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Cécile Barraud :
La Revue Blanche et le roman
Résumé
La Revue Blanche, dont la série parisienne est fondée en 1891, apparaît en pleine « crise » du roman. Espace de résonance intellectuelle, elle répercute et entretient la complexité du débat, ne cessant de gloser, par la voix de ses critiques littéraires successifs (Lucien Muhlfeld, Léon Blum ou encore André Gide), l’épuisement d’un genre jugé intenable. Mais à la différence d’autres revues littéraires de la fin de siècle, la Revue Blanche est aussi le support privilégié de la narration ; les récits y sont plus prolifiques que la poésie, et une quantité croissante de romans y sera publiée en feuilletons jusqu’à sa disparition en 1903. Espace de renouvellement romanesque au tournant du siècle, la Revue Blanche est le lieu d’un dialogue incessant et paradoxal entre deux genres singuliers, le roman et la revue.
Abstract
The Revue Blanche, founded in 1891, in the depth of the so called “novel crisis”, was a space for a complex intellectual debate, where successive literary critics (Lucien Muhlfeld, Léon Blum and even André Gide) continually talk about the exhaustion of the novelistic genre. But, unlike other literary reviews of the Fin-de-Siècle, the Revue Blanche was also an exceptional medium for narration. There are more short stories than poems, and a growing number of novels were published in serials until the review disappeared in 1903. The Revue Blanche is a laboratory for novelistic renewal and a space for a never-ending paradoxical dialogue between two peculiar genres: the novel and the review.
Index
Mots-clés : fin de siècle , Maurice Barrès, Naturalisme, Revue Blanche, roman
Keywords : literary review , Naturalism, novel
Plan
- Le roman de « cérébralité » (1891-1893)
- 2. Le déploiement du roman (1894-1897)
- 3. Vers le roman moderne (1898-1903)
Texte intégral
1En octobre 1891, la Revue Blanche inaugure son lancement dans le monde des lettres parisien par l’affirmation d’une ouverture aux plumes et aux tendances les plus diverses ; se présentant comme un « champ de développement pour quelques jeunes personnalités1 », hors de tout prosélytisme et sans véritable profession de foi, elle se voue d’emblée à l’expérimentation. Cette ouverture fait d’elle un espace privilégié de questionnement des genres et des formes ; apparue en pleine crise du roman, la Revue Blanche réfléchit, amplifie et transforme le débat pour devenir elle-même un véritable laboratoire du renouvellement romanesque. Plus qu’à la Plume ou au Mercure de France, volontiers tournées vers la création poétique, le roman s’y essaie sous de multiples formes, du discours critique sur le genre à la publication de fragments, récits et feuilletons. Espace en perpétuel renouvellement, la Revue Blanche adhère à ce polymorphisme du roman qui à son tour agit sur le dispositif de la revue. Cette interaction étroite, perceptible dans les trois grandes époques de l’histoire de la Revue Blanche, met en évidence trois moments caractéristiques des voies romanesques nouvelles ouvertes par ce lieu littéraire profondément singulier.
2La mise en question du roman apparaît dès les premiers numéros sous la plume de Lucien Muhlfeld, alors critique littéraire en titre de la Revue Blanche. Dans sa chronique de décembre 1891, celui-ci reprend les termes du débat contemporain en proclamant l’épuisement du genre :
Vraiment, le courage est grand, à cette heure, pour des jeunes hommes, de s’atteler à un roman sans plus d’anxiété, de construire une histoire ou une autre, de décrire des milieux, d’imaginer des scènes, des dialogues, des crises, des événements. J’ai peine à croire que le roman-récit, combinaison à doses variables des plus heureuses recettes naturalistes, psychologiques, voire romanesques, soit une forme d’art qui s’impose sans dégoût, à un artiste d’aujourd’hui. Parce que cette forme est usée, accomplie, si l’on aime mieux. Tant d’histoires et de bonshommes en ces romans furent exposés qu’il est improbable qu’un artiste original se satisfasse à en ajouter encore2.
3Le constat fait état d’un rejet du roman naturaliste, modèle reproduisant une réalité brute, dépourvue de sens et d’art. Le seul roman intéressant, poursuit Muhlfeld, serait donc « celui qui innove une forme de roman », la nouveauté formelle étant un « indice de l’originalité du fond ». Le critique insiste sur la nécessité d’une composition plus subjective, intérieure, qui s’opposerait à la simple reproduction des apparences prônée par l’esthétique naturaliste. De fait, ses premières chroniques sont consacrées au « roman de cérébralité », genre apparu, selon lui, autant pour s’opposer au roman naturaliste que pour faire concurrence à la vogue du roman russe. Le modèle du genre, Sous l’œil des Barbares de Maurice Barrès, est précisément évoqué par Muhlfeld, avec les deux autres romans de la trilogie du « Culte du Moi », non comme un roman mais comme un « traité3 », terme significatif de la dimension spirituelle que Barrès lui-même, maître à penser de la génération des jeunes fondateurs de la Revue Blanche, réintroduit dans le roman : dans les « crises de l’âme » dont il fait l’objet de la trilogie romanesque, le Moi est « la seule réalité4 ».
4Cette conception du roman influence les textes en prose publiés à la Revue Blanche entre 1891 et 1893, dans lesquels l’imaginaire barrésien se trouve relayé et dépassé en des expériences narratives neuves. Certains sont construits à partir de termes-clefs recouvrant des notions développées dans la trilogie du « Culte du Moi ». Paru en octobre 1891, « Notre ami Morgès » se présente comme le premier volet d’une série d’« Exercices d’exaltation » que Pierre Veber se propose de composer autour de concepts typiquement barrésiens ; l’histoire de Jean Morgès est tout entière centrée sur la complexité d’un personnage élaboré pour illustrer l’idée que « l’harmonie extérieure témoign[e] de l’harmonie spirituelle5». Harmonie que Florent, personnage de Claude Céhel, trouve de son côté au moyen d’un « kaléidoscope6 » amoureux, élaboré grâce à une « méthode dioramique » : une collection de femmes sélectionnées selon les sensations intellectuelles que celles-ci sont susceptibles de lui apporter. Parallèlement à l’exploitation du champ métaphorique barrésien, les jeunes auteurs de la Revue Blanche tirent parti de la technique narrative du dédoublement, utilisée dans la trilogie du « Culte du Moi ». En mars 1893, Jean Schopfer livre à la Revue Blanche un texte au titre significatif, « Méthode », dans lequel il indique, sous forme de préceptes, le « moyen d’être heureux7 ». S’inspirant de la composition double des « concordances8 » de Sous l’œil des Barbares, par lesquelles Barrès brise la narration traditionnelle en instaurant un jeu de va-et-vient entre la conscience du narrateur et la relation extérieure des événements, ce « formulaire » en deux parties propose une série d’observations analytiques (où et quand laisser « croître librement notre Moi ») suivie d’une synthèse de la vie d’un « jeune homme » qui, ayant appliqué la méthode, « se regarda vivre ».
5Aussi assimilé soit-il, le modèle romanesque barrésien n’échappe cependant pas à la critique, elle-même génératrice de nouveaux textes le plus souvent fondés sur la parodie. « Leurre et Malheur », l’un des fragments de la série « Les Unes et les autres » de Claude Céhel, prend la forme d’une discussion de l’amant avec son Moi à propos de la femme aimée, le narrateur jouant « le double rôle de l’amant leurré et aussi de cet interlocuteur incrédule9 ». Le Moi, auquel il confère une existence, prend la consistance d’un personnage de roman, devenant « le dadais qui, benoîtement, s’étonnait de mon attitude et de ces solitaires discours » ; les instances énonciatives s’entremêlent à plaisir de façon à mettre en évidence l’épaisseur d’un Moi contradicteur et envahissant. L’écriture fait alors le jeu du Moi, et figure une nouvelle mise en question du « roman de la vie intérieure » façon Barrès, du « livret métaphysique10 » menacé d’enlisement dans les tréfonds de l’âme, comme le roman naturaliste l’était dans son excès de réalité. Avec « Psychologie de l’élite, En éthique », Romain Coolus va jusqu’à railler la vacuité narrative du roman qui, tout devant y être transformé, selon Barrès, en matière de pensée, tend au pur système. Le texte met en évidence la disproportion entre la futilité du sujet (le raisonnement d’un jeune homme endetté, qui envisage puis récuse la solution du suicide) et l’armature logique, extrêmement marquée, du récit. Celui-ci expose un système d’apparence philosophique fait de « prolégomènes subjectifs11», d’« expérimentalisme », de « réduction » et de « paralipomènes subjectifs » fantaisistes dont l’armature discrédite les atermoiements du personnage. L’ironie constitue une nouvelle forme d’allégeance à Maurice Barrès, mais signifie aussi le passage au roman « moderne » : la rupture avec l’omniscience traditionnelle, la multiplication des indices de présence et des commentaires de l’instance narrative seront caractéristiques, à la Revue Blanche, de Paludes de Gide ou encore des Entretiens avec M. Croche, de Debussy.
6Si, comme l’écrit Michel Raimond, Barrès est bien « à la source de la crise du genre romanesque12 », son influence est également manifeste sur la génération littéraire de la Revue Blanche. Sa conception du roman est proche de la formule donnée par Lucien Muhlfeld d’un possible roman futur,
un roman à facettes, fait d’un sujet, dont la vertu émotionnelle nous serait donnée par tous les modes intéressants : par exemple, ce serait, sur un personnage, plusieurs chapitres, non consécutifs mais parallèles, illustrations diverses et appropriées de sa physiologie, de son mental, de son extériorité, de sa dynamique ou de sa légende, etc13.
7Formule que réalisent Sixtine de Remy de Gourmont, « chef-d’œuvre » d’après la définition du critique – « œuvre originale et harmonieuse14» –, mais aussi tout roman « écrit dans une intention d’art15 » : Thaïs d’Anatole France, Là-bas de Huysmans, ou encore La Peine de l’Esprit de Maurice Pottecher, et surtout Le Vice filial, dernier volume de la série « L’Époque » de Paul Adam, dans lequel l’auteur, figure idéale du romancier, s’est montré à la fois « chercheur » et « artiste16 ». Or, peu de romans correspondent à ce modèle, pas plus qu’à celui de Barrès qui a surtout donné lieu à de maladroites imitations ; la composante spirituelle, insuffisante, a généralement conduit à une dérive du roman « psychologique » vers le roman « mondain » fondé, selon la formule de Muhlfeld, sur les « psychologies-express, modèle Bourget17 » et dont Marcel Prévost, Hugues Le Roux ou encore Henri Lavedan sont quelques-uns des instigateurs.
8La condamnation du roman naturaliste semble donc surtout avoir eu pour conséquence l’avènement du non-roman, voire l’absence de tout roman en tant que tel ; amorcée dans la série belge, la publication de Pour l’ombre de Thadée Natanson, seul roman paru en chapitres à la Revue Blanche au cours de la période qui nous occupe, sera rapidement interrompue18. Par la suite, aucun roman n’y paraîtra intégralement avant 1894, la forme brève occupant la place dévolue à la narration. Induisant l’idée de recherche, la forme brève suggère l’ébauche romanesque : inachevée, imparfaite, pas encore saisissable. Le lancement des éditions de la Revue Blanche s’effectue du reste avec deux ouvrages fragmentaires en prose, la Réponse de la Bergère au Berger d’Édouard Dujardin, en décembre 1892, et les Nouvelles passionnées de Maurice Beaubourg, en août 1893, dédiées à Maurice Barrès. La revue elle-même accueille de nombreux textes de forme brève : contes de Charles Sluyts, Camille Mauclair ou Henri de Régnier, nouvelles de Maurice Beaubourg et Paul Adam ; prose fragmentaire telle que les « Aspects » de Romain Coolus, les « Échos » de Claude Céhel, les « Avatars » de Tristan Bernard ou les « Têtes de veaux » de Paul Leclercq ; textes courts de Léon Blum (« Declamatio suasoria », le « Fragment sur la gloire », le « Fragment sur la Prière » ou le « Fragment sur l’espérance ») et de Marcel Proust (les « Mélancoliques villégiatures » et les « Études »). Signe d’une subjectivité affirmée, la forme brève figure l’esquisse de l’œuvre future tout en récusant les structures canoniques du roman naturaliste.
9Dans son ouvrage Contre la décadence, Pierre Citti définit l’imaginaire littéraire des années 1890 dans le sens d’une « promotion de l’originalité19 », celle-ci tendant à substituer à la « garantie expérimentale » du roman naturaliste, une « garantie d’originalité » qui inaugure du même coup l’ère du triomphe de l’individualisme, bien représentée par le roman barrésien. Mais comme le montre le critique, la vision de l’individualisme évolue vers l’idée d’une affirmation de soi, et partant, de la nécessité d’agir, synthétisée dans le concept de responsabilité de plus en plus fécond dans le roman fin de siècle. À la Revue Blanche, cette ère nouvelle est annoncée par une interpellation collective « Au Lecteur » publiée à l’ouverture du numéro de décembre 1893, dans laquelle les rédacteurs déclarent leur intention de donner un souffle neuf à leur périodique, dont ils veulent désormais faire une « œuvre d’hommes20 ». Celle-ci se manifeste par une implication plus directe dans le monde contemporain, matérialisée, à la revue, par la prolifération de chroniques dédiées à diverses réflexions de fond21, et s’accompagne, sur le plan esthétique, d’un glissement « du dilettantisme égotiste et cérébral à l’exigence d’action et de responsabilité22 ». De nouvelles représentations littéraires se mettent alors en place, cristallisées autour d’un nombre croissant de romans publiés en feuilletons.
10La forme brève, caractéristique de la première période de créations en prose à la Revue Blanche, symbolisait l’implosion des systèmes de représentation du roman naturaliste, dont elle mettait la structure et les règles en pièces. Emblématique de la recherche romanesque impliquée par la crise du roman naturaliste, elle tendait à exprimer le refus général de toute doctrine et de toutes normes, en favorisant le multiple et la liberté du scripteur. À partir de 1894, alors que le « champ de développement des personnalités » a été pleinement expérimenté, le foisonnement critique se double donc d’une expansion narrative qui institue une écriture nouvelle de la durée. Ce développement est d’une part la conséquence de l’amélioration matérielle de la revue, la périodicité à intervalles longs rendant plus difficile la parution de romans en feuilletons – elle devient bi-mensuelle à partir de 1895 –, et correspond d’autre part à un changement d’ordre esthétique. En effet, la publication intégrale du roman ne participe pas seulement d’un banal processus éditorial. La forme brève, appropriée par nature au support de la revue, cède une partie de l’espace narratif au roman, initiant une écriture du déploiement qui modifie la temporalité de l’ensemble et affecte la démarche créatrice de la revue. Le hiatus temporel dont se double le hiatus matériel rend tangible l’inachèvement dans lequel se loge un aspect particulier de la création romanesque, celui de la réception. Réfléchissant au « paradispositif » du roman, Ugo Dionne montre ainsi que l’étalement périodique de la publication oblige le lecteur à l’extrapolation et « met en branle les divers mécanismes d’idéation en vertu desquels le lecteur se voit promu au rang de co-auteur ». Ce « défi à la passivité auctoriale », particulièrement important s’agissant d’une revue dédiée à la création, implique également une valorisation intentionnelle du genre romanesque, auquel est rendue toute son importance, ainsi que l’observe encore le critique : la publication ultérieure en volume occulte l’essentiel de la productivité artistique de la segmentation périodique, dans laquelle « “l’objet esthétique” se trouve […] non seulement mis en valeur, mais bel et bien constitué par la coupure – et, dans la coupure même, par le délai des livraisons23 ». C’est donc, à la Revue Blanche, ce temps nouveau de la publication périodique, à la fois long et divisé, qui confère au roman une nouvelle valeur.
11Entre 1894 et 1897 sont publiés des romans de longueur variable : Le Roi fou, de Gustave Kahn, paraît de juin 1894 à avril 1895. Marie, roman de l’écrivain danois Peter Nansen, est publié sur quatre livraisons, de mai à juin 1897 et Terre promise, d’Eugène Morel, du 15 août 1897 au 15 décembre de la même année. Genre en transformation constante, le roman conjure sa propre désignation : du 1er novembre 1896 au 1er mai 1897 paraissent les Lettres de Malaisie de Paul Adam ; Le Prince Narcisse, de Robert Scheffer, inscrit au sommaire de la revue les 15 septembre et 1er octobre 1896, est sous-titré « monographie passionnelle24 ». Cette nouvelle prospérité romanesque ne rend pas moins problématique la présence du genre à la revue ; le nombre croissant de publications périodiques n’implique pas la réhabilitation du roman, pour lequel Léon Blum, critique littéraire en titre à partir de 1895, affirme à plusieurs reprises son mépris. Sa démarche critique se caractérise par une approche attentive du contemporain, exprimée dans une certaine exaltation de la « vie » ; or, celle-ci est, selon lui, incompatible avec « cette forme avilie du roman, trop avilie à la fois et trop nécessaire25 ». Dans l’une des « Conversations de Goethe avec Eckermann », il constate la déchéance du roman : « Rappelez vous ce qu’est aujourd’hui le roman en France, comme ce genre est bas, dégradé, avili par toutes les médiocrités26. » Cette aversion persiste jusqu’en ses dernières chroniques de la Revue Blanche ; le 15 juin 1898, il évoque encore « les mensonges du roman et les trahisons de la perspective27 ». Son point de vue sur L’Armature de Paul Hervieu, best-seller de l’année 1895, est du reste significatif d’une bienveillance presque systématique à l’égard des romanciers qui font l’effort, même au prix d’« un peu d’excès28 », de s’écarter des « banalités d’alentour » du roman. Blum ne déplore pas le fait qu’Hervieu en soit « venu à forcer ce qu’il avait en effet d’original » pour y échapper, alors que Lucien Muhlfeld, plus exigeant, oppose à ce qu’il considère comme la médiocrité de L’Armature, les œuvres non romanesques de Jules Renard, d’Alfred Capus et d’Élémir Bourges. Ironie du sort, L’Armature, roman raté, a selon Muhlfeld, le mérite d’avoir souligné « notre injustice à l’égard des prédécesseurs29 » ; en effet, il ne soutient guère la comparaison avec L’Argent, roman du maître naturaliste sur le même sujet, de surcroît « l’un des moindres bouquins de Zola ».
12C’est Blum, pourtant, qui inaugure la nouvelle rubrique « Romans », subdivision de la chronique des « Livres », le 15 novembre 1897. Comme Muhlfeld, ses préférences vont à Paul Adam, Anatole France et Jules Renard, mais aussi à Gustave Kahn, Marcel Schwob, et bien sûr au maître de sa jeunesse, Maurice Barrès, bien que le roman barrésien n’ait plus rien à voir avec l’époque égotiste. Lorsque paraissent les Déracinés, premier volet du Roman de l’énergie nationale, le critique déclare néanmoins qu’il s’agit « sans doute de l’ouvrage le plus important de la littérature française depuis vingt-cinq ans, non seulement par le talent, mais par la volonté, la portée, l’étendue30 », « un chef-d’œuvre d’art » sur lequel il n’émettra que des objections d’ordre théorique. Son « goût classique », tel qu’il le définit dans un long article de janvier 1894, l’éloigne du Symbolisme, jugé trop à l’écart de la vie, et le porte vers des écrivains dont le style sous-tend une pensée forte. À propos du Voyage d’Urien et de Paludes – dont un « fragment » avait été publié dans la Revue Blanche de janvier 1895 –, Blum évoque André Gide, « l’homme de sa génération qui écrit le mieux31 », pressentant qu’il serait « un jour un de ceux dont la pensée peut agir sur la pensée universelle » et l’écrivain par lequel est en train de s’effectuer un renouvellement profond du roman : « Les générations changent ; celle-ci n’est plus romanesque, et le récit intime et difficile de Paludes a bien pu être son Werther. » Dans la chronique des livres du 1er juillet 1897, entièrement consacrée aux Nourritures terrestres, Blum écrit encore que cette dernière œuvre est en train d’apporter une « renaissance inattendue32 » du roman vers le lyrisme ; ce non-roman, entre roman et poème, emblématisait à ses yeux la dénégation des mensonges du roman. Au cours de cette seconde période de l’histoire de la Revue Blanche, la notion de roman, aussi confuse qu’en 1890, tend donc à prendre pour modèle des romans qui récusent l’idée même de roman ; l’extrait de Paludes publié à la Revue Blanche montre d’ailleurs le narrateur tentant justement de dire à Angèle ce qu’est le livre qu’il est en train d’écrire ; le Journal de Tityre, « c’est l’histoire d’un célibataire, dans une tour entourée de marais ». L’histoire, explique-t-il, loin d’être ennuyeuse, comme le croit Angèle, désigne sa formule en énonçant « ce qui fait le sujet d’un livre » : « L’émotion que me donna la vie, c’est celle-là que je veux dire ; ennui, vanité, monotonie33. »
13Période particulièrement prolifique sur le plan critique, les dernières années de la Revue Blanche se caractérisent par une production littéraire considérable, majoritairement romanesque ; y sont en effet publiés, entre autres, Le Palais de Proserpine de Robert Scheffer, Marie de Garnison de Jean Roanne, La Demeure enchantée d’Eugène Vernon, La Câlineuse d’Hugues Rebell, Le Page de Marcel Boulenger, Vénus ennemie de Jacques de Nittis, Le Vœu d’être chaste d’Émile Pouvillon, La Morte irritée de François de Nion, mais aussi des romans signés de collaborateurs de la Revue Blanche : Le Père Perdrix de Charles-Louis Philippe, Le Consolateur d’Henri Ghéon et Messaline d’Alfred Jarry. Cette profusion correspond aussi à une véritable reprise des activités des Éditions de la Revue Blanche à partir de 1897, qui publieront en volumes l’essentiel des pré-originales de la revue. Le succès de Quo vadis ?, en 1900, initie un nouvel élan en ce sens ; Patrick Fréchet remarque que « Fénéon et les Natanson vont publier une quarantaine de titres pour la seule année 1901, période la plus faste34 ».
14L’engagement de la Revue Blanche dans l’affaire Dreyfus, à partir de février 1898, y entraîne de profondes modifications esthétiques, visibles dans une conception encore renouvelée de la création romanesque. Deux ans après la rupture avec Barrès, passé au camp antidreyfusard, Michel Arnauld consacre un compte rendu à L’Appel au soldat, second volume du Roman de l’énergie nationale, qu’il considère plus qu’« une simple œuvre d’art35 », « un acte ; un geste de combat », mais dépourvu de « vie » – notion fondamentale pour le critique – car excessivement marqué de nationalisme : « Si tout cela vivait, et d’une même vie, notre génération n’aurait rien vu naître d’aussi puissant. » La parution de Leurs Figures, dernier volet de la trilogie, achèvera toutefois de désacraliser le roman barrésien, la haine et le nationalisme ayant définitivement pris le pas sur l’art. La contrepartie de cette disgrâce est la réhabilitation du roman de Zola. Longtemps vilipendé par les rédacteurs de la Revue Blanche, celui-ci est perçu, après le discours de « J’accuse », comme le paradigme du roman d’art social. Dans un compte rendu de Paris, dernier volume des Trois Villes, Gustave Kahn évoque la doctrine naturaliste de Zola comme le prologue à l’« entrée militante dans le foirail politique36 ». Paris, roman des « hommes d’action et de pensée immédiate » est « en même temps qu’un beau roman, un acte de courage civique » ; il signale l’avènement d’un roman nouveau, alliance d’art et d’action. À la parution de Fécondité, Gustave Kahn va jusqu’à affirmer que l’œuvre réalise enfin « les vœux et les recherches37 » de la nouvelle génération, alors que Michel Arnauld insiste sur la cohérence de l’ensemble romanesque de Zola, que quelques critiques pressés de se débarrasser du Naturalisme après l’acte héroïque de l’écrivain avaient voulu nier au nom d’un supposé tournant esthétique.
15L’Affaire correspond aussi à un temps d’écriture particulier à la Revue Blanche, dans laquelle le bouleversement idéologique est véritablement mis en roman. Les Œuvres inédites de l’Empereur, publiées entre le 15 janvier et le 1er avril 1898 et composées selon le procédé de l’utopie épistolaire, déjà utilisé par Paul Adam dans les Lettres de Malaisie, mettent en scène les politiciens contemporains – Guesde, Millerand, Jaurès – en dirigeants d’une « guerre sociale ». Dans Le Baromètre de Martin-Martin, paru du 15 octobre au 15 novembre 1899, Franc-Nohain raille les malversations politiques, à travers échanges épistolaires et articles de quotidiens. De manière générale, l’émergence des « intellectuels », consécutive à l’engagement politique et social de la Revue Blanche, s’accompagne de la diffusion d’une conception plus large du roman. Les effets de cet élargissement sont lisibles d’abord dans le nombre croissant de traductions de romans étrangers38 publiées à la Revue Blanche, l’essentiel étant alors moins leur possible portée sociale que la géographie romanesque nouvelle qu’elles dessinent à la revue. Encore peu marqué en 1898 – année au cours de laquelle paraît seulement le roman de Jane Austen, Catherine Morland, dans la traduction de Félix Fénéon –, le phénomène prend une ampleur spectaculaire à partir de 1899, année qui inaugure la publication de romans de tous horizons : extraits signés de Rudyard Kipling, de Robert-Louis Stevenson, de John-Antoine Nau39, du néerlandais Multatuli, de l’allemand Peter Altenberg ; publication d’Infidèle, de l’italienne Matilde Serao, de Pan de Knut Hamsun, d’À la dure de Mark Twain, des Archives de la Comtesse D*** et du Journal de Pavlik Dolsky, d’A. N. Apoukhtine. L’extension géographique du territoire de l’art social est également représentée par la référence coloniale ; La Voix des Noirs, de Marius-Ary Leblond propose une conception du roman colonial éloignée du modèle exotique fin de siècle à la manière de Pierre Loti, par l’exaltation des bienfaits d’une coexistence culturelle et raciale équilibrée. Ces diverses tentatives convergent vers l’idée d’un roman plus accessible, moins éloigné du raffinement des premières années de la revue ; dans sa chronique littéraire du 15 août 1900, Henri Ghéon note en ce sens qu’il devient « urgent » de goûter « autre chose que le mot rare40 ». Le roman, en effet, paraît présenter d’autant plus d’intérêt qu’il a « quelque chose à dire41 », constat qu’entérine le succès du Journal d’une femme de chambre. Modèle de l’œuvre d’art du genre à la Revue Blanche, « exemple de mise à mal des conventions littéraires » et « exploration pédagogique de l’enfer social42 » selon l’analyse de Pierre Michel, le roman est publié entre le 15 janvier et le 1er juin 1900. Camille de Sainte-Croix, qui lui consacre un long article le 1er septembre suivant, y voit une œuvre moderne, « de taille à changer la face d’une civilisation43 », sorte de versant romanesque du travail des « intellectuels ».
16Deux directions littéraires se dessinent par ailleurs en cette dernière époque de la Revue Blanche : l’esprit d’avant-garde, représenté par Guillaume Apollinaire et Alfred Jarry, et un certain classicisme, apporté par les nouveaux critiques en titre de la revue, André Gide, Henri Ghéon et Michel Arnauld.
17La collaboration de Jarry, qui commence véritablement en juillet 1900 et ne s’interrompt qu’avec le dernier numéro de la Revue Blanche, manifeste d’abord une orientation romanesque résolument moderne de la revue. Le 1er juillet paraît la première partie de Messaline, Roman de l’ancienne Rome, dont la publication s’étend sur six numéros jusqu’au 15 septembre, avant sa parution en volume un an plus tard aux Éditions de la Revue Blanche. Jarry veut toucher un public large, et opte pour le roman antique, alors en vogue ; à la même période, la Revue Blanche publie Quo vadis ? d’Henryk Sienkiewicz. Si Jarry semble avoir renoncé à l’érudition et à l’hermétisme de ses premiers écrits et vouloir sacrifier aux lois du roman historique, c’est pour mieux en dénoncer les ressorts et se jouer de la forme classique ; le 1er février 1901, Michel Arnauld souligne la « saveur étrange et neuve » du roman. La présence de Jarry figure le point de modernité romanesque auquel est parvenue la Revue Blanche, qui lui laisse la plume pour signer l’une des dernières publications en prose, le 1er avril 190344 ; La Bataille de Morsang fera symboliquement écho aux Promeneurs d’Henri de Régnier, par lesquels avait été consacré le tout premier numéro.
18L’entrée d’André Gide à la Revue Blanche, où l’écrivain succède à Blum à partir du 1er février 1900, emblématise d’autre part une conception plus classique du roman, essentiellement fondée sur la valorisation de la langue. Stigmatisant avec acharnement La Route Noire de Saint-Georges de Bouhélier, dont il met sévèrement en évidence les incorrections linguistiques, Gide énonce ses préférences :
Je défends mon bien. Notre admirable langue française, des gâcheurs sont en train de la dénaturer et de la perdre ; parfois, malgré mon espérance, m’envahit une grande tristesse… Je pense alors que nous n’avons pas trop d’un Pierre Louys, d’un Francis Jammes, d’un Régnier, d’un Marcel Schwob […]45.
19L’attention portée à la langue dépasse désormais la préoccupation formelle ; le roman, de fait, n’intéresse guère Gide. Son seul compte rendu réellement positif, consacré à la traduction des Mille Nuits et une Nuit par le Dr Mardrus, n’aura rien à voir avec le roman. Manifestant un souci semblable de la composition et de la tenue verbale, les notes de lecture d’Henri Ghéon, entré en même temps que Gide à la Revue Blanche, sonnent le glas d’un « dilettantisme défunt », chez de jeunes auteurs revenus du « déplorable état moral46 » fixé naguère par Barrès. Le roman, cependant, lui apparaît comme un genre toujours aussi dégradé : « Un roman, note-t-il dans un compte rendu du 15 août 1900 . On sait trop ce que ce terme signifie à l’heure où nous vivons47. » Ghéon prise la clarté et la rigueur, peu fréquentes dans les romans mais présentes dans des formes en prose nouvelles ; avec Connaissance de l’est par exemple, Paul Claudel « impos[e] au moindre de ses morceaux une forme, une unité, une existence », autant d’éléments qui en font l’« un des premiers prosateurs de ce temps48 ». Michel Arnauld, contemporain de Gide et Ghéon à la Revue Blanche, manifeste de son côté un goût pour l’harmonie entre « art » et « vie », accomplie dans le nouveau roman réaliste : Claude Anet parvient à cet équilibre dans Petite Ville, de même que Jean Roanne avec Marie de Garnison, ou encore Charles-Louis Philippe dans Le Père Perdrix, alors que Bubu de Montparnasse, excessivement lyrique, avait été jugé trop mièvre par le critique. À l’égal de ses prédécesseurs, Michel Arnauld voit dans les romans d’Anatole France une perfection formelle classique qui fait de sa manière un modèle d’art littéraire, ainsi qu’il le formule à propos de L’Orme du Mail : « Mais comment l’auteur a-t-il su couler la vie contemporaine en une forme si nette et si pure […] ? C’est qu’il a pleinement reconnu tout ce que l’art exige de sacrifices 49. » L’art encore, est mis en avant le 15 novembre 1902 dans un compte rendu de L’Immoraliste, roman en lequel coïncident finalement, selon Michel Arnauld, tous les attributs de « l’œuvre d’art ». Annonciateur d’un nouvel horizon romanesque à l’orée du XXe siècle, le livre de Gide marque la dernière étape de l’évolution d’un genre dont la Revue Blanche avait su réfléchir toutes les facettes, au moment même où, passeur littéraire ayant accompli son œuvre, elle s’apprête à disparaître.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Cécile Barraud, « La Revue Blanche et le roman », paru dans Loxias, Loxias 22, mis en ligne le 15 septembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2574.
Auteurs
Docteur en Lettres, Université Carlos III de Madrid. Thèse soutenue en février 2007 à l’Université Paris VII (Direction : Éric Marty) : La Revue Blanche (1891-1903). La critique littéraire et la littérature en question. Une dizaine d’articles publiés ou en cours de publication sur la littérature et la culture fin de siècle ainsi que sur les revues littéraires.