enfant meurt. Lemigao chasse Mua après l’avoir battue. Il n’aura plus de femme (p. 86).
14L’ascension de Lemigao s’arrête à ce combat inévitable et inévitablement voué à l’échec (tragique) contre la mort et pour une réussite dont la modalité le condamnait. Car la mort de Mose a toutes les apparences d’un effet de thanatomanie ou d’une forme à peine implicite de suicide anomique15. Réussir sur le chemin ouvert par Lemigao c’était perdre son âme (comme le vieil homme disait l’avoir perdue à cause des missionnaires), rompre avec une loi qui était peut-être mal connue ou encore informulée, qui n’était sans doute ni celle de l’école d’Apia ni celle du village, mais dont Mose portait en lui le secret ou la mémoire obscure. Il ne reste plus à Lemigao qu’à être le témoin du drame de son ami Osovae, d’en devenir le narrateur, pour abriter, comme nous le verrons, l’incertaine possibilité d’une renaissance.
15Mais une faute procède de ce qui manque. Avant donc d’envisager cette possibilité vers laquelle se tend la cohérence profonde de Pouliuli, il est utile de faire brièvement le point sur les trois échecs qui, transcendant ceux des personnages, caractérisent le monde de l’œuvre : échec dans les rapports au sacré, à la mémoire, à l’ailleurs. Ces trois échecs donnent en effet à la perspective qui finalement s’ouvre une portée universelle. Refusant d’être cannibalisé Osovae refuse en un premier sens de se sacrifier. La référence au cannibalisme16 évoque cependant une modalité de rapport au surnaturel par ingestion rituelle du sacrifié (l’œil par synecdoque) qui caractérisait la Polynésie ancienne. Il nous rappelle aussi qu’une fonction du sacré est de ritualiser la violence. Or la violence échappe à la règle dans l’œuvre. Il est intéressant de noter que, face aux insultes du clan des Tapu (chapitre 7), la première réaction d’Osovae est de s’en remettre à une assemblée du village17. Sa mère, en mourant (de honte), le renvoie inévitablement à la justice vindicatoire (fondée sur la vengeance), disqualifiant pour lui et surtout aux yeux des autres tout règlement civil. La violence ressurgit dans le crime final de Moaula, fait échouer le plan, provoque la chute d’Osovae. Au-delà de la violence dont le thème est récurrent dans l’œuvre, généralisé dans la mention des deux guerres mondiales, il s’agit du rapport à la mort et donc au sens en tant qu’il se trouve lié à la finitude et à son possible dépassement dans un ordre des valeurs qui, excédant le temps individuel, se noue ainsi au sacré. A cet égard, le christianisme est, sinon disqualifié, du moins relativisé : il ne réussit ni dans le monde de l’île ni sur la planète. Du reste, le christianisme n’est qu’une des manières de donner du sens au vide18. On pourrait même ajouter que si le cannibalisme rituel et traditionnel pouvait en un sens limiter la violence, son déchaînement dans l’œuvre (le geste final de Moaula, les deux guerres) souligne le désordre absolu.
16Le monde est aussi menacé par un désordre mémoriel. C’est le curieux passage où le vieil homme demande à Osovae de lui lire la Bible (pp. 103-105). Il prétend ne pas savoir lire, n’avoir pas d’éducation. Il souffre d’hypermnésie19, est victime d’une « mémoire cannibale »20. Les missionnaires auraient ainsi offert aux Samoans la magie de l’écriture, leur permettant ainsi de se libérer des affres d’une mémoire sombre, d’une culture de la violence. Plus généralement, l’écriture est un moyen d’exorciser et de discipliner la mémoire. Charge contre l’oralité ? Il est vrai que ce qui en subsiste alors paraît dérisoire : c’est la rhapsodie grotesque de Malaga, jointe à la cérémonie du kava, devant l’assemblée21. Mais il est non moins clair que le discours du vieil homme est marqué par une ironie pédagogique. On sait qu’il est très éduqué, parle plusieurs langues et la façon dont il récite les versets de la Bible montre qu’il l’a lue. On sait aussi que la violence n’est pas l’apanage des Polynésiens. Autorisant l’oubli, l’écriture est possiblement une tromperie. Une oralité dégradée menace le monde en général (c’est « l’air sans le mot », p. 113). Le vieil homme propose donc au jeune Osovae (et au lecteur) de découvrir en lui-même le secret d’un nouveau dynamisme de l’oralité et de l’écriture. Rappelons que cette collaboration funeste du dialogue vide et de l’écriture péremptoire (comme a pu l’être celle de la Bible pour les Polynésiens) est aussi dénoncée par Camus : c’est l’ère du « communiqué »22 et la question touche la civilisation en général.
17Le monde est enfin menacé par un rapport entre les lieux qui ne se noue pas de façon profitable et qui est homologue aux rapports entre les personnes. Quatre localisations significatives : Malaelua, le village, Apia, la ville près de laquelle se trouve la base américaine où vont travailler les Samoans en 1942, les îles Salomon ou gronde la guerre en arrière plan, l’Europe où a voyagé l’Allemand. Apia (pp. 46-54) est le lieu de l’émerveillement, du plaisir, d’une expérience sensuelle qui ne se développe pas, d’une initiation cependant pour Osovae. Il en résulte une mystérieuse fascination. Mais Apia abrite la corruption (Malaga) et, entre les valeurs opposées, aucune médiation positive n’est proposée : le village ne peut réagir que sur le mode d’un repli étouffant sur la tradition (un même système s’observe dans les Feuilles du Banyan). Aux îles Salomon disparaît le sergent Américain, c’est une rupture par rapport à un lien que les personnages auraient aimé maintenir (rupture qui peut aussi évoquer celle qui sépare, mais sur un autre plan, les Samoa des Samoa américaines). Avec l’Europe, le rapport paraît enrichissant au départ (phase de développement dans l’histoire du vieil homme) mais il aboutit à l’errance et à la folie.
18C’est donc dans la configuration d’une dégradation générale qui n’est ancrée dans un monde samoan que pour mieux s’universaliser que s’impose la réinvention du monde. C’est dans le chapitre 10 que se trouvent réunis les termes d’une possible et nouvelle harmonie, alofa. Il place au centre de ses trois parties un mythe de Pili. Pili est tenu pour l’ancêtre des Samoans. Mais, ce qu’Albert Wendt met ici en rapport avec le village imaginaire de Malaelua ne correspond pas à une tradition spécifique, ne peut s’interpréter que comme une invention, précisément articulée toutefois à la mythologie polynésienne. De part et d’autre, d’abord l’échec d’Osovae qui découvre que sa liberté n’est qu’un piège dont il ne peut sortir23, car il n’y a pas d’espoir dans l’illusion d’une simple individualité, ensuite l’échec du vieil homme. Mais celui-ci est une réussite symbolique : il montre en effet les conditions d’une réparation, comme s’il s’inscrivait dans la perspective du mythe central.
19Durant son séjour de treize jours, il est associé à l’abondance de nourriture. Il introduit dans la famille Faleasa une harmonie et même une humilité chez le rigoureux père jusque là inconnues24. Plus encore, Osovae éprouve en sa présence l’harmonie féconde du ciel et de la terre que marque la pluie et que menace l’assèchement prophétique et sanglant25. Enfin bien qu’il ne puisse pas se secourir lui-même (p. 108) il est réputé particulièrement bienfaisant pour les autres (p. 111). S’il reste donc dans le monde une victime ou un sacrifié il incarne bien l’espoir et évoque même un Lono samoan par référence au retour périodique de Lono à Hawai’i à l’occasion de la fête du Nouvel An (Makahiki), fête de l’abondance pendant laquelle les rapports sociaux s’assouplissaient.
20Ce sont bien les conditions d’une réparation qui se dégagent de son passage, pour Osovae d’abord, pour la société ensuite. Pour Osovae, le vieil homme représente le père espéré, symbolique de ce que serait pour lui un vrai père (p. 100). Au chapitre suivant se révélera l’ambiguïté de son vrai père ainsi que la possibilité de le comprendre, de lui pardonner, de l’aimer (p. 115). Cette possibilité ne se réalise pas. Mais l’expérience de l’Allemand n’en indique pas moins la nécessité d’une mise en accord du père symbolique et du père réel dans la perspective d’un équilibre. Il n’est pas impossible que cette tension fonctionne comme une métaphore obsédante dans l’écriture d’Albert Wendt ; et le fait qu’il récuse l’ancêtre allemand dans Au fond de nous les morts26 le confirmerait plutôt que ne l’infirmerait. Sur un plan plus général, le vieil homme figure l’inévitable réinvention du sacré. Il est remarquable qu’il paraisse surgir des fondations de l’église comme pour en prendre possession27 et que la même image soit reprise pour Osovae à la fin28. Les cercles de galets sont significativement disposés en des lieux de convergence sociale : d’abord devant l’église, le bassin (où les villageois se baignent ou se lavent) et l’école (p. 105), ensuite devant la maison du pasteur, le magasin, le malae (espace de réunion, anciennement sacré, p. 106). Les menus larcins du visiteur, eux, sont retrouvés dans la maison Faleasa. Les rapports sociaux sont appelés à se renouer autour d’un nouveau sacré et la tâche est assignée au chef du village, Faleasa. Cette homologation d’une remise en ordre des relations sociales avec un sacré renouvelé, qui implique une relation renouvelée avec les morts, est amplement signifiée par l’équivalence du galet central oint (rituellement) et du sanctuaire (« le centre, le sanctuaire », p. 113).
21Une refondation du monde a aussi pour condition une nouvelle appropriation de l’espace qui implique sans doute d’autres liens avec l’ailleurs et avec les autres. Ainsi se comprend ce geste de l’homme, saisi dans le regard des deux enfants (un mouvement auquel le texte ne donne en dehors de cela aucun motif) : « Comme ils l’observaient, le vieil homme s’arrêta sur la première marche [de l’église], protégeant ses yeux de sa main droite, regarda vers l’est, puis vers l’ouest, puis vers le nord, puis vers le sud […] [et] comme s’il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait, leva de nouveau la tête et lança dans le ventre du ciel un autre long hurlement silencieux. » (p. 99) L’image souligne une verticalité presque extatique, comme soutenue par l’air29, suivie d’une projection horizontale caricaturée30. Cette désorientation qui se joue au lieu du sacré entre en résonnance avec le voyage en Europe du vieil homme qui produisit (ou contribua à produire) finalement la folie et l’errance. Elle appelle évidemment une remise en ordre qui ne pourrait ici venir que d’une réactualisation de l’espace selon la mythologie et la navigation polynésiennes.
22Un rapide détour par l’une et par l’autre est donc nécessaire car c’est bien dans cette référence culturelle que se forme la signification ouverte de l’œuvre. Elles se rencontrent dans la notion d’acquisition de bien, en un sens très large s’il s’agit en outre de tout bienfait ou de toute condition supposée nécessaire et profitable31. C’est dans l’espace que se dessine évidemment un schème qui pourrait valoir pour tous les hommes : celui de l’accès à un lieu qui permette de vivre. L’enjeu en est encore plus net, et exemplaire, pour les conquérants de la mer qui, lancés sur l’océan à bord d’arches migratoires, doivent découvrir, peupler, exploiter (féconder) des îles vierges et inconnues. Prenons l’exemple de la navigation nocturne au cours de laquelle le lien entre ciel et mer est déterminant. Naviguer, c’est alors suivre le chemin des étoiles : kaveinga à Tonga et sans doute en proto polynésien (kavenga à Tikopia, ‘avei‘a à Tahiti...), terme qui désignent le compas sidéral et la route à suivre32. Cette technique consiste à prendre une suite d’étoiles comme repères à leur lever et à leur coucher et dans un laps de temps assez court, après quoi elles sont remplacées par d’autres, de l’un et de l’autre côté de l’horizon, étant entendu qu’il est ainsi sensible que le ciel tourne. Au cours du voyage, les étoiles sont situées par rapport au gréement du navire. Leurs positions sont apprises à l’aide du compas sidéral, souvent circulaire (parfois quadrangulaire), au périmètre duquel elles sont symétriquement placées et au centre duquel se trouve l’île d’origine, le vaisseau à tout moment de son déplacement et finalement bien sûr l’île de destination. Mais par ailleurs chaque île et même chaque point de l’espace est déterminé par l’étoile qui passe à son zénith. C’est ce que montre par exemple un mythe récité en 1818 à Bora Bora33 qui énumère les piliers du ciel, les mettant en rapport avec un point précis de l’océan, île ou archipel. Durant la progression l’intérêt de l’étoile zénithale est faible : les points zénithaux ne sont pas des moyens directionnels. Mais ils acquièrent à l’arrivée une importance particulière. Car ce qui définit l’île au départ, c’est un système centré sur son étoile zénithale et arriver sur une île, c’est accéder au centre du compas qui la situe ou, si cette île est inconnue, en un centre autour duquel sera tracé le cercle ou la figure d’un espace de nouveau maîtrisé.
23Arriver à destination, c’est arriver là où passe verticalement l’étoile qui partage le ciel, où la ligne horizontale de guidage coupe (sauf évidemment s’il s’agit d’un voyage strictement orienté est-ouest) le tracé de l’étoile qui monte au zénith de l’île. Et de fait les experts sont particulièrement attentifs à ce repère quand ils sont proches de leur terme34. Alors, pour ainsi dire, le chemin se verticalise. Une autre voie s’ouvre alors, vers le haut, accomplissant la définition et la conquête de l’espace. Le long du pilier ainsi défini pourront en outre descendre mythiquement les conditions immatérielles d’une fondation sociale (règles de vie, connaissance de toutes sortes) entretenue en outre dans la mémoire de l’origine. Le mythe rapporté par Teuira Henry met en rapport la détermination dans (et de) l’espace et la fondation sociale. Chaque pilier correspond à une activité ou à un apprentissage essentiel : élocution, discussion, tatouage35, etc. Autour du principe intangible d’un fécondant venu du large, la navigation offre le modèle ouvert d’une acquisition de lieux toujours nouveaux, modèle toujours centré sur l’île ou sur la navire en mouvement, dans lequel la séparation (le départ, le voyage) et le lien (avec la provenance, avec la destination, entre le ciel et la surface de la terre ou de la mer et même avec la profondeur si l’on tire la conséquence du fait que le ciel tourne) sont toujours vitaux, et d’autant plus que, dans le prolongement d’une maîtrise de l’espace, ce modèle permet de saisir les conditions immatérielles d’une réussite. C’est justement cette appropriation de l’espace que ne réussit pas mais qu’indique le vieil homme, une appropriation qui pourrait se faire dans un rapport ouvert à l’ailleurs et à l’autre mais à la condition d’être centrée sur l’île, orientée vers le bénéfice de l’île. C’est pourquoi le cercle de galets peut se comprendre comme un compas sidéral et l’espoir d’une prise de possession renouvelée du monde.
24Dans la mythologie polynésienne appropriation de l’espace et acquisition d’un bien sont homologués (la condition première étant pour les conquérants du Pacifique l’orientation sur l’océan et l’accès à une île). Cette convergence à la fois mythique et empirique n’est plus dans le monde dégradé de Pouliuli mais inspire Wendt comme horizon possible d’une résolution. Nous nous en tiendrons ici à une brève évocation des mythes maoris d’origine de la patate douce pour indiquer que l’obtention du précieux tubercule requiert d’une part l’appropriation de l’espace, d’autre part la négation de l’autochtonie (alors qu’à Malaelua l’espace n’est plus maîtrisé tandis que la fermeture du village figure le repli autochtone). C’est à l’ouest vers l’origine, où se trouve Hawaiki, qu’il faut aller se procurer le précieux tubercule. Mais dans la deuxième version que donne John White36de cette aventure, ceux qui arrivent à Hawaiki, sous la conduite de Kahu kura, doivent monter puis creuser dans la falaise pour se procurer les kumara. Une autre version donne de ces falaises une définition claire. Pourangahua37 doit gravir Pari nui te ra, grande falaise du soleil, et Pari nui te rangi, grande falaise du ciel. Les falaises sont une autre expression des piliers du ciel. Dans une version rapportée par J. W. Stack38, Rongo mène ses hôtes à Hawaiki pour prendre connaissance des rites. Ils découvrent notamment qu’il y a trois divinités qui président aux plantations de kumara, deux hommes : Kahu kura et Maui i rangi et une femme, Marihaka. Ces divinités sont représentées par trois piliers dont l’érection est nécessaire. Dans le grand mythe vertical de la patate douce39 Rongo doit aller chercher les semences au ciel, chez son frère Whanui, l’étoile Véga ; mais à la fin, quand Maui surprend Pani « enfantant » les kumara qu’a implantés en elle Rongo, elle s’enfuit, descend de Mataora qui est dans l’espace, nous dit le mythe, jusqu’à Hawaiki qui est dans ce monde-ci. Ce dernier récit inverse le trajet qui dans la plupart des autres versions prolonge le voyage sur l’océan en ascension vers le ciel : horizontalité puis verticalité comme dans la navigation. Le mythe horizontal qui fait pendant à celui-ci est celui de Te Kura40, il souligne la nécessité d’un lien (sacralisé) avec Hawaiki (l’origine) pour protéger la fécondité des tubercules. Mais quand Te Kura, Nausicaa des Mers du Sud, recueille sur le rivage Hoaki et Taukata, les deux naufragés qui possèdent des patates douces, il est à peine implicite que pour les conduire jusqu’à son père, vers l’intérieur de l’île, elle monte. On aperçoit donc que pour recevoir un bien ou profiter d’un bienfait, il faut que les liens sans confusion qui font de la terre un tout cohérent d’éléments distincts et de la mémoire de l’origine une nécessité, se forment. Il est non moins clair que le bien est ailleurs, vient d’ailleurs.
25Bien souvent, les porteurs de kumara rencontrent des figures caricaturales de l’autochtonie, créatures nées de la terre comme les plantes, mangeurs de bois ou de terre etc. Ce sont les Kahui tipua ou tupua ou le peuple de Toi. Les autochtones peuvent chercher à obtenir le bien par eux-mêmes seulement : c’est l’échec. Dans la sixième version de White, les Kahui tipua, impatients, s’embarquent sans Rongo (venu d’ailleurs) pour Hawaiki, les kumara qu’ils rapportent ne poussent pas. Les deux dernières versions de White sont encore plus éloquentes à cet égard. Pourangahua part chercher de la nourriture pour son fils, Kahu kura, qui rejette le lait de sa mère et le foie du Kaha vai41. Le mariage dans le stock existant n’a pas donné le résultat escompté : c’est une mère qui ne parvient pas à nourrir son enfant. Pourangahua part donc chercher ailleurs. Mais, alors qu’il a oublié quelque chose au moment du départ, ses quatre beaux-frères s’embarquent sur sa pirogue. Nullement découragé, il part à son tour. C’est finalement lui qui pourra faire pousser les patates douces parce qu’il aura acquis la connaissance des rites et des incantations. Le peuple (ainsi que son fils) est sauvé. Ce type d’échec est encore souligné dans la dernière version : Pourangahua part après son beau-frère pour Hawaiki. Chacun revient avec des kumara mais, nous dit le mythe, ceux de Pourangahua poussent et se multiplient tandis que ceux de son beau-frère ne poussent pas. Le mythe exclut donc la fermeture de l’autochtonie en la renvoyant à la stérilité.
26Sans qu’on puisse en inférer que l’un détermine l’autre, schème de l’espace dans la navigation et schème mythique de la fécondité se rencontrent et s’entretiennent mutuellement. Aux conditions évidentes d’un bénéfice de l’île qui est au centre, l’un et l’autre sont ouverts. C’est dans cette inspiration que la vision du monde de Wendt dans Pouliuli, récusant tout autant la fermeture sur le village ou la tradition, le retour à une image fermée de l’origine que l’imposition de valeurs stérilisantes (et menaçantes pour le monde entier), plonge, au-delà des replis autochtones qui sont fondamentalement européens, au cœur de l’inspiration mythologique polynésienne. On en voudra pour ultime indice cette apparence que prend Osovae sous le regard de son ami : il est alors comme un étranger honoré qui aurait survécu au naufrage pour renaître du paquet d’os, de tendons et de peau ridée qu’il avait été les mois passés42.
27L’invention du mythe de Pili corrobore cette articulation à la mythologie polynésienne. Tout en reprenant le motif traditionnel du lézard qui connote l’ancestralité, un lézard qui n’aurait pas réussi au départ l’inscription céleste qui en fait un repère pour les navigateurs (le grand lézard monstrueux et mangeur d’hommes, moko, associé au requin, entre dans la dénomination de la Voie Lactée43), il reprend et réorganise de façon significative certains éléments des mythes de Maui. C’est particulièrement le cas des deux descentes de Maui à Rarohenga (le monde d’en bas) dans la mythologie des Maoris. Dans la première, Maui curieux de la disparition de sa mère Taranga le jour, décide de la suivre. Il obtient de dormir avec elle, bouche toutes les jointures par lesquelles la lumière pourrait entrer dans la pièce afin de retarder son départ et de pouvoir ainsi mieux l’observer. Il découvre ce monde dont il rapportera le feu44. Dans la seconde45, il s’agit pour lui de tuer sa mère qui s’appelle alors Hine afin d’abolir le temps linéaire des hommes, c’est-à-dire leur mort définitive. Il est accompagné de trois auxiliaires. Il échoue, meurt étranglé dans le vagin maternel ; sa tentative comme son échec (qui n’est pas sans évoquer aussi la relation de Lemigao avec Mua) sont à l’origine d’une distance supposée nécessaire entre les hommes et les femmes, entre les hommes et la terre, distance qui ne saurait être franchie sans la médiation du chef et prêtre. Sa transgression explique pour une part le sacrifice humain qui en rappelle l’interdit46. C’est ce qui apparaît notamment en Nouvelle-Zélande. Maui est aussi dans l’ensemble polynésien, le pourvoyeur de nombreux bienfaits : ordonnateur du temps, pêcheur d’îles, unificateur de territoire (au moins dans l’intention), captateur du feu, fournisseur de techniques de pêche etc.
28Dans Pouliuli, le mythe de Wendt s’articule à l’histoire d’Osovae par la prise de conscience d’une laideur (physique pour Pili, morale pour Osovae). Dans le détail, les rapports entre cette invention et le reste de l’œuvre, la mythologie polynésienne, la mythologie nord européenne (l’oiseau qui fait lien entre les mondes, l’auxiliaire magique qui rend invisible), la littérature européenne, sont nombreux. Nous soulignons ici l’inspiration mythologique polynésienne.
29Ainsi, à l’instar de Maui, Pili se fait accompagner de trois « amis ». Ici ce sont l’Insatiable Appétit (qui évoque un trait caractéristique de Lemigao), le Vol Puissant (qui nous renvoie aux oiseaux qui accompagnent Maui dans la seconde descente et à la forme d’oiseau qu’il prend souvent) et Pouliuli, l’obscurité (qui se réfère à la catégorie polynésienne du Po, caractérisé par la nuit et l’intériorité). Les trois amis de Pili lui permettront de triompher des épreuves qu’il demande à son père de lui faire subir pour qu’il mérite de retrouver sa forme humaine. Un curieux détail confirme la réécriture inspirée par la geste de Maui. Pili enlève Sina, la cache dans une grotte dont il bouche l’entrée de telle sorte que si elle s’éveille, elle croie qu’il fasse nuit et se rendorme (p. 95). Au-delà d’une vraisemblance qui voudrait faire passer ou supporter l’enlèvement et la claustration au moyen du sommeil, Pili / Maui prend par ruse le contrôle du temps, sépare ses parents (reprenant à son compte l’acte fondateur de Tane chez les Maoris), procède à une réorganisation de l’Ao (jour, extérieur, masculin, ciel) et du Po (nuit, intérieur, féminin, terre), enfermant Sina (Hina, Hine) dans une nuit chtonienne47. Enfin et pour ne s’en tenir qu’à quelques exemples, il rapporte de cette anabase le feu, le filet de pêche et le casse-tête : un marqueur d’hominisation en général, deux marqueurs de civilisation polynésienne. A la fin, Pili ayant divisé son royaume entre ses héritiers, ne réussit pas à leur imposer la paix : il disparaît et certains disent qu’il a été avalé par son ami Pouliuli. Mais cette fin n’est pas un échec : d’une part elle donne sens à la souffrance d’Osovae, d’autre part elle renvoie aux alea généraux du temps humain dans lequel désunions et conflits sont toujours en jeu. Pili n’est pas sacrifié. Il retrouve sa beauté, est pourvoyeur pour tous les hommes de bienfaits et de sagesse. Dans la réinvention d’Albert Wendt, Pili est un Maui heureux.
30Le cercle de galets nous rappelait un modèle d’appropriation de l’espace qui récusait l’isolement des déterminations et qui, après les avoir dotées de valeurs, en soulignait la nécessaire fusion dans la sacralité d’un centre. Cette fusion ne se produisait pas, non pas à cause de l’Occident mais à cause d’une appropriation inaboutie de l’Occident par l’île. Peut-être parce que la pensée oppositionnelle est un vrai produit d’importation qui hypothèque l’appropriation féconde, Pouliuli signale le refus du binarisme occidental, relayé en un sens (c’est-à-dire dans certaines de ses lectures) par le christianisme. Il serait ainsi faux de lire l’œuvre sous l’angle d’une hantise de la nuit, d’une lutte entre le jour et la nuit homologable à un combat entre le Bien (pureté, fécondité de la terre et du langage, Polynésie...) et le Mal (corruption, épuisement de la terre et des mots, Occident...). La mise en valeur de Pouliuli (obscurité profonde) comme titre nous incite à y voir le principal auxiliaire de Pili et d’Osovae dans leur quête. Disparaissant et réapparaissant, Pili a deux fois recours à lui pour échapper dans ses épreuves aux géants qui le menacent. A la fin, on dit qu’il est avalé par Pouliuli. A la fin de l’histoire, Osovae s’endort dans l’étreinte douce et sûre de Pouliuli (p. 145).
31Pouliuli figure le Po, il en signale la fonction vitale, l’harmonie nécessaire avec ce qui n’est pas du règne des hommes pour pérenniser le dynamisme de la création. Car le Po n’est pas le simple opposé négatif du monde humain. Dans la première partie du Kumulipo, placée sous l’égide du Po et de la nuit, les hommes, les femmes, la société sont déjà là. Même le soleil, soleil de la profondeur, brille (v. 10, O ka lipo o ka la, soleil noir ou soleil du Po). Il en va de même dans la première catabase de Maui que nous avons évoquée. Maui suit Taranga, soulève une plante qui cache l’accès au monde d’en bas et remarque le soleil de cet autre monde48 (avant de découvrir qu’on y cultive aussi la patate douce). Mais si tous les éléments existent déjà, c’est dans une organisation qui fait prévaloir une fécondité de la nature, des dieux et à certains égards des femmes, extérieure aux hommes. C’est cette fécondité qu’il faut protéger (et non nier). Les hommes dépendent d’elle pour naître et la nature est marquée par le temps cyclique du Po. C’est aussi pourquoi l’échec de Maui dans sa deuxième descente est la sanction d’une démesure. Maui, en voulant tuer Hine pour s’emparer du temps cyclique, cherche à abolir l’autonomie de la nature et des femmes (et des dieux mais c’est une autre affaire). Le vide, dont on dit quelquefois qu’il s’agit pour Wendt de conjurer la menace, n’est que l’ultime résultat de dichotomies funestes que la sagesse polynésienne n’aurait pas encore pu absorber. Le vide n’est pas dans la nuit mais dans la négation de la fécondité de la nuit49.
32Comme le dit Claude Lévi-Strauss, le mythe veut sinon résoudre les contradictions du moins les rendre acceptables, indiquer l’harmonie possible qui pourrait rendre le monde compréhensible et donc habitable. Le personnage mythique du vieil homme qu’on appelle l’Allemand montre les conditions d’une renaissance et Pili qu’elle doit se former dans la réinvention d’une sagesse polynésienne. Alors se noueraient de nouveaux rapports à l’ailleurs, à l’autre, aux filiations symboliques et familiales, à la violence, à la sexualité, à la mémoire même la plus obscure, à la nuit qui n’est pas le vide. Mais l’horizon du mythe est l’origine et l’origine ne s’approprie pas, se brouille dans l’inconnu ou l’incertain. C’est ainsi que l’inspiration mythique produit le symbole du cercle de galets où se rencontrent appropriation de l’espace et condition d’habitabilité du monde. Le symbole est ouvert. Pouliuli ne se ferme en aucune allégorie mais se donne, à la lumière polynésienne, à la lecture inventive. Par là l’œuvre affirme la cohérence claire de sa tension : roman ouvert ou nouvelle orientée vers une fin en suspens.
33Pour citer cet article :
34Jean-Guy Cintas, « Un signifiant mythique dans Pouliuli », Loxias, Loxias 25, mis en ligne le 15 juin 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=2924
Notes de bas de page numériques
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Pour citer cet article
Jean-Guy Cintas, « Un signifiant mythique dans Pouliuli d'Albert Wendt », paru dans Loxias, Loxias 25, mis en ligne le 15 juin 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2924.
Auteurs
Jean-Guy Cintas Professeur Agrégé de Lettres modernes dans un Lycée d’Aquitaine, il est aussi membre d’une équipe de recherche du LAPRIL, à l’Université de Bordeaux 3. Il a consacré un DEA (Univ. de Polynésie française et Paris III, sous la dir. de Serge Dunis) et sa thèse de Doctorat (Bordeaux 3, 2008, Félicitations, sous la dir. de S. Dunis et G. Peylet) à L’Invention de l’origine à la lumière de la mythologie polynésienne ; des articles au même sujet : « Origine, mythe de l’origine » in Eloge du métissage, Mythes et réalités en Polynésie, II, Edition Haere Po, Papeete 2003 ; aux PU Bordeaux : « Voyage et fondation dans le mythe, réflexion sur le mythe d’origine de la patate douce en Nouvelle-Zélande », Eidôlon N°69, 2005, « Poésie et mémoire : l’efficacité du chant généalogique », Eidôlon N°72, 2006, Origine et mémoire dans les Planches courbes d’Yves Bonnefoy », Eidôlon N°79, 2007 ; « Myth and Poetry in the Kumulipo » in Sexual Snakes, Winged Maidens and Sky Gods, Le Rocher-à-la-Voile et Haere Po, Nouméa et Papeete 2008. Continue des travaux sous la direction de Serge Dunis (dont ASAO à Salem, Mass., USA, 2004).