Loxias | Loxias 22 Doctoriales V |  Doctoriales V 

Natalia Leclerc  : 

Bluffeurs, menteurs, tricheurs chez Balzac, Pouchkine et Barbey d’Aurevilly

Résumé

Cette étude s’intéresse aux figures de bluffeurs, menteurs et tricheurs dans les œuvres de Balzac, de Pouchkine, et de Barbey d’Aurevilly. Le mensonge permet à ces personnages d’accroître leur domination. Mais dans les œuvres étudiées, les apparences finissent par s’effondrer et révéler leur véritable visage. Paradoxalement, ce dévoilement renforce pourtant leur puissance. Les rapports qui régissent l’être et le paraître dans ces œuvres, qui ont le jeu pour thème ou pour métaphore, sont originaux. Traditionnellement contradictoires, être et paraître sont ici deux facettes d’une même réalité. Plus encore, ils ont une relation dynamique régie par la logique de l’actualisation. Apparaître est un état qui précède l’être, c’est un état virtuel. Pas plus que le jeu ne s’oppose à la vie, l’apparence ne s’oppose à l’être : elle attend de s’actualiser. Le jeu, qui semble être l’univers de l’illusion, est en réalité le lieu où se jouent des événements fondamentaux.

Abstract

This paper deals with bluffer, liar and cheater figures in novels written by Balzac, Pushkin and Barbey d’Aurevilly. Lying allows these characters to increase their domination over society. But in the corpus under study, the eventual collapse of appearances finally reveals the characters’ true faces. Paradoxically, their power increases in the unveiling process. In these novels, where game is an important theme or metaphor, the relation between being and appearance is original. Although traditionally opposed, being and appearance are two sides of one single reality. Furthermore, the logic of actualization makes their relation dynamic. Appearance is a state before being, it is a virtual state. Just like game is not the opposite of life, appearance is not the opposite of being : it is waiting to be actualized. Game, which seems to be the world of illusion, is actually the place where fundamental events take place.

Index

Mots-clés : apparence , être, jeu, mensonge, triche

Plan

Texte intégral

1« Aujourd’hui, dit Carlos à sa créature, nous jouons le tout pour le tout ; mais heureusement, les cartes sont biseautées et les pontes sont très jeunes !1 » La métaphore du jeu parcourt l’œuvre de Balzac, et dans Splendeurs et misères des courtisanes, désigne les machinations de Vautrin pour tromper Nucingen, la police et ses espions, ou encore la Justice. Le jeu implique de se déguiser, de paraître, pour surprendre son adversaire et gagner. Les relations sociales, elles, sont placées sous le signe de la domination, du « jeu de pouvoir ».

2Pour Hermann, héros de La Dame de Pique, tricher ne consiste pas à manipuler des cartes, mais à venir jouer au pharaon en détenant – ou en croyant détenir – le secret de trois cartes gagnantes. Il ne joue pas pour se divertir, mais pour gagner beaucoup d’argent et de l’importance sociale.

3L’univers de Barbey d’Aurevilly regorge de figures de joueurs. Le plus fascinant est le mystérieux dandy écossais, Marmor de Karkoël, qui, dans Le Dessous de cartes d’une partie de whist, vient affronter son équivalent féminin, la « femme-dandy2 » qu’est la comtesse du Tremblay. Le Bonheur dans le crime met en scène le combat lui-même. Hauteclaire, la domestique du comte et de la comtesse de Savigny sous l’identité d’Eulalie, est à la fois maître d’escrime et maîtresse du comte, adultère sous son propre toit. Son principal coup de bluff n’est pas toutefois l’assassinat de la comtesse mais son mariage avec le comte, véritable coup d’Etat social. Enfin, à un niveau plus métaphorique encore, Le Chevalier des Touches met en scène deux coups de poker. Le héros, capturé par les Républicains, est libéré par ses amis chouans lors d’une expédition nocturne. Mais un autre personnage bluffe en se dévoilant en pleine lumière : pour sauver des Touches, la pudique et chaste Aimée de Spens se met nue à la fenêtre de la maison, encerclée par les Bleus, où elle est cachée avec le chevalier. Nue devant eux, mais aussi devant des Touches, elle fait croire aux Républicains qu’elle est seule.

4Mentir sur leur être est une façon pour les personnages d’accroître leur domination. Les œuvres de ce corpus présentent un dénouement commun : les apparences s’effondrent, et nous pourrions penser que le pouvoir des personnages, fondé sur le mensonge, s’effondre également. Pourtant, leur supériorité est au contraire sublimée. L’être et le paraître ne sont pas aussi contradictoires qu’ils le semblent, et nous verrons que ce n’est pas une relation d’opposition mais une relation d’actualisation du virtuel qui régit leurs rapports.

5L’anthropologie a coutume d’opposer le jeu au sérieux. Pour Roger Caillois, dans Les Jeux et les hommes, le jeu est une activité séparée de la vie quotidienne. Le jeu se fonde sur une coupure avec le réel, pour évoluer dans un espace ludique indépendant, dans un temps indépendant de la temporalité quotidienne. Le jeu est ainsi réputé pour être frivole, éloigné du réel. Les œuvres littéraires qui traitent du jeu ne conservent pourtant pas ce schéma.

6Dans Le Dessous de cartes d’une partie de whist, la noblesse semble ne jouer que pour se divertir, mais lorsque Marmor arrive, il ne se contente pas de distraire les aristocrates :

Il enveloppa, creusa, invétéra cette passion du jeu dans l’âme joueuse de cette petite ville, au point que, quand il fut parti, un spleen affreux, le spleen des passions trompées, tomba sur elle comme un sirocco maudit et la fit ressembler davantage à une ville anglaise3.

7Marmor transforme le jeu, « dernière passion des âmes usées4 » de ces aristocrates, en élément essentiel, et même existentiel. Alors que la noblesse valognaise se contente de subsister à l’état fantomatique, le jeu la fait vivre. La comtesse du Tremblay, qualifiée par le narrateur de « larve élégante5 » accède par et dans le jeu à l’existence. Elle y accède d’une façon sinistre, puisque se joue sous ses cartes, en secret, un terrible drame familial, découvert après la mort de tous ses participants : non seulement elle est l’assassin présumé de sa fille, mais, avant cela, de l’enfant qu’Herminie a probablement eu de Marmor, avant de mourir elle-même. Ces événements, qui constituent le dessous des cartes des parties de whist, relèvent d’une question de vie et de mort, et la comtesse a accédé à l’être par le non-être. Le chevalier de Tharsis, ultime narrateur, raconte le dénouement de ce drame, et emploie le lexique du jeu pour le qualifier : « le dieu du chelem avait fait chelem toute la famille6 ». Le jeu n’est pas une activité détachée de notre réalité, mais en est la métaphore la plus éloquente. Rien ne fut plus sérieux dans la vie de la comtesse du Tremblay.

8Hermann ne vient pas jouer au salon de Tchekalinski pour la simple distraction, il vient pour s’enrichir. Dès son premier coup, il mise une grande somme d’argent, quarante-sept mille roubles, et gagne. Il tranche sur les autres joueurs : « никто более двухсот семидесяти пяти семпелем здесь ещё не ставил7 ».  Mais faire fortune n’est pas non plus le véritable enjeu de ces parties de pharaon. Ici encore, ce qui se joue est beaucoup plus grave. Hermann, pour jouer et gagner, a trompé Liza, la pupille de la comtesse, a tué – presque sans le vouloir – cette dernière, censée détenir le secret de trois cartes gagnantes. La comtesse est pourtant revenue sous forme de fantôme lui confier ce secret. Mais ce secret est-il fiable ? Lorsque Hermann pense trouver un as, et qu’il découvre une dame de pique ressemblant étrangement à la comtesse et lui lançant un clin d’œil, il perd la raison. Sombrer dans la folie pour Hermann, prototype de l’Allemand rationaliste et raisonnable, équivaut à perdre la vie : dans l’opéra de Tchaïkovski, il se suicide.

9Le jeu tel qu’il est dramatisé dans ces œuvres n’est pas le « divertissement attirant et joyeux8 » analysé par Caillois. Il n’est pas une activité fictive, « accompagnée d’une conscience spécifique de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante9 ». Le jeu chez Barbey ou chez Pouchkine, s’enracine au plus profond de l’existence. Si, par analogie, il représente l’apparence, cela signifierait que l’apparence joue un rôle tout aussi fondamental dans le réel.

10Dans le même mouvement, la conception usuelle du jeu comme occasion de sociabilité s’effrite. Les ouvrages historiques insistent pourtant sur cet aspect : lorsqu’elle évoque La Maison des jeux de Charles Sorel, Elisabeth Belmas rappelle qu’à l’époque moderne, « savoir jouer en société devient une nécessité sociale10 ». Mais l’écart entre cette dimension de civilité et la présence d’un enjeu différent dans le jeu mis en scène en littérature ne tient pas seulement à la différence entre la France d’Ancien Régime et le XIXe siècle représenté dans le corpus.

11Les œuvres ne négligent pas la sociabilité : dans La Dame de Pique, Tchekalinski est un modèle de courtoisie à l’« inaltérable sourire11 » (« c неизменной своею улыбкою »). Malgré le dénouement funeste du Dessous de cartes, c’est d’abord la mondanité qui est mise en avant. Lorsque le narrateur présente des personnages que l’on croit être les héros de l’histoire, le marquis de Saint-Albans, puis Hartford, nous apprenons que cet Anglais, tout industriel qu’il soit, est admis chez le marquis et considéré « comme un parfait gentleman12 ». Le narrateur indique, tout en cultivant l’attente du lecteur : « Ce soir-là donc, on s’étonnait, et le marquis lui-même, que l’exact et scrupuleux étranger fût en retard…13 » Ce manquement à la ponctualité est fondamental, il signale que le jeu comme facteur de sociabilité sera remplacé par un jeu d’une autre envergure. Il est justifié par l’entrée en scène de Marmor, qui donnera sa dimension immorale et diabolique au jeu.

12Si le jeu possède un tel potentiel diabolique, c’est parce qu’il se fonde sur le mensonge et la tricherie. De la banale hypocrisie sociale au mensonge institutionnalisé, le pas est vite franchi et pour Carlos Herrera, la marche même de la société, comparée à une table de bouillotte, est régie par la loi du mensonge :

Comment vous conduisez-vous à la bouillotte ?… dit le prêtre, y pratiquez-vous la plus belle des vertus, la franchise ? Non seulement vous cachez votre jeu, mais encore vous tâchez de faire croire, quand vous êtes sûr de triompher, que vous allez tout perdre. Enfin, vous dissimulez, n’est-ce pas ?… Vous mentez pour gagner cinq louis14 !…

13L’effet produit par cette tirade est d’autant plus saisissant que celui qui la prononce se prétend prêtre, et son caractère sacerdotal s’apparente davantage à celui du cardinal Cibo de Musset qu’à un représentant de la morale instituée. Avec cynisme, il fait du mensonge une pratique régulière, normalisée. Il n’est pas orienté vers le crime, mais n’est que le code à connaître pour avancer dans la vie. Sa banalité le rend terrible.

14Le jeu est aussi la métaphore privilégiée de Vautrin pour qualifier ses activités. Dans un des derniers chapitres de Splendeurs et misères, le forçat est face au Procureur-général, monsieur de Grandville. Il a en main des lettres compromettantes que des femmes de l’aristocratie ont écrites à Lucien, et exige pour les rendre au Procureur la « vie de trois forçats15 ». Ce dernier entame la négociation par une menace à laquelle Vautrin répond : « Eh ! nous jouons donc ! Je parlais à la bonne franquette, moi ! je parlais à monsieur de Grandville ; mais si le Procureur-général est là, je reprends mes cartes et je poitrine16. » Il n’est pas une activité policée de salon, mais a pour enjeu la domination sur autrui. Le jeu est le lieu d’un combat pour le pouvoir.

15Les Chouans jouent contre les Bleus, luttent contre leur domination en sauvant leur chef – leur atout – emprisonné et condamné à mort ; Hauteclaire joue contre la comtesse de Savigny pour prendre sa place non dans le cœur de Savigny qu’elle occupe déjà, mais dans la société. Dans sa tirade pour convaincre Lucien de le prendre pour protecteur, le prétendu Herrera lui promet de le maintenir « d’une main puissante dans la voie du pouvoir17 », avant de s’exclamer « J’aime le pouvoir pour le pouvoir, moi ! ». Dans les œuvres de ce corpus, le jeu et les relations sociales ne sont jamais désintéressés. Ils ont pour finalité d’accroître l’influence en truquant les apparences, et ils institutionnalisent le mal dans la société.

16Si nous poursuivons l’analogie du jeu comme monde de l’apparence, et du réel comme monde de l’être, il faut préciser les rapports qu’ils entretiennent. Les deux Diaboliques figurent la séparation apparente de ces deux univers par la géographie. La nouvelle salle d’arme de Savigny et d’Hauteclaire n’est autre que le château du comte, où la société de V* croit qu’il passe une « lune de miel indéfiniment prolongée18 » avec sa femme. Les machinations meurtrières des amants sont possibles grâce à l’isolement de ce château. Dans Le Dessous de cartes, la ville où se joue le drame est une enclave coupée du monde. La noblesse qui s’y est réfugiée garde farouchement la pureté de son sang, et dépérit.

17La coupure entre jeu et vie se traduit aussi sur le terrain social. Les Chouans du Chevalier des Touches jouent contre les Bleus et gagnent cette manche : «  il fallait aller, s’exposer à tout, jouer son va-tout enfin, ou, pas de milieu, demain des Touches serait guillotiné19. » Les Chouans constituent une micro-société. Ils sont hors-la-loi, représentent ce qu’il reste du passé dans le présent de la Révolution. Leur conduite est régie par les anciens codes de l’Ancien Régime. Aux Bleus, les Chouans opposent une autre loi, un autre jeu, luttent avec d’autres armes que les armes légales et officielles, celles de la guérilla.

18Splendeurs et misères des courtisanes propose une configuration similaire. Vautrin, qui joue contre les autorités, légales comme la police ou la Justice, ou socialement établies comme Nucingen, baron d’Empire, est le chef, le « dab » dans le lexique du bagne, de la pègre. Il règne sur la société des « Dix-Mille », qui n’entreprennent jamais « une affaire où il se trouvait moins de dix mille francs à prendre20 », et sur les « Grands Fanandels », « fine fleur de la haute pègre21 ». Cet envers de la société va à l’encontre de la légalité officielle, mais possède la sienne propre. Plus encore, la pègre constitue une forme de noblesse : « Là donc, comme dans les bagnes, l’aristocratie est la criminalité22 ». La structure de cette micro-société se calque sur la structuration sociale officielle.

19Ce qui se joue dans ces espaces semble représenter les dessous de cartes de la société, un univers secret régi par une logique étrangère au monde social, mais cette coupure est illusoire. Le jeu a une répercussion directe sur la réalité. L’amour de Savigny et d’Hauteclaire ne reste pas clandestin. Leur jeu aboutit à l’empoisonnement de la comtesse, mais surtout au remariage de Savigny. Hauteclaire, d’origine roturière, intègre publiquement les hautes sphères sociales. Le jeu de Vautrin, tout au long de Splendeurs et misères, est au service de la réussite de Lucien dans la société. Après les démarches pour que son protégé puisse porter le noble nom de sa mère, Rubempré, il lui cherche un riche mariage avec la très laide Clotilde de Grandlieu. Son jeu contre Nucingen, pour lui extorquer, en prostituant la malheureuse Esther, les sommes nécessaires à l’acquisition de terres, n’est intéressé que par cette réussite sociale. Il joue dans l’ombre pour l’ascension de Lucien. De même que le jeu n’est pas un à-côté de la vie, de même, il n’est pas gratuit et ne manque pas de sérieux. Ce qui se joue dans le jeu est fondamental dans la réalité du joueur. Par analogie, l’apparence agit sur l’essence, a une répercussion sur le réel.

20L’immoralité du mensonge a été théorisée par Kant dans son opuscule de 1797 Sur un prétendu droit de mentir par humanité. Il y rappelle que « [l]a véracité dans les déclarations qu’on ne peut éluder est le devoir formel de l’homme envers chacun.23 » En termes linguistiques, suggérés par le caractère formel du devoir invoqué, le mensonge brise le contrat de communication, raison pour laquelle il devient « une injustice commise à l’égard de l’humanité en général.24 »

21Or la pratique du mensonge est fondamentale dans le jeu et en particulier dans ceux dont il est question ici, car leur principe est la découverte de ce qui est caché. Elle se justifie, par rapport à la position kantienne, sur la relativisation contenue dans la proposition citée : Kant évoque bien les « déclarations qu’on ne peut éluder », c’est-à-dire les réponses aux questions qu’on nous pose. Le contrat de communication ludique est différent, puisqu’on peut éluder des réponses. Il est significatif qu’en français, le verbe « éluder » soit bâti sur la racine du jeu.

22Les personnages de joueurs sont des hypocrites, trait qui, condamné sur le plan moral, constitue dans le cadre littéraire un facteur de fascination. Dans La Dame de Pique, le mensonge est mis au service du crime. Hermann écrit des lettres passionnées à Liza dans le seul but de s’introduire chez elle afin ensuite d’accéder à la chambre de la comtesse. Alors qu’Hermann vient de tuer la comtesse, Liza, qui l’ignore, repense aux propos que Tomski, le petit-fils de la comtesse, lui avait tenus de façon prophétique à propos de l’ingénieur : « у него профиль Наполеона, а душа Мефистофеля. Я думаю, что на его совести по крайней мере три злодейства25 ». Ce jugement, déjà compréhensible par le lecteur, fait office de prémonition pour Liza, qui découvre plus tard qu’elle « n’était rien d’autre que la complice aveugle d’un scélérat, de l’assassin de sa vieille bienfaitrice26 !… » (« не что иное, как слепая помощница разбойника, убийцы старой её благодетельницы!… »). Hermann a joué avec les sentiments d’une jeune fille innocente, et s’est joué d’eux, pour parvenir à ses fins. Il a envisagé autrui comme moyen et non comme fin.

23Hauteclaire, exceptionnelle par sa beauté, par sa puissance physique et sa maîtrise masculine des armes, prend toute son envergure dans le crime, qui commence par l’imposture sur son identité. Le narrateur second du récit, le docteur Torty, admire cette femme caractérisée par « la liberté, l’aisance, le naturel dans le mensonge27 ». Ce mensonge prend une proportion telle que le secret, qui peut être révélé, est remplacé par le mystère, qui pour être dévoilé nécessite une initiation. Le mystère d’Hauteclaire se déploie pleinement lors de sa vie clandestine au château de Savigny. Une comparaison du narrateur, venu examiner la comtesse malade et ayant reconnu Hauteclaire, est révélatrice : « Cela me prenait la pensée comme la griffe de sphinx d’un problème, et cela devint si fort que, de l’observation, je tombai dans l’espionnage 28. » L’image du sphinx fait référence à la fois à une énigme insoluble et à l’idée d’assassinat. Bien que l’allusion soit indirecte, c’est Hauteclaire ici qui est le sphinx, ou plutôt la sphinge, qui est avec Salomé une figure privilégiée de la femme fatale – dans tous les sens du terme – dans la littérature de la fin du XIXe siècle.

24Avant d’être un menteur, l’hypocrite est un comédien, et l’art du mensonge se double de celui du déguisement. Le personnage le plus protéiforme est ici Vautrin. Il est significatif que le nom qui lui est associé, pour la majorité des lecteurs, soit celui-ci, un nom de scène, alors que son véritable nom est Jacques Collin. Bourgeois dans Le Père Goriot, abbé dans Illusions perdues et Splendeurs et misères, il se déguise entre autres, dans ce dernier roman, en magistrat venu enquêter sur l’espion de la police Peyrade, lui-même déguisé en nabab anglais, ou encore en William Barker, créancier de Gabriel d’Estourny grâce à qui il veut inventer à Esther des fausses dettes, que Nucingen sera sommé de rembourser. Ses agents sont aussi d’habiles comédiens, et sa tante Jacqueline Collin, surnommée Asie, représente pleinement la « Comédie humaine ». Les métamorphoses de Vautrin sont spectaculaires car elles ne concernent pas seulement son apparence : il s’est mutilé pour effacer la marque de forçat, il a gommé son être, son statut de forçat évadé. L’apparence d’homme d’Eglise s’est parfaitement superposée à son être, mais n’a pas anéanti ce dernier. Ses camarades de bagne n’hésitent pas longtemps à l’identifier.  Ils reconnaissent d’abord, derrière son déguisement d’abbé, un « cheval de retour », c’est-à-dire dans l’argot du bagne, un récidiviste, à cause d’un tic de démarche acquis à force de marcher les pieds ferrés, avant son identification complète :

– C’est notre dab ! (notre maître), dit Fil-de-Soie en ayant reçu de Jacques Collin ce regard distrait que jette l’homme abîmé dans le désespoir sur tout ce qui l’entoure.

– Ma foi oui, c’est Trompe-la-Mort, dit en se frottant les mains le Biffon. Oh ! c’est sa taille, sa carrure ; mais qu’a-t-il fait ? il ne se ressemble plus à lui-même29.

25La métamorphose de Vautrin porte sur sa personne au sens corporel du terme. Pour ses compagnons, il n’y a aucun doute sur son identité, mais leur regard doit passer outre l’apparence pour reconnaître son être.

26Hauteclaire, parfaite comédienne, efface son identité, son physique athlétique sous un déguisement et des manières de femme de chambre et le narrateur évoque « la fausse Eulalie, qui faisait naturellement son service comme si elle avait été exclusivement élevée pour cela30 ». Mais son être véritable reparaît la nuit, où elle redevient elle-même. Le docteur Torty commente encore cette situation mystérieuse : « Ce qu’il y avait de certain, c’est que le comte de Savigny et Hauteclaire Stassin jouaient la plus effroyablement impudente des comédies avec la simplicité d’acteurs consommés, et qu’ils s’entendaient pour la jouer31. » Les amants n’ont pas à s’approprier leur rôle tant ils le vivent. Hauteclaire, personnage fictif, cède totalement la place à un autre personnage fictif, à l’intérieur de la diégèse.

27Elle est, comme les autres personnages étudiés ici, un méta-personnage romanesque, et nous conduit à nous interroger sur la notion de mimèsis. Vautrin et la comtesse du Tremblay incarnent la fiction. Ils mettent la mimèsis en abyme au sein des œuvres où ils apparaissent. Comme ils sont aussi des figures de joueurs, ils indiquent un rapport possible entre mimèsis et jeu. Loin de s’opposer au réel, ce dernier en serait une représentation mimétique, comme le suggère Emile Benvéniste dans son article « Le jeu comme structure », où il avance une analogie formelle entre la « réalité seconde32 » dans laquelle se déroulent le jeu et la fiction. Ainsi, le narrateur du Dessous de cartes décrit un subtil jeu de regards qu’il surprend lors de la partie dite « du Diamant », d’après la pierre fatale que porte la comtesse : « Mme du Tremblay [regardait] Karkoël, qui regardait d’un œil distrait sa dame de carreau.33 » Si nous prenons en compte le fait que le terme « carreau » se dit, dans la langue de Marmor, « diamond », nous pouvons identifier la dame de carreau à la comtesse et comprendre que ce que Marmor regarde en regardant son jeu est la femme avec qui il a une liaison34.

28Les personnages jouent sur leur apparence, et ce motif se traduit sur le plan narratologique. Le motif du masque est fondamental dans Le Dessous de cartes, où il intervient de façon matérielle, avec le masque porté par Marmor lorsqu’il manipule le poison – sans doute celui-là même qui servira à tuer Herminie – et de façon imagée, avec l’impénétrabilité de la comtesse. Le masque de chimie de Marmor est transparent, c’est un masque de verre. Il masque Marmor sans le cacher et nous lance sur une fausse piste si nous cherchons à le soulever. Marmor est insaisissable mais le secret de son être cache un autre secret, celui de ses relations avec la comtesse du Tremblay et sa fille. Ce n’est pas le masque qu’il faut soulever, mais les cartes.

29Transparent, le masque de verre peut aussi figurer la découverte d’un secret. Cette scène de manipulation du poison est enchâssée dans le récit d’un autre épisode, celui de la partie « du Diamant », où la société aristocratique de V* constate l’air maladif d’Herminie. Ce montage narratif établit pour le lecteur un lien entre la mort prochaine de la jeune fille, le poison de Marmor, contenu dans une bague, et la bague de la comtesse du Tremblay, admirée par le chevalier de Tharsis. Ce que la comtesse cherche à cacher est découvert par le narrateur qui a assisté à la manipulation du poison par l’Ecossais, fait le rapprochement entre la maladie d’Herminie et la bague de sa mère, et voit à travers le masque de la comtesse transformé en masque de verre. Les jeux de narration entretiennent le jeu entre être et paraître.

30 Ils se placent dans un dispositif plus global, car le récit est doublement enchâssé : un narrateur premier relate le récit qu’il a entendu dans un salon parisien de la baronne de Mascranny, récit raconté par un narrateur second. On peut même ajouter un troisième narrateur, le chevalier de Tharsis, qui raconte au narrateur second le dénouement des aventures liées à la venue de Marmor. En plus de cette configuration narratologique, le texte est construit de telle sorte que Jean-Pierre Boucher35 a parlé d’« esthétique de la dissimulation et de la provocation ». Chaque strate narrative s’ouvre sur une série de portraits et de descriptions, éléments qui n’ont pas tant une valeur d’ornement que de retardement, comme nous l’avons vu pour l’entrée en scène de Marmor, précédée du portrait du marquis de Saint-Albans, de celui d’Hartford, qui sont des leurres, et disparaissent pour laisser la place au véritable héros. A un niveau microstructurel, le narrateur use aussi de ce procédé. Dans la scène du poison, on trouve, avant que Marmor ne réponde à la question du narrateur étonné de son activité, un paragraphe de digression sur une séance de tir au pistolet, qui n’a d’autre fonction que de faire patienter le lecteur. Le narrateur dissimule la vérité et retarde les révélations. Le motif du masque n’intervient pas seulement de façon interne, thématique mais aussi structurelle, narrative. C’est l’ensemble du récit lui-même qui avance masqué, qui se déguise et nous ment. A la fin de la nouvelle, on ne sera jamais sûr de connaître la vérité.

31La composition du Chevalier des Touches est légèrement différente. On retrouve une structure à double enchâssement. Le roman est fondé sur un secret, même s’il semble secondaire à côté du récit épique fait par Mlle de Percy : il concerne la rougeur qui colore les joues de la vieille comtesse Aimée de Spens. Restée veuve quelques heures après son mariage avec M. Jacques qui avait participé à l’expédition pour délivrer des Touches, elle garde une réputation de grande pureté, mais excite la curiosité car elle rougit à chaque évocation du chevalier et laisse soupçonner qu’elle a eu une liaison avec lui. Tout le monde le pense sans oser l’admettre. Le narrateur premier, tout jeune au moment du récit de Mlle de Percy, retrouve, bien plus tard, le chevalier, interné dans une maison de fous. Il en obtient l’explication de la rougeur d’Aimée : elle ne vient pas de la culpabilité, mais de la honte qu’elle a surmontée pour le sauver. La dimension métaphorique de ce passage fonctionne à plein : comme le masque de verre révélait un secret, au lieu de le cacher, on a ici une double mise à nu, celle d’une jeune fille et celle d’une énigme. Cette fois, l’apparence, le vêtement a dû s’effacer pour sauver le chevalier, comme l’apparence, la mauvaise interprétation de la rougeur s’est effacée devant la vérité pour sauver Aimée de la calomnie. La rougeur était un masque qui cachait cet épisode tout en le révélant, révélation qui n’est complète qu’à la fin du roman. L’être et le paraître se complètent plutôt qu’ils ne s’opposent, sur le plan thématique comme sur le plan structurel.

32La Dame de pique semble d’une construction plus simple, mais parvient aussi à perdre le narrateur. Le narrateur chez Pouchkine est majoritairement omniscient, mais malgré cette focalisation faussement limpide, la mystification du lecteur est totale. Il ne saura jamais si le secret de la comtesse existait, si les clins d’œil de la comtesse morte et de la dame de pique étaient réels – c’est-à-dire si le récit a une dimension fantastique – ou s’ils étaient le fruit de l’hallucination d’Hermann36. Aucune indication ne permet de dire si l’apparition du fantôme est véritable ou rêvée. Le narrateur ne nous donne jamais de clé de lecture. Au lecteur de choisir d’en faire une nouvelle réaliste ou fantastique.

33A la fin des œuvres, les personnages perdent la partie. Vautrin doit se démasquer, Marmor et la comtesse du Tremblay voient leurs sinistres agissements dévoilés, Hermann sombre dans la folie. La domination que leur permettait la maîtrise de leur apparence s’effondre et semble signifier la victoire de l’être sur le paraître. Le paraître, qui leur a donné pour un temps le pouvoir, ne serait qu’éphémère face à la permanence de l’être.

34Il est pourtant impossible de considérer ces dénouements comme des échecs. Les personnages perdent la partie, mais, dans un mouvement dialectique, accèdent à une autre dimension. Vautrin se rend à la Justice, mais pour se mettre à son service. Le titre du chapitre qui relate sa métamorphose est éloquent : « Où Jacques Collin abdique la royauté du dab ». Dans une tirade adressée au Procureur-général, il explique sa conversion :

Eh ! bien, j’ai vu, depuis vingt ans, le monde par son envers, dans ses caves, et j’ai reconnu qu’il y a dans la marche des choses une force que vous nommez la Providence, que j’appelais le hasard, que mes compagnons appellent la chance. Toute mauvaise action est rattrapée par une vengeance quelconque, avec quelque rapidité qu’elle s’y dérobe. Dans ce métier de lutteur, quand on a beau jeu, quinte et quatorze en main avec la primauté, la bougie tombe, et les cartes brûlent, ou le joueur est frappé d’apoplexie37 !…

35On reconnaît l’image de la roue de la Fortune. La position dominante est toujours menacée par un mauvais hasard qui peut l’anéantir. Vautrin établit une équivalence entre Providence, hasard et chance, qui sont habituellement différenciés, ou même opposés. Dans la doxa, la Providence est la main divine qui gouverne notre existence, tandis que le hasard ou la chance ne relèvent d’aucune intelligence, mais de l’aléatoire. Ici, ces termes désignent ce que l’homme ne peut connaître et qui influencerait son existence. Ce constat introduit la proposition de Vautrin, au chapitre suivant, de travailler pour la Justice : « Je n’ai pas d’autre ambition que d’être un élément d’ordre et de répression, au lieu d’être la corruption même38 ». La supériorité de l’ancien forçat n’est pas entamée par cette conversion, mais sublimée. D’immorale et secrète, elle devient la représentante officielle de la morale.

36Aimée de Spens subit le même renversement dialectique, à deux reprises. Elle perd d’abord son intégrité, mais dans un acte héroïque, et d’autant plus héroïque qu’il reste secret. Le deuxième renversement est la conséquence de ce secret gardé durant toute son existence. Personne ne se doute que sa rougeur est à la fois associée à la honte et à un acte glorieux. Toute sa vie, Aimée aura été soupçonnée d’une liaison avec des Touches alors que le véritable secret était à son honneur. Comme Vautrin, elle finit par devenir le symbole du don de soi au sens plein.

37Les personnages des Diaboliques accèdent aussi à une dimension supérieure, mais dans le mal. La comtesse du Tremblay, qui vivait une existence morale et sans intérêt avant l’arrivée de Marmor (« Toujours est-il qu’elle était vertueuse ; sa réputation défiait la calomnie. Aucune dent de serpent ne s’était usée sur cette lime39 »), s’est perdue avec lui et pour lui. Mais en se perdant, en perdant sa fille et l’enfant, dont on ne saura jamais s’il est de la comtesse ou d’Herminie, en éteignant sa lignée, elle a paradoxalement enfin vécu : la « larve élégante » s’est muée en papillon – de nuit. Le crime donne aussi à Hauteclaire son statut de « diabolique ». La dialectique qui organise sa destinée est différente : malgré le soupçon de meurtre pesant sur leur réputation, Savigny et Hauteclaire défient la société et se marient. La fausse Eulalie devient la véritable comtesse de Savigny. Avant de se déguiser en Eulalie, Hauteclaire cachait déjà son apparence. Outre le masque d’escrime, le narrateur rappelle aussi que son « visage était toujours plus ou moins caché dans un voile gros bleu trop épais40 ». Déguisée en Eulalie, elle « restait inclinée sous son casque de batiste empesée les joues voilées par ces longs tire-bouchons d’un noir bleu qui pendaient sur leur ovale pâle 41. » Le mouvement dialectique de son existence ne consiste pas seulement dans une ascension sociale, ni dans le développement de son immoralité, mais dans la publicité progressive de son être. Caractérisée par une apparence dominant son être, elle devient, à la fin de la nouvelle, fascinante par la notoriété de son être. Elle ne se cache plus, affronte impunément le regard d’autrui, et en devient sublime. La scène qui ouvre la nouvelle et précède le récit du docteur Torty l’illustre en mettant en scène le défi lancé par Hauteclaire à une panthère, équivalent animal de l’héroïne, et qui rappelle l’image du Sphinx. Hauteclaire se caractérise par sa superbe.

38La situation d’Hermann ne ressemble apparemment pas à celle des autres personnages. On ne voit pas, au premier abord, ce qu’il y a de sublime dans le dénouement de son aventure, et son effondrement semble complet. Il a tout perdu au jeu. Pourtant, son existence a été sublimée. Comme la comtesse du Tremblay, sa vie au début de la nouvelle est morne, faite de privations et d’économies. Petit ingénieur de l’artillerie, il refuse de jouer car il connaît le risque inhérent au jeu :

– Игра занимает меня сильно, - сказал Германн, - но я не в состоянии жертвовать необходимым в надежде приобрести излишнее.

– Германн немец: он расчетлив, вот и всё! - заметил Томский42.

39Il reste spectateur passif mais passionné des parties que jouent ses camarades. La quête du secret de la comtesse le fait advenir à l’existence. Alors qu’il vivait seulement par procuration, il devient acteur de sa vie. Le jeu l’aura fait vivre pleinement, fût-ce brièvement. Il ne s’agit plus de sublime moral, mais de sublimation au sens alchimique du terme, qui désigne l’épuration d’un corps solide transformé en vapeur. Le jeu n’était qu’une passion virtuelle chez Hermann, elle s’actualise grâce à la découverte du secret de la comtesse, de même que l’existence de la comtesse du Tremblay jusque-là virtuelle, s’actualise au contact de Marmor.

40Etre et paraître sont les deux faces d’une même entité. L’apparence n’est pas tant un masque ou un contraire de l’être, que ce qui le précède et l’annonce. Elle est le virtuel qui va s’actualiser. De même, le jeu n’est pas le contraire du réel. Dans les œuvres, il faut préciser que le mouvement dialectique mis en évidence ne conduit pas l’apparence à s’actualiser en réalité, mais en vérité romanesque. Dévoiler l’apparence – et découvrir cette vérité – pourrait être une métaphore de la lecture. La lecture peut être comprise comme un pari sur les personnages, sur leur devenir, sur l’intrigue. Son processus actualiserait ce qui reste sans elle à l’état virtuel.

41Hermann est le représentant interne à la nouvelle du lecteur. L’anecdote de Tomski au sujet de sa grand-mère, bien que rapportée au discours direct, a toutes les apparences du propos d’un narrateur omniscient évoquant les sentiments du grand-père, les réflexions de la grand-mère, rapportant les mots du comte de Saint-Germain – qu’il n’a pas connu – au sujet des trois cartes gagnantes. Le temps de son anecdote, Tomski se confond avec le narrateur premier du récit : au couple narrateur-lecteur s’en superpose un second, interne au texte, constitué par Tomski et Hermann. La lecture que fait Hermann du récit de son ami est un pari. Rien ne dit que ce récit est authentique : aucun auditeur ne réagit comme Hermann et tout indiquerait au contraire qu’il est faux. Lorsque Hermann tente d’arracher le secret de la comtesse, il la supplie, la raisonne puis la menace, mais la vieille dame ne prononce qu’une phrase : « Это была шутка, - сказала она наконец, - клянусь вам! это была шутка43 ! » La nouvelle serait bâtie sur un gouffre. Malgré cette exclamation, Hermann joue les cartes révélées par le fantôme, comme si les propos d’une apparition immatérielle, d’une hallucination peut-être, étaient plus crédibles qu’une vérité révélée par une femme en chair et en os. Hermann préfère parier sur un fait inexplicable que sur la solution fournie par la comtesse. Il se fie aux apparences, fait une lecture perdante du récit mais c’est cette lecture qui le conduit à jouer et, pour l’unique fois de son existence, à vivre.

42La fin du Dessous de cartes emploie également cette métaphore. Le conteur, homodiégétique, n’a que des informations partielles et par son récit n’a « montré que ce qu’il en savait, c’est-à-dire les extrémités44. » Ses auditeurs – et ses lecteurs – doivent parier sur ce qui est caché : « Chacun restait dans sa pensée et complétait, avec le genre d’imagination qu’il avait, ce roman authentique dont on n’avait à juger que quelques détails dépareillés45. » La métaphore du titre prend tout son sens : le conteur retourne légèrement les cartes sans dévoiler l’ensemble du jeu et conduit chacun à construire ses propres personnages, sa propre interprétation sur le cadavre d’enfant. Les apparences qu’il fournit ne sont pas trompeuses, mais elles ne sont que le stade virtuel du récit en attente d’actualisation par chaque lecteur.

43L’apparence n’est pas ici cette dimension superficielle qui cache et trompe dans une intention médiocre. Apparaître, dans le corpus d’étude, est un état qui précède l’être, qui est le stade virtuel de l’être. Il ne s’oppose pas à ce dernier, tout comme le jeu ne s’oppose pas à la vie, tout comme le fonctionnement du jeu n’est pas le contraire du fonctionnement de la société, mais son miroir. Les œuvres sont régies par cette dynamique de l’actualisation. S’il y est question de dévoilement d’apparences trompeuses, les apparences ne sont pas annulées, mais métamorphosées. Leur qualité ontologique change. Il ne s’agit pas d’anéantir les apparences mais de voir en elles les prémices de l’être. C’est la raison pour laquelle la lecture, dramatisée à l’intérieur des œuvres, peut s’exprimer par cette métaphore. Hermann lit le récit de Tomski à sa façon, la Justice cherche à déchiffrer Vautrin. Au jeu, plusieurs coups sont possibles, on peut toujours tenter de nouveaux paris, qui s’actualiseront  pour chaque joueur de manière différente, de même qu’une œuvre s’actualise de différentes manières. Le paraître, même trompeur, et souvent trompeur, est le passage nécessaire pour parvenir à l’être, et cet être, en littérature, ne prend pas la forme de la réalité, mais de la vérité romanesque.

Notes de bas de page numériques

1 Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 196.
2 Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, dans Les Diaboliques, Paris, Gallimard, 1973, coll. « Folio », p. 194.
3 Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, p. 198.
4 Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, p. 182.
5 Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, p. 194.
6 Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, p. 217.
7 Pouchkine, La Dame de Pique, Le Livre de poche, 1999, coll. « Classiques de poche », traduction de Dimitri Seseman, p. 63 : « personne ici n’a jamais misé plus de deux cent soixante-quinze roubles en simple ».
8 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes, Gallimard, 1967, coll. « Folio Essais », p. 42.
9 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes, p. 43.
10 Elisabeth Belmas, Jouer autrefois, Essai sur le jeu dans la France moderne, xvie-xviiie siècle, Champ Vallon, 2006, coll. « Epoques », p. 169.
11 Pouchkine, La Dame de pique, p. 63.
12 Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, p. 184.
13 Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, p. 184.
14 Balzac, Illusions perdues, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 595.
15 Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, p. 590.
16 Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, p. 590. Le verbe « poitriner » désigne, au jeu, le fait de tenir ses cartes contre soi pour cacher son jeu.
17 Balzac, Illusions perdues, p. 596.
18 Barbey d’Aurevilly, Le Bonheur dans le crime, dans Les Diaboliques, p. 135.
19 Barbey d’Aurevilly, Le Chevalier des Touches, Paris, Gallimard, 1976, coll. « Folio », p. 178.
20 Balzac, Splendeurs et misère des courtisanes, p. 512.
21 Balzac, Splendeurs et misère des courtisanes, p. 512.
22 Balzac, Splendeurs et misère des courtisanes, p. 507.
23 Emmanuel Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, Vrin, 1992, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », p. 68.
24 Emmanuel Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, p. 68.
25 Pouchkine, La Dame de Pique, p. 54-55 : «  il a le profil de Napoléon et l’âme de Méphistophélès. Je présume qu’il n’a pas moins de trois forfaits sur la conscience » Si l’allusion à Méphistophélès est sans équivoque, il faut rappeler, comme le fait la note de l’édition Livre de Poche, que l’allusion à Napoléon, surtout dans la Russie du début du XIXe siècle, est souvent associée, elle aussi au diable. On retrouve cette comparaison dans Guerre et Paix.
26 Pouchkine, La Dame de Pique, p. 56.
27 Barbey d’Aurevilly, Le Bonheur dans le crime, p. 145.
28 Barbey d’Aurevilly, Le Bonheur dans le crime, p. 147.
29 Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, p. 521.
30 Barbey d’Aurevilly, Le Bonheur dans le crime, p. 141.
31 Barbey d’Aurevilly, Le Bonheur dans le crime, p. 141.
32 Emile Benvéniste, « Le jeu comme structure », dans Deucalion n° 2, Cahiers de la philosophie, publiés sous la direction de Jean Wahl, Editions de la Revue Fontaine, 1947, p. 162.
33 Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, p. 209.
34 Par ailleurs, il peut être intéressant de noter que la dame de carreau est figurée par le personnage de Rachel, caractérisée dans la Genèse par sa stérilité. En assassinant sa descendance, la comtesse se met dans une situation analogue.
35 Jean-Pierre Boucher, Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, Une Esthétique de la dissimulation et de la provocation, Presses universitaires de Québec, 1976.
36 Nous ne suivons pas dans cette étude la définition du fantastique donnée par T. Todorov, puisqu’il nous semble, à la suite de J.-L. Backès dans L’Impasse rhétorique (PUF, « Perspectives littéraires », 2002), que cette définition construit un concept heuristique, pratique, certes, mais qui ne saurait suffire à embrasser la diversité des situations dites « fantastiques » et des emplois de ce terme.
37 Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, p. 617. Quinte et quatorze est une position forte à la bouillotte.
38 Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, p. 619.
39 Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, p. 191.
40 Barbey d’Aurevilly, Le Bonheur dans le crime, p. 127.
41 Barbey d’Aurevilly, Le Bonheur dans le crime, p. 152.
42 Pouchkine, La Dame de pique, p. 32. « - Le jeu me passionne dit Hermann. Mais mon état m’interdit de sacrifier le nécessaire à l’espoir d’acquérir le superflu. - Hermann est allemand, il sait compter, voilà tout, fit observer Tomski. »
43 Pouchkine, La Dame de Pique, p. 51 : « C’était une plaisanterie, déclara-t-elle enfin. Une plaisanterie, je vous le jure ! »
44 Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, p. 221.
45 Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, p. 221.

Pour citer cet article

Natalia Leclerc, « Bluffeurs, menteurs, tricheurs chez Balzac, Pouchkine et Barbey d’Aurevilly », paru dans Loxias, Loxias 22, mis en ligne le 15 septembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2533.


Auteurs

Natalia Leclerc

Agrégée de Lettres modernes, doctorante en littérature comparée à Paris IV-Sorbonne, sous la direction de M. Jean-Louis Backès. Elle a notamment publié des articles sur le thème du jeu et la figure du joueur, sur la temporalité ludique, sur le rapport entre jeu et réalité, sur la folie du jeu, sur le jeu de mots dans Glossaire, j’y serre mes gloses de Michel Leiris, mais aussi sur Balzac, Dostoïevski, Fitzgerald, Barbey d’Aurevilly. Elle s’intéresse également au mythe de Faust.