Loxias | Loxias 21 Frédéric Jacques Temple, l'aventure de vivre | Frédéric Jacques Temple, l'aventure de vivre
Aude Préta-de-Beaufort :
Mémoire et présence dans la poésie de Frédéric Jacques Temple
Résumé
Nous interrogeons ici la poésie de Frédéric Jacques Temple en tant qu'elle nous semble indissociable du travail de la mémoire. Nous avons pris appui sur l'essai de John E. Jackson, Mémoire et création poétique (Paris, Mercure de France, 1992) pour analyser la dimension prospective du retour sur le passé et la dimension créatrice de la mémoire dans la poésie de Temple. La rétrospection a pour enjeu un sens et une plénitude sur le double plan existentiel et poétique, sans pour autant garantir le poète de l'expérience de la distance et de l'absence. La rétrospection devient même un lieu privilégié de l'affrontement du poète avec les difficultés du passage à la représentation, qui fait courir le risque d'un déficit ontologique irréparable. De là sans doute, chez ce poète éminemment conscient de sa propre précarité comme de celle du monde, une sensibilité particulière à des moments et à des lieux où la présence glisse du côté de l'interrogation et de l'énigme.
Index
Mots-clés : inquiétude , mémoire, poésie, précarité, présence
Plan
Texte intégral
1Il aurait pu être tentant de dresser un parallèle entre Frédéric Jacques Temple, né en août 1921 à Montpellier, et Jean-Claude Renard, né en janvier 1922 à Toulon. Voilà deux poètes qui sont de la même génération. Tous deux sont fortement marqués par l’univers méditerranéen de leur enfance et tous deux sont voyageurs. Chez l’un comme chez l’autre, la sensorialité, l’attention la plus précise et la plus intense aux choses, le refus de toute forme d’« excarnation », pour reprendre les termes d’Yves Bonnefoy, sont des données fondamentales. Dans les deux cas, la pleine présence au monde et la possibilité d’être soi-même pleinement présent au monde se conquièrent toutefois sans cesse sur la discordance, pour aboutir, non pas au repos, si étranger au mouvement-hors qu’est par nature l’existence, mais à une inquiétude étroitement accordée à l’impermanence de ce qui est. Deux voisins, en somme, dans le paysage du lyrisme contemporain1.
2Pourtant, Jean-Claude Renard n’est pas un poète de la remémoration, ce qu’est fondamentalement Frédéric Jacques Temple. Je voudrais donc essayer d’interroger la poésie de Frédéric Jacques Temple en tant qu’elle est indissociable du travail de la mémoire. Je m’appuierai sur l’essai de John E. Jackson, Mémoire et création poétique (1992), que j’avais déjà convoqué lors du colloque Pierre Jean Jouve qui s’est tenu à Cerisy en août 2007 sous la direction de Béatrice Bonhomme, pour analyser, chez Jouve, la dimension prospective du retour sur le passé. C’est cette dimension créatrice de la mémoire qui me retiendra à nouveau ici.
3À partir de l’épisode bien connu de L’Odyssée où Ulysse, sur les conseils de Circé, évoque les âmes des morts et obtient de Tirésias, qui a bu le sang d’un bélier sacrifié, la révélation de son avenir, John E. Jackson écrit :
La nekuia, la descente dans l’empire de la mort, devient ici la métaphore de la décision de l’écrivain de se détourner du présent pour interroger une mémoire de laquelle le sépare un deuil inaccompli. Amenant avec soi le « sang noir » de la vie, il offre ainsi aux « âmes des trépassés » – les figures de son passé ou des générations qui le précèdent – la possibilité de reprendre pied dans la vie. Mais surtout, il se donne à lui-même l’occasion de renouer avec un savoir qui concerne sa propre vie. Le paradoxe fondamental de ce passage est qu’Ulysse cherche ce savoir auprès d’un mort. Nous traduisons : c’est dans le questionnement, dans l’interrogation, souvent passionnée, de la mémoire que l’acte poétique cherche, et découvre, son avenir2.
4Le début des Eaux mortes, même s’il nous fait provisoirement sortir du champ de la poésie de Frédéric Jacques Temple, est emblématique de la « décision » par laquelle l’écrivain passe de ce que John E. Jackson décrit comme la répétition aveugle et pulsionnelle d’un épisode encore enfoui dans la psyché de son histoire individuelle, au choix d’une démarche rétrospective susceptible de donner sens à cette même histoire individuelle.
5L’incipit du roman, « J’avais vu tant de villes détruites que, revenant chez moi, après la guerre, tout m’était apparu comme ruiné sous la lumière nocturne3 », place d’emblée le retour du narrateur dans sa ville natale dans le demi-jour et la confusion de l’onirisme ou de l’inconscient. Le narrateur met alors en scène le scénario stérile d’une tentative de retour au paradis perdu. Dans la ville, qui lui semble « inchangée, intacte », la pérennité apparente des monuments consacre moins la permanence du passé que l’impossibilité de le faire revivre et d’y être accueilli. Les statues, dont il a l’impression qu’elles se sont, au fil du temps, « davantage figées », figurent une sorte d’interdit. Le retour au passé comme regressus ad uterum est sanctionné par la mort :
Non, les femmes muettes sous les balcons qui s’effritent n’ont pas voulu sourire. Il était trop tard maintenant pour espérer qu’elles s’y décideraient. (Elles demeurent aujourd’hui, momies de pierre, déterminées dans leur figement, pour me rappeler ce temps couché sur ma mémoire, telle une dalle immense pesant sur la tombe où gisent les reliques d’un enfant mort. Et je fus cet enfant dont je suis la tombe. Je le porte en moi dont il ne sortira jamais, ce moi-même étranger devenu mon fruit, mort mais qui remue, sans espoir de naissance. Je suis devenu ma propre mère, à la matrice sans issue4).
6Le passage où le narrateur maudit la ville qui l’a « porté jadis dans [ses] méandres utérins5 » confirme — et je suis toujours le schéma décrit par John E. Jackson — la nature pulsionnelle et aveugle d’une tentative de retour au passé qui avorte parce qu’elle a voulu nier la distance et entretenir l’illusion du même.
7Ce n’est donc qu’une fois admis l’écart entre le passé et le présent, « Il n’est pas trop tard pour que s’insurge l’enfant contre sa ville6 », que le narrateur fait du retour sur le révolu un geste créateur. La malle de la mémoire est rouverte, les reliques du passé redécouvertes, et le récit autrefois laissé inachevé, figure du « deuil inaccompli » dont parle John E. Jackson, est repris et continué, dans l’espoir de réunir les « mille débris » de l’identité et avec le sentiment de revenir à la seule tâche qui vaille. À la fin du roman, l’apparition de l’enfant, dont le poète hésite à dire s’il est celui d’autrefois, ressuscité par le travail de la remémoration, ou une « tige nouvelle7 » née du passé et du dépassement de la nostalgie, suggère la fécondité de la rétrospection et son ouverture possible sur un avenir.
8Dans les Paysages privés, le poème intitulé « Retour » évoque cette remontée aux origines, à rebours du cours du temps, dans ce qu’elle a de décisif pour l’accomplissement du sujet :
Afin que tout soit accompli |
qui est écrit dans les pierres |
et le sang primordial |
je remonte à la source |
sans un regard pour l’eau |
qui polit les saisons |
en toute innocence8. |
9« Fondamente », le poème qui vient juste après, invite également, avec une sorte de solennité liturgique, à un mouvement de rétrospection présenté comme une évocation des morts :
Voici le temps du retour aux herbages |
après les grandes fenaisons, |
le temps du mémorial, du plain-chant |
de l’enfance, érigé sur les sources |
à l’orée du voyage. |
Sous le lichen gît la pierre |
intacte ; et les voix |
ranimées aux bruits des pas furtifs |
du vieil enfant bourdonnent |
dans le rucher panique |
des années convoquées9. |
10Ce qui se joue dans l’interrogation du passé est d’ordre vital. Les « Paysages lointains » de Phares, balises & feux brefs évoquent, au fil d’une suite de courts poèmes, des voyages effectués autrefois. Le dernier poème donne à mesurer, dans une espèce de conclusion générale, tous les enjeux de la rétrospection :
La mémoire est un grenier |
à mirages où puiser |
et les lointains paysages |
sont des jouets perdus |
ranimés pour notre survie10. |
11De même, « Après-midi au Jardin des Plantes », dans La Chasse infinie, ramène le poète sur des lieux familiers de son enfance, où la distance d’avec le passé lui est parfaitement sensible :
Des ombres glissent |
qui ne sont pas celles des arbres |
dont le vent courbe |
les hautes branches claires |
dans les allées où jadis enfant |
je n’avais ni le souci de vivre |
ni l’immense projet de mourir. |
12Mais le décor du jardin est propice à une manière d’extase et de descente au royaume des morts (« Je suis ravi dans le muet dédale ») qui s’achèvent sur un sentiment de possession de soi et de plénitude existentielle :
En ce lieu clos, creuset de la mémoire, |
enfermez-moi, encore, O dieux masqués |
de feuilles et de fleurs… |
|
Ici je suis couronné de bonheur11. |
13Les deux poèmes cités suggèrent de surcroît toute la dimension créatrice de la mémoire. La promenade au Jardin des Plantes, où, comme l’écrit Frédéric Jacques Temple, « Il suffit d’une tombe vide / pour inspirer de lentes promenades », devient la métaphore, non seulement du lien retrouvé du poète avec son passé, mais de son inscription dans un passé plus large, tout rempli de présences mythologiques et culturelles (le poème est malicieusement daté : « Montpellier, 1593-1993 »). Ici, c’est bien en tant que poète que le promeneur se trouve accueilli.
14Dans la dernière pièce des « Paysages lointains » de Phares, balises & feux brefs, le poète compare la mémoire à un « grenier » – image de fécondité également présente dans La Chasse infinie (« images naguère ensilées / pour ensemencer les enfances / dont le refuge est la mémoire12 »). De plus, cette note finale sur la richesse créatrice de la mémoire vient juste après la mention du portrait que Mohamed Racim est dit avoir fait de « la nef empanachée / de Kheireddine Barberousse », qui « n’est qu’un mirage », et elle est immédiatement suivie d’une référence à Vladimir Nabokov, selon qui « les palmiers ne sont supportables / que dans les mirages ». Le recours à la mémoire est donc allusivement relié, et avec lui les « paysages » peints par l’ensemble des « Paysages lointains », au travail de la représentation qui est celui de l’écrivain. Le poème s’achève alors sur une injonction où s’affirme la confiance que le poète a désormais dans son propre pouvoir de conjoindre, par la création poétique, le réel et l’image :
Alors, apparaissez, |
palmeraies de mon aventure, |
ornements d’un lointain album. |
15L’« aventure » convoquée par le poète, avec ses « palmeraies », dit enfin l’accès à la « création rétroactive du sens d’un plan de représentations perdues13 » en quoi consiste, selon John E. Jackson, la dimension proprement créatrice de la rétrospection : un mythe poétique et personnel se constitue où, comme l’écrit encore John E. Jackson, s’ordonnent « les éléments disparates par lesquels quelqu’un cherche à se rendre compte de ses origines14 ».
16Frédéric Jacques Temple peut dès lors bâtir la légende de l’enfance et de l’ancien Sud sur le modèle de celle du Far West qui enchanta son enfance. Le lien entre les deux univers est souvent plus explicite dans les romans. Mais dans Phares, balises & feux brefs, il est secrètement indiqué par le rapprochement de deux poèmes et par la mise en commun d’une image. Le premier poème est « La Mer sauvage »15. Il renvoie à un épisode de l’enfance méditerranéenne du poète, relaté dans Un Cimetière indien et évoqué encore dans La Chasse infinie16 : le combat épique contre le requin, dont le cœur, enfoui sous le sable de la plage, continue de battre. La valeur créatrice de cet épisode, sur le mode de la constitution rétrospective de l’aventure individuelle, apparaît encore mieux si l’on pense que « La Mer sauvage » est le titre d’un récit de jeunesse que le narrateur évoque au début de L’Enclos, au moment où il entreprend, comme dans Les Eaux mortes, d’« invente[r] […] un passé qui est le [sien] mais aussi celui d’un autre qu’[il] fu[t] »17. Le second poème est, quelques pages avant « La Mer sauvage », « Le Désert brûle », où le poète « écoute / le frémissement des peupliers, / le silence indien, / terrible / comme les battements / d’un cœur18 ». Les deux légendes se superposent, s’éclairent et se fécondent mutuellement. Dans Foghorn, un poème comme « L’Oregon trail » voit l’itinéraire du poète à travers « l’herbe jaune du souvenir» » ranimer, avec plus d’exaltation que de nostalgie, la mémoire des Indiens morts en même temps que les enchantements des lectures d’enfance. Les promesses de l’« Hiver », le poème qui ouvre Fleurs du silence, sont tenues : le poète recrée « un temps qui n’est plus le passé, mais légende. Ce qui fut, ce qui n’a pas été, se confondent pour féconder la réalité latente et véridique »19.
17La remémoration mène alors à des expériences éclatantes où la durée se rassemble, où la présence se fait totale, comme dans le poème « Paysage » des Paysages privés :
Le même soleil jubilant |
sur les blés engrossés, |
les émouchets actifs |
les corneilles sévères, |
|
autrefois, maintenant, |
l’odeur des flouves |
en marge des hêtraies. |
|
Et toujours le pâle éclat |
des gesses dans les ronces, |
aujourd’hui, hier, demain.20 |
18Pour autant, le recours à la mémoire ne va pas toujours de soi. Il arrive en effet que le passé oppose au désir un tel mutisme qu’il ne puisse ou ne veuille plus être réinvesti par la présence. « Paysage » est immédiatement suivi d’un poème intitulé « La Rivière », qui semble répondre à « Fondamente » en opposant au « retour » au « plain-chant de l’enfance » et à la résurrection des « années convoquées » par le « vieil enfant », une autre visite, bien plus ambivalente, au cimetière. Tout paraît semblable à autrefois et la densité concrète du paysage semble un gage de présence (« J’ai reconnu la rivière / par les sentiers d’autrefois / en foulant les javelles / et les marjolaines d’été »)21. Mais le parc demeure « indéchiffrable » et la « fuite inchangée de l’eau » finit, comme les cariatides des Eaux mortes, par suggérer une permanence déroutante, trop étrangère à la réalité de la durée où est demeuré le poète (« (seul j’ai vieilli pour n’être pas resté) »22) pour admettre que celui-ci renoue avec le passé. Les « voix » ranimées de « Fondamente » sont seulement dérangées par ce qui ressemble désormais à une transgression malvenue :
Du faîtage invisible des arbres |
[…] |
se coulait l’angoisse murmurante des êtres |
réveillés par l’intrus : « Il revient, le voici, |
il ose enfreindre le silence du temps ! » |
|
Ainsi bruissent les cimetières |
ensevelis sous les ronciers |
lorsque l’enfant retourne vers les ombres23. |
19Plus loin, un des derniers poèmes des Paysages privés, « Intérêt local », ne donne à voir que des vestiges morts, « terribles », et se clôt sur une plainte (« Ah l’effroi qui nous prend / dans les gares mortes24 »). L’expérience est assez marquante pour que L’Enclos l’évoque également. Il en va de même pour les « demeures périmées », que le narrateur de L’Enclos retourne visiter sans plus rien y retrouver vivant de son passé, et qu’il évoque dans les « Arcanes » de Phares, balises & feux brefs :
Le terrible silence des maisons mortes |
est l’écho du vacarme inouï des sphères |
en infinie dérive. |
|
Des fantômes à notre ressemblance |
glissent dans l’aveugle sommeil |
des corridors vacants. |
|
Là sont gardées les paroles perdues |
et les regards fanés des amoureux |
dévorés par le temps. |
|
L’absence effraie les ombres qui survolent |
les froides cheminées dressées |
dans la nuit close. |
|
Mémoire indéchiffrable |
seule |
murmure |
la rivière25. |
20La maison est bien un royaume des morts et elle contient sans doute de ces doubles anciens de soi qu’il importerait de ranimer pour mieux habiter le présent. Mais, ici, elle demeure, comme la rivière, « mémoire indéchiffrable » interdisant toute recréation.
21Ailleurs, la recréation poétique confronte le poète à la question du déficit ontologique attaché au passage à la représentation, à l’image. La conclusion des « Paysages lointains » de Phares, balises & feux brefs fait bien voir la conscience que le poète a de recourir à des simulacres : il lui faut se livrer à une espèce de pirouette désinvolte pour affirmer malgré tout la légitimité – vitale – des « mirages ». « Vers l’oubli » suggère en revanche de façon plus nuancée tout ce que la remémoration créatrice comporte de mensonges nécessaires :
[…] l’automne frémit aux souvenirs d’été |
et défie l’hivernage en rêvant du printemps, |
fugitive utopie parée de masques rutilants, |
de cuivre frêle, de feuilles mortes, |
consolée par la mémoire26. |
22Plus nettement encore, « Méditerranée », qui revient sur un épisode d’enfance évoqué aussi dans le roman, notamment dans Le Chant des limules, laisse mesurer tout à la fois la puissance et la modestie de la mémoire, qui ne peut combler le défaut d’être du passé. Après avoir célébré « L’antique mer / toujours qui sera jeune, / celle des Argonautes / et des enfances », le poète actualise de façon frappante le pouvoir évocateur de la mémoire :
Je n’ai pas oublié, |
je n’oublierai jamais |
l’opulence de l’iode en septembre, |
l’écume |
où nous rêvions de voir surgir |
des crêtes savonneuses |
les dauphins en sarabande. |
Les voici ! Les voici ! |
23Mais la fin du poème revient au constat de l’absence réelle du passé et au statut d’image d’un épisode qui n’a plus que la mémoire pour refuge :
Les dieux sont en exil, |
nos appels sans réponse ; |
ils n’accourent plus sur les plages |
où de l’ombre monte la lune |
au comble de l’équinoxe. |
|
Ils ne sont plus avec nous |
qu’au fond secret de la mémoire27 |
24Ici, ce qui, par le biais de la rétrospection, s’était déployé hors de la mémoire – grenier, source féconde – se replie dans la mémoire – refuge, asile –, retrouve son statut de relique enfouie sous la dalle du temps ailleurs évoquée. Cette image du repli dans la mémoire se retrouve sous une autre forme dans le poème qui clôt Phares, balises & feux brefs. Dans « Si peu de temps », le poète dit « adieu » aux « siècles dévorés », « réduits à ne laisser que traces / au fond des livres, / reliques émergées, fruits du hasard, / […] obscur passé en présent converti / pour épaissir les sédiments de la mémoire, / telle une lie déposée par le vin, / pâle reflet de griseries défuntes…28 »
25La remémoration est donc saisie dans son dynamisme créateur et prospectif, mais aussi dans sa précarité, au sens plein où Jérôme Thélot emploie ce terme29. D’où une sensibilité particulière à des paysages où la présence glisse du côté de l’interrogation et de l’énigme, comme dans cette brève « vue » du Mont-Saint-Michel, dans Paysages privés :
C’est l’heure nue : les sables, |
le vent d’une aile grise |
sur une ville de remparts. |
Ardoise humide, étoiles, |
fientes d’anges crieurs, |
quand le soleil des vêpres |
s’enlise aux confins des énigmes30. |
26Il faudrait citer aussi le beau poème « Saisons » des « Paysages » de La Chasse infinie, qui fait écho à certaines évocations de L’Enclos. Dans la première strophe, le passé affleure sous la présence qui, toute à elle-même, à la fois l’ignore et l’entend :
À l’aube pointent les jonquilles |
et le soleil balaie devant sa porte |
vers le marais, mémoire de l’enfance |
inconnue des mésanges luronnes |
tout en frairie de n’être que présent, |
tandis que tinte l’heure neuve |
au carillon témoin des saisons mortes, |
et le printemps frémit de sa puissance. |
27Puis le poète se livre à l’intensité d’une habitation heureuse du monde que la quatrième et dernière strophe reconduit vers une forme de mystère et d’attente :
Silence. Embâcles, nos paroles. |
Le vent de glace étreint les roselières. |
Moire d’étain la mer étale épouse |
l’obscure transparence des hauteurs. |
Nous espérons la marée des sarcelles |
dans l’émergence acerbe du matin. |
Embâcles, nos pensées. Le seul regard |
épie le tremblement des laîches31. |
28La remémoration, chez Frédéric Jacques Temple, résiste à la tentation, si l’on peut dire, du « tombeau » poétique : les dieux sont morts, la présence n’est que depuis et dans l’écart, la distance. Le poète n’est qu’un relais, lui-même précaire, mortel, de la mémoire. Pour lui-même, il ne réclame aucune inscription pérenne – rien, sinon un écho, une présence-absence fragile, dans la lecture :
Sachez que je suis déjà mort |
Moi qui vous parle |
|
Dès lors piétinez ma dépouille |
Riez de mes reliques dérisoires |
Mes vêtements dispersez-les. |
|
Point de fleurs sur ma tombe |
Où les ronces conquérantes |
Masquent les vaines inscriptions |
De la naissance et du terme. |
|
Mais dans votre plus intime |
Élevez un tumulus |
À mon absence32. |
29– en somme, quelque chose comme « une voix sans personne » (Jean Tardieu).
30Il faudrait sans doute encore interroger les phénomènes, si présents dans L’Enclos, de réécriture de roman à roman, de roman à poème : à quel type de rétrospection créatrice participent-ils ? Il faudrait aussi analyser le goût et la pratique de la collection, comme une façon, chez Frédéric Jacques Temple, de relever le défi de la représentation : la collection, l’album, le museum conservent des « reliques » du passé, dont il est possible d’affirmer qu’elles « règnent à jamais », comme au vieux palais de Koffa. La collection tend ainsi vers l’immortalisation de son objet. Mais, comme tout ce qui est de l’ordre de la représentation, c’est au prix de l’absence, de la mort de l’objet. Le grand papillon patiemment élevé est en définitive épinglé dans la collection. Le projet de Foghorn, tel qu’il est présenté par le poète, est ainsi la constitution d’une espèce d’album de cartes postales. Les Villages au sud se présentent également comme une collection et les recueils abondent en cas analogues. Il faudrait y étudier plus précisément comment les choix d’écriture permettent de faire coexister le rendu de la présence vivante et une manière de présentation plus elliptique, par phrases nominales, qui tend à résumer cette présence, à prélever sur le vif.
31Je ne conclurai guère, sinon pour assurer Frédéric Jacques Temple qu’il a raison, à la fin de Phares, balises & feux brefs, de saluer « les siècles à venir33 » — où il sera toujours.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Aude Préta-de-Beaufort, « Mémoire et présence dans la poésie de Frédéric Jacques Temple », paru dans Loxias, Loxias 21, mis en ligne le 08 juin 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2392.
Auteurs
Ancienne élève de l'ENS (Ulm-Sèvres), agrégée de Lettres Classiques, docteur, habilitée à diriger des recherches.
Actuellement Maître de Conférences HDR en Littérature française moderne et contemporaine à l'Université Paris IV-Sorbonne.
A publié Le Surréalisme, Paris, Ellipses, 1997 ; Pierre Emmanuel, Lettres à Albert Béguin, édition commentée, Cahiers Pierre Emmanuel, n° 2, Lausanne, L'Âge d'Homme, 2005 ; Jean-Claude Renard, poète des noces, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, « Mémoire de la critique », 2005 ; La Poésie comme « exercice spirituel » et comme « incarnation », en lecture aux PUPS et chez Parole et Silence / Desclée De Brouwer.
En collaboration : « Recherche d'une dimension spirituelle, 1945-1960 », dans Poésie de langue française, 1945-1960, Marie-Claire Bancquart dir., Paris, PUF, « Écriture », 1995, p. 151-169 ; « Marie-Claire Bancquart, “Porteuse de passages” », dans À la voix de Marie-Claire Bancquart, Aude Préta-de Beaufort et Pierre Brunel dir., Paris, Le Cherche Midi, 1996, p. 63-86 ; Pierre Emmanuel, Œuvres poétiques complètes, François Livi dir., Lausanne, L'Âge d'Homme, tome 1 (1940-1963), 2001 ; tome 2 (1970-1984), 2003 ; Actes du colloque international Pierre Emmanuel (Sorbonne, 2005), Anne-Sophie Constant et Aude Préta-de Beaufort dir., Cahiers Pierre Emmanuel, n° 3, Lausanne, L'Âge d'Homme, à paraître ; Actes du colloque international Pierre Dhainaut (Sorbonne, 2007), Jean-Yves Masson et Aude Préta-de Beaufort dir., à paraître.
A publié également de nombreux articles sur la poésie française du XXe siècle à nos jours.