Loxias | Loxias 24 Pour une archéologie de la théorisation des effets littéraires des rapports de domination | Pour une archéologie de la théorisation des effets littéraires des rapports de domination
Rabâa Abdelkéfi :
La représentation de l'Occident dans L’Orientalisme d'Edward Said : théorie ou discours idéologique ?
Résumé
L’Orientalisme d’Edward Said développe l’idée selon laquelle un savoir et un imaginaire sur l’Orient issus d’une position de puissance de l’Occident se sont construits discursivement et pendant des siècles et se sont institutionnalisés Ils traduisent une vision manichéenne qui oppose l’Occident, référence de toutes les valeurs, à un Orient, qui se distingue par sa déliquescence. Il s’agira de dévoiler l’enjeu de la réflexion de Said, de sa démarche intellectuelle, pour en dégager le caractère idéologique. En figeant l’orientalisme dans une atemporalité, en restreignant le champ de sa recherche au seul au monde arabe et en annihilant la dimension individuelle de la pensée des orientalistes, Said évacue le mouvement de la pensée occidentale et orientale et lui substitue des images pérennes : l’Occident offrant les images d’une force surdimensionné, protéiforme et l’Orient les images de la perte, de la ruine et du vide. L’usage que fait Said du comparatisme, qui sectionne les textes pour en dégager les éléments utiles à la démonstration, est conforme aux méthodes dont il déplore l’usage chez les orientalistes. En affirmant que l’Occident a créé l’Orient, Said castre, à son tour, le monde arabe, le fige dans l’image à laquelle il voulait le faire échapper. Il prive ainsi l’Oriental de sa propre pensée, de son histoire, de sa culture, de sa diversité ethnique et confessionnelle et le représente comme victime d’une histoire qui lui échappe.
Index
Mots-clés : idéologie , image, Occident, Orient, orientalisme, représentation
Plan
- La restriction du champ de la recherche : l’espace et le temps
- Savants, hommes politiques et écrivains voyageurs, un langage univoque et commun
- L’orientalisme, une histoire atemporelle
- Des dangers de la rationalité
- Conclusion
Texte intégral
1Il est important, avant d’aborder le sujet de l’article à proprement parler, de présenter rapidement l’auteur de l’essai sur lequel ce travail portera, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident1. Edward Said est né à Jérusalem en 1935, il passe une partie de son enfance en Égypte puis s’installe aux U.S.A. De 1963 à 2003, il est professeur de littérature comparée à l’université de Columbia. Son essai L’Orientalisme, qui paraît en 1978 – la version française paraîtra deux ans plus tard –, a de nombreux admirateurs mais il est aussi controversé et « suscite [même] dans le milieu professionnel des orientalistes, comme l’écrit Maxime Rodinson, dans La Fascination de l’islam, quelque chose comme « un traumatisme »2.
Les orientalistes [poursuit M. Rodinson] avaient certes l’habitude de voir critiquer leurs travaux comme « ethnocentristes » et de se voir dénoncés eux-mêmes par les publications indigènes comme agents conscients ou inconscients de l’impérialisme européo-américain. Mais ces ouvrages ne touchaient pas le milieu où ils évoluaient. Voici tout à coup les mêmes accusations reprises en anglais par un professeur d’une valeur reconnue, familier de Flaubert, invoquant les idées de Michel Foucault3.
2Paru à un moment où les études sur le monde arabe et musulman connaissent un fléchissement certain, où « le désenchantement national », pour reprendre une expression de Hélé Béji, se manifeste dans les anciennes colonies et où les revendications identitaires commencent à s’exacerber, L’Orientalisme est perçu par certains intellectuels européens, par Daniel Rivet en particulier, comme une contribution « à la mort symbolique du genre de manière retentissante ». L’essai de Said, note D. Rivet, « démystifie la tentative des hommes d’Occident pour comprendre, sentir, penser l’Autre4. »
3L’orientalisme tel que le définit Said est un savoir et un imaginaire issus d’une position de puissance. Ce savoir et cet imaginaire ont été institutionnalisés et construits discursivement pendant des siècles par l’Occident. Ils traduisent une vision dichotomique qui oppose un « nous », référence de toutes les valeurs et un « eux », appelé Orient, qui se distingue par une altérité excessive.
4Il faut cependant noter que dans des publications postérieures, conscient de la possible instrumentalisation de ses analyses par les fondamentalistes musulmans, E. Said nuancera certaines de ses positions : il faut reconnaître que sa pensée évoluera dans le sens de la rencontre. L’écrivain déplorera lui-même, dans la postface de L’Orientalisme qu’il publie en 1994, les interprétations erronées sinon mal intentionnées dont son livre a fait l’objet. « À bien des égards, écrit-il, l’Orientalisme me semble être devenu un ouvrage collectif qui me dépasse en tant qu’auteur, bien plus que je ne pouvais le pressentir quand je l’écrivais5. »
5Malgré les explicitations qu’il donne dans la postface de L’Orientalisme, Said ne remet en cause ni sa thèse, ni sa démarche méthodologique. En effet, en dépit des mises en garde de son auteur, ce livre, aujourd’hui plus que jamais, conforte l’idée qu’une incompréhension originelle sous-tend tout discours politique ou intellectuel sur l’Orient. L’orientalisme a servi et sert aujourd’hui encore, d’après Said, le discours politique. En 2003, il affirmera que des hommes d’influence auprès du Pentagone et du Conseil national de sécurité de George W. Bush sont des experts du monde arabe dont la réflexion porte sur « l’esprit arabe » et « le déclin séculaire de l’islam ».
6Said, il est vrai, appelle dans son livre Culture et impérialisme6 à l’humanisme à l’échelle mondiale contre « les bâtisseurs d’empire ». Il lance donc un véritable appel à la solidarité humaine, à ce qu’il appelle l’humanisme mais son analyse de l’orientalisme ne connaît pas de modification notoire : si, pour lui, l’avenir des relations entre l’Orient et l’Occident peut trouver une orientation nouvelle, leur passé conserve l’image négative que le travail conjugué des hommes politiques et des orientalistes a créée. Les nuances que Said a tenté d’apporter n’ayant modifié ni la thèse qu’il développe, dans L’Orientalisme, ni sa démarche méthodologique, une réflexion sur cet ouvrage n’est pas caduque.
7L’essai de Said témoigne de la grande érudition de son auteur mais ce savoir qui embrasse des domaines aussi divers que la politique, la littérature, l’histoire, la philosophie, ethnologie, la sociologie, la géographie, occulte la spécificité des genres, leur originalité et leurs apports scientifiques ou leur valeur esthétique pour ne dévoiler qu’un discours idéologique univoque déclaré ou sous-jacent.
8Dans L’Orientalisme se développent deux images opposées, pendants nécessaires du discours idéologique. Face à un Occident protéiforme qui se transforme, s’étend, se multiplie, s’infiltre, s’approprie l’autre pour le métamorphoser et l’englober, apparaît l’image pérenne du vide oriental et de la perte. Pour faire le procès de l’orientalisme, Said utilise une démarche méthodologique conforme à bien des égards à celle qu’il reproche aux orientalistes. En s’attaquant à l’orientalisme, Said castre, à son tour, le monde arabe, le fige dans l’image à laquelle il voulait le faire échapper. Il prive l’Oriental de sa propre pensée, de son histoire, de sa culture, de sa diversité ethnique et confessionnelle. Il le représente comme victime d’une histoire qui lui échappe, or comme l’écrit Daniel Rivet :
L’histoire n’est pas subie […] L’épisode colonial n’est pas un affrontement frontal de communauté contre communauté, il y a des eu des individus, des groupes médians qui faisaient l’aller-retour entre colons et indigènes7.
9C’est cette image surdimensionnée et protéiforme de l’Occident, ce sont les images de la perte, du vide et de la ruine orientaux qui transparaissent à travers les choix méthodologiques de Said. En effet, la restriction du champ de l’analyse, la restriction du corpus et la négation de la nuance, de la diversité, de la mobilité créent un discours idéologique, qui, enfermant l’orientalisme dans un discours univoque, reproduisent en l’inversant un discours sur l’Occident dont la portée idéologique est incontestable.
10La thèse d’E. Said remet en question la liberté intellectuelle des orientalistes qui seraient dans l’impossibilité de se dégager d’une idéologie colonialiste à laquelle ils adhèrent même lorsque leur sympathie pour l’Orient est sensible. La rencontre entre l’Orient et l’Occident semble donc fallacieuse, originellement biaisée, irrémédiablement marquée par le poids d’une histoire faite d’oppositions, d’incompréhensions et de dominations. Dans son essai, il énonce des arguments intellectuels qui justifient cette irrémédiable démarcation, il confère en conséquence à sa démonstration la force du raisonnement intellectuel, il scelle d’une certaine façon cette aversion séculaire et la fige dans une sorte de pérennité. « À cause de l’orientalisme, affirme-t-il, l’Orient n’a jamais été et n’est pas un sujet de réflexion libre8 ».
11Edward Said s’attaque dans cet essai essentiellement aux études franco-anglaises du XIXe et du XXe siècle qui s’intéressent au Proche Orient et au Maghreb. Bref, il a circonscrit son étude sur l’orientalisme à cette entité appelée le monde arabe, sans en souligner les spécificités, comme si le monde arabe était un et un seul, et s’il remonte jusqu’à l’Antiquité pour dégager l’image de l’Orient que l’Occident aurait créée, il restreint le champ de l’étude essentiellement à la représentation franco-anglaise de l’Orient arabe moderne et contemporain. Le champ de l’étude ne pouvait qu’être délimité, cela va sans dire, Edward Said ne pouvait embrasser la totalité du savoir qui couvre tout à la fois l’Asie et l’Afrique mais cette délimitation, qui se propose de traduire la vision européenne de l’Orient, qui efface la réalité objective du monde arabe et musulman pour mettre en évidence le seul discours dont il est l’objet, est idéologique.
12Ce choix méthodologique qui isole une région du monde et réduit un savoir aussi vaste que divers à sa teneur idéologique pourrait se lire comme une démarche visant à dégager seulement la vision occidentale de l’Orient, mais Said introduit aussi l’idée que l’Oriental lui-même se perçoit à travers le prisme européen. Là se situe la force inhibitrice de l’Occident, semble dire Said :
comme tout ensemble d’idées durables, les concepts orientalistes ont influencé ceux qu’on appelle Orientaux aussi bien que ceux qu’on appelle Occidentaux ou Européens ; bref, l’orientalisme est mieux saisi comme un ensemble de contraintes et de limites de la pensée que comme une doctrine positive9.
13L’Occident a donc modelé non seulement la vision européenne de l’Orient mais aussi l’image que l’Oriental se fait de lui-même. Cette dernière idée, même si elle n’occupe pas une place centrale dans l’essai, nous permet de dire que Said évacue l’Arabe et sa réalité objective du champ de la recherche en raison du choix d’une démarche méthodologique. Pour souligner le pouvoir sans conteste de l’Occident, il enferme l’Arabe musulman dans une espèce de pérennité et d’inertie. Il reproche à l’Occident d’avoir créé une image négative de l’Orient, image qui s’est substituée à la réalité et s’est fixée dans l’imaginaire collectif tant occidental qu’oriental. Mais n’a-t-il pas lui-même conforté cette image en déniant aux Arabes et aux musulmans tout pouvoir sur leur histoire et sur la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes ?
14Le discours colonialiste a créé une image négative de l’Orient, cela est incontestable. Dans l’idée même de mission civilisatrice persiste la conscience de la supériorité occidentale, cela est également vrai, mais outre que le discours colonial n’est pas figé dans le temps et dans l’espace, il faut reconnaître que la conscience nationale est née précisément de l’opposition à l’occupant et que l’occupant lui-même a découvert l’Autre dans la résistance qu’il lui a opposée. Pour illustrer ce point de vue, je citerai l’exemple de la Tunisie que je connais un peu et de l’institution scolaire de la Khaldounia10 dont la fonction était de moderniser l’enseignement religieux dispensé au sein de la Grande Mosquée de la Zitouna11. Initiée par le résident-général René Millet, par l’orientaliste Louis Machuel et par une élite de jeunes réformistes bilingues appartenant au mouvement Jeunes Tunisiens12, la Khaldounia tient de façon paradoxale les conditions réelles de sa création et de son évolution d’individus, qui ne sont ni des colonialistes méprisants, ni des Tunisiens hostiles à la rencontre des cultures. La Khaldounia est l’exemple type de l’institution qui, loin d’opposer les Français et les Arabes, les modernistes et les oulémas traditionalistes, a introduit un dialogue entre ceux qui œuvraient dans le but de promouvoir la langue et la culture musulmane. A la Khaldounia, depuis 1896, date de sa création jusqu’en 1956, se sont rencontrés des orientalistes et des oulémas, et loin d’être au service de la colonisation, cette institution a été un des plus grands bastions de l’opposition au Protectorat français.
15Ainsi, au sein même de l’administration coloniale existaient des individus qui, comme le dit Daniel Rivet, « faisaient l’aller-retour entre colons et indigènes. » La conscience de l’autre existe certes, comme le montre E. Said, dans un savoir et un imaginaire discursifs mais cet autre prend forme et consistance aussi et surtout dans l’opposition ou dans la rencontre.
16Si la restriction du champ spatial et temporel témoigne de la teneur idéologique de l’essai, l’abondance des références utilisée par E. Said, elle, subvertit l’histoire, puisque l’auteur s’attache à ne dégager qu’un langage commun et univoque qui réduit la diversité des écrits et occulte des actions. En harmonisant les voix jugées concordantes des orientalistes, des savants, des hommes politiques et écrivains-voyageurs pour leur prêter le seul langage colonialiste, Said développe un discours dont la portée idéologique est incontestable.
17L’érudition de l’auteur revêt l’essai d’une certaine crédibilité et donne à ses conclusions la force de l’évidence. Mais cette érudition est trompeuse car loin de faire entendre les voix des écrivains, des hommes politiques, des créateurs de projets en relevant leurs différences, elle vise à prouver qu’ils parlent le même langage. Une sorte de pesanteur, telle une fatalité tragique, aliène les Occidentaux, subvertit leur pensée et entraîne dans son sillage les Arabes, qui, vaincus et victimes, adoptent cette image dévalorisée que l’Autre leur prête. Ainsi pour E. Said, l’Orient n’existe pas par lui-même, sa réalité est totalement évacuée, il n’est qu’une création imaginaire de l’Occident. L’Orient apparaît, conformément à la volonté surdimensionnée de ses conquérants, n’être plus qu’un monde inerte, dont l’ossature n’est que la prothèse qu’ils auraient créée.
18Le livre de Said, qui se propose de dévoiler l’image de l’Occident surdimensionné, occulte lui aussi, pour des besoins méthodologiques ou idéologiques, l’Arabe et le musulman. Il l’évacue à son tour de l’espace de l’essai et masque en conséquence toute la complexité de son histoire. En prêtant le même langage idéologique aux savants, aux écrivains et aux hommes politiques, en faisant taire les Arabes et les musulmans, Said soustrait la diversité, la liberté des individus, la marginalité des groupes et des communautés, la liberté de l’art et de la pensée.
19Cette image univoque, d’après Said, est née de l’adéquation du savoir orientaliste au projet colonialiste, le premier anticipant même le second :
des hommes comme Balfour et Cromer ont pu dire ce qu’ils ont dit, comme ils l’ont dit [écrit Said au chapitre I de son essai], parce qu’une tradition orientaliste remontant plus haut que le dix-neuvième siècle leur fournissait des mots, des images, une rhétorique et des figures pour le dire13.
20L’orientalisme a donc une certaine historicité et Said, remontant jusqu’à l’Antiquité, en retrace les différentes étapes, mais de même que la diversité des genres produit un même discours, le mouvement de l’histoire n’altère pas fondamentalement la portée idéologique du discours orientaliste, il ne fait que renforcer la vision occidentale d’un Orient dévalorisé puisque chaque génération puise ses sources et ses ressources dans les travaux des orientalistes des siècles précédents. Le formidable travail d’exploration de l’Égypte qui a abouti à la création de l’Institut d’Égypte, à la Description de l’Égypte, par exemple, a puisé ses sources, nous dit Said, dans les textes des orientalistes des siècles précédents comme la Bibliothèque orientale d’Herbelot et dans la relation de voyage de Volney. Ainsi, l’historicité n’est évoquée que pour montrer une sorte de permanence du discours orientaliste. Mais si le discours orientaliste du XIXe siècle s’inscrit dans une continuité, il ne se caractérise plus à partir du XIXe siècle, écrit l’essayiste, par sa démarcation par rapport à l’Orient mais par son pouvoir de transformation et d’absorption de l’autre. La notion de l’altérité est donc abandonnée au bénéfice d’une proximité que justifie le fait colonial lui-même. Le discours savant comme le discours politique, affirme Said, visait à embrasser dans un ensemble homogène la culture classique qui avait fondé l’Occident latin et la culture orientale. Les perspectives politiques se modifient, elles transparaissent dans les écrits des orientalistes qui utilisent un langage en apparence nouveau : l’Occident estime de son devoir de sauver une partie de la grandeur passée de l’Orient. De fait, l’Occident semble poser son regard sur la réalité orientale et Bonaparte ira jusqu’à vouloir prouver qu’il combattait pour les musulmans et pour l’amélioration de l’Égypte. Mais l’Arabe et le musulman dont il s’agit demeurent, d’après Said, ceux que l’imaginaire occidental a inventés. L’Égypte s’intègre à l’Occident, elle augmente son étendue. Mais, soutient Said, si l’Orient est absorbé par le discours savant des orientalistes et des hommes politiques, l’Oriental, lui, a encore moins de consistance. Aspiré, fondu dans un ensemble plus grand, il perd son altérité et n’existe pas par lui-même mais seulement dans la représentation que lui ont conférée les textes des orientalistes.
21Malgré l’historicité dans laquelle il est placé, le discours orientaliste ainsi que sa longévité peuvent se lire paradoxalement comme un véritable défi à la temporalité et par conséquent à l’histoire. L’orientalisme semble donc tenir sa force et son pouvoir intellectuel, si on en croit Said, d’une constance que le temps n’a pas altérée. D’après E. Said, l’orientalisme a incrusté dans l’imaginaire occidental, par le biais d’un discours ressassé et univoque, l’image déréalisée de l’autre. Cette image, qui s’est forgée au fil du temps pour se radicaliser au XIXe siècle, justifie le bien-fondé de la colonisation.
22L’orientalisme apparaît donc, en résumé, comme un imaginaire construit discursivement par l’Occident qui, après avoir affirmé son identité dans une démarcation par rapport à un Orient, jugé informe, s’est fixé pour tâche, à partir du XIXe siècle, qui rappelons-le, est l’époque de l’expansion coloniale, de l’absorber.
23La représentation de l’Orient que véhicule toute la production savante orientaliste du XIXe siècle se caractérise aussi par sa cohérence et sa rationalité, affirme Said. Grâce au positivisme scientifique, le monde oriental étrange et chaotique devient compréhensible au lecteur occidental et fournit aux hommes politiques le langage qui a rendu leur discours possible. Cette cohérence, dit Said, est illusoire. Elle n’est que le résultat d’un effet produit par le procédé de la classification, ce système fermé qui donne le sentiment de l’exhaustivité et de l’objectivité scientifique mais qui masque la teneur idéologique du discours orientaliste, les manques et les préjugés sur lesquels il repose. La Bibliothèque orientale d’Herbelot, qui est publiée en 1697 et qui servira de modèle à la Description de l’Égypte, offre, d’après Said un exemple de ce savoir dont la rationalité et l’organisation alphabétique cache « des mythes idéologiques ».
Dans un ouvrage savant comme la Bibliothèque orientale, qui est le résultat d’études et de recherches systématiques, l’auteur impose un ordre au matériau sur lequel il a travaillé ; en outre, il souhaite que le lecteur comprenne bien que ce que livre la page imprimée est un jugement ordonné, discipliné de ce matériau. Ce que véhicule la Bibliothèque, c’est une idée de la puissance et de l’efficacité de l’orientalisme qui rappellent partout au lecteur que, dorénavant, pour atteindre l’Orient, il devra passer par les grilles et les codes fournis par l’orientaliste14.
24L’orientalisme a donc créé, d’après Said, sous le couvert d’une érudition organisée, un système de représentations qui donne l’illusion d’une réalité fondée sur une unité géographique, culturelle, linguistique et ethnographique, alors que ce travail s’appuie sur la fragmentation, sur le découpage arbitraire en unités. L’orientalisme a donné ainsi l’illusion de la cohérence au chaos oriental pour le comprendre et le maîtriser, mais cet Orient n’est que recréation car le contenu des articles repose parfois, nous dit Said, sur des « mythes idéologiques ». Pour étayer son point de vue, Said s’appuie sur les exemples de traitement de la langue arabe et de la représentation du prophète Mahomet dont l’image de l’imposteur est reproduite par la Bibliothèque orientale telle qu’elle existait déjà au Moyen Âge ou dans La Divine comédie.
25A ce niveau de l’analyse également, il est possible d’émettre un certain nombre de réserves. La première concerne une fois de plus le caractère systématique des analyses de Said dont le vaste corpus ne tend pas à souligner les différences et les nuances de la pensée des auteurs mais sert à prouver l’univocité d’un langage et la duplicité consciente ou cachée de leurs intentions. De mêmes que les savants dont la production est encyclopédique, les philologues, comme Ernest Renan, les grammairiens, comme Silvestre de Sacy adoptent un système de classification, soutient Said, qui fragmente le savoir et crée en conséquence des interstices favorables au développement de mythes idéologiques.
26Si les ouvrages des auteurs cités donnent de l’islam ou de l’Orient une image négative – ce qui d’ailleurs n’est pas la même chose mais se confond à dessein, chez Said –, elles ne relèvent pas nécessairement de cette conscience de la supériorité occidentale, du mépris de l’autre et de l’idéologie colonialiste. Les points de vue de Dante, de Silvestre de Sacy ou de Renan, s’ils jugent la religion musulmane ou la culture orientale, ne signifient pas nécessairement que leur pensée soit dominée par une idéologie séculaire qui les enferme dans la reproduction du même discours et des mêmes préjugés.
27Les ouvrages de Renan, par exemple, ont fait l’objet d’innombrables analyses et si ces études soulignent la vision négative que porte Renan sur l’Orient, elles dévoilent aussi le caractère personnel de sa pensée. Dans son livre intitulé L’Europe et l’islam, Hichem Djaït consacre un long développement à Renan.
Renan [écrit-il], ne s’est pas abandonné à reproduire la longue tradition chrétienne de dépréciation de l’adversaire islamique. Le rationalisme positiviste a ceci de bon qu’il met les religions sur le même plan, en n’adhérant à aucune. Celui que professe Renan n’est, au demeurant, ni étroit ni hostile par principe à toute idée religieuse pour elle-même. Il confesse dans ses Souvenirs tout ce qu’il doit humainement et moralement à Saint-Sulpice et, dans ses goûts autant que dans ses renoncements, il reste chrétien. De la même façon, l’Islam a toujours, reconnaît-il, produit en lui une profonde émotion à tel point qu’il n’est jamais entré dans une mosquée sans avoir regretté de n’être pas musulman. Ainsi la grandeur dépouillée de l’islam religieux contredit-elle chez lui ce que l’Orient en tant qu’Orient suscite de répulsion « par sa pompe, son ostentation, ses impostures »15.
28D’après H. Djaït, la vision de l’islam de Renan est moins caricaturale que ce qu’on a coutume de lui imputer. C’est en historien qu’il pense l’islam, écrit-il, lorsqu’il tient l’islam pour responsable de l’enchaînement de l’esprit oriental et du blocage du développement de la science en pays d’Orient.
29Le système de la classification dont le corollaire est la fragmentation est donc perçu par Said comme un procédé favorable à l’expression des « idées reçues ». Aussi la démarche des positivistes apparaît-elle comme un montage apte à camoufler le sens profond des textes au moyen d’une organisation rationnelle et convaincante. Si les entrées alphabétiques de la Description de l’Égypte permettent de glisser des articles fondées sur des préjugés, la méthode d’enseignement de la grammaire arabe élaborée par Silvestre de Sacy ou la philologie de Renan refont l’Orient, le recréent en fonction d’une vision biaisée par l’histoire même de l’orientalisme.
Ainsi, ce à quoi s’attache Silvestre de Sacy [remarque Said], c’est l’anthologie, la chrestomathie, le tableau, l’exposé des principes généraux, dans lesquels un ensemble relativement mince d’exemples puissants livre l’Orient à l’étudiant. Ces exemples sont puissants pour deux raisons : a) parce qu’ils reflètent l’autorité qu’a Silvestre de Sacy, en tant qu’Occidental, pour prendre à l’Orient ce que sa distance et son excentricité ont jusqu’ici gardé caché ; b) parce que ces exemples ont en eux (ou ont reçu de l’orientaliste) le pouvoir sémiotique de signifier l’Orient16.
30La démarche adoptée par les orientalistes comme Renan ou comme Silvestre de Sacy n’est pas propre au seul domaine de l’orientalisme, empruntée aux méthodes scientifiques, elle correspondait au XIXe siècle à l’épanouissement du positivisme scientifique. Que le XIXe siècle ait véhiculé des idées reçues sur l’Orient, on ne peut qu’en convenir, mais voir dans la méthode d’approche de l’Orient ou même dans l’intention des orientalistes un préjugé séculaire dont ils ne peuvent se départir peut sembler contestable. Les travaux des savants diffèrent et si certains véhiculent dans leurs écrits une idéologie colonialiste, d’autres ont remis en question le colonialisme et ont manifesté pour l’Orient une sympathie sincère.
31Ainsi, par exemple, des écrivains comme Chateaubriand, Nerval, Flaubert, Dumas, Loti n’avaient pas la même vision de l’Orient, même lorsqu’ils utilisent un même matériau qui est, lui aussi, transformé et absorbé par un autre texte. Lorsque G. de Nerval plagie Lane, il se cache certes derrière la parole reconnue de l’autre mais sa représentation de l’Orient demeure personnelle et sincère. Sa sympathie pour l’Orient est indéniable et si son texte véhicule un certain nombre de préjugés, il faut les rattacher à leur époque, condition sans laquelle l’interprétation devient anachronique.
32La perception que nous avons, par exemple, de l’esclavage, du racisme et du colonialisme n’obéit plus aux mêmes critères. Si les orientalistes ne parvenaient pas à se départir de l’idéologie colonialiste, ce qui est contestable, l’énorme travail qu’ils ont fourni, loin de déréaliser l’image de l’Oriental, lui a fourni une masse impressionnante d’informations qui lui ont permis de constituer son histoire et sa culture. Peut-on aujourd’hui contester l’apport de Charles André Julien, de Jacques Berque pour la recherche historique au Maghreb ? Quels matériaux a utilisés Edward Said de l’Orient sinon, comme le montre bien son livre, les ouvrages des orientalistes ?
33Il y aurait évidemment bien d’autres points à commenter : l’essai de Said est riche et cet exposé ne prétend nullement à l’exhaustivité. Mon propos était de montrer à partir de l’étude de la méthode adoptée par Said la teneur idéologique de son essai. En restreignant l’orientalisme au seul espace franco-anglais et en évacuant l’orientalisme allemand, en limitant l’Orient au seul espace arabe et musulman, Said a analysé non pas l’orientalisme mais les rapports de l’Europe et de l’islam à travers des écrits franco-anglais. De fait son analyse s’intéresse essentiellement à la représentation de l’islam et du prophète Mohamed. Le terme Arabe et islam ou musulman semblent synonymes.
34L’orientalisme est un savoir occidental sur l’Orient mais Said le rattache peu aux mouvements politiques et intellectuels qui ont traversé l’Europe depuis le Moyen Âge. Ainsi ni l’Europe ni l’Orient n’ont de réalité tangible dans l’essai de Said. Détaché de l’histoire intellectuelle et culturelle européenne qui l’a produit, et rattaché seulement à l’histoire politique de l’empire colonial, l’orientalisme devient apte à toutes les interprétations possibles.
35Le livre de Said ne développe qu’une seule et même idée, que le sous-titre du livre résume fort bien, « L’Orient créé par l’Occident », cette idée sans cesse ressassée, soutenue par une importante érudition, a fourni non pas une analyse de l’orientalisme mais l’image d’un Occident surdimensionné et protéiforme. Le monde arabe est évacué, inexistant.
36L’usage que fait Said du comparatisme, méthode qui s’est largement inspirée, elle aussi, des méthodes scientifiques adoptées par Cuvier, qui sectionne les textes pour en dégager les éléments utiles à la démonstration, est conforme aux méthodes dont Said déplore l’usage chez les orientalistes. La pensée de Said pèche, elle aussi, par le caractère systématique de la démonstration. Said ne laisse pas les livres parler, il les fait parler comme le discours orientaliste fait parler l’Orient et leur fait dire ce qu’ils ne disent pas.
37Que la production orientaliste du XIXe siècle soit entachée d’une idéologie colonialiste, qu’elle ait consolidé l’Empire, cela nous semble pertinent mais en soutenant l’idée que la rencontre entre les deux mondes a toujours porté les stigmates de ce que nous appelons le racisme, Said nie la liberté de l’intellectuel et dénie à l’Occidental la capacité de poser sur l’Orient un regard objectif et sans préjugés.
38Le passé colonial est un mal, nul ne le conteste mais l’orientalisme n’est-ce pas précisément tout un travail, toutes ces informations foisonnantes, cette exploration d’une monde dont, il faut le dire, se détournaient ses propres habitants pour contempler un passé lointain ?
39Cependant si l’essai de Said a créé un remous bénéfique dans le milieu orientaliste, s’il a permis aux Européens de modifier le regard qu’ils portent sur l’Orient, il a conforté les intellectuels arabes dans le rejet des Autres, il a entretenu et fixé le différend colonial, il a donné une assise intellectuelle aux idées fondamentalistes. En adoptant un ton polémique, en restreignant le champ de l’étude à des fins idéologiques, Said a écrit un livre, qui de son propre aveu, lui a échappé.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Rabâa Abdelkéfi, « La représentation de l'Occident dans L’Orientalisme d'Edward Said : théorie ou discours idéologique ? », paru dans Loxias, Loxias 24, mis en ligne le 15 mars 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2700.
Auteurs
Rabâa Abdelkéfi, maître-assistante à l’Institut supérieur des langues de Tunis, Université du 7 novembre à Carthage, a publié Appropriation culturelle et création littéraire, Tunis, Ambassade de France, Sud édition/ Paris, Maisonneuve et Larose, 2005. De nombreux articles, dont « La cité du désert, imaginaire et représentation du Caire dans le Voyage en Orient de Nerval », Montpellier, Université Paul Valéry, Centre d’étude du vingtième siècle, 2005 ; « Jeu et enjeu de la métamorphose dans La Disparition de Georges Perec », De Perec etc., derechef, Textes, lettres, règles & sens, Mélanges offerts à Bernard Magné, Paris, Joseph K, 2005 ; « La présence mystérieuse de l’autre à travers l’enchâssement des récits dans "53 jours" de Georges Perec », Ecrire l’énigme, Paris, PUPS, 2007. Elle a créé et coordonne l’Unité de recherche « les formes du discours dans l’espace méditerranéen contemporain » au CERES (Centre de recherche économique et sociale de Tunis) depuis janvier 2004.