Loxias | Loxias 25 Littératures du Pacifique |  Littératures du Pacifique 

Stéphanie Geneix-Rabault  : 

La littérature orale chantée pour enfants en langue drehu (Îles Loyauté - Nouvelle-Calédonie) : entre spécificités locales et récurrences universelles

Résumé

Bien que l’enseignement du français ait marginalisé les langues kanak, le répertoire enfantin reste encore bien vivace dans les pratiques. Cet article s’efforcera d’en décrire les caractéristiques littéraires. S’arrêter sur le texte est porteur de sens. Car il reflète en partie la représentation du rapport à sa culture, à sa langue maternelle, à l’histoire, à l’espace et à la pratique du chant, tous saisis dans une interaction immuable entre plusieurs centres référentiels. L’objectif étant ici de mettre en évidence l’existence de traits caractéristiques dominants, réguliers, mais pas forcément uniformes, qui sont le fondement même du caractère singulier de la tradition orale kanak. Ces traits textuels convergent en un faisceau se soumettant à des principes socioculturels fondamentaux et bien définis, de l’expression d’une spécificité kanak qui sait parfaitement assimiler les apports nouveaux.

Abstract

Although the teaching of French marginalized the kanak languages, the nursery lore remains still quite long-lived in the practices. This article will try to describe the literary characteristics. Analyzing the text is meaningful because it partly reflects the representation of the relationship with its culture, its native language, the history, the environment and the practice of the song all seized in an immutable interaction several referential centers. The objective is to highlight the existence of the main characteristic features, regular but not necessarily uniform which are the very basis of the unique character of the kanak language. These textual features are converging and subjected to fundamental and well defined sociocultural principles of an expression of a kanak specifity which can perfectly assimilate the new contributions.

Index

Mots-clés : contexte  , langues kanak , modernité, répertoire enfantin , tradition 

Keywords : context  , kanak languages , modernity, nursery lore 

Plan

Texte intégral

1Le français imposé par le gouvernement colonial depuis 1863 en Nouvelle-Calédonie, langue dite de « scolarisation », « d’écriture », « d’unité » et « de rayonnement international », a profondément marginalisé les langues kanak1 et les expressions de tradition orale qui y sont associées. Malgré tout, vingt-sept langues sont encore parlées aujourd’hui, certaines sont désormais enseignées en cycle I dans les écoles primaires publiques et le répertoire enfantin est toujours bien vivace dans les pratiques traditionnelles kanak. La littérature orale chantée que les adultes transmettent aux enfants en langue drehu2 se compose de berceuses, de chansons, de formulettes de jeu chanté et de formulettes d’appel d’un élément naturel. En analysant ses caractéristiques textuelles, cet article s’efforce d’analyser comment, au cours de son histoire, elle a su se perpétuer et conserver ses propres spécificités tout en assimilant des apports exogènes. Celui-ci s’appuie en ce sens sur vingt enfantines, huit berceuses, quatre formulettes de jeu chanté et huit chansons, collectées au cours de huit ans d’enquête ethnographique sur le terrain de Lifou, une des quatre îles Loyauté de la Nouvelle-Calédonie. En raison de son extrême variabilité, il est difficile de dégager un simple modèle du contenu des textes de ce patrimoine oral chanté. Néanmoins, certaines caractéristiques homogènes mais pas forcément uniformes émergent. Elles l’inscrivent par voie de conséquence dans un environnement socioculturel particulier, qui fait aussi écho au répertoire enfantin tel qu’il est décrit dans d’autres régions du monde.

2La symbolique thématique des chants et jeux chantés pour enfants en langue drehu contient une multitude de références aux animaux : les oiseaux, les insectes, les mammifères, les mollusques, les poissons, les squalidés, etc., comme l’atteste cette berceuse Gumej a meköle :

 Gumej a meköle
ngöne lai qazi nyën.
Xulu jë hi sitresi,
öni sitresi,
Tro eö a anava,
nge tro ni a arier.

L’oursin se repose
tranquillement chez lui.
Petit calamar arrive
et dit à l'oursin :
« Tu vas en avant,
je vais en arrière ».

3L’évocation des végétaux est tout aussi importante qu’il s’agisse de tubercules, de fruits et de légumes, de fleurs, d’arbres divers et de plantes variées, comme dans cette formulette de jeu chanté :

 Wasuma ju ipië,
koko jë draië.
Kumala ju ipië,
koko jë draië.

Nu i drei caha?
Nu i eni.
Troa trane eka?
(Nom de lieu).
Xome jë nge iji jë.

Ca ono pë hë kohmiju
a i angetre Nganawa.

Le taro en bas,
L’igname en haut.
La patate douce en bas,
L’igname en haut.

Á qui appartient ce cocotier ?
Á moi.
Où le planteras-tu ? (Nom de lieu).
Prends-le et bois-le.

Il ne reste plus qu’un coco là-bas,

il sera pour les gens de  Nganawa.

4En désignant une faune et une végétation typiquement locales, les interprètes placent la pratique du chant dans un environnement géographique et culturel spécifique qui reflète les aspects de la réalité vécue par l’enfant, tout en ne se limitant pas à ces seules verbalisations.

5La plupart des pièces du répertoire enfantin mettent en avant une forte redondance d’évocations anthroponymiques, toponymiques et de locatifs spatiaux, qui signalent un ancrage spatial et généalogique très particulier. Elles partent de l’île et des différents districts3, comme dans cette berceuse Aköne Caeë :

Aköne Caeë me Nekö i Sinepi
Waheo Wahile Watreudro,
Pia Wahnyamala me angetre Lösi,
ekölöhini Wahemunemë.

Lapa neköeng pëhë angetre Lösi,
pë loi angatr, pë tixe i angatr,
pë titaxapo ne la baselaia i nyidrë,
ekölöhini Wahemunemë.

Aköne, Caeë, et l’enfant de Sinepi,
Waheo, Wahile, Watreudro,
Pia, Wahnyamala, les gens de Lösi,
Disons au revoir à Wahemunemë.

Les gens de Lösi restent orphelins,
sans joie, sans chef.
La chefferie reste sans protection.
Oh, Wahemunemë.

6Elles peuvent se préciser et désigner des tribus, des surnoms, des lieux-dits, des espaces plus micro-localisés propres à chaque individu comme dans cette berceuse Koma saja :

E !
Koma saja lapa
ju pe lue jajinyi
Sesile me Aleva
matre qaja jë ni
lo itre none hanying
e cailo nöjeng.

Kores : Ngo ametre kö i Siling
eje hi e qëmekeng
sine celo i hning
a i wenethëhming
Silinge ka menu kame,
Silinge ka menu kame,
Silinge ka menu kame.

Koloe Sineze
kolepi e Gaica.
Hnimikone e Thithë.
Kelati atre We.
Pujene atre Cila.
Sosi e Hnathalo.

KORES

Hmuine e Ejengen.
Xenieti e Qasa.
Oel e Jokin.
Ixe e Nonime.
Anane atre Ewë.
Jone atre Ladran.

KORES

Cumë ka idreuth.
Saulo atre Kone.
Jesi atre Jepo.
Xulu qa Hnamenë.
Nakoa qane ju pe
lo itre xai hanying.

Hé !
Asseyez-vous
les deux filles
Sesile et Aleva
que je vous parle
de mes aventures amoureuses
dans le pays.

Refrain : Mais Siling celui avec qui je suis unie
occupe toutes mes pensées
et mon cœur,
et il est mon cœur.
J'en suis amoureuse, follement,
J'en suis amoureuse, follement,
J'en suis amoureuse, follement.

Il y a Sineze
là-bas à Gaica.
Hnimikone à Thithë.
Kela de We.
Pujene de Cila.
Sosi à Hnathalo.

REFRAIN

Hmuine à Ejengen.
Xenie à Qasa.
Oel à Jokin.
Ixe à Nonime.
Anane de Ewë.
Jone de Ladran.

REFRAIN

Cumë le brûlant.
Saulo de Koohnê.
Jesi de Jepo.
Xulu de Hnamenë.
Nakoa, tu n'as qu'à t'occuper
des sœurs de mes amoureux.

7Les nominations toponymiques englobent également des zones géographiques plus ou moins éloignées de Lifou, mais aussi des lieux de la Grande Terre (Koohnê ci-dessus), de la Nouvelle-Calédonie ou des pays étrangers comme dans cette chanson Daudaue :

Daudaue daudaue kuqane pi e Solomon.
Dreudraie Dreudraie dreuthe jë e Solomon.
Coco me Drudrue lue jajyni ne Polony.

Daudau Daudau bombarde les îles Salomon.
Dreudraie Dreudraie, dévaste les Salomon.
Coco et Drudru sont deux filles de Pologne.

8Elles peuvent aussi rester plus vague avec seulement la nomination des directionnels : kohië, loin vers l’est de l’île ; kohmiju, du côté est vers le levant de l’île ; kuë, vers le couchant de l’île ; ahië, à l’est, vers l’est de l’île ; ahuë, à l’ouest, vers l’ouest de l’île :

Kohië kohië Hutr
hnalapange me Wau qatr.

Là-bas, là-bas à Hutr,
chez moi et le vieux Wau.

9La particularité de l’ancrage spatial se fonde ainsi sur la richesse des toponymes et des locatifs. Les différents directionnels évoqués dans ce répertoire en langue drehu se réfèrent à quatre axes qui diffèrent des points cardinaux nord-sud-est-ouest de la cosmographie et de la boussole :

Passant par Lifou, l’un des deux axes d’indication spatiale va perpendiculairement du Vanuatu à la Grande Terre, c’est l’axe ejë-epi, nord-est sud-ouest. L’autre axe : huë-hië, nord-ouest sud-est, est parallèle à la Grande Terre de Nouvelle-Calédonie et passe par Ouvéa, Lifou et Maré. Les directionnels sont fondés sur l’orientation des vents et notamment l’alizé, vent dominant soufflant du sud-ouest4.

10L’expression de l’ancrage spatial est systématiquement pensé non seulement par rapport à l’île de Lifou, mais aussi par rapport aux locuteurs, aux auditeurs et au contexte d’énonciation, car :

La mesure de la distance et du temps n’y sont pas métriques, ni approximatives ; elles sont appréciatives et indiquées par rapport aux participants présents dans le discours et qui sont le locuteur, celui qui parle, et l’interlocuteur ou les auditeurs qui écoutent5.

11Et comme l’atteste la berceuse Koma saja citée précédemment, les nominations anthroponymiques sont toutes aussi nombreuses. Loin de n’être que de simples verbalisations, les références toponymiques et anthroponymiques maintes et maintes fois exprimées, dévoilent des réalités spatiales et généalogiques spécifiques d’où émergent les Kanak. Il convient de s’arrêter ici quelques instants sur ces notions fondamentales, qui se réfèrent au point d’ancrage mental et physique de l’interprète. Cette terre, dont l’attachement est maintes et maintes fois formulé, fonde l’identité. Selon Alban Bensa, dans les sociétés de type aristocratique, les noms de terre sont des titres donnés en fonction de l’ancienneté des personnes et des groupes en tel ou tel lieu : « Cette référence à l’origine résidentielle, noue avec le passé une relation particulièrement forte qui passe par l’entretien de la mémoire des lieux qu’occupèrent les ancêtres6. » Il existe donc partout en Nouvelle-Calédonie une multitude de toponymes pour nommer les espaces propres à l’environnement du locuteur. Qu’il s’agisse des rochers, des trous d’eau, des grottes, des arbres, des maisons, des montagnes, des crêtes ou des ruisseaux, etc., « […] une importante proportion […] sert à désigner les groupes sociaux constitués7. » Ce principe de nomination de l’espace et parallèlement des individus constitue ce que Claude Lévi-Strauss qualifie de « société de lieux-dits, comme les personnes sont des repères au sein du groupe8. » Dans ce contexte, le toponyme ne sert pas simplement à la verbalisation du repère géographique. Il s’inscrit bien plutôt comme :

[…] un élément diacritique au sein d’un système de signes qui classe les ensembles de personnes. La distance entre les topo-patronymes sert à penser l’écart structural entre les unités sociales. Á travers la relation à la terre s’élaborent et se disent les identités collectives9.

12Dans ces conditions, le rapport qu’entretiennent les Kanak avec la terre permet également de désigner le statut de chacun au sein de l’organisation sociale. Ces nominations, qui revêtent une double dimension de toponyme et de patronyme, désignent les lieux d’émergence des ancêtres, celles du passage ou de l’installation des groupes. Ces verbalisations assument donc une fonction capitale de mémoire historique orale. Loin d’être figées, elles véhiculent un certain passé historique, mais savent aussi s’adapter, se réajuster aux nouveaux mouvements et déplacements des individus et des descendances successives :

L’espace, par ses lieux nommés […] consigne une grande histoire familiale toujours susceptible de se déployer à nouveau à partir des dernières résidences occupées. Autour de ces « monuments », traces tangibles de la présence ancienne des ancêtres et des hommes, se pense et se réactualise, d’un simple regard, l’identité actuelle du groupe10.

13Il convient donc de considérer ce processus plus comme « un schéma organisateur de la filiation» que comme une réalité historique figée et immuable, dont l’expression fonde invariablement « l’identité » du groupe, le fonctionnement de l’organisation sociale dans son ensemble et le positionnement de chacun. Car au gré de ses « mouvements migratoires » successifs, il se tresse un réseau de solidarité, un canevas complexe sur lequel se tissent tous les liens de solidarité et d’inimitié avec le reste de la communauté. Et bien qu’il soit rattaché à un lieu d’émergence, à un ancêtre mythique fondateur, « l’espace fourmille de noms de lieux très variés ». Cette conception très particulière de l’espace et de la généalogie interfère en permanence si bien que « les lieux sont les signes de l’ancestralité » et cimentent « la projection spatiale de la hiérarchie sociale et politique ». Dans ces conditions, les nominations spatiales et généalogiques en milieu kanak désignent une lecture « du lieu d’origine », des parcours entre différents points jusqu’à l’occupation actuelle du sol. Elles alimentent la trame des récits de tradition orale chantée et suscitent par là-même une figuration linéaire et spatialisée du temps :

Le temps se ramène ainsi à l’occupation d’un endroit et à la distance parcourue entre deux lieux de résidence, tandis que les références à l’horticulture renvoient à la succession répétitive année après année, de moments identiques vécus au même endroit. Cette conception profondément spatialisée de la temporalité fait de la lecture du paysage le support de la remémoration. La nostalgie du passé, dans la littérature orale kanak, est nostalgie des espaces qu’il a fallu abandonner11.

14Cette spatialisation d’un temps linéaire en milieu kanak, décrite par Gabriel Poédi, se découpe en trois catégories temporelles : le temps linéaire, le temps cyclique, le temps absolu. Le temps linéaire est relié à l’espace et à la généalogie. Pour visualiser ce temps, il se situe sur un axe linéaire où se suivent quatre générations : son arrière-grand-père, son grand-père, son père et lui-même. Le temps cyclique oppose le temps linéaire (chronos) et le temps sacré (aiôn) qui se caractérise par des cycles, c’est le temps des rites.

15Toutes ces nominations sont autant de références aux micro-espaces et aux généalogies qui signalent le lien familial très fort unissant le monde kanak à la terre et aux ancêtres qui l’habitent. Formulées et exprimées en permanence au sein de la société, elles permettent de donner à lire une certaine pensée historique, et par là-même de se comprendre, de s’identifier, de se positionner ou de se légitimer. Elles racontent à leur façon l’histoire du groupe, les relations sociales, à l’espace et au passé. Elles fournissent des repères, indispensables à la vie et cimentent la construction de l’identité, car

Ce qui apparaît fondamental dans la société kanak, c’est le mythe. Le mythe est le récit à caractère légendaire sur l’origine d’un clan […] Chaque clan se considère comme le centre des relations qui existent entre les membres d’une même tribu et qu’en conséquence, l’origine d’un clan est perçue comme l’origine du monde environnant12.

16Ces références sont propres à chaque interprète et se matérialisent différemment d’une femme à une autre, tout en se présentant comme un emblème des traditions de la communauté kanak et de son unité.

17Les récits de tradition orale chantée sont aussi capables de s’adapter et d’assimiler des éléments et des faits nouveaux, véhiculant ainsi une histoire plus contemporaine, qu’elle soit micro-localisée ou internationale.

18La formulette de jeu mimée Eka sine hages ?, évoque par exemple la femme du docteur Tivollier. Celui-ci, nommé « médecin-résident » à Lifou de 1925 à 1960, sera un des premiers à soutenir l’action des missionnaires dans le domaine de la santé des Kanak :

Eka sine hages?
Kohmiju thei madame.
Madame i drei?
Madame i Tivolie.
Eca kölö mama ehong.

Où est le mouchoir?
Là-bas chez la dame.
La dame à qui?
La dame à Tivollier.
Oh Madame!

19La chanson Avio i TAI, remémore l’apparition du premier avion de marchandises à desservir la Nouvelle-Calédonie et les îles Loyauté :

Avio i TAI
kola ujëne la fen
kola thipithipi
lai wene rezë.

Les avions de (la compagnie) TAI13
ont changé le monde.
Elles pendent
les grappes de raisins.

20Cette compagnie aérienne française créée en 1946 assure deux liaisons mensuelles avec prolongement jusqu’au Vanuatu. Son arrivée sur le sol calédonien marque une avancée considérable pour ce pays en termes de communication, de durée de voyage et d’approvisionnement, dont les seules voies de communication intérieure et extérieure n’étaient jusqu’alors que la mer.

21La berceuse Buru, fait aussi écho à un temps historique assez récent :

Buru buru buru xele pe la e Saladas.
Aseti ekoi hun lo sipo aja i Naic.

Buru, la société (les) Chalandages licencie.
Cian, nous pouvons dire adieu à notre projet.

22Dans les années 1960, la société d’acconage « Les Chalandages » débarquait régulièrement des barges de minerai de nickel du wharf jusqu’au bateau minéralier mouillé plus au large en eaux profondes et recrutait alors de la main d’œuvre manutentionnaire pour les vider et les charger.

23La chanson Tiriofa relate le conflit qui oppose les Français, les Américains et les Anglais, aux Allemands, aux Italiens et aux Japonais pendant la seconde guerre mondiale, situant ainsi Lifou dans un contexte géopolitique international :

Titiriofa, Titiriofa, Tiriofa lo he i Dögol.
Tra traqa e Zapo, tra traqa e Zapo
Tra traqa e Zapo nge minui.
Goe pë hë Zapo, goe pë hë Zapo,
imesime hë Tiriofa.
Öni Mikado, öni Mikado, sepalapen troa iwej.

Á bord du Triomphant, le bateau de De Gaulle.
Il va arriver au Japon, il va arriver au Japon
Il va arriver au Japon sur les coups de minuit.
Avant que le Japon ne fasse quoi que ce soit, le Triomphant est déjà loin.
Ce n’est pas la peine de le poursuivre, déclare le Mikado. 

24Les Lifou, et d’autres Kanak de Nouvelle-Calédonie, sollicités par les grands-chefs, à la demande du général français, sont effectivement embarqués sur ce genre de navires envoyés par le gouvernement dans le Pacifique Sud pour lutter contre les Japonais, mais ils peuvent aussi être appelés par l’armée pour aller se battre au front comme l’évoque la chanson Kakati Luie :

Kakati Luie, kakati Luie,
tro ma iahni me Cope.
Copeti a tro, Copeti a tro
troa isi e Faras.
Pia ka tru ju ni, pia ka tru ju ni
matre cai tauang.
Matre sange hilo, matre sange hilo
Tixe angetre Alemany.

Papa Louis, papa Louis,
vient dire au revoir à Cope.
Cope part, Cope part
en guerre en France.
Si j’étais un grand garçon, si j’étais un grand garçon
je partirais avec mon poignard.
Pour aller faire la guerre, pour aller faire la guerre
en Allemagne.

25Les chants et jeux chantés que les adultes adressent aux enfants fourmillent d’indices chronologiques précieux, véhiculent une certaine lecture d’un passé ancien et contemporain, et plus largement d’une histoire micro-locale, locale, voire internationale.

26Ce répertoire fournit aussi tout un tas d’indices sur les comportements qui sont valorisés et admis en milieu kanak.

27La berceuse Ca i wamine tu rappelle par exemple deux lignes directrices de l’éducation en milieu kanak, le respect et la coutume14 :

Ca i wamine tu
e calojë e Jope a xome la waka.
Alo alo Zawe ekölö iaue.

Angetre Gaïca me angatresi
lu'atresi hane hi lo la joxu
ne tro së a thili kow
i lis i rouz i kuron ka lolo.

 Lozati joxu
hane hi lo la nyima ne atrunyi nyipëti.
Alo alo Zawe ekölö iaue.

Une petite est née
là à Jope vers le sud.
Oh Zawe, oh Zawe.

Gens de Gaica et vous les deux atresi, voici notre princesse,

celle devant qui nous devons nous humilier,
une fleur de lys, une rose, une couronne magnifique.

Princesse Loza,
voici un chant pour t'honorer.
Oh Zawe, oh Zawe.

28D’autres chants et jeux chantés consistent simplement en la formulation de bons conseils, comme dans la berceuse Loi la kepe hna qaja :

Loi la kepe hna qaja
matre pëkö pun. (X6)

Il vaut mieux s'entendre
pour éviter les conflits. (X6)

29Le rythme de vie quotidien et l’hygiène y sont aussi abordés :

Fitiku!Fitiku!
Fitiku kale kale
tro së kejë eë
trosa hane si
ke meci pa la së
hnei tro qa helep.
Iaiai papao!

Fitiku ! Fitiku !
Fitiku15 kale kale,
allons vers le littoral,
allons-nous baigner à la mer,
nous sommes trop sales
en revenant du champ.
Attention au papao ! 

30Le rituel matinal d’absorption d’eau de mer est aussi formulé :

Neköi fenifen.
Tro hemi troa të jë.
Hune la he i Pënë.
Matre tro pi a sesë.
Nge ulumi gejë.
Matre egöcatre.
Neköi Pa
Hea ea… hoie hae.

Petit papillon.
Viens te poser
sur la tête de Pënë.
Avant de t’envoler.
Boire de l’eau de mer.
Pour être en forme.
Petite Pa.
Hea ea hoie hae.

31La berceuse Treue précise certaines règles de culture basées sur le temps cyclique du calendrier de l’igname16 :

Treue treu ne sa xaji
useuse hnai koko
lapa trei matho
sa jia ju wacomadra
thaucë fitiku,
öni fitiku,
The lepi ni kö
a eni kö e hnaopeng.

Á la lune montante,
c’est le moment de planter
la tête de la semence de l’igname.
Coupe une trique petite fauvette
pour frapper Fitiku.
Fitiku répond :
« Ne me frappe pas,
je suis dans mon trou ».

32Par ailleurs, le lien avec la terre et les ancêtres est tellement fort, qu’il faut rendre à la nature ce qui lui revient et l’invoquer dans chaque acte de la vie quotidienne, comme pour la poussée d’une nouvelle dent, tel que c’est invoqué dans cette formulette de jeu chantée Walilimëti :

Walilimëti,
ajë pe lai nyö i nyipëti ka loi koi ni.
Nge hane jë la nyö i nyipëti ka ngazo ma nyöi eni.

Walilimëti,
tu me donnes ta bonne dent.
Tu prends ma mauvaise dent.

33Le répertoire enfantin regorge ainsi de références aux valeurs traditionnelles, culturelles, morales et sociales admises et attestées depuis longtemps au sein de la société dans laquelle il s’insère. Mais il abonde aussi de principes plus contemporains, directement issus de modèles chrétiens occidentaux, comme dans cette chanson Neköi wacomadra :

Neköi wacomadra (X2)
a sixane la sabath.
Ngo e thupenehmi, ngo e thupenehmi,
fenesi hë melei hmunë. (X3)

La petite fauvette (X2)
sous-estime le culte du dimanche.
Mais le lundi, mais le lundi,
elle est morte. (X 3)

34Ou bien encore dans Kapa jë la Satauro :

Kapa jë la Satauro (X2)
atë ju ngöne la he.

Porte le crucifix (X2)
et pose-le sur la tête.

35Il convient parfois simplement de mettre en garde les enfants sur les représailles auxquelles ils sont exposés s’ils bravent les interdits, comme dans la chanson Neköi atre Hnaeu :

Neköi atre Hnaeu
pane cile ju,
gavena ha la
troa kuqanyi nyio
pine öni gutu
e Hnaqanu
me Faras.

Attends un peu
jeune de Hnaeu,
le gouverneur est là
il vient nous fusiller
parce qu’on a mangé du poulet
(Du poulet) à Hnaqanu
(Du poulet) de France.

36L’inventaire thématique de ces quelques chants et jeux chantés en drehu permet de mettre en exergue des références riches, variées et complètes de l’environnement, des principes culturels et sociaux qui fondent et organisent la société de Lifou. Ils sont le lieu d’expression privilégié de tous les archétypes structurant l’imaginaire, la symbolique de la représentation et de la perception du monde kanak. Ils englobent en ce sens des références à la fois anciennes, contemporaines, locales et internationales. Sur cette structure homogène organisatrice de la représentation, la part de liberté pour l’interprète est assez large, évolutive et multi variable. Car le contexte géographique et environnemental du chanteur marque de manière très significative le contenu et le vocabulaire des chansons et jeux chantés. Ainsi, les nominations locatives, toponymiques et anthroponymiques, l’évocation de la nature et des comportements sociaux-culturels sont directement induits par l’environnement perceptif et subjectif de l’interprète. Les références varient donc d’un lieu à un autre, d’une informatrice à une autre, en fonction de la situation géographique et de l’identité de chacun. Ainsi, une femme du plateau fera plus facilement référence à des oiseaux, des insectes, tandis qu’une autre du bord de mer énumèrera plutôt les poissons, les coquillages. De même, les nominations toponymiques et anthroponymiques, directement liées au contexte d’interprétation, aux interprètes et aux participants en action, fourmillent de variations de verbalisations. Dans ces conditions, ces genres littéraires présentent à la fois des formes multiples et variantes, combinées à une homogénéité des symboles, des archétypes et des représentations.

37La langue des enfantines est le drehu, langue couramment parlée par l’ensemble des membres de la communauté. Il semble évident qu’en raison de sa fonction socio-éducative, le répertoire enfantin, interprété dans l’intimité de la cellule familiale soit exprimé en langue maternelle, car « […] en règle générale, la langue kanak reste la langue de communication entre les gens à la tribu, entre les gens parlant la même langue17. ». Mais certaines pièces sont également ponctuées d’un parler plus ancien, le miny, d’emprunts à d’autres langues kanak ou à des mots étrangers. Un simple relevé des différentes langues ou registres de langue ne présenterait que peu d’intérêt dans cet article et celui-ci ne serait pas complet si l’on ne se demandait pas quelles fins, quels effets recherchés justifient ou motivent leur présence dans les pièces.

38Le qene miny, langue cérémonielle utilisée pour s’adresser aux grands chefs ou aux Lifou de niveau hiérarchique important au sein de l’organisation sociale, ne diffère qu’en quelques aspects du drehu. Il comprend tout de même certaines caractéristiques intrinsèques qui le distinguent nettement du parler courant. Il est utilisé notamment pour nommer des éléments très anciens datant de « l’époque des premiers habitants ». L’utilisation de ce niveau de langage revêt un « caractère prestigieux » qui détermine l’emploi d’expressions particulières et d’un vocabulaire plus vaste. Il s’impose finalement plutôt comme un langage « hiératique », dont l’usage revêt aujourd’hui un caractère sacré :

Le fait qu’il [le grand chef] ne prenait pas la parole lui-même, mais qu’il s’exprimait toujours par la voix d’un représentant coutumier qualifié qui utilisait ce parler particulier qu’était le langage cérémonieux, assurait l’intangibilité de son autorité et confortait son aspect prestigieux. […] Parfois, ce sont des phrases de la langue des disparus qui s’ajoutent à l’instrumentation du mage ou du prêtre, ce moyen permettant de maintenir la relation avec la source du savoir et du pouvoir18.

39Le recours à l’emploi du miny donne donc implicitement une profondeur plus importante au contenu et a un impact plus grand sur l’auditoire, même si beaucoup de textes ne sont plus compris aujourd’hui (ce qui ne freine en rien l’interprétation). Et bien plus largement, l’usage d’autres langues kanak est un principe courant. Dans de nombreuses enfantines, l’expression est occasionnellement ou intégralement ponctuée de fagauvea19 ou de nengone20, comme dans cette berceuse Sa wanore :

Sa wanore oa me onore iame tametame21. (X5)

40L’usage et le recours aux différentes langues ou registres de langues ne se font pas de manière anodine. Ils contribuent manifestement à identifier les propriétés socioculturelles des uns et des autres et servent en grande partie à marquer l’appartenance d’un personnage à un statut social déterminé. Car le répertoire enfantin est essentiellement interprété par les grand-mères de Lifou. Les vieux – loin d’être péjorative, cette terminologie atteste au contraire d’une marque de profond respect – dans la société kanak, sont très respectés et tiennent un rôle fondamental. Ils sont les personnes les plus proches des enfants et du monde invisible. Leur proximité avec ce dernier leur confère ainsi la caractéristique de pouvoir communiquer avec les esprits, les ancêtres et les dieux. Les paroles en miny, en nengone ou en fagauvea, traduites par des mots et/ou bribes de phrases et/ou phrases complètes ou bien une pièce intégrale, qui ne peuvent pas être décodées par tous, sont souvent associées à la langue des morts, des invisibles. Il semble ainsi logique, pour préserver le mystère et le caractère sacré de certaines pièces auprès des enfants, que le contenu ne soit pas compris, laissant le seul droit et privilège aux vieux d’en saisir le sens. L’usage de ces paroles laisse alors planer une atmosphère mystérieuse, mystique et sacrée, non seulement sur le chant, mais aussi sur le pouvoir des anciens.

41Au-delà de cette fonctionnalité sacralisante, le recours à d’autres langues témoigne aussi d’un multilinguisme ancien, reflète des contacts avec d’autres civilisations et revêt ainsi une dimension historique :

Avant l’arrivée des Européens, les différents groupes pratiquaient entre eux un « bilinguisme égalitaire » (Haudricourt, 1961) que la parenté linguistique transformait parfois en multilinguisme (K.J. Hollyman, 1978). Les groupes étant reliés par des rapports d’intermariage et d’échanges commerciaux, on parlait facilement les langues voisines. Il n’existait pas alors de langues de relations primant sur les autres. […] Avec les épisodiques arrivées de groupes de Polynésiens (Tongiens, Hawaïens, Wallisiens…) des éléments des langues de ces derniers vont se trouver assimilés par les langues kanak […] La présence de ces groupes éparpillés dans l’archipel facilitera l’implantation des catéchistes polynésiens durant la période dite d’évangélisation, ce qui placera les langues polynésiennes sinon comme langues véhiculaires du moins comme langues de contact (années 1840)22.

42Les interférences linguistiques, au-delà d’une intentionnalité sacrée et magique, relèvent aussi d’une longue tradition en milieu kanak. Le drehu, qui fonctionne bien plus par addition que par opposition, ne déroge donc pas à ce principe. C’est pourquoi les enfantines reflètent de nombreux emprunts aux langues anglaises, françaises et polynésiennes.

43Les apports lexicaux étrangers en drehu sont généralisés dans le langage courant et fréquent dans les enfantines. Ils proviennent majoritairement de l’anglais, introduit par les Européens, les Australiens ou les Américains entre 1942 à 1945, puis du français :

L’influence de l’anglais s’est instaurée la première. Dès la « découverte » de l’archipel, la suprématie commerciale anglaise permet à un pidgin de se développer. Il sera renforcé par la présence sur l’île des missionnaires de la LMS (de 1859 à la fin du siècle dernier). Pendant la dernière guerre, les soldats américains présents en Nouvelle-Calédonie introduisent des termes anglo-américains. […] Le phénomène d’emprunt au français a débuté dès la colonisation. D’abord en concurrence avec l’anglais au début du siècle, le français se développe par la suite avec l’implantation de l’administration coloniale et surtout avec l’imposition d’écoles où l’on enseigne uniquement en français23.

44Au-delà de l’évolution « naturelle » du parler, les langues kanak ont subi de profondes modifications aux contacts d’autres civilisations. Cette évolution, d’abord induite par la nécessité de désigner des réalités inconnues liées notamment à l’environnement naturel, aux traditions culinaires, aux croyances religieuses etc., se serait faite selon trois procédés : « […] par adjonction de nouveaux sens à des mots existants dans les langues (enrichissement sémantique), par la création lexicale et par l’emprunt24. » Selon ce même auteur, le recours à l’emprunt aurait été le procédé le plus fréquent dans les langues mélanésiennes : « c’est l’emprunt qui a été très souvent utilisé par les langues mélanésiennes, d’abord [...] entre elles, puis aux langues polynésiennes, et depuis la "colonisation" aux langues européennes25. »

45Et lorsque l’on se penche sur les chants et jeux chantés que les adultes adressent aux enfants, on se rend bien compte qu’ils regorgent d’emprunts et d’adaptations de mots qui proviennent d’autres langues. En attestent ces quelques exemples, puisés dans les enfantines citées précédemment, issus de la langue française26 : anava « en avant » < fr.27 en avant ; arier « reculer » < fr. arrière ; avio « avion » < fr. avion ; rezë « raisin » < fr. raisin ; saladas « chalandage » < fr. chalandage ; lis « lys » < fr. lys ; roz « rose » < fr. rose ; kuron « couronne » < fr. couronne ; Zapo « Japon » < fr. Japon ; Alemany « Allemagne » < fr. Allemagne ; Tiriofa « Le triomphant » < fr. Triomphant ; Dögol « De Gaulle » < fr. De Gaulle ; Faras « La France » < fr. France ; madame « madame » < fr. Madame ; sepalapen « ce n'est pas la peine » < fr. c’est pas la peine.

46Et des emprunts qui proviennent de la langue anglaise : gavena « gouverneur, haut-commissaire » < angl. hages « mouchoir » < angl. hankerchief28 ; fenes « finir, terminer » < angl. finish ; menet « minute » < angl. minute ; sabath « dimanche » < angl. sabath ; satauro « diable » < angl. satauro.

47Et encore ceux qui ont été puisés dans la langue polynésienne : kuli « le chien » < polyn. 'uri/kuri/kuli ; kumala « patate douce » (Convolvulacées ; Ipomoea batatas) < polyn. Kumara/kumala ; fehoa « danse évoquant des récits mythiques » < polyn. Paoa.

48D’autres mots témoignent d’une équivalence qui reflète la parenté linguistique du drehu avec d’autres langues austronésiennes : papao « esprit » a ainsi la même origine que le mot polynésien tupapau, pour appeler les revenants, les fantômes, les esprits.

49Les différentes pièces constitutives du répertoire enfantin oscillent entre plusieurs langues et registres de langue, dont les fonctions et usages varient. Majoritairement, l’expression se fait en drehu, langue associée à l’intimité de la cellule familiale, à l’expression vocale orale pour enfants et beaucoup plus largement au plaisir musical. Celle-ci a évolué au gré de son histoire, des différents contacts auxquels elle a été confrontée et reflète maintes et maintes fois des traces d’emprunts provenant des migrations et des arrivées successives de différentes populations. Les références toponymiques, anthroponymiques, locatives, historiques et socioculturelles tendent à inscrire la pratique orale chantée et son contenu dans un environnement géographique et un contexte historique bien précis. Elle se présente donc comme le lieu d’expression privilégié d’une mémoire historique plus ou moins collective à la fois très ancienne et contemporaine. En définitive, les chants pour enfants en drehu perpétuent le souvenir d’une civilisation passée, témoignent également de faits plus contemporains, relatent directement des transformations vécues au contact d’autres civilisations et puisent fréquemment dans des sources extérieures. Ils s’inscrivent ainsi dans une pratique ancienne et moderne, dans une dimension à l’échelle micro-régionale, régionale, internationale. Ces chants et jeux chantés pour enfants en langue drehu font ainsi preuve au niveau du contenu textuel d’un grand sens de l’innovation, de l’adaptation, tout en conservant des caractéristiques propres. Et il existe une réelle part d’unité, dans la symbolique thématique d’inspiration, dans l’expression stylisée et codifiée caractéristique, dans la verbalisation de préoccupations dans lesquelles se reconnaît l’ensemble de la communauté de Lifou. Le texte se présente alors comme un système très ouvert et évolutif, capable de se renouveler en permanence, d’assimiler beaucoup d’apports nouveaux, même extérieurs, tout en restant profondément représentatif de la culture dans laquelle il s’insère :

[…] la capacité d’assimilation de la chanson traditionnelle, [est] ouverte sur la culture englobant par le biais de la langue véhiculaire. Elle forme un système à la fois structuré et ouvert à la dissimulation donc puissamment intégrateur. C’est sans doute la partie de l’oralité traditionnelle la plus susceptible de se renouveler sans rien changer à son système de fonctionnement […] La chanson […] est un moyen de pénétration – sans doute vaut-il mieux dire de réception – de la culture englobant. Elle retranscrit fidèlement les préoccupations et les engouements d’une époque29.

50La chanson de tradition orale pour enfants, telle qu’elle vient d’être décrite précédemment, présente quelques récurrences qui l’inscrivent très clairement dans un espace géopolitique et culturel bien déterminé. Mais loin de se présenter comme des contenus figés qui témoignent de pratiques révolues et restreintes, les textes de ce répertoire sont au contraire très riches d’enseignements sur une période historique très élargie. Car les thèmes abordés et les multiples emprunts linguistiques relevés font plus largement sens et tendent à l’ancrer dans une réalité issue d’influences diverses et plus largement étendues. Loin de n’être que le reflet d’un espace et d’une culture, les chants et jeux chantés en langue drehu présentent d’importantes similitudes avec le répertoire enfantin tel qu’il est décrit dans d’autres régions du monde.

51Il ne s’agit pas de créer une division stricte entre les différentes situations car dans la pratique, les frontières ne sont pas aussi étroites qu’il n’y paraît. Et il existe en vérité une certaine perméabilité du répertoire enfantin tant au niveau de l’Océanie que de l’Europe. Les recherches actuelles menées sur ce patrimoine ne permettent pas de répondre à son éventuelle universalité. Néanmoins, l’existence des pratiques de maternage et des chants de tradition orale qui y sont associés est largement attestée dans le monde.

52Comme pour le Lifou, Hugo Zemp notait au sujet des berceuses aré’aré’ des îles Salomon qu’elles regorgent de références à l’environnement naturel de l’interprète :

En énumérant dans le chant les noms de toutes sortes d’oiseaux, de toutes sortes de plantes ou d’autres choses, la personne qui berce l’enfant voit quelquefois apparaître l’ancêtre qui le fait pleurer. […] C’est cela chanter des berceuses pour les enfants30.

53Les mêmes récurrences thématiques sont relevées dans un corpus important de chants enfantins de Chypre, d’Espagne, de France et d’Italie :

[…] les animaux, les nombres, les couleurs, la nourriture, les rapports entre enfants et adultes, la jalousie entre frères et sœurs, les personnages étrangers ou « exotiques », la transgression, la punition, la scatologie, etc31.

54Ou bien encore dans cette liste complétée par l’ethnomusicologue américain Andy Arleo :

[…] certains thèmes reviennent fréquemment : 1. Animaux 2. Personnages historiques, religieux, littéraires, sportifs 3. Noms géographiques 4. Les institutions 5. Objets quotidiens 6. Végétation 7. Exotisme 8. Nourriture 9. Injures, injonctions, « répliques »32.

55Bien entendu, au-delà de ces invariantes thématiques, chaque tradition enfantine, est marquée par des particularités culturelles et environnementales, par la manière dont un thème général s’adapte à une culture donnée :

Dans l’ensemble, les thèmes évoqués sont concrets, enracinés dans un contexte souvent rural et traditionnel. Les nombreuses allusions à des personnages, des lieux ou des institutions renvoient à un fonds culturel, qu’il soit francophone […] ou international […] mais aussi à des réalités régionales, voire locales33.

56Et comme pour le Lifou, la tradition orale chantée permet d’évaluer et de comprendre les mécanismes d’évolution sur plusieurs générations, d’emprunts linguistiques, de changements sémantiques et lexicaux. Kathryn Marsh, une ethnomusicologue australienne, note au sujet de jeux chantés que « […] l’utilisation caractéristique des syllabes sans signification dans des textes associés au jeu réduit la nécessité de tout comprendre, permettant ainsi l’inclusion des mots provenant d’autres langues que l’anglais34. » Photini Panayi note aussi au sujet de poèmes chantés oraux chypriotes qu’ils comprennent :

Un vocabulaire qui est celui de la vie quotidienne. Ce langage ordinaire emprunte des termes archaïques, des expressions vieillies, des mots étrangers qui ne sont plus en usage, ainsi que des termes qui viennent de la langue officielle35.

57Qu’il s’agisse des pratiques sur Lifou ou dans d’autres régions du monde, le répertoire enfantin est profondément influencé par son milieu et par l’environnement qui lui donne vie. Il véhicule ainsi des faits à la fois très anciens et profondément contemporains. L’ethnomusicologue australienne Kathryn Marsh note dans une étude sur les jeux chantés menée à Sydney en Australie que : « […] l’influence des média en tant que source de matériaux verbal, musical et cinétique, qui sont ensuite transformés dans la cour de récréation36 » est très importante.

58Dès lors, loin d’être des caractéristiques marginales, le modèle dégagé des chants enfantins en langue drehu se rapproche des principes décrits par les ethnomusicologues en Océanie et en Europe. Existe-t-il des universaux dans ce répertoire ? Malgré la mise en évidence de spécificités régionales et d’invariants au niveau de ce patrimoine, nous avons démontré qu’au sein de cette homogénéité, il existait une réelle multiplicité de formes, de sens et d’expressions, influencées par le contexte local et l’interprète qui lui donne vie. La littérature orale chantée que les adultes transmettent aux enfants se présente donc ainsi comme une performance sans cesse renouvelée au gré du temps.

59Pour citer cet article :

60Stéphanie Geneix-Rabault, « La littérature orale chantée pour enfants en langue drehu (Îles Loyauté - Nouvelle-Calédonie) : entre spécificités locales et récurrences universelles », Loxias,  Loxias 25, mis en ligne le 15 juin 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=2865

Notes de bas de page numériques

1 Les termes « Lifou » et « Kanak » seront utilisés dans cet article sous leur forme invariable en genre et en nombre.
2 Drehu signifiant « Lifou », désigne à la fois l’île, ses habitants et la langue qui y est parlée.
3 L’île de Lifou se découpe en trois districts : Lösi, dans la partie sud, Gaica au centre et Wetr au nord.
4 Maurice-Henry Lenormand, Dictionnaire de la langue de Lifou : le Qene Drehu, Nouméa, Le Rocher à la voile, 1999, p. 61.
5 Maurice-Henry Lenormand, Dictionnaire de la langue de Lifou : le Qene Drehu, Nouméa, Le Rocher à la voile, 1999, p. 61.
6 Alban Bensa, « La mémoire des lieux chez les Kanak, Nouvelle-Calédonie (Grande Terre) », in Monod Becquelin (dir.), Ateliers Anthropologie et Histoire N° 17, Réflexion sur les cinq continents, Paris, Laboratoire d’ethnologie, 1997, p. 89
7 Alban Bensa, « La mémoire des lieux chez les Kanak, Nouvelle-Calédonie (Grande Terre) », in Monod Becquelin (dir.), Ateliers Anthropologie et Histoire N° 17, Réflexion sur les cinq continents, Paris, Laboratoire d’ethnologie, 1997, p. 89
8 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Agora, 1962, p. 222.
9 (Alban Bensa, « La mémoire des lieux chez les Kanak, Nouvelle-Calédonie (Grande Terre) », in Monod Becquelin (dir.), Ateliers Anthropologie et Histoire N° 17, Réflexion sur les cinq continents, Paris, Laboratoire d’ethnologie, 1997, p. 90).
10 Alban Bensa, « La mémoire des lieux chez les Kanak, Nouvelle-Calédonie (Grande Terre) », in Monod Becquelin (dir.), Ateliers Anthropologie et Histoire N° 17, Réflexion sur les cinq continents, Paris, Laboratoire d’ethnologie, 1997, pp. 90-91.
11 Alban Bensa, « La mémoire des lieux chez les Kanak, Nouvelle-Calédonie (Grande Terre) », in Monod Becquelin (dir.), Ateliers Anthropologie et Histoire N° 17, Réflexion sur les cinq continents, Paris, Laboratoire d’ethnologie, 1997, pp. 94-95.
12 Jean-Marie Tjibaou, in Yoram Mouchenik, L’enfant vulnérable : Psychothérapie transculturelle en pays kanak (Nouvelle-Calédonie), Paris, Éditions la Pensée Sauvage, 2004, p. 39.
13 TAI : Transports Aériens Intercontinentaux.
14 La coutume s’organise aussi bien autour de la vie quotidienne que des diverses cérémonies coutumières. Elle se déploie en un temps plus ou moins long nécessaire à la préparation des dons et des palabres des différents protagonistes engagés, qui permettent de consolider la solidarité et les liens entre les groupes. Les dons contiennent différents présents : monnaies traditionnelles, billets de banque, vivres (ignames, cochons, bétail, bananes, sacs de riz…), manous (il s’agit de longueurs de tissu), robes, nattes, etc.
15 Le fitiku est une fauvette de Lifou de la famille des Sylividés.
16 Il se décompose de la sorte : du mois d’août au mois de novembre, c’est la période des travaux de préparation du sol, puis des plantations. En septembre et en octobre, les tubercules sont préparés pour la germination. Du mois de novembre au mois de février, c’est la période de croissance des lianes, il faut donc bien désherber le champ (arrachage régulier des mauvaises herbes ou technique du brûlis). Du mois de mars au mois de mai, l’entretien et le désherbage se poursuivent pour favoriser une bonne pousse des tubercules. En juin et en juillet, les tubercules sont arrivés à maturité, c’est le moment de la récolte : les lianes commencent à jaunir.
17 Léonard Drilë Sam, « La Nouvelle-Calédonie, un territoire plurilingue », in Littérature de Nouvelle-Calédonie, Notre Librairie : Revue des littératures du Sud, N° 134, 1998, p. 39.
18 Maurice-Henry Lenormand, Dictionnaire de la langue de Lifou : le Qene Drehu, Nouméa, Le Rocher-à-la-voile, 1999, pp. 7-9.
19 Langue parlée sur l’île d’Ouvéa.
20 Langue parlée sur l’île de Maré.
21 Les paroles sont ici en nengone et nous n’avons pas pu les traduire.
22 Léonard Drilë Sam, « La Nouvelle-Calédonie, un territoire plurilingue », Littérature de Nouvelle-Calédonie, Notre Librairie : Revue des littératures du Sud, N° 134, 1998, p. 30.
23 Léonard Drilë Sam, « La Nouvelle-Calédonie, un territoire plurilingue », Littérature de Nouvelle-Calédonie, Notre Librairie : Revue des littératures du Sud, N° 134, 1998, p. 36.
24 Léonard Drilë Sam, « La Nouvelle-Calédonie, un territoire plurilingue », Littérature de Nouvelle-Calédonie, Notre Librairie : Revue des littératures du Sud, N° 134, 1998, p. 36.
25 Léonard Drilë Sam, « La Nouvelle-Calédonie, un territoire plurilingue », Littérature de Nouvelle-Calédonie, Notre Librairie : Revue des littératures du Sud, N° 134, 1998, p. 36.
26 La traduction des mots (entre guillemets) suit les exemples d’emprunt, car il peut exister une légère différence de sens avec le terme d’origine.
27 Le signe < signifie « vient de » : < fr. : signifie « vient du français ».
28 Via le bislama hankers ou anguichip.
29 Sylvie Mougin, « Pratique et intertextualité de la chanson dans la société paysanne », in Leclers et Robert, Chansons de colportage, Troyes, PUR, pp. 243.
30 Hugo Zemp, Ecoute le bambou qui pleure (‘Aré’aré’, îles Salomon), Paris, Gallimard, 1995, p. 68.
31 André-Marie Despringre, Chants enfantins d’Europe, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 23.
32 Andy Arleo, « Trois p’tits chats : un jeu de dominos verbal », in André-Marie Despringre, Chants enfantins d’Europe, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 45.
33 Andy Arleo, « Trois p’tits chats : un jeu de dominos verbal », in André-Marie Despringre, Chants enfantins d’Europe, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 46.
34 Kathryn Marsh, in Andy Arleo, « Le folklore enfantin peut-il contribuer à la sensibilisation précoce aux langues étrangères ? », Université de Nantes, CRINI, à paraître, p. 12.
35 Photini Panayi, « La poéticité dans l’élimination. Analyse linguistique et musicale de formulettes chypriotes », in André-Marie Despringre, Chants enfantins d’Europe, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 128-154.
36 Kathryn Marsh, in Andy Arleo, « Le folklore enfantin peut-il contribuer à la sensibilisation précoce aux langues étrangères ? », Université de Nantes, CRINI, à paraître, p. 12.

Pour citer cet article

Stéphanie Geneix-Rabault, « La littérature orale chantée pour enfants en langue drehu (Îles Loyauté - Nouvelle-Calédonie) : entre spécificités locales et récurrences universelles », paru dans Loxias, Loxias 25, mis en ligne le 15 juin 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2865.


Auteurs

Stéphanie Geneix-Rabault

Stéphanie Geneix-Rabault est docteur en ethnomusicologie, vacataire à l’Université de la Nouvelle-Calédonie et à l’IUFM du Pacifique, chargée de mission à l’Académie des Langues Kanak et post-doctorante associée au LACITO-CNRS UMR 7107, ainsi qu’au CNEP EA 4242. Après huit ans d’enquête ethnographique sur les îles Loyauté, elle a soutenu une thèse sur les chants et jeux chantés pour enfants en langue drehu (2008, Paris IV-Sorbonne-LACITO-CNRS UMR 7107). Ses travaux se concentrent actuellement sur les musiques et arts océaniens, sur le répertoire enfantin comme vecteur d’apprentissages, de valorisations et de revitalisations linguistiques, musicaux, kinésiques et socioculturels, ainsi que sur la création d’activités et de supports didactiques autour des chants et jeux chantés pour enfants en langues kanak et océaniennes.