Loxias | Loxias 22 Doctoriales V | Doctoriales V
Delia Georgescu :
Nous autres / vous autres ou l’histoire de l’identité impossible
Résumé
En interrogeant les textes littéraires en dialogue avec le tissu discursif qui les entoure, je suis arrivée à la conclusion que l’identité québécoise est loin d’être confortable, étant une source constante de tensions. Perdus sur un territoire sans frontières politiques, linguistiques, économiques, les gens communiquent « dans le malentendu », la langue porte les signes de la solitude, le discours essayant de fixer par répétition cette identité impossible ou épineuse. Le jeu est compliqué par la prise de parole des écrivains migrants, déchirés entre le poids de la mémoire et l'inquiétante identité, qui s’emparent des paroles étrangères pour construire un NOUS illusoire. Ainsi, l’identité collective s’avère plutôt une construction mentale discursive, une illusion perpétuée par le discours, qui réussit à s’équilibrer seulement pour le moment les tensions.
Index
Mots-clés : identité culturelle , identité discursive, identité narrative, identité réflexive, identité statutaire, roman québécois
Chronologique : XXe siècle
Plan
Texte intégral
1Dans la littérature québécoise1, à la suite d’un pacte entre l'auteur et le lecteur, le discours romanesque est lu dans deux codes différents : l’un qui permet la construction de l’identité narrative à l’intérieur du littéraire et l’autre qui permet la construction/ la tentative de la construction d’une identité individuelle et collective, nationale, civique ou culturelle, négociation entre nous autres/vous autres. Perdus sur un territoire sans frontières politiques, linguistiques, économiques, un espace qu’il est impossible de s’approprier faute d’instruments, les gens communiquent dans le malentendu, la langue porte les signes de la solitude, le discours essaie de fixer par répétition cette identité collective impossible ou du moins épineuse. Le jeu est compliqué par la prise de parole des écrivains migrants, déchirés entre le souvenir et l'avenir, entre le poids de la mémoire et l'inquiétante identité, qui s’emparent des paroles étrangères pour construire un NOUS illusoire. Pour ces écrivains migrants, la négociation a plusieurs facettes, car ces auteurs se trouvent face à l’évidente différence et doivent faire leur choix pour pouvoir s’accepter et se faire accepter dans une société sensible aux expressions de l’altérité, par conséquent pour pouvoir se retrouver à l’intérieur d’un Nous convenable.
2Pour le chercheur européen, la recherche des signes d’une identité collective dans l'espace romanesque québécois (et néo-québécois) relève premièrement le problème de la légitimité, car l’œil qui voit et qui évalue est celui d’un étranger, l’incarnation de la plus simple et la plus claire de l’altérité. Il doit donc assumer ce regard étranger et le poids culturel européen pouvant rendre stéréotypique ou exotisante sa lecture.
3En ce qui nous concerne, nous assumons cette altérité qui ne l’est qu’à moitié, car nous détenons le code linguistique et nous avons fait des pas vers le québécois-autre, en essayant de le découvrir à l’aide des discours concurrents. Par conséquent nous nous concevons dans ce dialogue interculturel comme un lecteur autre avisé sinon visé. Nous sommes totalement d’accord avec le point de vue de Gayatri Spivak2 qui demande la libération des littératures non-européennes de la lecture européocentriste, nous partageons les soucis de Rey Chow3 en ce qui concerne l’inévitable lecture réductionniste de l'autre et nous nous demandons si la solution de cannibalisation de la littérature européenne par les littératures américaines proposée par Oswald de Andrade4 est vraiment possible. Toutefois nous sommes conscients que les formes de l’altérité sont multiples, y compris l’altérité comme distance temporelle ou manque du code linguistique et nous pensons qu’il faut assumer ce risque au nom d’un espace commun, fictionnel, l’espace d’une construction identitaire possible.
4En essayant de délimiter les signes de l’identité collective recherchée à l’intérieur du discours littéraire, nous avons opté pour le terme d’identité discursive, terme utilisé par Patrick Charaudeau5, qui fait la différence entre l’identité linguistique et l’identité discursive. Dans le sens qu’il donne à cette expression, Charaudeau reconnaît à la langue le mérite de représenter un des éléments nécessaires à la construction d’une identité collective. Pourtant Charaudeau souligne que ce n’est pas la langue qui témoigne des spécificités culturelles, mais le discours, qui est porteur de culturel6.
5Pour notre part, nous utiliserons le terme d’identité discursive au sens de modèle implicité ou explicité par une instance intratextuelle dans lequel le sujet pourrait se reconnaître, terme mis en relation avec d’autres termes apparentés pris de l’analyse du discours, spécialement de la pensée de Dominique Maingueneau.
6En suivant la théorie de Maingueneau, nous considérons le discours littéraire comme partie intégrante du grand discours québécois, situé sur une position d’égalité avec le discours social, idéologique, le discours de la critique littéraire, politique, etc. Afin de pouvoir justifier la rencontre de l’idéologie avec le littéraire, sur un territoire risquant de ne pas être pris au sérieux, nous faisons donc appel à la conception du discours littéraire comme discours constituant7. Dans ce sens, la présente étude vise à identifier particulièrement l’identité du type collectif construite à l'intérieur et par l'intermédiaire du discours littéraire dans le dialogue avec les discours concurrents, là où la construction du sens appelle également les autres instances extérieures au discours littéraire.
7Le terme d’identité discursive s’apparente à celui d’ethos tel qu’il est défini par Maingueneau, car tous les deux se construisent à travers le discours et ne représentent pas une image du locuteur à l'extérieur de la parole8. L'ethos est une forme de l’identité discursive, restant en principal une identité du type individuel, car il représente l'image que le récepteur se fait de l'émetteur. Dans une certaine mesure, il est souvent possible de voir s’esquisser dans la texture cet ethos une appartenance du type collectif. C’est la zone où nous allons rechercher les signes d’une identité discursive du type collectif.
8Dans la construction d’une identité discursive du type collectif dans le roman, la sincérité de l’émetteur ne compte pas, en parfait accord avec l'idée selon laquelle la littérature n’a pas de valeur de vérité. Ce que l’émetteur transmet par tous les discours apparentés construit l’identité collective recherchée au Québec. Dans ce cas, nous considérerons que l’auteur rend implicites dans le discours du narrateur et des personnages des points de vue sur l'identité collective, en construisant l’espace dans lequel cette identité peut se coaguler, le point de solidarité entre le point de vue énoncé et le lecteur. La légitimité de notre démarche, en l’occurrence la recherche de l’identité au niveau de l'instance émettrice, se justifie précisément par cette perspective dans laquelle nous abordons le discours littéraire.
9Si nous acceptons avec Maingueneau que « celui qui énonce à l'intérieur d'un discours constituant ne peut se placer ni à l'extérieur, ni à l'intérieur de la société : il est voué à nourrir son œuvre du caractère radicalement problématique de sa propre appartenance à cette société 9 », par conséquent si nous acceptons l'idée de paratopie, alors il n’est plus étrange qu’une idéologie puisse se construire à l’intérieur du discours littéraire sans être affectée par les caractéristiques de la fictionnalité et sans tomber dans le domaine du non sérieux ou au-delà de la vérité et du mensonge, mais dans un espace discursif commun. Par ailleurs, dans le cadre de l’institution littéraire qui lie l’auteur au lecteur (ou à l’intérieur des communautés discursives comprises dans leur interaction) et tenant compte du projet identitaire assumé de manière publique par le roman québécois, il semble que la relation entre la littérature québécoise et la fiction change de nature, l’auteur et le lecteur se retrouvant dans une décision commune qui fait que certains discours sont lus simultanément en deux codes, à l’intérieur de la fiction littéraire comme modalité de construction narrative et à l’intérieur du grand discours fondateur comme modalité de construction collective, nationale, civique ou culturelle.
10Dans ce point de notre démarche, il semble que le problème vraiment épineux est de trouver la méthode par laquelle l’identité du type collectif peut être identifiée dans le texte, d’autant plus que les études qui interrogent l’identité dans le texte littéraire ne précisent pas toujours ce qu’elles entendent par cette « identité » et ce qu’elles cherchent spécifiquement dans le texte.
11Nous utiliserons comme point de départ la théorie de Paul Ricœur, c’est-à-dire l’identité comprise comme construction entre idem et ipse10, entre le besoin du sujet de rester identique avec soi-même et l’acceptation de la variation. Dans cette acception du terme, l'identité collective peut se retrouver dans le cas le plus simple dans l’énonciation d’un NOUS, mais le plus souvent dans une image toujours en mouvement et soumise à la négociation, même si basée sur un noyau dur, construite à travers une adhésion exprimée ou implicite à un groupe ou comme une délimitation explicite ou implicite au niveau collectif, une attitude réflexive par rapport à l'appartenance ou une interrogation de la mémoire vue comme élément de cohérence.
12Pour pouvoir établir les marques de l’identité du type collectif, nous utiliserons la théorie de Claude Dubar, qui fait la distinction entre l’identité culturelle, statutaire, réflexive et narrative. Créée à l’intérieur de la sociologie, cette théorie décrit les modalités de la construction de l’identité du type collectif, social, par conséquent elle peut être utilisée avec succès pour l’élaboration d’une typologie qui serve à la présente démarche.
13Pour le chercheur cité, l’identité culturelle définit l’identification par la langue, la culture, la nation ou l’ethnie, c’est-à-dire l’identification comme « inscription dans une lignée générationnelle, […] appartenance à un groupe et à une culture héritée11 ».
14L’identité statutaire se définit par et dans « les interactions au sein d’un système institué et hiérarchisé. Elle se construit sous contraintes d’intégration aux institutions12 ».
15L’identité réflexive « découle d’une conscience réflexive qui met en œuvre activement un engagement dans un projet ayant un sens subjectif et impliquant l’identification à une association de pairs partageant le même projet13 ».
16L’identité narrative représente la nécessité de chacun de remettre en question les identités attribuées, un projet de vie qui s’inscrit dans la durée, « cette histoire que chacun se raconte à lui-même sur ce qu’il est14 ».
17De manière concrète, nous considérons comme manifestation de l’identité collective les aspects suivants:
181. le NOUS exprimé de manière explicite au niveau de l’énoncé (tous les types d’identité) ;
192. la référence à une forme d’appartenance basée sur une histoire commune – mémoire, l'idée de patrie, la croyance dans un futur commun ; le nom propre comme forme d'appartenance (identification culturelle) ;
203a. l’interrogation des concepts d’américanité, francité, québécitude, comme attitudes conscientes de la prise de conscience, comme moments de construction ;
213b. la tentative exprimée du migrant de trouver une collectivité à laquelle il puisse adhérer dans son exil extérieur, spatial.
22Même si ce type d'identité (4) ressemble à l'identité culturelle, l'attitude de construction, l'hésitation renvoient aux moments réflexifs de la construction, de l’histoire collective, donc de la narration (identité narrative et réflexive). À la différence de Dubar, nous ne considérons pas l’identité narrative comme forme d’engagement individualiste, liée à une forme de conscience et de domination de classe, mais nous garderons des acceptions du chercheur seulement l’existence d’un but éthique et d’une construction, d’une intégration dans une histoire qui se constitue comme expression d’une cohérence, comme construction entre idem et ipse.
234. L’option pour un projet politique (identité réflexive) ;
245. l’adoption ou l’adaptation à l'intérieur du discours du personnage du discours politique et social québécois provenu de l’espace public (l'identité réflexive) ;
256. toute forme de participation à une hiérarchie, telle la famille, les groupes professionnels, l’état (identité statutaire). Bien qu’à première vue cette forme d’identification ne semble pas participer à l’identification d’une spécificité québécoise, l’identification par la famille permet l’identification à un niveau collectif supérieur. Par la force des règles, par leur pratique, l’individu peut se reconnaitre dans un NOUS conçu comme adhésion à un certain nombre de règles15 qui peuvent signifier même la conception civique de la nation.
26Le discours de la collectivité dans le roman québécois et néo-québécois
27Dans l’espace littéraire analysé, le roman québécois apporte certainement devant le lecteur européen un univers différent et incitant à la découverte, car il se constitue comme discours à plusieurs voix qui frôlent le monde, en parlant de l'inquiétante identité de l'homme.
28Ce roman raconte sans cesse, sur différentes tonalités, la narration identitaire qui trouve ses racines dans les années soixante. Le projet de la création programmatique d’une littérature nationale était alors conçu comme le support symbolique de l’idée de nation et l’histoire était répétée à l’infini comme pour fixer à jamais cette certitude. Un demi-siècle après les années 1960, l'identité collective québécoise semble une illusion, qui laisse entrevoir la crise, car toutes les narrations identitaires creusées dans la chair des mots ne montrent finalement que la solitude des êtres trahis par les paroles. Certainement, la négociation de l’identité collective change de ton au fil des années, non forcément en raison de la découverte d'une solution, mais surtout à l'horizon de la globalisation. En plus, la modération du discours identitaire peut être aussi la conséquence de l’apparition d’une nouvelle forme de crise – la maladie de la solitude dans la proximité étouffante des autres, soient-ils des pairs ou des étrangers.
29Dans ce contexte très spécifique, les difficultés des MOI de se retrouver dans un NOUS apparaissent dans le discours littéraire comme l’image d’une collectivité inscrite dans les romans québécois pour lesquels « le pays devient la raison d’être de la cohésion des textes dans un seul tout16 », image d’un NOUS qui rompt avec le passé colonisé, qui se regarde en relation avec un autre et se demande quelle est l’appartenance qui le définit. Le NOUS peine à trouver sa cohérence, car le sujet collectif s’est réinventé, faute d’un pays réel auquel s’attacher17 ; par conséquent le pays doit être inventé par le discours, tandis que les repères font faute après le renoncement à l'identification coloniale. Les identités culturelles québécoise et la patrie sont recherchées à travers le roman pour être inscrites dans le monde réel, comme l’on peut le remarquer par exemple dans le roman de Jacques Ferron, Le Saint-Elias (1972) :
La morale était que les étrangers pouvaient aller, venir, mais que nous, nous ne pouvions pas quitter notre pays. D’ailleurs pourquoi l’aurions-nous quitté ? Pour où aller ? Quelle place nous attendait ? Aucune. Au fond, nous faisions ainsi pour nous sentir mieux à la place que nous ne voulions pas quitter18.
30Le NOUS construit dans le discours est caractérisé par le désir de survivre, de s’emparer du réel et de le transformer dans le pays des rêves. L’identification collective se réalise au niveau du dit et actualise sa valeur culturelle, par le désir d'inventer et d'imposer une narration commune, fondatrice. En plus, on peut observer la coagulation du NOUS au niveau des règles, car il y a une morale commune, donc un ensemble de normes négociées utilisées à faire la différence entre NOUS et les AUTRES, entre le sédentaire et le nomade. Au-dessus de cette négociation de l’identité et de l’altérité, il y a une sorte d'instance surhumaine, la destinée peut-être, l’héritage des anciennes manières d’identification des Canadiens-français (le peuple français, catholique et élu de l'Amérique du Nord). En même temps il est difficile d’ignorer le désir exprimé dans le texte de se sentir mieux chez soi, comme si ce discours sur la légitimité de NOUS avait été prononcé pour convaincre l’émetteur.
31Dans le roman Prochain épisode d’Hubert Aquin (1965), l’identité se construit au niveau réflexif, car le personnage cherche désespérément son pays et aboutit à la conclusion que seule la révolution qui fait éclater son monde pourrait laisser naître le pays des rêves. Privé de son propre histoire qui a été remplacée par celle de la colonisation, le sujet colonisé perd sa mémoire et son identité authentique. Pour lui, la seule identification possible reste celle liée aux repères de la colonisation, par conséquent il est obligé à assumer une image qui n’est pas à lui, mais qu’il reçoit par l’intermédiaire des autres. Cette identité de colonisé, – ce stigmate – est violemment rejetée, car le sujet choisit de se sacrifier pour pouvoir dire MOI/NOUS.
32La vision est sombre, le sujet retrouve le NOUS seulement dans le rêve ou bien dans le cauchemar, car la communication par la langue commune est impossible, la seule solution restée étant la communication par le feu purificateur :
Pirate déchaîné dans un étang brumeux, couvert de Colts 38 et injecté d’hypodermiques grisantes, je suis l‘emprisonné, le terroriste, le révolutionnaire anarchique et incontestablement fini! L'arme au flanc, toujours prêt à dégainer devant un fantôme, le geste éclair, la main morte et la mort dans l’âme, c’est moi le héros, le désintoxiqué! Chef national d’un peuple inédit! Je suis le symbole fracturé de la révolution du Québec, mais aussi son reflet désordonné et son incarnation suicidaire19.
33Le geste de révolte est fait au nom de la solidarité, donc le sujet s’identifie à la révolution québécoise, identification comprise comme modalité réflexive et narrative. L’identification du sujet est à la fois individuelle et collective, car le personnage assume sa mission de changer le monde, en espérant un avenir meilleur pour ses pairs et recherchant désespérément un pays, c'est-à-dire le spectacle de l'identité problématique mis en scène par des moyens discursifs, à la limite de la perte de soi-même.
34À un autre niveau, il est émouvant de remarquer qu’il y a dans le texte cité un autre type d’identification, plus délicat et plus intime, l’identification culturelle de facture livresque. Le palimpseste laisse entendre en arrière-scène la voix de Nerval, déclaration d’amour pour une Europe recomposée des livres et négociation d’une appartenance spirituelle à cette Europe (identité culturelle et réflexive à la fois).
35Dans le roman Les Grandes Marées de Jacques Poulin (1978), les personnages discutent le problème de l’appartenance vue comme négociation entre la France et l’Amérique, c’est-à-dire une identification du type réflexif. L'Auteur, qui est montréalais, veut écrire « le grand roman de l'Amérique » et la discussion sur la spécificité du roman français et américain conduit vers le besoin de définir les termes :
Le roman français s'intéresse plutôt aux idées, tandis que le roman américain s'intéresse davantage à l'action. Or, nous sommes des Français d'Amérique, ou des Américains d'origine française, si vous aimez mieux. Nous avons donc la possibilité, au Québec, d’écrire un roman qui sera le produit de la tendance française et de la tendance américaine. C’est ça que j’appelle le grand roman d’Amérique20.
36Toute cette discussion sérieuse sur les termes identitaires est torpillée de l’intérieur du discours, car le texte continue de manière comique, en suggérant un abandon des clichés identitaires de l’origine. Par conséquent l’histoire de Jacques Cartier21, donc le discours identitaire ethnocentrique des origines, est détournée sans avertissement dans la dérision, continuant avec la théorie de la diminution annuelle de l’angle d’entre le méridien magnétique et géographique. Cette solution burlesque signifie la libération des personnages de la terreur du discours identitaire tabou, qui peut être même ridiculisé, mais cela ne signifie pas le manque du respect pour le passé, mais une autre lecture permettant la construction d'une identité réflexive à la proximité de l'altérité.
37En ce qui concerne le Québec, il est vu par les yeux du professeur Mocassin, venu de Sorbonne, qui affirme :
– Vous avez de la chance, mes amis, d’habiter un pays où tout est à faire … Et quel pays ! Ces forêts vierges, ces grandes étendues sauvages, ce fleuve superbe...
– Fuck ! rouspéta l’Auteur22.
38Par l’intermédiaire du professeur Mocassin, l'auteur réalise le topos littéraire de l’étranger et le texte simule le discours stéréotype français sur le Québec, au niveau des connaissances héritées de Maria Chapdelaine23. À ces clichés, l’Auteur répond brutalement, en utilisant l’invective américaine. La réaction naturelle de répondre en anglais peut être considérée une forme d’affiliation identitaire par rejet de la langue commune, la réponse d’une forme de civilisation organique, d’une américanité, car dans ce cas, l’utilisation de l'anglais est la modalité utilisée pour mettre fin à un message qui n’est pas accepté.
39Toute tentative du professeur pour proposer une identité apparente entre les Français et les Québécois reste sans résultat, car l’image identitaire est violemment refusée :
– Je suis ravi de voir que vous aimez les chansons françaises, déclara-t-il, et je ne peux vous cacher plus longtemps que j'ai l'impression de retrouver ici un coin de la France. Vous me voyez très ému et...
– On n’est pas des Français ! coupa brutalement l’Auteur.
– Je vous l’accorde, mais diriez-vous que vous êtes des Américains ?
– Non plus !
– Alors, qui êtes-vous ? demanda le professeur, qui avait une propension à s’échauffer rapidement.
– On cherche, répondit platement l’Auteur24.
40Même s'il ne sait exactement pas ce que cela veut dire être Québécois, l'Auteur refuse l’identification avec la France, car l’image offerte par le professeur et la carte jouée du sentimentalisme peuvent équivaloir avec la perpétuation du colonialisme par l’exploitation des sentiments des deux parties. Le Québec ne doit pas être un coin de la France, il n’exprime l’Amérique non plus, mais il n’est pas tout à fait clair quel serait son spécifique. L'identité québécoise reste donc au niveau de la délimitation et de l'interrogation, une perpétuelle construction contradictoire et non résolue.
41Dans le roman Les Fous de Bassan d'Anne Hébert (1982), le NOUS s’articule avec fermeté, mais le groupe finit par étouffer l’individu à cause de la coupable parenté. La solidarité fonctionne comme principe de constitution de la communauté qui réduit au silence ses membres. Contrairement aux romans analysés, où le sujet s’orientait vers le noyau, vers le centre, dans les Fous de Bassan le mouvement est centrifuge, les gens essayant d’oublier la liaison de sang qui les oblige à pécher ensemble:
En réalité, chacun d’entre eux désirait devenir étranger à l'autre, s’échapper de la parenté qui le liait aux gens de Griffin Creek, dépositaires du secret qu’il fallait oublier pour vivre25.
42 Par rapport aux autres romans analysés, l’auteur ne construit pas ses personnages et le monde imaginé dans la proximité du monde réel, dans lequel l'idéologie pourrait fonctionner de manière similaire, mais elle choisit une communauté anglophone et protestante, dont les points de différenciation s’articulent symétriquement aux repères identitaires québécois – la langue et la religion, mais aussi aux autres marques de l’identification culturelles, telles l’histoire, le nom propre, l’espace investi symboliquement.
43Dans ce cas, l'identification culturelle et statutaire sont maléfiques, le sujet essayant de s’échapper de cette maudite destinée de la famille. Les gens rêvent en secret de ne plus avoir d’enfants, témoins muets d'une communauté aliénée, pour laquelle vivre ensemble, c’est subir la peine et attendre la mort. Par ailleurs l’idée de péché collectif, de damnation, apparaît plusieurs fois dans le texte surtout dans les paroles du révérend qui assume plusieurs points de vue, comme une conscience protéiforme, car à Griffin Creek les gens sont unis par le désir coupable et la violence se propage avec rapidité.
44Cette incommodité d’être ensemble, cette quête de la légitimité toujours doublée d’une souffrance visible peuvent être retrouvées aussi dans le roman de Michel Tremblay, Le cœur découvert (1986) :
Montréal ne fait pas que retrouver son passé, depuis quelques années, elle s'en invente aussi un ; sa passion pour le vieux frise l'hystérie: partout, on rénove vieux26.
45La rénovation, l'hystérie du vieux, l’invention du passé sont d'autres facettes de la recherche identitaire culturelle et réflexive. On revisite le passé en espérant pouvoir le lire différemment et s'échapper de cette insécurité à l'abri des mots, pouvoir dire NOUS sans craindre de nommer un autre ou de ne nommer personne ; autrement dit c’est l'identité collective impossible ou difficile à maîtriser.
46Si le roman québécois de souche insiste sur l’image d’un NOUS incohérent, peu convaincant ou maudit, un NOUS qui se coagule à peine au niveau du discours et qui doit négocier/découvrir ses pôles de référence, le roman migrant décrit sans problème l’identité collective québécoise fondée sur la descendance et l’histoire commune, dans une définition ethnocentrique. Dans le premier roman de Régine Robin, La Québécoite (1983), on identifie de manière très claire les marques de la spécificité québécoise vues par les yeux de l'émigrante (ou précisément grâce à ce regard) :
Quelle angoisse certains après-midis – Québécité – québécitude – je suis autre. Je n'appartiens pas à ce Nous si fréquemment utilisé ici – Nous autres – Vous autres. Faut se parler. On est bien chez nous – une autre Histoire – L'incontournable étrangeté. Mes aïeux ne sont pas venus du Poitou ou de la Saintonge ni même de Paris, il y a bien longtemps. […] Mes aïeux n'ont pas des racines paysannes. Je n'ai pas d’ancêtres coureurs de bois affrontant le danger de lointains portages. […] Je n’ai jamais été catholique. Je ne m’appelle ni Tremblay, ni Gagnon. Même ma langue respire l’air d’un autre pays. Nous nous comprenons dans le malentendu. Je sors de l’auberge quand vous sortez du bois. […] je n’ai jamais dit le chapelet en famille à 7 heures du soir. […] Des cheveux blancs déjà – à la recherche d’un langage, de simples mots pour représenter l’ailleurs, l’épaisseur de l’étrangeté, de simples mots, défaits, rompus, brisés, désémantisés. […] Je ne suis pas d’ici. On ne devient pas québécois27.
47Du point de vue du sujet parlant, l’identification culturelle québécoise s’exprime premièrement au niveau linguistique, car toute une archive gardant l'identité s'organise au niveau de la langue, par l'utilisation du nom propre comme étiquette d'identification. Chaque nom se rapporte à un fond commun de connaissances des Québécois et comprend un symbole d’une histoire commune donnant consistance à une identité conçue de manière ethnique. Le nom de famille est devenu étiquette d’identification et de différenciation (identité culturelle). Une fois le nom prononcé, il détermine le désarchivage du souvenir commun, historique, c’est-à-dire l’affirmation identitaire. En conséquence, le NOUS québécois se dévoile aux yeux de l’émigrante comme un noyau dur, qui refuse l’altérité. D’ailleurs, le sujet émetteur est en quelque sorte un raisonneur de cette société, car à l’intérieur du discours cité on entend en effet le discours dominant québécois (la référence au discours politique est une forme d'identification réflexive), qui négocie l'identité et l’altérité. Le fragment doit être considéré comme un discours polyphonique, dans lequel la voix du moi migrant se perd parmi les voix de l’autorité, dans l’étrangeté/l’altérité qui ne peuvent pas être évitées.
48Il est intéressant de discuter aussi la possibilité du sujet migrant de retrouver ce NOUS ainsi défini. Pour le sujet errant, l’identité et la possibilité de se reconnaître dans un Nous s’articulent avec difficulté surtout en raison de la mémoire, trop puissante et en souffrance. La conclusion est alors simple : le migrant ne peut certainement pas changer de peau.
49À une analyse plus attentive, on constate que l’impossibilité du sujet migrant de se retrouver dans la collectivité ne peut pas être attribuée aux autres, mais naît face à l’altérité représentée par la société québécoise, étant une expérience marquée de la nostalgie, « conçue comme effort de signification et cohérence28 ». La non-appartenance s’explique par les racines historiques multiples du sujet, mais aussi par le positionnement dans l’horizon de l’inévitable altérité, dans un espace où le sujet ne se définit pas avec/auprès des autres.
50En effet, le drame semble relié à l’impossibilité du sujet d’habiter un chez soi, impossibilité déchiffrable comme destinée du peuple juif. Autrement dit, le MOI ne peut pas devenir Québécois et ne peut pas s’intégrer, car pour l’immigrante il n’y a pas d’identification possible par « je me rappelle29 », son repère le plus puissant restant le judaïsme. Dans ces conditions, le sujet migrant fait son choix, c’est-à-dire l’identification culturelle, en implantant ses racines dans une fiction et non pas dans sa réalité, tandis que la société à laquelle elle essaie de participer se définit différemment, historiquement, linguistiquement et communautairement.
51Pour l’écrivain d’origine haïtienne Dany Laferrière, l’identité collective ne trouve pas sa chair sur le territoire québécois, mais dans le passé, dans une communauté de rêve, reconstituée et filtrée par la nostalgie. L'Odeur du café (1991) propose une définition touchante de NOUS, en choisissant de superposer le point de vue d’un personnage adulte et le point de vue d’un personnage arraché à force de son passé, le petit Vieux Os, qui a dix ans. Dans la narration, le NOUS se dévoile à pleine force, fonctionnant comme communauté discursive, une communauté qui parle beaucoup, raconte sans cesse, forgeant continuellement l'histoire dans ses variantes multiples et multipliées à l'infini, une communauté qui vit dans une intimité touchante avec un imaginaire collectif habité par la croyance aux spectres et à la magie. L’identification collective se réalise aisément dans le monde évoqué, étant visible au niveau de la participation à la communauté de discours, comme forme de l'identification culturelle et narrative. C’est une adhésion ferme au monde haïtien, dans ce qu’il a de plus profond et de plus spécifique, à ce monde bonhomme, bavard et qui habite un espace double, réel et imaginaire.
52Dans ces conditions, le roman de Laferrière semble se trouver dans la situation évoquée par Monique LaRue dans L’Arpenteur et le navigateur30, c’est-à-dire il ne participe pas de l'imaginaire québécois, il ne discute pas le problème de la langue comme élément d'identification. À ce problème du positionnement des romans migrants dans le cadre de la littérature québécoise semble répondre le dernier chapitre, intitulé Le livre, daté « trente ans plus tard » :
J’ai écrit ce livre pour toutes sortes de raisons.
Pour faire l’éloge de ce café (le café des Palmes) que Da aime tant et pour parler de Da que j’aime tant.
Pour ne jamais oublier cette libellule couverte de fourmis.
Ni l'odeur de la terre.
Ni les pluies de Jacmel.
Ni la mer derrière les cocotiers.
Ni le vent du soir.
Ni Vava, ce brûlant premier amour.
Ni le terrible soleil de midi.
Ni Auguste, Frantz, Rico, mes amis d’enfance.
Ni Didi, ma cousine, ni Zina, ni Sylphise, la jeune morte, ni même ce bon vieux Marquis.
Mais j’ai écrit ce livre surtout pour cette seule scène qui m’a poursuivi si longtemps : un petit garçon assis aux pieds de sa grand-mère sur la galerie ensoleillée d’une petite ville de province.
Bonne nuit, Da31 !
53Dans ce dernier chapitre, il semble que le JE narratif est un autre, de toute façon un JE mûr qui assume la rédaction du roman. Pour ceux qui sont prêts à admettre la possibilité de l'implication de l'auteur dans le texte, la déclaration finale rappelle la théorie de Klaus Dieter Ertler32 du pacte autobiographique qui caractérise la littérature migrante.
54Quelle que soit l’interprétation, pour le JE qui assume ce dernier chapitre, la rédaction du roman est une forme par laquelle le narrateur lutte contre l’oubli et essaie de retrouver le monde de l’enfance, le chez soi authentique, effort qui renvoie toujours à l’identification rapportée à la communauté d’origine, à l’impossible oubli du monde natal. Malgré l'effort de rejoindre cette communauté d’origine, celle-ci reste une communauté recréée, reconstruite dans le rêve et à travers la nostalgie, par conséquent imaginaire, l’écrivain migrant restant suspendu entre deux collectivités. L'identification culturelle se transforme en identification réflexive à force de la fictionnalisation du monde de référence.
55La relation de ces romans migrants avec l’espace québécois ne doit pas être recherchée nécessairement au niveau de l’imaginaire, mais plutôt dans l’exploration des formes du déplacement, de la représentation, de l’être-autre-part, comme nostalgie vers un monde originaire, comme expression de l’exil. Comme le dit un personnage de Ying Chen, « on n’a pas besoin d’aller à l’étranger pour devenir étranger. On peut très bien l’être chez soi33 ». La solitude de l’homme moderne semble plus pesante que la confrontation avec l’altérité. Etranger ou non, l’homme doit faire face à la visibilité :
Quand je descends dans la rue, je suis visible aux yeux des autres et tous les autres me paraissent visibles à leur tour […] Je comprends qu’il faut les rejoindre, faire comme eux, me fondre parmi eux. Cela seul me donnerait l’impression d’exister. Mais je ne sais pas comment. Je ne sais plus comment exister34.
56La situation mentionnée ne doit pas être lue seulement comme la difficulté du migrant à effacer les signes de l'altérité, mais surtout comme piège guettant l'homme moderne, éperdu parmi ses pairs et qui ne sait plus exister.
57De ce point de vue, le roman québécois et néo-québécois vont ensemble dans la tentative de retourner au monde la cohérence perdue. L'être humain se cherche auprès des autres, a besoin des noms communs, d’une histoire unificatrice qui lui donne de sens. C’est pour cela qu’il parle, pour couvrir du vacarme de ses discours l'immense solitude et silence du monde qui ne sait plus l’entendre. Malgré tous les efforts, cette identité collective recherchée à travers le discours semble une illusion instauré par le discours, mais dont le Québécois a tellement besoin.
58La présente démarche ne prétend pas avoir épuisé toutes les situations possibles, encore moins les romans à analyser. Elle est fondée sur quelques exemples importants de l'histoire du roman québécois et elle s’inscrit dans une préoccupation plus large qui vise à faire justice à un espace culturel trop souvent analysé à travers les grilles de lectures européennes. De ce point de vue, l’interrogation de l’identité collective dans le roman québécois comme reflet du monde réel ne peut être qu’une déclaration d’amour à un espace fictionnel si loin mais pourtant si proche.
Notes de bas de page numériques
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Pour citer cet article
Delia Georgescu, « Nous autres / vous autres ou l’histoire de l’identité impossible », paru dans Loxias, Loxias 22, mis en ligne le 15 septembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2471.
Auteurs
Docteur ès Lettres de l’Université de Bucarest, ayant soutenu en janvier 2008 la thèse « Le roman québécois entre l’identité discursive et la perte de l’identité », elle est à présent assistante associée à la Faculté des Langues et des Littératures Etrangères de l’Université de Bucarest et traductrice. Elle s’intéresse à la littérature québécoise et au phénomène postcolonial.