Loxias | Loxias 22 Doctoriales V | Doctoriales V
Nicole Grépat-Michel :
Andrée Chedid et le motif littéraire du végétal
Résumé
Andrée Chedid réécrit de nombreuses métaphores végétales qui nourrissent la plupart de ses personnages féminins. Elle attribue à la fillette l’image de la plante vivace et sauvage, sa propre fille devient « bruyère » et « genet » dans le poème « Brève invitée ». Elle évoque sa mère en femme rose dans les Saisons de passage. D’autres femmes fleurs surgissent dans ses fictions : la femme coquelicot, la femme capucine, la femme fougère. Si les mères sont des femmes fleurs par leur puissance d’amour et leur beauté, les grands-mères sont souvent des femmes racines, leur corps se « végétalise » pour répondre à la mort qui s’annonce. Le lyrisme des métaphores chédidiennes emprunte au végétal toute la symbolique du jardin originel. Des femmes fleurs luxuriantes ou flamboyantes aux femmes racines tenaces et démultipliées, l’œuvre d’Andrée Chedid se révèle, par la réécriture du motif végétal, une véritable quête identitaire de la féminité et une célébration de la capacité à re-naître et à se régénérer.
Abstract
Andrée Chedid and the literary pattern of the vegetable. Andrée Chedid rewrites many vegetable metaphors which enrich most women characters. She grants the little girl the image of a vivacious and wild plant, her own daughter becomes “heather” and “broom” in the poem “Brève invitée”. She evokes her mother as a rose woman in “Les saisons de passage”. Other flower women appear in her fiction: the poppy woman, the nasturtium woman, the fern woman. If mothers are flower women because of their power of love and their beauty, grandmothers are often root women, their body becomes a plant to face coming death. The lyricism of Chedidian metaphors borrows from the vegetable all the symbolic of the original garden. From lush or fiery flower women to persistent and multiple root women, Andrée Chedid’s work reveals itself, thanks to her rewriting of the vegetable pattern, a true identity quest of femininity and a celebration of the capacity of every being to rebirth and regeneration. (Traduction Jean-Claude Lecornu)
Index
Mots-clés : Chedid (Andrée) , féminité, identité, libération, Végétalisme, vitalité
Keywords : femininity , identity, liberation, vitality
Plan
- Plantes réelles : le piège du végétal
- Fillette sauvage et femmes en fleurs
- Grand-mère racine, chtonienne et cosmique
- L’homme arbre
- Hortus amoenus et jardin perdu
Texte intégral
1Que ce soit par la reprise du mythe de Daphné1, nymphe métamorphosée en laurier pour fuir la quête amoureuse d’Apollon, que ce soit par des fictions ou des poèmes empreints de sensualité végétaliste et panthéiste, que ce soit par une réitération savante de l’Hortus amoenus dont les accents cosmiques et lyriques réécrivent Virgile, Horace ou Cicéron, le motif du végétal surgit dans d’innombrables textes de notre littérature. Bossuet, George Sand, Victor Hugo, Colette, Paul Valéry, pour ne citer que quelques noms prestigieux, ont contribué à lui confier une vraie place littéraire. Andrée Chedid, familière de cette culture patrimoniale lors de ses études au Caire et en Europe, n’échappe pas à cet héritage. Elle use de nombreuses métaphores végétales pour nourrir ses personnages : fleurs, racines, arbre et jardin apparaissent dans son œuvre, leur symbolisme est au service de l’éthique et de l’esthétique de l’écrivaine. Un circuit sémantique incessant s’opère dans cette « végétalisation » des êtres : si le motif floral de l’Éros se dévoile plutôt dans les personnages de jeunes femmes fleurs, le symbole cosmo-biologique donne une piste pour éclairer les personnages de grands-mères. Le caractère cyclique de toute vie renvoie sans cesse à ce motif du végétal, en particulier dans la confrontation avec la transformation corporelle imposée par la vieillesse et la mort.
2Dans la nouvelle « Face aux violettes », l’écrivaine revendique un amour du végétal sauvage, d’une flore non apprivoisée, celle qui pousse en toute liberté car fleurs et plantes d’appartement se révèlent anxiogènes :
J’ai la passion des fleurs, les plus diverses. En revanche, je nourris envers les plantes d’appartement une tenace et sourde hostilité. J’en ai tellement vu : investissant les lieux, bourgeonnant de partout, se conjuguant les unes aux autres, se reproduisant comme en forêt amazonienne, grimpant sur les rampes, encerclant les barreaux, s’accrochant aux bibliothèques, serpentant vers les recoins, se développant devant les fenêtres pour faire barrière au jour. Exigeantes, possessives, réclamant flacons d’eau, bâtonnets de soutien, graines et béquilles, j’ai vu leurs hôtes pris au piège de cette croissance. Je les ai vus de plus en plus attachés à chaque pousse, à chaque liane, de plus en plus captifs2.
3Les violettes, pourtant offertes par une amie et souvent appréciées pour leur modestie, apparaissent à Andrée Chedid comme appartenant à un monde végétal abusif, prolifique et domestiqué. Le fait qu’elles peuvent vivre très longtemps et fleurir plusieurs fois par an, tel un défi permanent à une mort naturelle, fait frissonner l’auteure qui n’aime ni leur texture, ni leur parfum, ni leur coloris. L’écrivaine attribue aux fleurs un pouvoir parfois maléfique, ce qui nous permet d’évoquer Une maison au bord des larmes de Vénus Khoury-Ghata3, amie libanaise d’Andrée Chedid4. Dans ce récit autobiographique, Vénus Khoury-Ghata symbolise par la métaphore du grenadier qui saigne sur le palier et l’image récurrente des orties qui encerclent la porte de la demeure familiale, la cruauté de son père envers son frère poète, dont l’amour de la poésie fut traité aux électrochocs. Dans un autre roman, La maestra, Vénus Khoury Ghata assimile à une glycine son personnage Emma, femme malade, libre et désespérée : les états végétatifs successifs de la glycine qui orne la maison, alternent vigueur puis décrépitude et scandent en fait la progression de la maladie du sang de l’héroïne, partie se réfugier dans une pauvre école des hauts plateaux mexicains.
4Andrée Chedid personnifie les violettes, elle les fait correspondre aux états d’âme féminins, elle dénonce chez ces fleurs des sentiments et des émotions qu’elle semble détester lorsqu’elle les rencontre chez une alter ego !
En sa forme concise, cette plante rassemble toute la mélancolie du monde. Ridée, feutrée, renfrognée, elle me fait penser à certaines femmes plaintives depuis leur prime jeunesse, blanchie de cœur avant l’âge. Leur sensibilité déviée, dévoyée (ce qui les rend, par moments, attachantes) les conduit à se prendre pour d’éternelles victimes, sans cesse à l’abandon. Elles ne trouvent réconfort qu’en des malaises réels ou imaginaires, qu’en d’impénétrables maladies5.
5L’écrivaine ressent de façon très négative ces quelques simples fleurs et leur reconnaît une hypocondrie assez inattendue pour des végétaux. Elle leur reproche leur manque d’éclat, leur « manque d’ailes, de carène, de liberté ». Pour mieux dénigrer les violettes, elle se lance dans un panégyrique d’autres fleurs plus exubérantes et moins discrètes :
À les contempler, il me vient une folle envie de coquelicots ardents, de pivoines échevelées, de dahlias chatoyants, de tulipes hardies ! Je brûle du désir d’appliquer sur tout ce mauve, tout ce violacé d’épaisses couches de soleil. J’en appelle alors à toutes les fleurs d’aurore : aux primevères des bois et des prés, aux capucines, aux jonquilles, aux genêts malgré leurs épines ; surtout, à ces tournesols ensorcelants si chers à Van Gogh6 !
6Si les violettes ont réussi à se faire accepter par l’écrivaine, à la fin de la nouvelle, c’est qu’elles ont triomphé plusieurs fois d’un trépas inévitable que leur assurait un certain manque de considération et d’attention de la part de leur propriétaire. Andrée Chedid parle alors d’un « plaisir quasi maternel » à les voir revivre après quelques soins de base. Mais ce sont le coquelicot, la capucine et le genet qui surgiront au gré des récits pour caractériser certains personnages de femmes ; l’analogie du féminin avec quelques végétaux s’opère dans le symbolisme de l’élan, du désir de liberté et de l’appétence à la vie. L’appréhension du monde réel végétal impose la métaphorisation pour rendre plantes et fleurs bienveillantes et sources possibles d’inspiration et d’émotion. Andrée Chedid cisèle le motif végétal d’une façon très personnelle : de sa propre mère « rose » à sa fillette « bruyère et genêt », le motif se nourrit de touches autobiographiques, puis s’en échappe dans les fictions pour offrir de multiples variations à ce répertoire. Le floral humanisé se révèle alors une véritable galerie de portraits.
7Andrée Chedid attribue souvent à la fillette l’image de la plante vivace et sauvage, sa propre fille devient « bruyère » et « genet » dans le poème « Brève invitée » de Textes pour un poème :
Ma lande mon enfant ma bruyère
Ma réelle mon flocon mon genêt,
Je te regarde demain t’emporte
Où je ne saurais aller7.
8Dans la culture populaire du langage des fleurs, la bruyère est synonyme de force et de rêverie solitaire et le genêt, de fidélité. On pressent ce que ces fleurs symbolisent au niveau de l’enfance, en particulier cette aptitude aux rêves et cette addiction à la vérité et à l’authenticité des émotions qui sommeillent en chacun des enfants des récits et des poèmes.
9Des femmes fleurs ou plantes surgissent dans les romans ou les nouvelles : Annette, la mère d’Omar-Jo, l’enfant multiple, porte une robe à fleurettes orange et la couleur de ses chaussures est en toile capucine. Elle répond, en miroir, à Cheranne, la femme coquelicot aimée de Maxime, le propriétaire du manège. Il y a aussi Anya dans Le Message, revêtue d’une robe au tissu léger imprimé de fougères. La capucine suggère une certaine inaccessibilité pour ne pas dire indifférence, le coquelicot est le signe d’une ardeur fragilisée par la fuite du temps, la fougère s’inscrit dans la sincérité et la confiance. Cette interprétation n’est pas simple propos de fleuriste averti, elle trace en effet quelques pistes possibles pour analyser la symbolique chédidienne. Annette est évanescente et lointaine pour son fils Omar-Jo ; il ne l’a connue que lors de la petite enfance et il va très vite l’idéaliser après l’attentat fatal. Cheranne apparaît bien comme une femme ardente. Elle évoque la reine des Mille et une Nuits, l’être de désir, objet de quête et de passions. Cette femme coquelicot a la légèreté des filles-oiseaux des Nuits, sa robe de pétales est une forme littéraire moderne, un avatar de la robe de plumes contique. De plus, Cheranne devient celle qui écarte le danger au chevet de Maxime, le forain du manège ; elle passe la nuit auprès de lui à l’hôpital, et devient la sœur hospitalière, confidente, garde-malade et complice. Quant à Anya, la femme fougère, c’est elle qui a la confiance de Marie, la jeune femme blessée par un sniper dans Le Message et qui se charge de ramener son ami Steph auprès d’elle.
10 Le modèle de toutes les femmes fleurs est en fait la femme « rose », propre mère d’Andrée Chedid, décrite comme une star d’une gravure de mode dans la nouvelle « Solfège aux œufs » de Mondes Miroirs Magies :
C’était surtout la vision de notre mère, la plus belle d’entre toutes ; je la revois dans ce nuage de mousseline rose, cette jupe-corolle, ce corsage ajusté, cette longue écharpe flottant autour de ses épaules nues8.
11La mère adulée est réécrite en fleur dans l’essai autobiographique Les saisons de passage :
Elle, jadis. Dans sa robe de mousseline rose. Elle, résolue et souriante, franchissant une marche puis une autre ; soulevant, de sa main gauche, sa jupe à volants ; laissant apparaître, à chaque pas, la cambrure de son pied revêtu d’un bas rosé et l’escarpin à talon aiguille, en satin du même rose.[…] Elle, consciente de ces regards d’extase ou d’envie qui la contemplent tandis qu’elle descend, lentement, très lentement, environné de ce tissu vaporeux et nuancé, vêtue de cette robe sans fioritures ni dentelles, qui ondule et frémit à chaque mouvement9.
12La prose chédidienne a des accents nervaliens, on pense ici à Aurélia devenue une femme rose trémière :
La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant, entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements 10[...]
13La dernière femme fleur que nous évoquerons, est la femme jasmin, fleur qui signifie amour voluptueux. Elle apparaît dans la nouvelle « La femme au taxi » :
Un gamin au crâne rasé, au buste fluet, passe dans l’intérieur de la voiture et secoue les chapelets de jasmin au nez des deux touristes […]
La femme enfouit avec délice sa bouche dans ce tas de pétales odorants. D’une grimace, l’homme marque sa désapprobation. Elle enfile aussitôt les colliers blancs autour du cou11.
14Andrée Chedid dépeint la jeune touriste comme une jeune femme, belle, au visage lointain et frémissant. Dans le taxi conduit par Mounira, elle affiche son enthousiasme à découvrir Le Caire. Dès le début de la visite de la ville, elle semble vouloir « embrasser » la cité et elle est la seule capable de partager l’amour de Mounira pour sa ville orientale. Elle éprouve comme elle la magie orientale, en ressentant tous les parfums, l’agitation incessante et les mystères de cette capitale emblématique. Mais son compagnon la rappelle aux bienséances et exige qu’elle remonte la vitre du taxi. Il l’opprime manifestement et elle ne peut que se rendre à l’autorité virile du riche quinquagénaire : « La femme se laisse faire. Quelque chose de morne s’empare alors de sa face et s’y installe. »12. Mounira entre alors en communion avec la jeune femme et elle lui donne sa broche à la fin du voyage : « Son regard plonge un instant dans celui de l’autre femme et se noie dans le chagrin sans nom de l’étrangère »13. Cette femme jasmin incarne le désir déçu, la sensualité réprimée et l’émotion niée.
15La seconde femme jasmin est encore plus ardente. Il s’agit de Nawal, le premier et vrai amour de Joseph. Lorsque Joseph, le grand-père d’Omar-Jo, découvre ses enfants morts lors d’une explosion terroriste, Nawal, la femme qu’il a aimée jadis, vient lui annoncer que son petit fils est blessé mais vivant : à l’approche de celle-ci, il retrouve son désir intact, ce qui le fait s’indigner contre lui-même car ses frissons de volupté sont incongrus en cette douloureuse circonstance :
Cette sensuelle odeur d’encens et de jasmin, la couleur de cette voix incandescente, ce souffle brûlant contre sa nuque, la proximité de ce corps familier, annulèrent pour quelques secondes le lieu et le temps du malheur, ranimèrent pour quelques secondes -en dépit de tant d’années révolues- un désir, une fièvre étrange. Le vieux Joseph ferma ses paupières, un frisson de volupté lui parcourut l’échine14.
16La sensualité de Joseph arrête le temps du drame, même si la pause est de courte durée, elle suspend le fil du destin et anéantit le lieu porteur de chagrin. Elle redonne des forces au vieillard. Le drame opère une re-sexualisation de l’aïeul puisqu’il lui permet de désirer une femme ; malgré sa position exclusive de père et de grand-père, il redevient, l’espace d’une parenthèse, un homme. Le jasmin entre bien dans la symbolique de la volupté et du désir mais aussi dans celle de la frustration temporelle ; ce temps qui passe et abîme les êtres est encore plus prégnant dans la symbolique de la racine qui emblématise les aieul(le)s chédidien(ne)s.
17Si les mères sont des femmes fleurs par leur beauté luxuriante, la puissance d’amour des grands-mères s’incarne en des femmes racines, pareilles aux femmes anachorètes Marie et Athanasia des Marches de sable. Pour répondre aux affres du vieillissement ou de la mort qui s’annonce, leur corps se « végétalise ». La grand-mère devient alors ultime accueil et dernier abri, son corps se fait niche qui permet aux jeunes agonisants de regarder la mort en face. Ainsi Om Hassan, la vieille femme du Sixième jour, berce son petit fils qui agonise du choléra :
Le buste s’arqua tandis qu’elle prenait l’enfant sur ses genoux ; il paraissait composé de baguettes de saule, minces et friables. La femme se fit berceau. Elle se fit champ d’herbes et terre d’argile. Ses bras coulèrent comme des rivières autour de la nuque rigide. Sa robe, entre ses cuisses séparées, devint vallée ronde pour le poids douloureux du dos meurtri, des jambes raides. Sa tête s’inclina comme une immense fleur odorante, son buste fut un arbre feuillu15.
18Le lyrisme de cette métaphore filée emprunte au végétal toute la symbolique du jardin originel dans une pensée de l’aïeule devenue Terre mère et fertile. Par le corps de la vieille femme, celui du mourant retourne à la nature et est recueilli dans la terre du cosmos. Comme « la terre est un ventre, un nid »16, Saddika Om Hassan se mue alors en divinité chtonienne, une Déméter antique, la mère réceptacle et matrice de toute vie. Elle est aussi cosmique, devenue univers et limon primordial, issue du cycle de la terre. Elle incarne la cosmogonie chédidienne : l’eau, ses bras sont des rivières, la terre, elle est argile, l’air puisqu’elle est fleur odorante. Pour Andrée Chedid, le végétal semble devenir l’unique réponse possible à toute quête identitaire, au seuil de la vieillesse, les racines reprenant leur sens premier de fixation d’une plante dans le sol, seule attache acceptable du reste pour l’écrivaine sans frontière, et les doigts des vieillards deviennent des brindilles.
19Cyre, l’enfant du désert, rencontre elle aussi une femme racine, qui fait penser « à une racine de bois calciné, surmontée d’une touffe de chanvre […] un sarment de vigne avec des durillons noirs sur une écorce ligneuse »17. C’est donc par le jeu des comparaisons végétales et de celles inspirées des éléments que le corps atteint une dimension cosmique. Cette dimension cosmique permet à la mère vieillissante de ne jamais cesser d’enfanter et d’apporter la réponse étiologique à toutes les questions qui hantent l’écrivaine dans son agnosticisme religieux. Andrée Chedid s’intéresse aux divinités chtoniennes, aux représentations de Gé, la déesse mère, et aux déesses antiques de la fécondité. La Soudanaise, amie de l’auteur, est aussi assimilée à la terre d’origine, « cette chair de sombre et généreuse argile, elle me faisait penser à ces rocs aplanis par l’eau et le temps » :
Tout contre elle, je plonge dans l’humus des racines, dans le limon de cette terre que je n’ai cessé d’emporter18.
20Il y a un substrat religieux dans cette écriture du limon biblique en tout être, de même pour ces corrélations qu’Andrée Chedid établit entre femmes et végétal ; la récurrence de formes hybrides mi-femme, mi-plante, évoque les déesses de la mythologie qui ont des attributs végétaux : « le figuier de Déméter, l’olivier d’Athéna, le pin de Rhéa, le palmier d’Isis »19. Presque toutes les divinités féminines en Grèce protègent la végétation : Héra, Aphrodite, Artémis. Grâce à Déméter, le champ de blé est sanctifié et l’aire de battage est protégée par la déesse qui l’occupe en son centre, les mains pleines d’épis et de coquelicots. On pense aussi aux vertus médicinales de la plante et à son suc nourricier primordial. Ce motif de la vieille femme devenue plante est le pendant de la jeunesse et de la beauté des femmes fleurs. Si fleurs et racines s’allient pour symboliser l’éternel féminin, l’arbre est attribué à l’homme ou à l’être en général, dans son humanité pleine et entière, sans mention de sexe.
21L’arbre est un motif récurrent pour Andrée Chedid, car il symbolise l’existence et le destin humain :
Elle comparait son existence à celle d’un arbre aux branches innombrables ; et s’inquiétait à la pensée, qu’un jour, la sève ne surgissant plus de ses racines viendrait à leur manquer20.
22La connivence vieillard/végétal est aussi présente chez les personnages masculins. Lorsque Job prend appui contre le chêne centenaire, celui-ci semble le phagocyter sous les yeux de sa femme :
Sa forme fichée en terre se confondait avec celle de l’arbre […] Son regard se porta de nouveau vers le lointain. Job et l’arbre ne formaient plus qu’un21.
23Simm, le héros du roman L’autre, devient arbre, la plante de ses pieds est « large, ligneuse comme une coupe de bois » alors que les branches des arbres respirent, « leurs aisselles au vent »22. Il y a bien transfert, au sens psychanalytique mais aussi au sens biologique, dans un échange compensatoire, d’une personnification de l’arbre à un végétalisme de l’être, une sorte de transfiguration :
La véritable divinité de l’arbre est toujours une déesse, la grand-mère, la terre maîtresse de la végétation, source première de toute nourriture23.
24C’est ainsi qu’a lieu toute re-naissance, « Nos vies ont leurs fissures /nos vies ont leur feuillage »24. La maternité végétale est le défi sans appel à toute mort, l’écriture se veut éloge de la vie et de son enfantement permanent, la mort n’étant qu’un jardin au terreau inépuisable :
– Jeph, je pense parfois que tu es le fils de mon fils. Toi, la graine de demain. Moi, le tronc qui respire pour toi tout autour. Quand tu deviendras arbre, tu perceras la terre, et je disparaîtrai25.
25Un autre arbre est riche en significations, c’est le banyan d’Assad, l’ancêtre de l’écrivaine qui vend des bouchons26. Il fait fortune par ce petit commerce et devient propriétaire d’une magnifique villa. Il y installe son fidèle compagnon, un vieil âne, dont son épouse embourgeoisée rêve de se débarrasser. L’arbre va être le symbole de l’irruption de la vraie humanité par son déploiement vertical naturel, il devient très vite la figure signifiante de la résistance d’Assad à ce milieu familial prétentieux qui tente de le faire se renier et se déshumaniser par une richesse trop soudaine. La nouvelle maison d’Assad est présentée comme une vraie prison, encerclée par un jardin ; un seul arbre, avec ses multiples racines et ses branches noueuses et séculaires, sert d’ombrage à l’âne, en dépit des reproches incessants de l’épouse. L’analogie entre le banyan coriace et Assad, le vieillard authentique entré en dissidence, est parfaite.
26Pour la revue « Nouvelles Nouvelles », Andrée Chedid réécrit deux contes très anciens dans le numéro spécial « Triolet n°4 », consacré à l’Ancienne Égypte, à la demande de Pierre Drachline, en 1990. Elle reprend avec bonheur le végétal contique. En effet dans le Conte des deux frères, le cadet Bata subit une métamorphose en arbre. Devant la porte du Pharaon, sont apparus deux grands perséas, des arbres sacrés porteurs d’offrandes. C’est sous cette forme que Bata ressuscite une seconde fois27. Sa femme, toujours hostile, livre l’arbre à la hache du bûcheron. Bata s’obstine à renaître : un copeau de l’arbre abattu étant entré dans la bouche de sa femme, elle conçoit un fils, qui n’est autre que Bata lui-même. Ce conte nous montre le monde du quotidien infiltré par le divin, ce qui ne manque pas d’inspirer Andrée Chedid qui, sous quelque lumière qu’elle relise ces textes, s’imprègne de la spiritualité qui s’en dégage et qui se mêle au profondément humain. Dans ce texte ancien, les images de l’Égypte sont tenaces, elles imposent l’emprunt et la reprise. C’est un conte profane où le sacré n’est présent que comme toile de fond. Les morts de Bata sont intéressantes, car elles permettent une double réincarnation, une sorte de revivification sous forme végétale, de la graine à l’arbre sacré. Bata qui n’est qu’un paysan, employé par son frère aîné, devient détenteur de pouvoirs merveilleux, qui lui permettent de ne pas mourir tout à fait : « Le cœur de Bata peut survivre s’il est placé dans la corolle d’une fleur : situation de l’enfant-soleil dans le lotus avant sa naissance ; il se trouve en relation également ainsi avec les forces vivaces de la végétation »28. Le cœur est pour l’Égyptien de l’Antiquité le siège de la pensée et de toute conception intellectuelle. Le cœur arraché symbolise en fait le début de la vie divine de Bata qui s’échappe ainsi de sa vie quotidienne et devient indépendant de son enveloppe corporelle, tour à tour animale et végétale. On pense aussi au mythe de Vishnu et du Lotus primordial, qui réalise l’association de l’homme et du végétal comme origine de l’être humain : c’est d’ailleurs un copeau de Perséa, métamorphose de Bata, qui donne la vie, en fécondant la femme de celui-ci lorsqu’elle l’ingère malencontreusement. Dans le mythe indien, il y a symbiose intime entre un humain et une fleur : Vishnu se repose sur le Nãrãyana, et de son nombril jaillit le lotus cosmique au centre duquel est assis Brahmã :
Si l’homme peut provenir des plantes, être un enfant des arbres, cela signifie qu’il conserve en lui, sa vie durant, les « gènes » de son origine végétale et qu’il peut, dans certaines occasions, retrouver ses racines, au sens propres du terme, c’est-à-dire redevenir plante. De fait, de nombreuses légendes grecques et orientales racontent la transformation d’un être humain en plante, à la suite de circonstances généralement tragiques[…] Redevenir une plante, après avoir été un homme, est donc possible, mais ressenti comme une régression, et, donc, comme un châtiment. C’est pourquoi, dans la quasi-totalité des cas, ces métamorphoses ne s’opèrent qu’à la suite de circonstances douloureuses ou tragiques, qui se résument presque toujours à un viol, à la transgression d’un tabou ou d’une interdiction divine29.
27On comprend mieux la métamorphose de Bata en arbre, après que son cœur est devenu graine : accusé, injustement, d’avoir nourri le désir incestueux de séduire sa belle-sœur, il est condamné à régresser en plante. Il faut aussi songer aux métaphores récurrentes de la racine ou de la brindille sèche, qui permettent aux personnages de Marie, l’anachorète dans Les Marches de sable, d’Aléfa, le clown bouffon dans La Cité fertile ou de Simm, le vieillard têtu de L’Autre, de transgresser l’ordre établi des choses et de redevenir végétal. Bata possède la faculté de se séparer d’un organe essentiel, le cœur, et l’aptitude à se mutiler puis à retrouver son intégrité. Que ce soit la fécondation miraculeuse à partir d’un copeau de bois, ou la germination de l’âme de Bata devenue graine avec un peu d’humidité, tous ces symboles soulignent la fluidité de la vie et les multiples formes sous lesquelles elle se réalise, végétale ou humaine. Les métamorphoses successives sont la prise de possession des formes de l’univers par l’homme. « Celui-ci, libéré des contraintes terrestres, revit dans le monde des libres et magiques devenirs »30.
28Les questions essentielles sont donc posées dans le motif littéraire du végétal, sous forme d’allégories édifiantes d’une grande richesse ou dans les métaphores florales dont le choix dévoile la leçon spirituelle qu’elles comportent. Andrée Chedid réécrit le conte égyptien sous la forme d’un album illustré Le Cœur suspendu, Bata se réécrit sous les traits du jeune Khêo. Le conte pour enfants reprend très fidèlement la légende du cœur sorti de la poitrine et « suspendu au sommet de l’arbre le plus élevé » sur la colline des pins parasols. Bata, lui, se rend au Val de l’acacia car c’est une fleur d’acacia qui est le symbole de la renaissance du cœur de Bata. Dans la pensée judéo-chrétienne, cet arbuste au bois dur est un symbole solaire de renaissance et d’immortalité, il rejoint aussi l’idée d’initiation et des choses secrètes ; l’acacia est lié à des valeurs religieuses, comme une sorte de support du divin, dans son aspect solaire et triomphant31. Le cœur de Khêo, comme celui de Bata, peut survivre lorsqu’il est placé « au centre d’une des fleurs, à l’endroit du pistil d’où naît normalement le fruit. Ce fruit ressemble à un cône qui a la forme, la couleur et la taille d’un cœur humain »32. La situation de l’enfant soleil, dans le lotus avant sa naissance, est donc réécrite, Khêo se trouve aussi en relation avec les forces vivaces de la végétation, ce qui traduit l’idée habituelle de l’enfant, incarnation suprême de la fécondité de l’être. Le Cœur suspendu témoigne d’un fort investissement dans l’enracinement de l’imaginaire dans le monde magique de la nature.
29La colline des pins parasols, pour Khêo, est aussi ancrée dans la filiation, la colline choisie est près du hameau de naissance maternelle, et devient, par ce détail, un lieu élu : « J’irai jusqu’à ton pays, ma mère ; son chemin est gravé dans mon sang, dans ma tête »33. Le cœur se détache grâce aux formules magiques héritées du père avant qu’il ne meure. Le conte d’Andrée Chedid inscrit Khêo au sein d’une famille, avec une mère aimante et nostalgique de sa région natale, et un père potier, donc un peu démiurge, ce que le legs des formules magiques souligne. La symbolique des paysages organise l’espace de façon à permettre « l’action de la pensée primitive qui brasse et distribue les archétypes d’un imaginaire sensoriel selon un ordre bien arrêté »34 : les métaphores de la colline et du pin célèbrent ainsi la puissance paternelle dans les parcours symboliques accomplis par Khêo. Il y a transmission des racines parentales, ce qui ne figure pas dans le conte traditionnel. « Moi je connaîtrai d’autres visages, j’apprendrai d’autres contrées »35, l’errance chédidienne trouve toute sa raison d’être dans le connaître soi-même à travers l’autre. Cette idée obsessionnelle de la nécessité de l’altérité comme principe personnel structurant ne pouvait que se voir affirmée aux détours des pages de ce livre pour enfants.
30José David illustre la colline en dessinant au centre de la page un pin gigantesque qui se détache de la ligne d’horizon des autres pins. La scène se teinte d’un voile rouge. Khêo est à genou et enserre le tronc de l’arbre, c’est presque une image pieuse : l’enfant pèlerin, en toge blanche, a les bras en croix, dans une position expiatoire. L’illustration en dit plus et autrement que le texte. José David insiste sur le sacrificiel, alors qu’Andrée Chedid souligne la joie de se soumettre à l’arbre protecteur. Débordant de joie, Khêo se précipite vers l’arbre et l’enserre de ses bras. Frottant sa poitrine contre l’écorce, sa joue contre les écailles grises, il murmure : « – Je me mets sous ta protection. Avec mon cœur, c’est tout mon peuple que je vais te confier»36.
31Pour Andrée Chedid, il n’y a pas de croyance, pas de système clos d’idées chez ses personnages, mais ils affichent la qualité de leur relation au monde, l’acceptation de ce qui leur fait face et qui leur échappe : une certaine fatalité et un évident stoïcisme s’emparent de l’écrivain dans cette acceptation voulue du destin, du sort de l’humanité et dans les coordonnées spirituelles qu’elle accorde à ses personnages par l’analogie voulue avec des végétaux sauvages et résistants. Dans la littérature, le thème de l’arbre emprunte le plus souvent à la fois à la Bible et à l’imaginaire collectif : l’arbre appartient à l’imaginaire du paradis, lieu de bonheur planté d’arbres aux fruits savoureux. La genèse mentionne particulièrement deux arbres : l’arbre de la connaissance du bien et du mal ou du fruit défendu, et l’arbre de Vie qui symbolise à la fois la vie cosmique et l’ascension du visible à l’invisible ; dans l’oasis paradisiaque de la Bible, les fruits procurent à l’homme une nourriture abondante, la vie elle-même. Comparer l’aïeul(e) à un arbre, c’est lui redonner un dynamisme ambigu : l’arbre se nourrit du sol pour mieux s’élever vers les hauteurs, à la fois enraciné dans la profondeur de la terre, il est aussi mouvement léger et il lie le dense à l’aérien.
Quelles ressources quel ferment
Nous surprendront encore ?
Quel printemps tressaillira ?
Quel adolescent large de rêves
Émerveillera le jour ?
Quel frisson de sèves
S’assemble sous nos déchets37 ?
32Mais c’est aussi une réécriture des métamorphoses du culte égyptien : « Au IIIe millénaire, le dieu Haytaou hantait déjà les forêts phéniciennes. Il devenait arbre, versait des larmes de résine, mourait et renaissait »38. Notons aussi que, pour les chrétiens, l’arbre de la croix redonne à l’homme sa vraie vie, d’où l’iconographie chrétienne de la croix feuillue. Andrée Chedid est chrétienne maronite, mais c’est d’une façon agnostique qu’elle célèbre dans chacun de ses poèmes la vitalité du monde : « Ainsi la vie parla / dans un vertige de sèves »39, c’est donc un arbre de chair qui l’inspire, l’arbre qui porte en lui l’espoir de toutes les renaissances :
L’arbre
Couloir de sèves
Qui persiste
Et gravit
M’élance hors des décombres
Vers la parole-fruit40!
33Certains vieillards ne veulent plus bouger, alors leur métamorphose en arbre les fige et leurs racines les emprisonnent. Ainsi les vieux qui entourent Saddika Om Hassan, par exemple la vieille Zakieh qui ne fait qu’épier les passants sur sa natte ronde est contournée comme une racine et plus laide que la vieillesse même. Saïd, le mari d’Om Hassan est paralysé des jambes et ce sont ses doigts qui rappellent les baguettes de saule blanchies au soleil : Saïd a renoncé à n’importe quel combat et Saddika va se battre seule. Pour échapper à cette fixité végétative, il n’y a que le mouvement comme remède : être debout et faire face et le vêtement lui-même devient voile, symbole de l’envol et de l’élan : « Elle allait et venait, perdue dans ses voiles »41. Le lien entre l’aïeul(e) et son corps est à la croisée du réel et de l’imaginaire, car le corps dispersé est support d’interprétation dans ses enjeux identitaires. Le point extrême où le corps échappe, confronté aux limites humaines est alors mythification et mystification. La spiritualité transcende les vicissitudes organiques : le corps physique devient le corps cosmologique, qui réitère l’interrogation sur l’aïeul(e), élément de la nature créée.
34Le vieillard est le seul personnage capable de décentrer son regard pour maîtriser un temps hors de sa propre durée et s’inscrire vers un temps extérieur à lui. Il est dans l’héritage du passé au niveau du ressenti et dans la jouissance de l’instant présent, il est aussi souvent dans un futur dans lequel il ne sera pas d’où la symbolique de l’arbre qu’Andrée Chedid prend comme référence récurrente :
Une fin d’après-midi, je tombai amoureuse d’un Arbre, dont j’ignorais le nom.
Au moins une fois par semaine, je faisais un détour jusqu’à l’allée — située entre deux ponts et qu’enlaçaient les bras de la Seine — pour revoir mon Arbre et m’en émerveiller…
Je l’observais et l’aimais en toute saison : dénudé par l’hiver, ranimé par le printemps, magnifié par l’été, assourdi par l’automne.
Je me persuadais que son existence dépasserait, de loin, la mienne et que son énergique présence m’accompagnerait jusqu’au bout du chemin ;
À quelques pas de ma propre mort, que j’acceptais sans grimace, la robustesse, la stabilité, le renouveau constant de mon Arbre m’apaisaient, me comblaient42.
35L’arbre devient le symbole de toute vie humaine, il est dynamique et tension, la garantie suprême contre l’éphémère :
Parcourir l’Arbre
Se lier aux jardins
Se mêler aux forêts
Plonger au fond des terres
Pour renaître de l’argile
Peu à peu
S’affranchir des sols et des racines
Gravir lentement le fût
Envahir la charpente
Se greffer aux branchages
Puis dans un éclat de feuilles
Embrasser l’espace
Résister aux orages
Déchiffrer les soleils
Affronter jour et nuit […]
Sentir sous l’écorce
Captives mais invincibles
La montée des sèves
La pression des bourgeons
Semblables aux rêves tenaces
Qui fortifient nos vies
Cheminer d’arbre en arbre
Explorant l’éphémère
Aller d’arbre en arbre
Dépistant la durée43.
36Andrée Chedid se veut arbre et racines elle-même pour contrecarrer la mort du corps:
La pensée de ne fournir à la mort qu’un cadavre labouré par l’âge me devient par moments intolérable. Ce n’est pas une forme contrefaite, une caricature de ce que j’étais que je veux lui remettre un jour ! Ce n’est pas une défroque, une créature diminuée, enlaidie que je veux livrer au regard des miens ! Mais plutôt le souvenir d’une plante encore vivace, d’un arbre dans sa maturité, d’un corps d’automne que l’hiver n’a pas encore délabré, d’un horizon qui contiendrait de possibles étoiles.44
37Le symbole de la racine correspond au symbole du mort-vivant, son immortalité certifie que la vie continue malgré la mort. L’image des racines a donc un caractère maternel puisque la racine donne naissance, elle offre la possibilité onirique de renaître de la profondeur intime. Elle est acte créateur et surtout procréateur par la sève, nourriture du végétal et son essence même. Mais la racine souligne avant tout l’attachement de l’être à la terre, à sa terre, « Terre ma terre aimée mon enjeu et ma cause » dit Andrée Chedid dans le poème « Les saisons de passage »45. Attachement aussi à un patrimoine qui circule d’une génération à l’autre, pareille à la sève qui assure la mise en mouvement. C’est l’idée de l’enracinement du personnage dans une tradition, une communauté que réécrit l’écrivaine sans omettre de souligner sa possible force maléfique, c’est pourquoi il faut s’en débarrasser, être « sans fanion et sans amarres », « enracinée dans la fuite » comme le dit Assia Djebbar dans Vaste est la prison. Il y a donc une véritable dialectique dans l’œuvre chédidienne entre la racine bénéfique identitaire qui construit et la racine communautariste funeste qui emprisonne. La racine a un pouvoir sur lequel Andrée Chedid s’interroge : si elle assure le lien entre passé et présent, elle est aussi symbole de continuité rassurante entre Orient et Occident. Elle entraîne avec elle la notion de greffe, récurrente pour l’écrivaine car image du monde végétal et de sa survie. Le motif littéraire du végétal trouve sa plénitude dans la réécriture du thème du jardin perdu.
38Andrée Chedid écrit une nouvelle « Après le jardin » dans laquelle Adam et Ève font face à la perte du jardin d’Éden. En dehors du Jardin, c’est « l’aire froide et démesurée du dehors » qui les attend et se substitue « à l’abri des terres moelleuses », c’est la perte d’un ventre, de « sa matière exquise » dans laquelle ils flottaient46. Doué de la puissance poétique de toute révélation, le jardin est lié au savoir et au progrès, il est le lieu des parcours initiatiques pour l’enfance comme pour l’âge adulte, lié à la fois à la loi et à sa transgression. Cette expérience morale et esthétique du jardin, Andrée Chedid la poursuit dans le récit Le Jardin perdu qui reprend le texte biblique47, il est retranscrit en miroir par un calligraphe arabe, Hassan Massoudy. Le Jardin perdu s’offre comme un motif essentiel d’un parcours initiatique, celui réel de l’écrivain devient onirique, reflété dans celui ontologique d’Adam et Ève : d’abord l’entrée en écriture par le ressenti de la perte, celle du jardin d’Éden pour Adam et Ève, puis l’apprentissage compensatoire de l’amour, celui des mots de la connaissance et de leur image, enfin la confrontation au sacré et à sa transgression. Hassan Massoudy doit illustrer ce qu’Andrée Chedid a voulu privilégier du texte sacré. La calligraphie assure ensuite la correspondance étroite et garantit en quelque sorte la compatibilité des deux écrits, l’écrit chédidien et l’écrit massoudien par rapport au texte ancien. Deux rencontres fondamentales s’effectuent, celle de l’écrivain et du texte biblique, puis celle du texte d’Andrée Chedid et de l’image qu’Hassan Massoudy veut en donner. Le Jardin perdu est une tentative audacieuse de fusion intime texte-calligraphie, un challenge d’alchimie créative pour la maîtrise des signes car chaque mot doit inspirer le calligraphe. La symbiose des calligraphies et du rythme du récit illustre un aspect autre et inattendu de la réécriture du motif du végétal pour Andrée Chedid et ravive la beauté complexe du monde que le jardin met en scène et à laquelle l’écrivaine est si attachée.
39Le texte source est le texte biblique évoquant « Adam et Ève chassés du jardin d’Éden ». La relecture d’Andrée Chedid est très synthétique, l’incipit du Jardin perdu résume les versets 7 et 8, 21 et 23 de la Genèse :
7. Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus. Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des pagnes.
8. Or ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin au souffle du jour […]
21. Le Seigneur Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit
23. Le Seigneur Dieu l’expulsa du jardin d’Éden pour cultiver le sol d’où il avait été pris48.
Arrachés à l’innocence
Et à leur nudité, hâtivement
Recouverts de tuniques de peau,
Poussés dans le dos par des vents
Furieux, poursuivis par la Voix
Orageuse, Adam et Ève se
Trouvèrent brusquement éloignés
De l’Arbre de Vie, expulsés
Du jardin49.
40La réécriture privilégie une succession chronologique vertigineuse de groupes verbaux participes, « arrachés, recouverts, poussés, poursuivis, éloignés, expulsés », renforcée par une alternance de deux adverbes modaux « hâtivement » et « brusquement », qui expliquent la brutalité du rejet de l’Éden. C’est une nouvelle naissance avec les affres de la rupture fœtale, la scène est ressentie de l’intérieur, le désarroi est éprouvé par le lecteur. Contrairement au texte biblique qui glose sur le dialogue entre Dieu et Ève, puis Ève et le serpent, et enfin la faute d’Ève, versets 1 à 7, Andrée Chedid s’attache au couple Adam et Ève :
Face à la honte, aux affres
De l’inconnu, Adam et Ève
Se serraient l’un contre l’autre,
Blêmes, apeurés, frissonnants50.
41Adam et Ève deviennent d’emblée personnages romanesques, présentés serrés l’un contre l’autre, « blêmes, apeurés, frissonnants »51.
42Andrée Chedid se livre à une évocation de l’Éden perdu :
Avant, c’était l’Éden…
Des territoires arrachés par
L’Éternel aux ténèbres.
Des vallées à l’abri d’un ciel,
Tantôt bleu-soleil, tantôt d’ébène
Semé d’étoiles 52[…]
43L’écrivaine privilégie les antagonismes « ténèbres/ciel, bleu-soleil/ ébène semé d’étoiles » qui scindent la vie du couple entre un avant de « jouissance sans gâchis » et un maintenant, puis « un futur redoutable »53. Elle réécrit la destinée du couple originel sous l’angle du romanesque de la condition humaine, c’est le tragique des destinées du couple originel qui l’intéresse. Elle réécrit aussi le moment de suspens « entre ce qui a été et ce qui n’est pas encore »54 où Adam et Ève entrent dans l’humanité, quittant la béatitude de la sauvagerie primitive, c’est le même trajet que celui de Lucy, la femme verticale. « Nous sommes le Jardin » fait-elle dire à Adam et Ève, aux portes de l’humanité, et ce cri primordial est à lui seul toute l’allégorie de l’écriture, car il est rythme comme celui haletant de tout récit, il est densité et souplesse comme le mot qui assure la symbiose utopique du divin et du profane, la réunification mythique du masculin et du féminin. « L’enjeu ici n’est pas de partir à la quête d’un paradis perdu dans la nostalgie d’un éden biblique, mais à une quête de l’homme en sursis entre deux néants »55. Le jardin, dans les écrits chédidiens est un élément de décor tout à la fois réel et idéalisé, un locus amoenus qui correspond pleinement à un jardin de l’âme des personnages comme de leur auteure.
44Des femmes fleurs luxuriantes ou flamboyantes aux femmes racines tenaces et démultipliées, l’œuvre d’Andrée Chedid se révèle par la réécriture du motif végétal une véritable quête identitaire de la féminité qui dévoile progressivement ses amarres et s’affirme malgré tout désir de libération des ancrages. La partie aérienne du végétal est l’arbre, la partie odorante et fertile est la fleur, la partie résistante et nutritive est la racine : le végétalisme des êtres traduit ainsi leur vitalité, leur capacité à re-naître et à se régénérer, mais aussi leur don pour se libérer. Le motif du végétal permet donc une exploration possible de la condition humaine et de la condition féminine, la symbolique qui s’en dégage apporte une perspective de réflexion sur l’identitaire et la quête des mémoires, elle assure aussi une représentation vitaliste du vécu féminin par l’image itérative des cycles végétatifs. Fleurs et plantes représentent les qualités et les valeurs spirituelles de l’être dans l’œuvre ouverte chédidienne où le lecteur peut aisément se projeter. Le motif végétal construit en fait un lieu écho des états intérieurs des personnages et orne un véritable jardin de l’âme qui désigne les affects les plus fondamentaux de l’écrivaine.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Nicole Grépat-Michel, « Andrée Chedid et le motif littéraire du végétal », paru dans Loxias, Loxias 22, mis en ligne le 15 septembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2481.
Auteurs
Nicole Grépat-Michel est formatrice à l’IUFM de Franche-Comté depuis 2002, chargée de la préparation aux concours de professeur et de l’enseignement de la littérature de jeunesse. Agrégée de Lettres Modernes et docteure en littératures françaises et comparées. Elle a soutenu sa thèse le 27 Septembre 2007, sur « Les réécritures d’Andrée Chedid » sous la direction de Catherine Mayaux. Elle appartient en tant que chercheuse associée au laboratoire de l’Université de Cergy-Pontoise, le Centre de Recherche Textes et Francophonies (CRTF), dirigé par Christiane Chaulet Achour. Ses recherches sont consacrées à trois domaines en étroite corrélation : la littérature de jeunesse, l’écriture des femmes et les textes de la francophonie, celle en particulier du Maghreb et du Machrek.