Loxias | Loxias 22 Doctoriales V | Doctoriales V
Filomena Juncker :
La mémoire comme plissement du Dehors dans Moderato Cantabile de Marguerite Duras et dans « A Doida » [« La folle »], (A China fica ao lado [La Chine se trouve à côté]), de Maria Ondina Braga
Résumé
Dans Moderato Cantabile de Marguerite Duras et dans « A Doida » [« La folle »] de A China Fica ao Lado [La Chine se trouve à côté], de Maria Ondina Braga, le dehors intervient comme un élément de renaissance : intériorisé, il relance la mémoire, devenant ainsi garant d’une subjectivité. En revanche, le silence qui signe le secret et un gouffre de douleur souterraine, traduit parfois par un état de « passivité » extrême, semble vouloir tendre vers l’oubli de l’oubli lui-même. Le conflit entre ces deux forces, mémoire et silence, qui sauve de la mort, suppose néanmoins l’exténuation du sujet. Le cri, libérateur comme le mot qui dirait l’indicible, semble alors signifier l’aboutissement ultime (inatteignable ?) de cette attente.
Index
Mots-clés : cri , exténuation, mémoire, passivité, prétérition, silence
Texte intégral
– Qu’est-ce que ça veut dire, moderato cantabile ?
– Je ne sais pas.
[…]
– Je te l’ai dit la dernière fois, je te l’ai dit l’avant dernière fois, je te l’ai dit cent fois, tu es sûr de ne pas le savoir ?
[…] L’enfant ne répondit toujours pas. Alors la dame frappa une troisième fois sur le clavier, si fort que le crayon se cassa. Tout à côté des mains de l’enfant. Celles-ci étaient à peine écloses, rondes, laiteuses encore. Fermées sur elles-mêmes, elles ne bougèrent pas.
– C’est un enfant difficile, osa dire Anne Desbaresdes, non sans une certaine timidité.
L’enfant tourna la tête vers cette voix, vers elle, vite, le temps de s’assurer de son existence, puis il reprit sa pose d’objet, face à la partition. Ses mains restèrent fermées.
– Je ne veux pas savoir s’il est difficile ou non, Madame Desbaresdes, dit la dame. Difficile ou pas, il faut qu’il obéisse, ou bien.
Dans le temps qui suivit ce propos, le bruit de la mer entra par la fenêtre ouverte.
[…]
– Quel enfant j’ai là, dit Anne Desbaresdes joyeusement, tout de même, mais quel enfant j’ai là, et comment se fait-il qu’il me soit venu avec cet entêtement-là…
[…]
– J’aime pas le piano, dit [l’enfant] dans un murmure.
[…]
– Il le faut, continua Anne Desbaresdes, il le faut.
[…]
– Pourquoi ? demanda l’enfant.
– La musique, mon amour…
[…]
– Quand même, dit Anne Desbaresdes […], tu pourrais t’en souvenir une fois pour toutes. Moderato, ça veut dire modéré, et cantabile, ça veut dire chantant, c’est facile1.
1Cette scène de Moderato Cantabile nous semble particulièrement significative dans l’œuvre de Marguerite Duras, en ce qui concerne le choix des thèmes qui, d’emblée, y sont proposés : une leçon de piano, une mère aimante et la mémoire – ou son absence – utilisée comme moyen d’affirmation d’une subjectivité, celle de l’enfant. Ces thèmes majeurs des textes de l’écrivaine française (la musique, l’amour et la mémoire/l’oubli) constituent également les noyaux d’écriture de Maria Ondina Braga : la musique, teintée d’exotisme oriental, qui semble enrober d’une sorte de bonheur le désespoir intime que l’écrivaine portugaise s’efforce de « mettre en mot » ; l’amour idéal qu’elle aime aimer, presque inhumain, à propos duquel elle aurait pu dire, comme le fait Duras dans Les Petits Chevaux de Tarquinia : « Aucun amour au monde ne peut tenir lieu de l’amour2 » ; le conflit entre la mémoire et le « garde-fou contre les abîmes du souvenir3 », qui relance sans cesse le pouvoir créateur de son écriture, comme moyen de suppléer les limites identitaires qui font défaut à l’écrivaine.
2En contrepoint à Moderato Cantabile, nous utiliserons comme support de cette brève analyse portant sur l’interpénétration de ces trois thèmes dans l’œuvre des deux auteures, le récit « A Doida » du livre de nouvelles d’inspiration chinoise écrites à Macao en 1968 par Maria Ondina Braga, A China Fica ao Lado4. Ces deux récits, différents sous plusieurs angles, semblent néanmoins illustrer particulièrement bien les mots qui auraient pu être dits par les deux écrivaines à leurs personnages (doubles d’elles-mêmes) : « Il y a en vous des sanglots dont vous ne savez pas le pourquoi. Ils sont retenus au bord de vous comme extérieurs à vous, ils ne peuvent pas vous rejoindre afin d’être pleurés par vous5 ». Cela nous conduit naturellement à une réflexion sur la mémoire en tant que « plissement du Dehors6 ».
3Lorsque Michel Foucault fait référence à l’absence d’homologie ou d’isomorphisme entre le visible et l’énonçable7, qui nous paraît particulièrement significative dans les œuvres de Marguerite Duras et de Maria Ondina Braga, il suggère, pour « parler et donner à voir dans un même mouvement8 », une « série d’entrecroisements », un entrelacement qui n’est autre qu’une « bataille » entre deux adversaires irréductibles : « des flèches jetées contre la cible adverse9 », des « incision[s] du discours dans la forme des choses10 », « des chutes d’images au milieu des mots11 ». C’est la stratégie de cette étreinte, de cette lutte – que nous sentons de manière si intense dans les œuvres des deux écrivaines – qui peut conduire à une « vérité ».
4Or, pour que cette double capture entre les deux formes du savoir ait lieu, il faut bien évidemment un rapport de forces venu du dehors, une sorte de ligne flottante faisant communiquer les deux formes en conflit. C’est justement dans cet interstice, dans cette zone de disjonction entre le parler et le voir, dans ce dehors donc, que la pensée surgit. Comme le dit Gilles Deleuze, « penser, c’est […] chaque fois inventer l’entrelacement, […] faire miroiter un éclair de lumière dans les mots, faire entendre un cri dans les choses visibles12 ».
5Or, ce dehors où se forme la pensée, comment se définit-il ? Peut-on l’appeler « hasard » ? D’après Deleuze, la ligne du dehors est « une ligne qui ne cesse de ré-enchaîner les tirages au hasard, dans des mixtes d’aléatoire et de dépendance13 » (car il suggère que le hasard vaut pour le premier coup [de dés], mais peut-être que les coups suivants dépendent des précédents comme dans une chaîne de Markov14). La pensée, c’est donc lancer des dés, ré-enchaîner les tirages, et à chaque fois inventer les séries qui vont du voisinage d’une singularité au voisinage d’une autre.
6La pensée, qui émerge donc sur la ligne du dehors au voisinage des « singularités » va alors être, avant tout, un « plissement du dehors » jusqu’à la constitution d’un espace du dedans, qui sera topologiquement en contact avec l’espace du dehors (sur la ligne du pli) : « Enfermer le dehors, c’est-à-dire le constituer en intériorité d’attente ou d’exception15 », comme le dit Maurice Blanchot, dans L’Entretien infini.
7Nous pouvons donc considérer que ce dedans qui se creuse est l’immanence d’un rapport à soi, d’une subjectivité16. L’individu apparaît donc comme une dérivée de ce plissement, comme le produit d’une « subjectivation », qui peut se traduire par un affect de soi par soi.
8Kant avait déjà défini le « temps » comme la forme sous laquelle l’esprit s’affectait lui-même17. Le temps comme subjectivation n’est rien d’autre que la mémoire.
9La mémoire apparaît ainsi comme le « plissement du dehors ». Or, comme le dépli est toujours présent dans le pli en tant que ce qui sera plié, nous pouvons dire que la mémoire ne fait qu’un avec l’oubli, puisqu’elle-même est sans cesse oubliée pour être refaite : « L’oubli, l’acquiescement à l’oubli dans le souvenir qui n’oublie rien18 ». Aussi la mémoire (le pli) est-elle coextensive à l’oubli (le dépli) tant que le dedans est coextensif au dehors. La vie est justement cette coextensivité : tant qu’on renforce la doublure pour former une mémoire, le dehors devient un élément de renaissance19. Seul l’oubli de l’oubli est le vrai opposé de la mémoire et constitue la mort, qui n’est donc rien d’autre que la dissolution au dehors, dans ce vide irrespirable.
10Nous estimons que Maria Ondina Braga et Marguerite Duras n’ont cessé d’osciller entre ces deux voies du double, la mémoire ou la mort. Les deux textes que nous avons choisis comme supports de cette analyse éclairent ces réflexions. Voyons comment.
11Lors de la leçon de piano à laquelle nous faisons allusion dans l’extrait de Moderato Cantabile mis en exergue, nous pouvons sentir que la musique crée une relation de complicité entre la mère et l’enfant. L’obstination de celui-ci plaît incontestablement à sa mère (« Quel enfant j’ai là, dit Anne Desbaresdes joyeusement »), qui fait probablement un transfert sur l’enfant : il se révèle capable d’une force de caractère qu’elle n’a certainement pas (« C’est un enfant difficile, osa dire Anne Desbaresdes, non sans une certaine timidité »). Le petit garçon semble le comprendre, et c’est probablement la raison qui l’incite à cette sorte d’insistance à oublier. Par ailleurs, il n’accepte vraisemblablement de jouer du piano que pour faire plaisir à sa mère, à cette voix fragile qui trouve probablement dans la musique un moyen de combler l’absence ou l’impuissance de ses propres mots, autrement dit un moyen d’exister (« L’enfant tourna la tête vers cette voix, vers elle, vite, le temps de s’assurer de son existence »). Aux yeux d’Anne Desbaresdes, l’enfant « met en langage » les non-dits qu’elle souffre certainement de ne pas savoir exprimer. L’absence d’arguments logiques susceptibles de convaincre l’enfant à s’intéresser à la musique montre à quel point celle-ci la touche au plus profond, au plus irrationnel d’elle-même. Écoutée et intériorisée, la musique, chez Anne Desbaresdes, « creuse » forcément son dedans, active ainsi une mémoire, empêche donc la mort.
12C’est pendant cette leçon de piano qu’un cri se fait soudainement entendre :
Dans la rue, en bas de l’immeuble, un cri de femme retentit. Une plainte longue, continue, s’éleva et si haut que le bruit de la mer en fut brisé. Puis elle s’arrêta, net.
– Qu’est-ce que c’est ? cria l’enfant.
– Quelque chose est arrivé, dit la dame. […]
– Non, dit Anne Desbaresdes, ce n’est rien.
Elle se leva de la chaise et alla vers le piano. […] Anne Desbaresdes prit son enfant par les épaules, le serra à lui faire mal, cria presque.
– Il faut apprendre le piano, il le faut20.
13Dans un café voisin de l’appartement de la professeure de piano de l’enfant, un homme vient de tuer la femme qu’il aimait, à la demande de celle-ci. La musique se voit ainsi mêlée symboliquement à la mort, ce qui conforte notre précédente interprétation : l’angoisse ressentie par Anne Desbaresdes en serrant l’enfant dans ses bras (dé)montre à quel point elle croit que seule la musique peut le sauver d’un tel cri, d’une telle implosion dans l’oubli de l’oubli.
14Anne Desbaresdes ne peut pas s’empêcher d’entrer dans le bar où a eu lieu le crime. Elle voit encore l’assassin couché sur sa femme inerte qu’il appelle :
– Mon amour. Mon amour.
Il se tourna vers la foule, la regarda, et on vit ses yeux. Toute expression en avait disparu, exceptée celle, foudroyée, indélébile, inversée du monde, de son désir […] Un inspecteur le prit par le bras et le releva. Il se laissa faire. Apparemment, toute dignité l’avait quitté à jamais21.
15Cette scène de perte et d’abandon suprêmes, qui signifie également l’amour passionnel par excellence et la pérennisation de cet amour par le seul moyen qui soit, à savoir la mort (celle de l’être aimé et celle de l’amant qui l’accompagne symboliquement en se refusant désormais à la vie), nous renvoie à la folle de la plage de Chek-Vân, sur l’île de Coloane, dans le récit « A Doida » de A China Fica ao Lado.
16Cette femme a fui la Chine communiste avec son enfant, décédé en exil. Son mari, qui aurait dû la rejoindre, n’a pas réussi à le faire. Alors, devenue folle, elle vient toutes les nuits, comme un spectre, l’attendre sur la plage où elle a enterré son fils. Toujours invisible dans la journée, la folle arrive chaque nuit sans que personne ne la voie22. Et après un cri avant l’aube, que les gens apeurés par sa vision attribuent à un paon, elle disparaît23 sans que personne non plus ne soit jamais capable de la suivre ou de percer son mystère. Son manque de consistance physique, sa transparence propre à un corps de l’au-delà, est visible à ses pieds, « longs, plats, vitrifiés », qui « flott[ent] à la surface de l’eau comme des poissons morts24 ». Comme le dit Sam-Lei, la domestique de la maison où loge la narratrice, la folle oscille entre la vie et la mort : « Elle n’est rien25 ».
17En tentant d’attribuer une image visuelle à l’homme du café, dont le regard est « absent du reste du monde26 » et à la folle de la plage de Chek-Vân, qui, en l’absence de toute expression faciale, avait perdu le statut de personne (« Elle n’est rien »), nous sommes amenée à penser à une situation de passivité par excellence, cet état « déconsidéré » dont parle si profondément Maurice Blanchot dans L’Écriture du désastre :
Le subir, le subissement – pour former ce mot qui n’est qu’un doublet de subitement, le même mot écrasé –, l’immobilité inerte de certains états, dits de psychose, le pâtir de la passion, la réceptivité nocturne qui suppose l’attente mystique, le dépouillement donc, l’arrachement de soi à soi-même, le détachement par lequel on se détache, y compris du détachement (sans initiative ni consentement) hors de soi – toutes ces situations, même si certaines sont à la limite du connaissable, et qui désignent une face cachée de l’humanité, ne nous parlent presque en rien de ce que nous cherchons à entendre en laissant se prononcer ce mot déconsidéré : passivité27.
18Les deux personnages incarnent une force colossale faite d’une douleur inexprimable. Et c’est bien évidemment cela qui va fasciner Anne Desbaresdes, dans Moderato Cantabile, et la narratrice à la première personne du récit de A China Fica ao Lado. Ces deux femmes, la première accompagnée d’un inconnu nommé Chauvin, qu’elle rencontre dans le bistrot du crime, la deuxième, de son amie Mei-Lai, vont tenter de déceler le mystère lié aux deux personnages, l’assassin (ou la femme qu’il a tuée par amour) et la folle : elles se laissent transporter par une sorte de mouvement d’hypnose qui leur est inexplicable mais qu’elles sont incapables d’arrêter.
19La forme de l’écriture utilisée par les deux auteures semble alors suivre cet état suspendu et incertain qui envahit les personnages principaux : dans ses réticences ou dans son dépouillement extrême, l’acte d’écriture semble vivre lui aussi la même « attente » que celle de la folle de la plage de Coloane (« la folle là-bas en attente…28 ») ou celle des deux femmes qui tentent de « comprendre ». Car les deux écrivaines, elles aussi, toutes les nuits, parfois devant la mer (cet élément a une importance majeure dans l’œuvre de Marguerite Duras), et toujours devant une page blanche, attendent… Quoi exactement ? Elles ne le savent pas non plus. « L’attente commence quand il n’y a plus rien à attendre, ni même la fin de l’attente. L’attente ignore et détruit ce qu’elle attend. L’attente n’attend rien29 », nous dit Maurice Blanchot dans son livre L’Attente L’Oubli. La mer et la page blanche relient certainement les deux auteures à une sorte de vie qui ne l’est plus30, dans ce mouvement de l’attente qui dépasse toujours l’objet de l’attente et qui les sauve éventuellement de la mort : « Dans le mouvement de l’attente, la mort cesse de pouvoir être attendue », souligne Blanchot. Et il précise, dans L’Écriture du désastre, que « [s]’il y a rapport entre écriture et passivité, c’est que l’une et l’autre supposent l’effacement, l’exténuation du sujet ; supposent un changement de temps31 ».
20Marguerite Duras, Maria Ondina Braga ou Anne Desbasresdes pourraient certainement échanger leurs voix dans l’extrait suivant de Moderato Cantabile:
[La voix de Chauvin] était posée, sans timbre, une voix de sourd :
– Ce n’est pas la peine d’essayer de comprendre. On ne peut pas comprendre à ce point.
– Il y a des choses comme celle-là qu’il faut laisser de côté ?
– Je crois.
Le visage d’Anne Desbasresdes prit une expression terne, presque imbécile. Ses lèvres étaient grises à force de pâleur et elles tremblaient […]
– Elle ne tente rien pour l’empêcher, dit-elle tout bas.
[…]
Le temps, dit-il.
– Il faut beaucoup, beaucoup de temps ?
– Je crois beaucoup. Mais je ne sais rien. – Il ajouta tout bas : Je ne sais rien, comme vous. Rien32.
21En se servant de la fiction, Maria Ondina Braga et Marguerite Duras cherchent en effet à transmettre à l’écriture cette démesure affective, innommable, indicible, qui envahit les deux auteures dès la fin de leurs enfances respectives33 et qui fait un « trou » dans l’œuvre de chacune d’elles. Le « trou », ce mot cher à Marguerite Duras, pour exprimer le creux où vient s’entasser la masse du vécu, le puits profond de l’écriture. L’écriture qui apparaît alors, comme le souligne Alain Vircondelet, « non pas pour raconter seulement des histoires, mais pour révéler, donner corps à ce qui échappe, pour apporter des significations à tout ce qui semble perdu, égaré, laissé dans les tourbillons du « trou »34 ». Tout cela bien sûr, dans un état constant d’attente, attente du « mot » libérateur creusé lui aussi « en son centre […] de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés35 ». Elles devinent toutes deux, comme le personnage Chauvin, qu’« [i]l faut beaucoup, beaucoup de temps » : des blancs s’inscrivent à chaque fois dans leurs textes, désignant ce quelque chose qui persiste sans parvenir à se faire nommer. Nous pouvons dire, comme Bernard Alazet, que cette écriture, « motivant de continuels déplacements de ses attentes, entraîne le texte à éloigner ce qu’il approche, à effacer ce qu’il produit. Comme engagée dans un étrange parcours, celui d’une prétérition36 ». À nouveau, Maria Ondina Braga comme Marguerite Duras pourraient se substituer à Anne Desbasresdes lorsqu’elle crie presque : « J’ai peur37 », pour murmurer ensuite, sans autre explication, « Peut-être que je ne vais pas y arriver38 ». Comme l’homme qui tue sa femme pour garder vivant à jamais l’amour qui les liait39, l’écriture chez les deux écrivaines, retenue comme leurs personnages, ne peut advenir qu’en maintenant vivantes les traces de l’absent40. La passion extrême rejoint donc l’acte d’écriture : tous deux survivent grâce aux « qualités dont le fantasme fait réalité première par l’effet de son absence41 ». Mais, chez l’amant ou chez l’écrivain, cela présuppose un gouffre à l’intérieur de soi-même, inexprimable dans son absurdité vitale, une mémoire impitoyable qui assure une subjectivité de survie, et un désir paradoxal d’oubli total, donc d’effacement à soi et au monde. Et lorsque, dans la confusion de ces désirs antagoniques qui tendent forcément vers la folie42, le texte ne parvient pas à s’écrire, des échos laissent au moins entrevoir les empreintes de ce qui a été gommé, les empreintes d’un secret innommable.
22Ainsi, dans le récit « A Doida », la « fureur des choses » va tenter de conquérir l’énonçable, et le « bruit des mots » va tenter de conquérir le visible43, dans le but probable de restituer les bruits aux mots qui les ont rendus silencieux : « Il devait être quatre heures du matin environ. À cet instant, le paon cria44 ».
23Le Moi de la femme folle qui disparaît parce qu’il est trop détruit, qui ne peut donc accéder au discours rationnel, mais qui au contraire porte en soi la face nocturne du monde (la passion, la folie, la nuit), recèle néanmoins une force souterraine d’autant plus forte qu’elle est silencieuse et contenue. Et tout à coup, ce silence s’entend. Le paon crie. Mais est-ce bien le paon ? Ou est-ce finalement la voix impossible, le son déchirant d’une colère immobile et informe mais latente – qui transporte la douleur de cette femme dans un autre univers, celui de l’animalité45 ? Autrement dit, ce cri qui traduit la violence sauvage de la douleur, signe sans doute le refus complet d’un corps sans organes : « Elle n’avait pas d’entrailles. [....] Elle était vide46 », disait Sam-Lei.
24Or, un cri qui traverse la nuit s’impose comme quelque chose de terriblement vivant, de terriblement proche. Et il signe un trop plein de douleur, de vacarme intérieur inexprimable, de révolte trop longtemps contenue dans l’impossibilité d’agir, de raconter, d’appeler à l’aide. Ce cri que la narratrice veut à toutes forces attribuer au paon semble bien l’écho d’un silence démesuré qui emplit tout et duquel elle ne peut donc non plus se sentir à l’abri. Dans L’Entretien infini, Maurice Blanchot remarque très justement que « la voix qui parle sans mot, silencieusement, par le silence du cri, tend à n’être, fût-elle la plus intérieure, la voix de personne47 ». Et à l’interrogation que nous pourrions également nous poser en lisant le récit de Maria Ondina Braga, quant à savoir « qui parle quand parle la voix », Blanchot répond que c’est l’espace inconnu dans lequel se manifeste cette voix, « un espace de redoublement, d’écho et de résonance » qui, par « son accord désaccordé, sa vibration », parle sans parole48. En s’obstinant à dire qu’il s’agit d’un paon, la narratrice/écrivaine tente sûrement d’éloigner la possibilité de folie qui la hante et qui pourrait donner un organe à la voix de cet espace d’écho. Maria Ondina Braga sait aussi bien que Pierre Fédida que « [l]a folie hante l’écriture qui, pourtant, se sert d’elle pour s’en délivrer49 ».
25De même, le cri qui interrompt sauvagement le cours de piano dans Moderato Cantabile, cette « voix de personne » qui parle sans parole, semble être récupéré dans cet « espace de redoublement » par Anne Desbaresdes. Comme chez la narratrice de « A Doida », nous pouvons également remarquer, chez la mère de l’enfant, les efforts faits pour nier le trouble déclenché par ce son déchirant : « Non, dit Anne Desbaresdes, ce n’est rien50 ». Tout comme elle se sent joyeuse d’apercevoir chez son fils l’obstination dont elle est incapable de faire preuve, la mère de l’enfant écoute ce cri comme s’il s’agissait de son propre cri, celui qu’elle croyait ne plus être capable de faire entendre51. Son espace d’intimité, englouti certainement par un passé traumatique, semble soudainement être mis à nu : nier l’importance du cri signifie alors protéger son secret, exprimer sa pudeur.
26Nous estimons assister magnifiquement dans ces récits des deux écrivaines à ce qu’exprime subtilement Gilles Deleuze lorsqu’il décrit l’écriture durassienne : « les voix tombent d’un côté comme une histoire qui n’a plus de lieu, et le visible, de l’autre côté, comme un lieu vidé qui n’a plus d’image52. »
27Il nous semble que nous retrouvons dans ces textes, de manière particulièrement réussie, le processus d’intériorisation du dehors menée par la narratrice du récit de A China Fica ao Lado et par Anne Desbaresdes. La folle, ainsi que le couple d’amants, n’existent que par le fait qu’ils sont observés dans leurs expériences de douleur et de folie. Le plissement du dehors qui s’ensuit déclenche – car il le signifie – le douloureux processus de mémoire/oubli, que le personnage de Moderato Cantabile tente d’apaiser grâce à l’alcool. À l’instar de l’autre personnage de Duras, Lol V. Stein, Anne Desbaresdes semble ne pas pouvoir faire de compromis avec le souvenir qui « chaque jour, chaque jour de sa vie est nouveau53 ». Tout paraît se répéter lors de chaque rencontre entre la mère de l’enfant et Chauvin, dans le bar qui a été le lieu du crime, comme si «des gouffres insondables d’oubli54 » séparaient les jours d’Anne Desbaresdes :
– Je voudrais que vous preniez un autre verre de vin, dit l’homme […].
Anne Desbaresdes s’exténua encore une fois à se ressouvenir.
– C’était un cri très long, très haut, qui s’est arrêté net alors qu’il était au plus fort de lui-même, dit-elle55.
28Comme Marguerite Duras le dit à propos de Lol, nous pensons que la protagoniste de Moderato Cantabile ne semble pas non plus « s’habitue[r] à la mémoire. Ni à l’oubli, d’ailleurs56 ». Alors si les contours qui se dessinent dans ce récit semblent vouloir se dépasser vers une signification, nous constatons que le récit se perd dans une répétition de quelque chose qui ne peut s’arrêter mais qui ne peut beaucoup avancer non plus, réitérant un même élément inépuisable, qui est énoncé à chaque fois comme si c’était la première fois, pour ressasser le secret qui justifie le récit. Comme le dit Maurice Blanchot, et comme le démontrent les œuvres de Marguerite Duras et de Maria Ondina Braga, « ce qu’il importe, ce n’est pas de dire, c’est de redire et, dans cette redite, de dire chaque fois encore une première fois57 ». Car il y a dans l’ombre interne de chaque être un noyau qui « se refuse à être cerné », et « ce qui est douloureux, […] c’est crever cette ombre noire afin qu’elle se répande sur le blanc du papier, mettre dehors ce qui est de nature intérieure58 », précise Duras. Dans Moderato Cantabile, tout reste suspendu en ce qui concerne l’avenir de la mère de l’enfant après cette scène d’assassinat : est-elle devenue amoureuse de Chauvin ? Souhaite-t-elle qu’il la tue pour pouvoir se (dé)livrer elle aussi dans un cri qui dira enfin tout son silence ? Dans ce récit extrêmement épuré, nous pensons toutefois pouvoir estimer que le déclenchement du cycle mémoire/oubli chez Anne Desbaresdes lui transmet une sorte d’espoir de délivrance, même si elle craint que celle-ci ne puisse advenir qu’au moment même de la disparition absolue dans l’oubli de l’oubli (« C’était un cri […] qui s’est arrêté net alors qu’il était au plus fort de lui-même »). En effet, la femme qui probablement « entend[ait] les troènes, la nuit, à la place de [son] cœur59 », que seule la musique jouée par son fils semblait éveiller au monde, commence progressivement – grâce au vin qui la soulage de l’étouffement causé par la vie et à la pression exercée par Chauvin pour déterrer ses mots souterrains60 – à éprouver le besoin de revenir tous les jours au même lieu : une manière de s’entourer de plissements qu’elle suit d’accroc en accroc pour tenter de faire du dehors – qui autrement resterait irrespirable – un élément libérateur : « Il fait beau […] À partir de cette semaine, d’autres que moi mèneront mon enfant à sa leçon de piano61 », finit-elle par dire. La mémoire dans Moderato Cantabile semble donc jouer son rôle d’élément de renaissance, ce que nous avons souligné précédemment.
29Dans A China Fica ao Lado, dont « A Doida » est à nos yeux une des nouvelles les plus représentatives, l’Orient devient pour Maria Ondina Braga le décor propice au renforcement de cette sorte d’absence au monde propre à ses personnages et à l’écrivaine, et qui est avant tout une absence à soi-même. Le ravissement à soi (et donc aux autres), fruit d’une souffrance innommable créée par l’absence absurde et définitive des êtres les plus chers, ne peut s’accompagner que d’un trou creusé vertigineusement dans les entrailles, un trou de détresse face à un vide de pensées et de mots pour l’exprimer. Alors, reste le cri fort et discordant d’un oiseau tel que le paon, cri qui n’est peut-être rien d’autre qu’une sorte de pluie de larmes ultimes versées par un corps dévasté qui a perdu ses repères identitaires. Ou alors, comme le suggèrent ces paroles émouvantes de Duras, pendant la maladie qui a précédé son décès, ce cri serait un moyen ultime d’exprimer cet amour impossible mais nécessaire, sans lequel – et en raison duquel – on est soustrait à la vie :
J’ai voulu vous dire
Que je vous aimais.
Le crier.
C’est tout62.
30D’autres cris déchirants sont présents dans A China Fica ao Lado. Certains ne jaillissent pas : comme en présence d’un trou noir, ils implosent dans un silence perpétuel.
31Des cris qui, de façon plus ou moins profonde, marquent le « désastre » auquel, comme le dit Blanchot, rien ne suffit : « toutes choses atteintes et détruites, les dieux et les hommes reconduits à l’absence, le néant à la place de tout, c’est trop et trop peu63 ».
32Or, l’écriture, elle aussi, est un cri : un cri silencieux ou un cri hurlé contre l’impossibilité de la vie. Car, comme le fait remarquer Marguerite Duras, l’écrit s’engouffre toujours dans les états d’absence « pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé l’avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé64 ».
33Nous constatons, dans le récit « A Doida », ainsi que dans Moderato Cantabile, que le dehors est appréhendé par la pensée comme ce qu’il y a en elle d’impensé, et c’est dans cette mesure qu’elle l’approche d’elle-même pour constituer l’espace du dedans. Le dedans se constituant, comme nous l’avons vu, par le plissement du dehors, le rapport à soi est donc l’homologue du rapport avec le dehors.
34Si la mémoire est d’abord confuse, elle entraîne, comme le précise Maurice Blanchot dans L’Entretien infini, une « migration intérieure qu’il faut vivre comme risque avant de l’éprouver comme ressource65 » et qui est « l’immobilité » derrière laquelle l’écrivain « sait ce qui se passe ». Autrement dit – et nous voyons là comment Blanchot renforce la position de Foucault,
[c]e qui s’oublie pointe à la fois vers cela qui est oublié et vers l’oubli, le plus profond effacement où se situe le lieu des métamorphoses. Passage de l’extérieur à l’intérieur, puis de l’intérieur à ce plus intérieur où se rassemblent, disait Novalis et disait Rilke, en un espace continu-discontinu l’intimité et le dehors de toute présence66.
35Le plissement du dehors représente donc une certaine idée de la vie, en tant que résistance à la mort67. Il a donc fallu que Maria Ondina Braga et Marguerite Duras continuent à écrire, continuent, avec leurs voix « chantantes et modérées », à faire sortir le langage de ses propres sillons en le basculant dans le silence ou dans la musique, en le poussant à une limite qu’il ne saurait pour autant franchir, pour entretenir cette lutte et par là même leurs pensées, leurs subjectivités, donc leurs vies.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Filomena Juncker, « La mémoire comme plissement du Dehors dans Moderato Cantabile de Marguerite Duras et dans « A Doida » [« La folle »], (A China fica ao lado [La Chine se trouve à côté]), de Maria Ondina Braga », paru dans Loxias, Loxias 22, mis en ligne le 19 septembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2596.
Auteurs
Membre du CTEL, PR.AG. à L’Université de Nice (agrégée de Portugais). Thèse de 3e cycle en Mathématique : « Mécanique stochastique – Interprétation stochastique de la loi de Titius-Bode », 1989. Travaux de recherche en Astronomie. Docteur ès lettres en Sorbonne (Paris IV) : « L’écho du silence et les réticences de l’écriture dans l’œuvre en prose de Maria Ondina Braga – approche psychocritique », 2008 (sous la direction de Madame Michelle Giudicelli). Membre du groupe « Psychanalyse et Poésie » de l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan ; membre de la SFLGC. Ses recherches en littérature générale et comparée portent plus particulièrement sur le silence, la mémoire, l’intime, l’ineffable.