Loxias | Loxias 20 Les paratextes : approches critiques
Dumitra Andrei-Baron :
Entre « le vice de fabrication » et la tentation d'avouer : les paratextes cioraniens ou le repli sur soi
Résumé
Notre étude envisage la paratextualité comme un élément fondamental de la poétique cioranienne construite autour d’une dualité constante entre un véritable exercice d’admiration et un inconvénient manifeste, voire une dénégation à l’égard de son œuvre. Après une première partie dans laquelle nous identifierons les principaux types de paratextes dans les écrits de Cioran, nous allons mettre en évidence, dans la deuxième partie, la valeur fortement créatrice de certains paratextes (titres, sous-titres et épigraphes) qui fonctionnent au niveau de l’écriture en tant que matériaux en germination. Nous insisterons à ce niveau sur le rapport entre la paratextualité et l’intertextualité réunies sous le signe du faire littéraire. La troisième partie concerne le statut des paratextes en tant qu'opérateurs d’identité : identité de l’œuvre et de l’écrivain à la fois.
Abstract
Our study considers the paratextuality as a fundamental element of Cioran's poetics built around a constant duality between a true exercise of admiration and a manifest inconvenience, even a denial towards his work. After a first part in which we will identify the main types of paratexts in the writings of Cioran, we will highlight, in the second part, the strongly creative value of some paratexts (titles, subtitles and epigraphs) which function on the level of the writing as materials in germination. We will insist at this level on the relationship between the paratextuality and the intertextuality joined together under the sign of the literary making. The third part relates to the status of the paratexts as operators of identity: identity of the work and of the writer at the same time.
Index
Mots-clés : Cioran , écriture de soi, intertexte, paratexte, poïétique
Texte intégral
(NB : Cet article a été publié dans Approches critiques VIII, textes réunis par Eugène Van Itterbeek, Editura Universitatii « Lucian Blaga », Sibiu, Les Sept Dormants, Leuven, 2007, 226 p., pp. 156-175. ISSN : 1453-794X (Cahiers Cioran-Roumanie). L'autorisation de publication du texte dans la revue Loxias nous a aimablement été donnée par M. Eugène Van Itterbeek, le directeur du Centre d'Etudes Cioran (Sibiu) et de la publication des Approches critiques – Cahiers Cioran.)
La lecture des Cahiers de l’œuvre (un véritable dépôt d’avant-textes, de méta-textes et de para-textes), ainsi que des Entretiens accordés par Cioran (1911-1995) pendant son existence, nous est fortement utile dans l'identification des fonctions du paratexte auctorial non seulement dans le décryptage des significations de l’œuvre, mais aussi dans l’élaboration proprement dite de celle-ci. L’attitude quasi-constante de questionnement et d’explication sur les circonstances de naissance de ses livres, sur les projets et sur les diverses étapes de création, ainsi que sur les traces de cette (re)lecture de soi invite le lecteur à entrer dans le laboratoire artistique de l’écrivain et à partager d’emblée toutes ses angoisses, ses joies ou ses repentirs. Par conséquent, ces paratextes forment un bréviaire de lecture (à fonction éclaircissante et trompeuse à la fois) dédié non seulement aux lecteurs mais à l’écrivain lui-même, dédoublé dans une sorte de Janus incapable de se choisir. Notre approche se situe dans la zone d’incidence de la poétique et de la poïétique, au seuil même de l’entreprise créatrice puisque « l’ultime destin du paratexte est de tôt ou tard rejoindre son texte, pour faire un livre1 ».
Les principaux thèmes des écrits cioraniens peuvent être aisément saisis dans les titres et les sous-titres qu’il choisit pour ses créations. L’appareil (inter)titulaire est par excellence thématique et portera sur la vie ou la mort, sur la description de différents états d’âme, comme la tristesse, la déchéance ou la misère, sur la maladie et la souffrance, la solitude, l’absurde et la futilité de l’existence, sur la religion (avec des corrélats comme la question de la fin de l’homme et l’Apocalypse), sur la création et la condition de l’artiste, le temps et l’histoire, sur la musique, le langage et la valeur des mots. Une partie importante est accordée aux titres qui traitent de la question du moi et comme tous ces éléments paratextuels correspondent à sa vision de la vie, en les lisant, nous avons l’impression de parcourir fragmentairement les principales coordonnées de sa vie. L’écrivain semble user de ces indices paratextuels non dans le seul but d’ordonner ses essais ou ses aphorismes, mais aussi dans l’intention de construire une sorte de « biographie » dissimulée où chaque élément se (re)définit à la frontière et au contact des autres matériaux. Cioran nous apparaît comme un « fatigué », manquant de volonté d’agir et de faire quoi que ce soit, las de ce que le monde peut lui offrir, mécontent d’être né, prêt à renoncer, à capituler devant la vie, à démissionner, voire à abdiquer pour s’enfoncer dans le non-devenir ou dans le vide absolu. Le moi souffre de l’inconvénient de traîner dans ce monde et exprime à la fois ses « rages et résignations » qui se reflètent dans les « aveux et anathèmes ». Les systèmes le révoltent, il fait ainsi ses adieux à la philosophie ; la Création l’agace, il s’attaque au Créateur associé désormais au mauvais démiurge ; le temps l’épuise et seuls les instants peuvent lui offrir la grâce et l’illumination, tandis que les veilles (les insomnies) lui apprennent le sens de l’ultime (Œ, 90)2, le sens du suicide (Œ, 55) et « la superbe inutilité » de tout. L’écartèlement, la déchirure intérieure, les situations de crise, le désespoir, la décomposition, l’échec, la décadence, l’amertume ou l’ennui surgissent dans les écrits de cet écrivain qui se voulait « un citoyen du monde », « à l’orée de l’existence », le dernier homme du dernier étage. Pourtant, toutes ces expériences limites trouvent leur raison d’être, s’avèrent indispensables pour le bon fonctionnement de sa démarche créatrice et le font avancer dans « la douceur du gouffre », le « premier pas vers la délivrance » (Œ, 937). Le méchant, le raté, le troglodyte, le sous-homme, le fou, le malade, l’homme vermoulu ou l’écorché ne sont que des « hypostases » qui remplacent tour à tour les points de suspensions de la formule qu’il s’efforce de trouver pour mieux définir l’individu : « homo… » (Œ, 1799). Tous ces titres et intertitres correspondent à des exercices d’insoumission, aux étapes de l’orgueil, aux fluctuations de la volonté et aux merveilles du vice. Se définir par les mots devient ainsi une tentative de se définir par les titres (les siens ou ceux des autres – aspect que nous allons approfondir dans la troisième partie de cette étude).
Cioran prête une attention particulière à certains paratextes, notamment aux titres qu’il associe à de véritables aphorismes, à des formules ayant la capacité de résumer le contenu d’un certain texte et de dévoiler dans une certaine mesure l’état d’âme de l’écrivain. Les titres bien formulés l’attirent, malgré le contenu qui parfois n’est pas à la hauteur du titre : c’est le cas de l’ouvrage de l’écrivain anglais Robert Burton, dont le titre The Anatomy of Melancholy semble être « Le plus beau titre qu’on ait jamais trouvé ». Cioran se demande amèrement : « Qu’importe après que le livre soit illisible ? » (C, 39). Il ne tarde pas de noter sa déception ainsi que la résolution de ne jamais lire un livre qui est en dessous du titre, un autre exemple étant celui de l’ouvrage de Ruskin Ethics of the Dust dont le titre est « si beau qu’il se suffit à lui-même et vous dispense de lire le livre » (C, 887). Ces titres répondent aux attentes du lecteur et contiennent des termes qu’il apprécie et qu’il traite lui-même dans son travail artistique, des thèmes fondamentaux ou des formules dans lesquelles il se reconnaît.
En faisant une lecture comparative des titres de ses œuvres de jeunesse (écrits en roumain) et de ses écrits français, nous observons un changement significatif dans son attitude à l’égard de l’appareil intertitulaire, changement qui correspond d’ailleurs aux nouvelles exigences stylistiques qu’il s’impose, après avoir renoncé à pratiquer sa langue maternelle. L’apprentissage du français suppose des changements dans son tempérament et dans son écriture, le français l’obligeant à une meilleure maîtrise de soi et de son style, à une expression concise, lapidaire et claire. D’où la passion pour les formes fragmentaires, son ambition de cultiver des aphorismes et des formules. Dans un certain sens, les titres représentent de véritables formules censées faciliter le parcours du lecteur dans l’œuvre (constituant des points de repère) et concentrent des vérités, des secrets et des mystères que le lecteur doit découvrir. Cette concision au niveau des titres semble être faite dans le but de respecter au pied de la lettre le sens étymologique du mot titre : titulus « toute chose qui est petite3 ». Ces titres peuvent être regardés comme issus de la même démarche que celle qu’il emploie dans la rédaction de ses aphorismes. Se déclarant « un fanatique du laconisme » (C, 189), l’écrivain dévoile sa formule : « Je ne peux exprimer que des résultats. Mes aphorismes ne sont vraiment pas des aphorismes ; chacun d’eux est la conclusion de toute une page, le point final d’une petite crise d’épilepsie. » (E, 1986).
Quant à l’origine de certains titres, on observe que Cioran s’inspire parfois des syntagmes à la mode (Sur les cimes du désespoir, titre fâcheux dont usaient les quotidiens à l’occasion d’un suicide (E, 147) ou des titres des autres penseurs (Amurgul gandurilor – Le crépuscule des pensées – reprend le titre de l’ouvrage philosophique de Nietzsche, Götzendämmerung (Le crépuscule des idoles) – 1888. Les titres de l’œuvre française gardent un certain rapport avec les titres de l’œuvre roumaine : « En finir avec la philosophie » (Œ, 230) devient « Adieu à la philosophie » (Œ, 622) ; ou bien le titre du livre roumain « Le crépuscule des pensées » se retrouvant (avec quelques légères modifications) en tant que titre de l’essai : « Penseurs crépusculaires » (Œ, 610). À l’intérieur d’un même livre, on retrouve la partie ou la sous-partie « responsable » du titre final : ex. Précis de décomposition – où il s’agit du premier chapitre – ou La tentation d’exister (1956) où il s’agit du dernier chapitre (Œ, 958-970). Parfois les titres des sous-parties se retrouvent en tant que syntagmes repris dans le corps proprement dit du texte, la formule titulaire assurant dans ce sens la cohésion interne du fragment : dans Syllogismes de l’amertume, le titre du deuxième chapitre : « L’escroc du gouffre » : apparaît en position finale dans le texte : « Avec force précautions, je rôde autour des profondeurs, leur soutire quelques vertiges et me débine, comme un escroc du Gouffre. » (Œ, 754).
Pour retracer l’origine de certains titres, l’étude génétique s’avère indispensable. Nous proposons ainsi une courte analyse de quelques titres des manuscrits du Précis de décomposition, dont le titre initial est « Exercices négatifs » ; pourtant, avant cette version, il en existait bien une autre : « Les États négatifs »4 que Cioran décide finalement de biffer. Cette dernière sera reprise en tant que « texte » dans la version publiée de l’ouvrage : « Les états négatifs – ceux-là précisément qui exaspèrent la conscience – se distribuent diversement, néanmoins ils sont présents à toutes les périodes historiques. » (Œ, 707). Le syntagme du titre définitif peut être identifié dans le paragraphe suivant :
Il est curieux qu’aucun auteur de manuels n’ait eu la pensée d’écrire un Précis de décomposition intérieure, où il eût tracés nos fluctuations et nos dégringolades alors que nous ne nous imposons ni contraintes ni gênes, alors que nous nous livrons à nous-mêmes… Un tel Précis devrait naturellement comporter une morale : la morale de la formule5.
Un élément de la variante des manuscrits, élément textuel devient élément paratextuel, entrant dans la composition du titre : « Fluctuations de la volonté », PD, 713). Son aventure continue, puisque Cioran pense même à écrire un « livre qui portera ce titre » (C, 795).
Dans le manuscrit intitulé « Vision d’indolence »6, on assiste à la formation du syntagme qui deviendra ultérieurement titre de livre : « Il nous faudrait une éternité pour nous guérir de cette plaie d’être nés. » La variante finale du livre contient elle aussi un essai « Le parasite des poètes », où figure l’expression déjà remaniée, plus proche de la forme qu’elle prendra après quelques années : « Ressent-il l’inconvénient d’exister ? » (Œ, 669) Cette interrogation annonce d’une manière décisive l’un des ouvrages les plus problématiques de l’écrivain : De l’inconvénient d’être né.
Parfois, les titres des parties sont représentés exclusivement par des noms propres, comme on peut l’observer dans l’avant-dernier livre, Exercices d’admiration (dont le titre renvoie au titre initial de son premier livre français : « Exercices négatifs »). Ce livre comporte le seul sous-titre à valeur générique (Essais et portraits) et Cioran y révèle les auteurs qui composent sa bibliothèque familière, sinon idéale ; qu’est-ce qu’ils ont en commun tous ces écrivains : tout d’abord, comme l’observe judicieusement Bruno de Cessole7, « ils appartiennent à sa famille de tempérament, à sa catégorie d’esprit (Michaux, Beckett, Caillois, Borges, Joseph de Maistre) », puis ils représentent le pôle opposé :
un tempérament et une vision du monde à la fois incompréhensible et inaccessible à Cioran […]. À leur nom, ne sont liés aucun excès, aucun fanatisme, aucun vertige. Ils sont inaptes au mysticisme, à la lucidité dévastatrice, vaccinés contre l’incurable et l’autodestruction, la ‘nuit de l’âme’ pascalienne (Valéry, Eliade, Saint-John Perse, Fitzgerald).
Les titres se réfèrent au nom de chaque personnalité littéraire dont il fait le portrait : l’ordre qu’il établit est intéressant et renvoie à une véritable « chronologie » affective ; pourtant, derrière chaque portrait littéraire, se trouve aussi la figure cioranienne, qui se livre à un véritable exercice d’introspection. Cette façon de construire son portrait à travers les portraits des autres se voit justifiée dans un de ses propos : « L’unique confession sincère est celle que nous faisons indirectement – en parlant des autres » (Œ, 1299). L’un des portraits les plus problématiques du point de vue de la compréhension est le dernier des quatorze, « Elle n’était pas d’ici… », dont l’élément titulaire occulte pratiquement le nom de la personnalité à laquelle il fait référence. C’est grâce à un autre élément paratextuel, une note éditoriale à l’un des fragments des Cahiers (p. 32) que le personnage mystérieux se dévoile sous la forme de l’écrivain sud-américain Susana Soca, fondatrice à Paris des Cahiers de la Licorne.
Cette géographie littéraire correspond parfaitement à sa tendance à faire dialoguer dans ses écrits les différentes voix d’auteurs de divers espaces ; l’esprit dialogique qui s’érige en principe de création scripturale se voit illustré aussi par certains titres de sous-parties. Dans leur fabrication Cioran se prête aisément à un jeu intertextuel, dans le sens qu’il fait apparaître dans le même syntagme des éléments appartenant à des domaines linguistiques différents : l’écriture française intègre, sans pourtant les phagocyter, des matériaux anglais ou latins : « Par-delà la self-pity » (Œ, 934), « Quousque eadem » (Œ, 737).
Après cette incursion dans la matière effervescente des titres des ouvrages cioraniens, nous allons porter notre regard sur la valeur et les significations des épigraphes. Placée au début d’un livre ou d’un chapitre, l’épigraphe est tout d’abord un texte, elle « suppose donc une lecture rétrospective et implique fortement le lecteur qui doit activement participer à l’élaboration du sens de l’œuvre8 ». Mettre ses écrits sous le signe d’une certaine formule d’une œuvre consacrée n’est pas fréquent chez Cioran. Une première épigraphe apparaît dans le livre de la période roumaine Le Crépuscule des pensées, sous la forme d’une citation de la Bible, accompagnée par la précision rigoureuse de la source (II, Chroniques, XVIII, 26) : « Nourrissez-le avec le pain et l’eau de la tristesse ». La mise en exergue se retrouve en tant que procédé paratextuel dans son premier livre français : les quatre premières parties du Précis de décomposition s’ouvrent chacun par une épigraphe qui, loin d’être un simple ornement, représente une invitation à la compréhension, à l’interprétation et à la relecture. La première partie par laquelle débute ce livre (qui marque d’ailleurs ses débuts dans l’écriture française) est paradoxalement placée sous le signe d’une citation shakespearienne, gardée dans sa forme originale. L’épigraphe constitue une sorte de profession de foi que Cioran proclame devant ses lecteurs et notamment devant soi-même, celle de penser et de vivre contre soi-même et de choisir comme mode d’existence le désespoir (la crise, la tourmente) : « I’ll join with black despair against [my soul], And to myself become an enemy. » On pourrait l’interpréter aussi comme une sorte d’aveu de renoncement à son « moi » roumain, épreuve qui suppose la recherche d’un autre moi (plus sophistiqué dans le sens de la maîtrise de ses impulsions, détaché de toute forme d’exagération). Cette épigraphe deviendra après des années élément titulaire du premier chapitre de La Tentation d’exister : « Penser contre soi » (Œ, 821). A son tour, ce titre sera repris par le critique américain Susan Sontag dans son étude consacrée à l’œuvre de Cioran : Thinking against oneself. Le deuxième chapitre (« Le Penseur d’occasion ») du Précis de décomposition s’ouvre par une citation de Proust qui affirme que « les idées sont des succédanés des chagrins ». On comprend tout de suite que l’accent sera mis sur la supériorité qu’il assigne à l’acte de vivre et de sentir, voire de souffrir, par rapport à l’acte de penser, le trouble physique ou psychique représentant « la seule modalité d’acquérir la sensation d’exister » (Œ, 831). Celui qui préfère s’éloigner du monde est condamné à cette souffrance qui s’associe à « un travail de soi contre soi ». En effet, dans ce chapitre Cioran joue avec les images de sa Lebensphilosophie et insiste sur la nécessité de s’impliquer dans la vie pour être capable de parler du sens de l’existence ou de l’absurde de la condition humaine. Les épigraphes constituent en même temps un hommage déguisé à l’œuvre de ces artistes et une expression de l’écriture dialogique qu’il pratique et servent le plus fidèlement possible le thème de chaque partie. L’emploi des épigraphes (procédé romantique par excellence9, Cioran déclarant d’ailleurs que son livre est une variation sur le poème de Shelley : « Stanzas written in dejection near Naples ») marque aussi le désir de l’écrivain de se substituer en écriture et en pensée à un autre artiste ; l’élément paratextuel constitue ainsi une « rampe, un tremplin10 » qui ouvrent le paratexte vers le texte et le moi vers l’altérité.
Cette ouverture vers le texte suppose un travail de refonte des éléments paratextuels. Ils peuvent ainsi déclencher, alimenter et clôturer temporairement l’acte de création. Le « vice de fabrication » affectera toute matière qui se prête à la transformation. Dans les lignes qui suivent, nous essayerons de mettre en évidence la valeur créatrice de certains paratextes à travers l’analyse de trois exemples différents.
Premièrement, nous nous penchons sur la façon dont un élément paratextuel virtuel (titre initial d’un fragment des manuscrits) devient élément textuel et ensuite élément intertextuel, parcours qui souligne l’importance de la formule dans la pensée cioranienne. « La pitié de soi » constitue un élément clé des écrits cioraniens et nous pouvons aisément retracer son cheminement dans l’écriture : « Avoir pitié de soi » figure comme variante du titre, tout comme « L’âme qui se nie », « Sentir et veiller »11, on la retrouve dans la variante finale du Précis de décomposition » sous diverses formes plus neutres ou plus personnalisées : « pitié de soi » (Œ, 664), « pitié de soi-même » (Œ, 699), ou bien dans son équivalent anglais, plus expressif : « Par-delà la self-pity ». Cette formule nominale apparaît tout au long du fragment dans une série de variantes synonymiques verbales ou nominales (plus ou moins fidèle à la lettre ou à l’esprit de la notion) comme s’attendrir sur soi, se plaindre, s’apitoyer sur soi, pitié ou lamentation (Œ, 935). L’espace plus intime des Cahiers favorise la présence du matériau anglais : « Accès classique de self-pity. Sentiment légitime autant que méprisable. J’avais pensé l’avoir épuisé et surmonté. Mais non, il est là, intact. Cependant cela fait un certain temps depuis qu’il me semblait que j’en avais triomphé. Mais on ne triomphe de rien d’essentiel. » (C, 530).
Deuxièmement, nous étudions un syntagme que Cioran retient des lettres de John Keats, l’un de ses poètes romantiques préférés, syntagme qui devient le noyau autour duquel se construit un fragment entier. L’élément intertextuel anglais (« the faculty of hoping12 ») se trouve disséminé dans le texte par ses dérivés lexicaux (espérer, espoir, que tout est encore possible, capacité d’espérer)13. Pourtant, la variante finale du Précis de décomposition ne gardera que la traduction littérale du syntagme anglais, toutes les autres variantes étant biffées, le matériau étant enlevé de son contexte et déplacé vers d’autres horizons sémantiques. Seules les italiques nous indiquent l’existence d’une certaine étrangeté, qu’il est d’ailleurs peu probable qu’on puisse saisir à la lecture : « Je recule devant la farce vertigineuse des lendemains. Et si je garde encore quelques espoirs, j’ai perdu pour toujours la faculté d’espérer. » (« Démission », Œ, 601) L’écrivain semble s’approprier intégralement ce syntagme étranger qui lui sert à créer un effet d’harmonie interne. C’est grâce à l’avant-texte que le paratexte parvient à nous informer sur ses transformations.
Le troisième exemple concerne une banale note de lecture – l’inscription d’un proverbe14 dans les Cahiers, qui devient un modèle d’épigraphe dont Cioran pense avoir dû employer en tant qu'épigraphe à son livre Le Mauvais démiurge15. Ce regard orphique sur la mise en valeur de son texte s’associe naturellement à une quête d’une formule de soi sous la lumière de cette épigraphe imaginaire, ou plutôt en fonction de l’origine de ce paratexte. Le proverbe bogomile serait non seulement une possibilité de perfectionnement de l’œuvre, mais plus probablement, aux yeux de Cioran, un paratexte identitaire. La formule trouvée « Je suis spirituellement, et géographiquement, un bogomile. » (C, 640) fera pourtant l’objet d’un nouveau travail de refonte, dans le même esprit de concision et de brièveté, une sorte de titre qu’il colle à sa personnalité (bien ancré dans son temps) :
J’ai écrit dix livres : cinq en roumain, cinq en français. Du premier jusqu’au dernier, ce sont les mêmes obsessions qui reviennent, se retirent, reparaissent encore. À vingt ans j’avais en moi tous les éléments qui devaient aboutir au Démiurge. Un bogomile du XXe siècle. (C, 714).
Ces trois exemples attestent la démarche créatrice de l’écrivain qui tisse un véritable réseau de relations intertitulaires et intertextuelles. Les Cahiers de Cioran s’associent aux manuscrits et témoignent de la dimension fortement créatrice qui se déploie dans ses pages, endroit habituel où l’artiste commence et pratique son écriture et y inscrit ses projets et ses rêves d’écrivain. Ce « journal », dans sa dimension d’avant-texte, acquiert une valeur paratextuelle qui « ne se réduit pas à ces effets relativement exceptionnels de commentaire explicatif ou appréciatif. Plus essentiellement, elle réside en une visite, plus ou moins organisée, de la "fabrique", en une découverte des voies et moyens par lesquels le texte est devenu ce qu’il est16 » ou ce qu’il aurait pu être. La création n’est jamais achevée, la pensée sur la structure ou sur la forme de l’œuvre continue à hanter l’esprit de l’écrivain. Même si le livre est déjà publié ou en train de l’être, Cioran revient souvent sur ses pas. Ce qui semble être le matériau d’un regret deviendra le matériau possible d’une formule réussie.
Les diverses constatations faites à partir des paratextes analysés ci-dessus ont annoncé, dans une certaine mesure, le dernier volet de notre étude. À ce niveau, nous nous demandons si les paratextes pourraient devenir des opérateurs d’identité : identité de l’œuvre et de l’écrivain à la fois. Si dans les deux premières parties nous avons regardé les paratextes comme des matériaux qui accompagnent la création dans son étape préparatoire (les manuscrits) ou pendant l’élaboration proprement dite (Les Cahiers) dans leur rapports étroits avec l’œuvre finale, il est temps de les voir en fonction du moment qui succède à la publication de l’œuvre. Ces lectures à rebours mettent en question toutes les instances qui participent à l’acte de création, en commençant par le statut de l’auteur, en continuant par une attitude plutôt ambivalente concernant ses œuvres et en terminant par une « négligence » presque voulue à l’égard de ses lecteurs.
Les gestes qui accompagnent l’acte de création sont soumis à une finalité plutôt égocentrique ; ils ne visent pas la communication avec le public, avec ses les lecteurs, mais ils s’apparente à une sorte de libération, de thérapie salvatrice : « Pourquoi publier ? Je continue : le fait de publier est très important aussi, contrairement à ce qu’on pense. Pourquoi ? Parce que, une fois le livre paru, les choses que vous avez exprimées vous deviennent extérieures, pas totalement mais en partie. Donc l’allégement escompté est encore plus grand. Ça n’est plus vous. Vous êtes dégagé de quelque chose. C’est comme dans la vie, tout le monde le dit. » (E, 47-48) Ces vertus thérapeutiques l’emportent sur l’avenir proprement dit de son œuvre : « Le destin de mes livres me laisse indifférent. Je crois toutefois que quelques-unes de mes insolences resteront. » (E, 232). Il est évident qu’au cœur de tous ces épitextes se trouve une contradiction inhérente, l’attitude de Cioran passant par divers stades : elle oscille entre l’admiration17 (parfois démesurée à l’égard de ses livres) et l’insatisfaction18 presque destructrice, les deux postures étant équilibrées parfois par certains propos apparemment plus neutres19.
Les paratextes cioraniens à fonction métatexuelle comportent plusieurs constantes : la rédaction des livres est presque toujours le résultat d’un certain état d’âme insupportable et l’écriture surgit en tant qu’expression libératrice, jaillissant avec violence à la surface de la feuille blanche. Cette agression, cette vengeance procèdent d’une certaine vision de monde : « Quand j’ai écrit mes premiers livres, j’ai pensé m’en tenir là. Jusque-là j’avais considéré qu’un livre était une sorte d’explication avec la vie, une sorte de lutte, un règlement de compte. La pensée qui me dominait à l’époque était : "Ou l’existence ou moi !" L’un des deux devait céder. Je considérais donc que ces livres étaient un acte d’agression » (E, 61). L’agression implique l’oubli de respecter certains canons, elle affirme en niant tout, en faisant surgir les tensions et les manifestations les plus troublantes et blessantes. L’écrivain dénonce ainsi son « mauvais goût20 » et le fait d’avoir mis dans ses livres le « pire21 » de soi-même. Malgré ce repentir d’une sincérité discutable, il apprécie les vertus thérapeutiques de ces vices originaires.
Le paratexte initial peut acquérir une valeur de texte « indépendant » à partir du moment où il est publié en tant que partie séparée dans le corps d’un livre. C’est le cas du texte « En relisant… », portant sur son premier livre écrit en français, relecture synonyme plutôt avec une relecture de soi. Cioran place ce texte à la fin du volume Exercices d’admiration. Il s’agit de la reprise de la préface rédigée en 1953, lors de la traduction en allemand du Précis. Ce chapitre est précédé par un texte plus « théorique » (une sorte de credo poétique), malgré son apparence très personnelle : « Confession en raccourci ». Dans ce véritable paratexte de l’essai qu’il précède, Cioran insiste sur les aspects suivants : sa manière d’écrire – possible seulement dans un état explosif, dans la fièvre, et la crispation ; les débuts du geste créateur, annoncé par un léger tremblement ; le thème récurrent de la fonction thérapeutique de l’écriture et de son aspect provocateur, signe de la tentative de concurrencer, voire de dépasser Dieu ; le statut de l’écrivain (catalogué comme un « spécimen ambigu ») et les fonctions du matériau de l’écrivain : le mot (« rien de plus misérable, le symbole de la fragilité »). De toute manière, Cioran conclut ce fragment en déclarant que l’acte d’écrire est « un vice dont on peut se lasser » (Œ, 1626). Cette affirmation est pourtant contredite par les résultats de son travail créateur.
Le point d’intérêt majeur de cette préface tardive consiste dans la focalisation de l’essai sur la question du moi : en relisant le Précis, Cioran s’efforce « de retrouver le personnage que [j]’étai[s] et qui se dérobe, qui [m]’échappe, en partie tout au moins » (Œ, 1627). L’activité de relecture lui semble difficile, d’autant plus qu’il ne se reconnaît pas en tant qu’auteur de l’ouvrage : « Il faut que j’écrive une petite préface pour l’édition de poche du Précis. Je n’y arrive pas ; je ne peux dire ni du bien ni du mal de ce livre : c’est comme s’il avait été conçu par un inconnu. Il ne m’appartient pas, je n’en suis pas l’auteur. Et je ne peux même pas le renier, puisque la vision des choses dont il part est toujours juste à mes yeux. » (C, 292).
Le détachement ressenti est parfois si radical que l’écrivain veut intervenir dans la structure du texte et en établir une nouvelle version, cette fois « définitive ». C’est le cas de l’ouvrage La Transfiguration de la Roumanie, objet de nombreuses critiques véhémentes (son seul livre roumain à n’avoir pas été traduit en français, où Cioran reprend, dans une langue exaltée, les principaux thèmes de ses articles de jeunesse : le culte de l’irrationnel, le mysticisme, le nihilisme vitaliste, l'antihumanisme). La préface à l’édition qu’il revoit en 1990, à 64 ans distance de la publication initiale de l’ouvrage, est très brève et insiste seulement sur la caractéristique du texte qu’il considère comme « le plus passionné », mais en même temps le plus étranger. La passion, l’orgueil, voire l’hystérie associés à la rédaction du livre lui donne l’impression d’étrangeté, il ne se trouve plus à l’aise dans ses propres textes et se donne comme devoir d’intervenir sur le contenu : « J’ai considéré de mon devoir de supprimer certaines pages prétentieuses et stupides. Cette édition est définitive. Personne n’a pas le droit de la modifier »22.
Le paratexte préfacier autographe comporte chez Cioran une dimension tout à fait inédite : l’écrivain dont le thème préféré visait l’écriture de soi, semble vouloir s’éloigner de soi, distanciation évidente par exemple dans quelques pages manuscrites d’un « Éclaircissement », où l'écrivain, à la troisième personne, reparcourt son œuvre: « En lisant ce livre, publié en 1937, année où l’auteur quittait la Roumanie, on est frappé par la continuité souterraine entre le Cioran d’alors qui parlait de Dieu comme d’une ‘dernière tentative’ et l’écrivain français qui avoue trente-cinq ans plus tard : ‘Il est des moments où si éloigné que nous soyons de la foi, nous ne concevons que Dieu comme interlocuteur’ » (De l’inconvénient d’être né23) ».
En tant que moraliste du XXe siècle, Cioran se pose le problème de l’authenticité, voire de la sincérité dans l’art. Il propose un parfait accord entre l’auteur et ses écrits : « Un écrivain ne doit pas exprimer des idées, mais son être, sa nature, ce qu’il est et non ce qu’il pense. On ne peut faire un œuvre vraie que si l’on sait être soi-même » (C, 442). La page blanche lui impose une certaine conduite morale et l’oblige à une sorte de mise à nu :
Tout ce que j’ai écrit [...], tout ce que j’ai publié correspond à ce que j’ai effectivement pensé au moment où je l’ai conçu. C’est curieux ce respect pour la plume, vu mes dispositions sceptiques. Je devrais, si j’étais conséquent avec certaines de mes idées, ne reculer devant rien, affirmer n’importe quoi et soutenir n’importe quelle cause. Si je peux mentir dans la conversation, je ne le peux devant la feuille blanche : il m’est impossible d’être poli en écrivant. Il faut croire que j’ai un fond d’honnêteté, de naïveté en tout cas. Les scrupules d’un cynique – ce serait plus qu’un titre de livre, ce serait l’enseigne de ma carrière. Tiraillements dans l’équivoque. (C, 401-402).
Le renvoi récurrent aux titres et aux fonctions qui y sont associées correspond à sa recherche des formules de vie et d’écriture. Le moi biographique, après une nuit terrible de souffrance physique, se reconnaît dans le titre d’un article : « 11 juin – Nuit atroce. Vomissements, dégoût… avec des tripes pareilles on ne peut aller bien loin. Lu hier soir un article de Cyril Connolly sur Leopardi : ‘This way to the Tomb’. – Un titre pour moi » (C, 370). Le moi créateur pense à un ‘titre collectif’ de ses livres : « Catéchismes des vaincus » (C, 557), variante d’un autre paratexte – titre de l’un de ses ouvrages de jeunesse : Bréviaire des vaincus. Finalement, nous pensons que le titre qu’il définit comme la « formule qui résume (s)a vie » peut s’appliquer à l’homme, à l’artiste et à l’ensemble de l’œuvre à la fois :
Le plus beau titre qu’on ait jamais donné à un livre, pour moi c’est Bewußtsein als Verhängnis (Le malheur d’être conscient). C’est un Allemand qui l’a écrit, le livre n’est pas bon, mais le titre est la formule qui résume ma vie. Je crois avoir été hyperconscient durant toute ma vie et c’est cela en fait la tragédie. (E, 37).
Si les livres qu’il écrit donnent une « idée fragmentaire24 » de soi, les titres par lesquels il essaie de se définir, dans leur statut de textes autonomes, doivent couvrir la surface entière de sa personnalité et garantir des parcours toujours à refaire.
En conclusion, les paratextes de l’œuvre cioranienne nous dévoilent un écrivain qui n’hésite jamais à exprimer son contentement ou son mécontentement à l’égard de ses écrits (en train de se faire ou déjà « achevés »), un moi sensible, qui crie haut ses besoins et ses craintes, s’acceptant ou se niant avec la même ferveur. Les paratextes s’imposent en tant que matériaux utiles à l’engendrement et au fonctionnement de l’objet artistique et s’ouvrent vers une mobilité créatrice. En même temps, les paratextes sont signes de vie, témoignant non seulement de la création et de l’existence de l’œuvre, mais aussi de la modification, voire de la maturation de la personnalité de l’artiste. En tant que seuils de textes qui placent le sujet de la création dans une « zone intermédiaire » (A. Compagnon), parfois une « zone indécise » (C. Duchet25), les paratextes constituent non seulement des compléments de sens mais aussi des compléments de « soi », formant ainsi un véritable espace transitionnel et relationnel, indice de création et de subjectivité26 artistique.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Dumitra Andrei-Baron, « Entre « le vice de fabrication » et la tentation d'avouer : les paratextes cioraniens ou le repli sur soi », paru dans Loxias, Loxias 20, mis en ligne le 19 mars 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2161.