Loxias | Loxias 21 Frédéric Jacques Temple, l'aventure de vivre |  Frédéric Jacques Temple, l'aventure de vivre 

Béatrice Bonhomme  : 

Frédéric Jacques Temple, aventure de la mémoire et porosité de l’être au monde dans La Chasse infinie

Résumé

Le poème de Frédéric Jacques Temple a rapport au temps, au sens de mémoire. Il effectue un retour à l’aletheia, l’ancienne vérité, mémoire du mage et du poète, célébration qui rapporte le mot à un temps mythique où la chose simple était là sans traduction. Memorandum immémorial. Laisser une trace comme celle des menhirs des brandes celtiques ou bien des oeufs de granit de l’Aubrac. Le poète est celui qui traverse les strates du temps et témoigne du monde et de l’homme. Solitude, immutabilité, les caractères matériels des poèmes de Temple, comme des stèles, définissent une posture face au temps. Mais la réminiscence elle-même est reviviscence. Tout est émouvant enchevêtrement des fils de la vie, aventure de vivre, car « à chacun son aventure », ce qui fait que cette poésie taillée dans la pierre est aussi celle de la précarité, de l’évanescence, de la légèreté duveteuse d’une aile irisée de papillon.

Index

Mots-clés : mémoire , origine, rencontre, stèles, temps

Chronologique : XXe siècle

Texte intégral

Comme le répète Ulysse, incarnation du poète : « Où songeais-tu, mémoire ?1 » car ce qui demeure, les poètes le fondent. Une première ressource s’impose : vaincre le temps en inscrivant son œuvre dans le temps indéfini de la mémoire non oublieuse, ressaisir les signes, les traces, les vestiges remontés du fond abyssal. Le poème de Frédéric Jacques Temple a rapport au temps, au sens de mémoire. Le poème, muthos ou carmen a rapport à l’origine, à un inimaginable, immémorial, impensable. Le poème effectue un retour à l’aletheia, l’ancienne vérité, mémoire du mage et du poète, célébration qui rapporte le mot au temps par la remontée à un temps d’origine, à un temps mythique où la chose simple était là sans traduction. Le poème est une configuration particulière de mémoire pure, indéformable, autant qu’une constellation dans le ciel. Le temps comme mémoire est la pâte du poème, le contexte des traces et des rétentions. L’évocation du passé se fait image visible de la mort, de ce qui, par excellence, échappe à la représentation sensible. Rythme comme une sorte d’origine du langage qui assure le lien avec un passé, mains négatives, peintures de mains trouvées dans les grottes magdaléniennes, le contour de ces mains, posées grandes ouvertes sur la pierre, était enduit de couleur, de bleu, de noir ou de rouge. La main du poète est cette main millénaire dans la caverne en sommeil. La trace est là, par la forme même, pour dire l’absence. La main représentée par le vide est présence-absence, la trace même de la main ne fait que désigner son absence sur un plan spatial mais surtout la trace de sa présence, et renvoie à la main qui a été à un temps primordial2.

Memorandum immémorial. Laisser une trace comme celle des menhirs des brandes celtiques ou bien les œufs de granit de l’Aubrac. S’installer dans l’immémorial, percevoir une profonde respiration comme du fond du temps et de la bouche même du chaos. Un savoir-mémoire qui remonte d’un abîme en arrière-forme, du fond des choses. C’est comme si le poète était traversé par une parole qui ne soit pas seulement la sienne, mais celle de tous les autres aussi, les morts comme les vivants. Celle d’une Histoire en marche, d’une Histoire qui marche en dormant, celle des guerres et, plus profondément encore, celle archétypale de toute l’histoire de l’homme, depuis l’antiquité, depuis les origines. Les mots du poète parlent tout seuls une mémoire, mémoire millénaire. Et cette histoire immémoriale est le temps d’une blessure inoubliable, où le sang remplace l’eau du déluge, histoire qui ne doit jamais s’oublier, parmi les stèles et leurs signes indéchiffrables, à travers leur mémoire close. Et l’oubli est encore une mémoire, car cette mémoire est devenue l’inconscient même du monde :

Le vent porte encore vers le lac
où se perd la mémoire
inchangée du torrent
les soupirs lointains
des moines en poussière. (C.I., 74)

Le temps, c’est nous-mêmes, ce n’est plus seulement la marche du temps car peu à peu entre nous et le temps plus de différence. Le poète est devenu ce temps, cette histoire, ce veilleur de nuit et de jour.

Au cœur de la nuit
je veille
aveugle lanterne
sur les noms effacés
des dalles de Glendalough. (C.I., 74)

Il échoit au poète la fonction délicate de déchiffrer les signes, les inscriptions. Le langage prend la valeur d’un témoignage. Le poète est un tisserand, comme si l’écriture pouvait recoudre, réparer, les mains cousant une lumière. La mémoire est d’abord textuelle, il existe un tissage de la mémoire, comme se tisse le texte même du poème, et tout cela est oeuvre de patience, patience qui lutte avec le temps lorsque celui-ci est compté, mais patience infinie, patience intime, secrète, par laquelle le poète se donne le temps, le temps de la maturation de l’œuvre, patience qui est déjà acte de mémoire :

Ô poète
raton-laveur
lavandière infatigable
ravaudeur obstiné des mots
[...]
lave brasse rince essore
bats sous lunes et soleils
tes millions de mots-lumière (C.I., 40) 

Le poète est celui qui, secondairement, tente de réparer les déchirures par les mots et retisse le paysage, les fragments du monde se répondent, tout s’échange, terre, eau, air et ce monde envoie des signes au poète :

le dieu Pan bourdonne en son antre
vibrant tel le ventre sonore
d’une biche gravide [...].
Pan s’érige entre les cordes
bruissantes des palombes (C.I., 69).

Le poète est pris dans ce réseau auquel correspond, en écho, le réseau de ses nerfs et de sa sensibilité qui bat à l’unisson du réseau cosmique. Sorte de Pénélope, il recoud sans cesse, répare l’ouvrage du monde et de la page. En dépit du dessaisissement, la mémoire reste trace, inscription. Le langage prend la valeur d’un témoignage comme s’il importait, malgré la fuite du temps et des choses, que cela fût dit. Le poète prend le rôle de témoin et de veilleur. Son travail est veillée funèbre continuée pour reconduire sans cesse au jour. Le lieu du poème n’est que veille devant la porte fermée, parole au bord d’une agonie, mais qui a lieu d’être car, sans cela, tout retournerait sans autre trace, sans autre inscription, à la poussière et au néant. C’est le poète qui, seul, peut dire :

Un homme meurt
et nous savons
qu’il est irremplaçable,
nul ne viendra
jusqu’à la fin des temps,
égal en voix, gestes, sourires, [...] (C.I., 43)

Le poète est le guetteur, le passeur de mort et de vie. Sa tension est extrême pour que la lampe brûle toujours :

De l’avoir reconnu
à certains carrefours
je garde une petite lampe
au fond de moi
allumée parmi tant d’autres
mais à sa place singulière.

Le passeur est toujours saisi de signes mais dessaisi de permanence :

Qu’ils sont présents
ces visages
désormais familiers
davantage peut-être
dès lors qu’ils sont invisibles
et sans doute sont-ils plus chauds
les feux lointains
qui nous parviennent
du fond de la nuit
maintenant que nous pesons
le poids de l’absence
preuve secrète de leur être. (C.I., 43)

Inscrire, écrire, relier, relire, tout cela est devoir de mémoire, conjuration de la mort par l’écriture. Les choses menacées d’oubli, l’amas des morts anciens, seront présents à nouveau par la grâce de l’écriture. Le poète, modeste ravaudeur, les sauve de l’oubli, même s’ils restent en partie indéchiffrables. Dès lors, l’écriture est comme une nécessité, devoir d’humain pour d’autres humains, devoir de trace dans la précarité.

La parole confère aux souvenirs et à ces moments fugitifs une sorte de forme spirituelle, c’est pour cela qu’il est nécessaire de mettre à toutes choses la pierre des mots, cette stèle de mémoire. D’où les nombreuses dédicaces in memoriam, les tombeaux, à Hervé Harant, à Lawrence Durell, à Roger Siméon...

 

  Le poète est celui qui traverse les strates du temps et témoigne du monde et de l’homme. Veiller au grain, donner son regard aux choses, et si le poète s’endort la perte est incommensurable, car ce qui risque de se perdre ne se dira plus jamais. Plus profondément, la laisse mnémonique, laisse poétique, qui se poursuit en revenant sur elle-même, s’enracine dans la voix antique des parlers originels et dans l’archéologie du livre.

En ce temps là, in illo tempore, dans le temps mythique des origines et de la poésie, rien ne pourra mieux figurer cette solidité de l’arché que la rencontre du pierreux. Solitude, immutabilité, les caractères matériels de la stèle définissent une posture face au temps : « Elles sont des monuments restreints à une table de pierre, haut dressée, portant une inscription », écrit Victor Segalen3. Dressées, en effet, contre (ou avec) le tourbillon des mouvements, les stèles prennent place loin des accidents de la durée, dans la perpétuité. Présence cohérente, entre immobilité et éternité, pérennité immuable, hiératisme où les signes essentiels se lisent et ne dégénèrent plus, elles sont, elles demeurent dans leur vertu paradigmatique comme incarnation minérale de la mémoire, comme verticalité, l’important étant d’être posées là comme édifications pierreuses, comme signes primordiaux de mémoire archétypale. Les stèles permettent, par la permanence du minéral, la transmission d’un passé immémorial. Art sculptural qui renoue avec une tradition mégalithique des peuples primitifs où la pierre est à la fois sépulture, signe ou représentation, incarnation du divin. Mise en scène comme l’arché de l’écriture, référée à une plus obscure arché, comme le fantasme d’une origine. La stèle est dotée d’une vertu cosmologique. Elle constitue une manière de renouveler l’acte créateur, de réintroduire dans le monde l’énergie des premiers temps. Elle a le pouvoir d’ordonner le monde car, tombeau ou stèle, elle est toujours taillée ou écrite, c’est-à-dire rapportée à la dimension de l’homme, une fois reçu son signe, son entaille écrite dans la pierre. Et le poète, œuvrant dans la minéralité, est aussi le ravaudeur de mémoire, des bonheurs obstinés dans la matrice lointaine des âges perdus. Le poème est songe de la mémoire dans la ronde des origines :

Loin je suis près des origines
quand je ne laisse rien
que je ne retrouve au retour. (C.I., 59)

Passage entre le temps immémorial dont témoignent la stèle et le temps du texte qu’elle énonce. La poésie est l’Être-là de l’écriture « stèlaire » (stellaire) comme surgissement de la mémoire, comme vigilance et témoignage d’une présence irréfutable. La stèle érige la mémoire du poète face à un temps d’oubli dont elle est la mémoire solide. Écrire constitue la poursuite d’une solidité et en même temps reste voué au délitement, à la poussière. La stèle surgit dans une solitude aussi grande que celle du poème. Miroir du temps, elle est un être de mémoire au pouvoir commémoratif, elle prend en charge l’immémorial, ce temps qui ne se mesure pas et qui est celui-là même de la poésie. Grâce au poème, tentent de se dévoiler nos plus épaisses couches de temps :

images naguère ensilées
pour ensemencer les enfances
dont le refuge est la mémoire. (C.I., 70)

Souvenirs personnels enfantins, ceux de l’ombre douce, la mère qui sourit,

[...] telle autrefois
dans les prés fleuris de l’enfance
me regardant comme en rêve. (C.I., 14)

Mémoire vers le marais, mémoire de l’enfance, mémoire encore plus secrète, indéchiffrable d’une enfance du Sud « dont bat le cœur terrible/sous l’hypogée » (C.I., 11), mémoire plus lointaine encore, archétypale, celle des schèmes légendaires, mémoire du voyage d’Ulysse ou de la barbe de Poséidon, sorte d’inconscient collectif venant de la Grèce et du sacré antique, ou encore genèse biblique :

C’est le chiffre
de Dieu qui se repose
terminé l’ardent travail
Ô folle création
née d’un raté
de l’éternel sommeil. (C.I., 18)

Mémoire enfin des grands prédécesseurs, les poètes dont les tombes ne recèlent plus l’or du poème :

Nous sommes allés voir quoi
sous la pluie au cimetière
de Charleville, chercher
qui sous la dalle n’a plus son or ? (C.I., 37)

Derrière la physique des choses est cachée une vérité de type métaphysique qu’il faut découvrir, déceler par une creusée verticale, en profondeur. Frédéric Jacques Temple évoque une réalité cachée que l’on devine et qu’il faut retrouver sous l’enveloppe, sous le couvercle, sous le revêtement extérieur des choses mais la quête est parfois déceptive. Le poète doit désormais se faire trouveur, découvreur, quêteur, archéologue, pour pénétrer l’os des choses et tenter de retrouver, à travers les brisures, l’inscription originelle. Il s’agit de retrouver la trace archaïque, enfouie, la lettre perdue, la semence de l’origine. Cela suppose que le poète ne se contente pas d’accepter le monde tel qu’il se donne à voir et qu’il s’agit de retrouver, de rechercher, ce qui est caché derrière les choses, l’élémentaire archétypal. Ainsi pénètre dans le texte un certain sacré comme dans les textes votifs, les textes paradigmatiques.

Partout est récurrent ce sacré immanent de la plus intime mémoire, car l’essentiel est l’enracinement, la fidélité à ce que fut l’homme de tous les temps :

Fidèle à ceux qui m’ont précédé
avec un livre ouvert parmi les simples [...]
je suis allé parler au cénotaphe. (C.I., 65)

Mais la mémoire du poète est une mémoire attentive qui sait voir et écouter le monde :

reste immobile
quand passe le busard
sur les roseaux
de l’aube
immobile
à l’espère
vois
dans le vol des pluviers
ta mémoire
inconnue
se lever au ponant. (C.I., 10)

La main millénaire est précisément celle du poète. Le corps du poète est un corps plein dans les veines de la terre. Corps panique qui transsude de sa présence abyssale. Corps de glaise qui se met à s’animer :

Cet homme qui ressemble à la terre,
peau d’écorce, chair d’aubier,
jambes de racines torses,
oint du musc des troupeaux,
qui marche toujours sur les sentes
où mugit la conscience perdue
dans la rumination des siècles
c’est moi. (C.I., 67)

Le poète dépersonnalisé reste claquant dans le vent, une ruine visitée d’intempéries. Le poète perd une forme et la voit se transformer en une autre forme. Tout passe à d’autres formes. L’informe coïncide avec toutes les formes. Tout conspire. Il y a absence de formes stables dans ce vide-plein positif qui origine toutes les formes. Le poète est l’individu, individuum, le non-divisé en tension entre l’unité et la multiplicité. Il multiplie le réel, il est l’arborescence, rien n’est prédéterminé, chaque choix va ouvrir une infinité de possibilités. Le poète ne se définit plus par sa forme propre, mais par la totalité des liens qu’il tisse avec les différents règnes de la nature, il est cette ligne d’intensités et de rencontres, être composite, qui montre la véritable nature des choses, les liens avec le cosmos, liens cosmiques de connivence.

Hölderlin écrit :

Lorsque la poésie est véritable, elle est lien, lien qui se resserre jusqu’à devenir un tout vivant et profond aux mille articulations4.

Il faut que les poètes qui sont nés de l’Esprit/ Eux aussi soient liés au monde5.

 

Frédéric Jacques Temple ressent ce même lien aux autres et au monde. Il est tout ensemble. Le poète, de ses mille bras entrelacés, permet un sentiment du tout-ensemble, de cette unité multiple qui relie intimement l’intuition du Tout :

Ces voisinages, comme d’un marécage de vie, font naître le devenir-animal, végétal, minéral, l’ouvert à fond, l’infini des relations, la porosité devenant la plus haute des qualités. Le poète est traversé par des flux d’échanges d’éléments de choses ou de choses élémentaires, il bourgeonne, il germine, envahi en des proportions insoupçonnables, il devient lui-même la source d’insistance entre nous et les choses, poète médiateur, poète doué d’une porosité essentielle. Le mouvement chez Temple, c’est le devenir, le verdoyer de l’arbre. Il ne s’agit pas d’imiter la nature, mais la force de production de la nature. On évacue ainsi le pathétique au profit d’un tragique qui consiste dans le brusque sentiment d’une ouverture, d’une porosité des formes. Plaidoyer pour une authentique aliénation inventant une nouvelle représentation littéraire et plastique. Le devenir sensible est l’acte par lequel quelque chose ou quelqu’un ne cesse de devenir autre. Ce qui constitue la sensation, c’est le devenir végétal, minéral, animal. Le corps est un entre-deux, un en-suspens, un point d’équilibre, de déséquilibre, une tension entre ciel et terre. Un corps traversé de tensions, un corps d’air, d’eau, de feu et de terre. Un corps traversé de tension, un corps-monde :

je suis un arbre voyageur
mes racines sont mes amarres

Si le monde est mon océan
en ma terre je fais relâche

Ma tête épanouit ses branches
à mes pieds poussent des ancres (C.I., 59).

L’expérience d’éloignement, de dessaisissement a partie liée avec l’être dans le temps, il faut s’exercer à la dépossession, suivre l’ivresse du passage. Dès lors, le poète déchiffreur de signes doit négliger les apparences saisissables afin de poursuivre leurs insaisissables rapports. Ne restent qu’une transparence et un suspens extrême, apparition du fond des choses prises sur l’insaisissable. Une déchirure ontologique détruit la rêverie, mais par les failles, laisse entrevoir la beauté. À peine le poète croit-il avoir atteint le lieu originel qu’il lui faut aussitôt s’en éloigner, non toutefois sans en garder le souvenir. Le lieu de la lumière, c’est cette certitude de l’insaisissable qui paradoxalement nous sauve. Finalement, et c’est le seul repère qui nous reste, le temps est aussi éternel retour, cycle, giration volumineuse et cette poésie contient le caractère miraculeux de toute rencontre, instituant un regard particulier qui est un regard à hauteur des choses. Rencontres de la branche d’amandier, de la pomme rouge vernissée, de la peinture, de la musique ou de la poésie. C’est une présence-là qui se dit, présence incandescente. Présence réactivée de l’homme premier, dans la première fois. Nous nous trouvons face à ce qui relève de l’émerveillement, la liberté gagnée. C’est le coup de foudre quotidien des rencontres avec une couleur, des yeux, une pierre, une phrase, des instants de merveille. Malgré tout, malgré la souffrance et la mort, il reste la surprise, la création, l’être étant l’unique événement où les événements communiquent : ces hautes branches claires, cette tombe vide, ces lentes promenades, les cloches envolées, les cyprès d’encre, les feuilles et les fleurs par lesquelles le poète est couronné de bonheur, la rencontre d’un verger, une pomme tombée ou un nuage. Contemplation du lent busard oblique sur les flaques de vin mauve des bruyères étalées. Le poète est devant l’ormeau solitaire comme devant l’étonnement, le recommencement d’un monde. Et c’est une maison de rocs cernés d’ajoncs, un guéret de cendres livré aux corneilles éparses, la nuit sous la Voie Lactée. Voici la royauté de l’oiseau sur terre et dans le ciel, l’affirmation d’une possibilité inouïe, merveilleuse.

La réminiscence elle-même est reviviscence. Tout est émouvant enchevêtrement des fils de la vie, aventure de vivre, car « à chacun son aventure ». La parole tente de se faire de plus en plus matinale, elle considère les choses au plus près de leur apparition et rend compte d’un commencement, d’une présence au monde. Innocence du regard et corrélativement nouveauté du spectacle. Ce qui fait que cette poésie taillée dans la pierre est aussi celle de la précarité, de l’évanescence, de la légèreté duveteuse d’une aile irisée de papillon :

Une branche
D’amandier
En fleurs
Dans un verre
Invisible (C.I., 64)

Les fleurs des grands marronniers verts
Se dressent dans l’aube claire
Blancs et roses candélabres
Quand bruissent les tourterelles
En amour dans les micocouliers (C.I., 69)

Une étoile scintille
Dans mon verre. (C.I., 76)

Notes de bas de page numériques

1 Frédéric Jacques Temple, La Chasse infinie, p. 47. Édition de référence : La Chasse infinie, Frontispice de Claude Viallat, Éditions Jacques Brémond. Sigle utilisé : C.I.
2  D’après Marguerite Duras, Le Navire Night et autres textes, Paris, Mercure de France, 1986 (1979), p. 94. Sur ce texte, voir Bernard Alazet, « Le Navire Night de Marguerite Duras. Écrire l’effacement ». Presses universitaires de Lille, textes et perspectives, p. 71-95.
3  Victor Segalen, Stèles, présentation et notes de Christian Doumet, Mercure de France, 1982, pour les « Stèles retrouvées », Librairie générale, 1999, pour l’édition « Classiques de poche », Le Livre de poche, p. 43.
4  Lettre à son frère, Gallimard, coll. La Pléiade, 1967, p. 692.
5  L’Unique, 1ère version, Pléiade, Gallimard, 1967, p. 865.

Pour citer cet article

Béatrice Bonhomme, « Frédéric Jacques Temple, aventure de la mémoire et porosité de l’être au monde dans La Chasse infinie », paru dans Loxias, Loxias 21, mis en ligne le 18 mai 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2345.

Auteurs

Béatrice Bonhomme