Loxias | Loxias 19 Autour du programme d'agrégation 2008 |  Programme d'agrégation 

Hélène Baby  : 

Le monologue dans le théâtre sérieux de Rotrou. L'exemple d'Antigone, Le Véritable Saint Genest et Venceslas

Résumé

Affirmer que Rotrou n’aime pas le monologue dans le théâtre sérieux serait inexact car la forme monologuée y acquiert la valeur irremplaçable d’une trace ou d’un rêve. Trace d’un temps d’avant la faute, où la raison humaine était le lumineux reflet du divin ; et rêve nostalgique, à la fois d’un possible dialogue avec soi-même et d’une volonté conduisant l’impulsion héroïque, mais rêve que le dramaturge sait transformer en espoir. Le monologue dans le théâtre de Rotrou inscrit, grâce à l’ironie subtile qui l’habite, en même temps que les vains efforts de la raison corrompue, la clarté et la plénitude que lui apporte la transcendance.

Index

Mots-clés : Corneille , ironie, lyrisme, mimèsis, monologue, passion, Rotrou

Géographique : France

Chronologique : XVIIe siècle

Thématique : théâtre

Plan

Texte intégral

De la célébrissime distinction aristotélicienne de l’épique et du dramatique se déduit naturellement la définition du monologue, forme singulière de l’écriture théâtrale et convention qui se substitue, dans le drame, à l’instance narrative absente. Traduction scénique d’une pensée en mouvement, il est généralement exploité dans la fiction dramatique pour ses fonctions narratives ou lyriques, car il délivre des informations sur les événements de la fiction ou sur les sentiments des personnages. Il est donc à la fois éloigné de la mimèsis par la convention de représentation1 qu’il exhibe, mais contribue en même temps à renforcer l’illusion par l’intériorité de la persona qu’il est censé conforter. C’est d’ailleurs cette dernière fonction qui lui a fait trouver une place privilégiée dans le théâtre du XVIIe siècle. L’installation du monologue sur la scène française autorise en effet la transparence de l’introspection, ouvrant ainsi la voie à son accomplissement romanesque à la fin du siècle dans les idéales analyses de Mme de La Fayette et de son héroïne. L’homme a plaisir à voyager dans les terres inconnues de l’âme humaine, même si ce que le dernier tiers du siècle y découvre est souvent jugé haïssable ou vicieux. Et c’est bien pour fournir au spectateur ce plaisir que l’abbé d’Aubignac autorise le poète à pratiquer ce procédé si peu vraisemblable qu’est le monologue :

J'avoue qu'il est quelquefois bien agréable sur le Théâtre de voir un homme seul ouvrir le fond de son âme, et de l'entendre parler hardiment de toutes ses plus secrètes pensées, expliquer tous ses sentiments, et dire tout ce que la violence de sa passion lui suggère ; mais certes il n'est pas toujours bien facile de le faire avec vraisemblance. […] c'est un défaut du Théâtre, et je l'excuse […] par la nécessité de la Représentation, étant impossible de représenter les pensées d'un homme que par ses paroles.

Texte majeur de la théorie dramatique du Grand Siècle, La Pratique du théâtre est rédigée pendant les années 1635-1645, ce qui correspond à la fois à la période d’activité de Rotrou et à celle du « premier Corneille » célébrant le règne du héros. Nul doute que d’Aubignac, fervent admirateur des beautés du Cid, n’ait ainsi voulu engager les dramaturges à suivre l’exemple cornélien.

De fait, après les hésitations triomphalement surmontées par Rodrigue dans ses stances, rien n’est plus pareil sur la scène française, et chaque dramaturge est tenté d’imiter, de parodier, d’égaler, de surpasser l’auteur du Cid. Pour cela, la compétition ne saurait se limiter à la rédaction de monologues : car les contemporains de Corneille ont très vite compris que le monologue, en soi, n’était pas une innovation ‑ il suffit d’aller voir du côté du théâtre humaniste pour s’en convaincre ‑ mais que la révolution cornélienne portait sur le caractère introspectif ou, si l’on préfère, délibératif et argumentatif du monologue. Il s’agit donc de placer le personnage moins dans la situation psychologique du fameux conflit intérieur que dans la situation rhétorique de la disputatio avec soi-même. Et plus le problème posé sera compliqué et apparemment sans issue, meilleur en sera l’examen des arguments pro et contra, ce qui explique que la tragi-comédie regorge de « conflits cornéliens », parfois fort simplifiés2. Car les situations les plus aporétiques sont faites pour permettre à chacun d’explorer ces terrae incognitae qui, paradoxalement, le constituent et le singularisent.

Les trois pièces de Rotrou3 figurant au programme de l’agrégation 2008, Antigone, Venceslas et Le Véritable Saint Genest, toutes trois tirées d’un théâtre sérieux (à défaut de dire tragique) postérieur à la révolution cornélienne, placent elles aussi leurs personnages dans des situations complexes et inextricables, dont l’issue est souvent la mort. Polynice et Étéocle s’affrontent au nom de deux conceptions de la justice, Antigone renonce à sa vie et à Hémon pour accomplir son devoir, Créon fait le malheur de son propre fils pour maintenir la raison d’État ; Venceslas, déchiré entre son amour paternel et son devoir de souverain, choisit de faire exécuter son propre fils ; Genest préfère la charité aux vanités du monde et sacrifie sa vie. Rotrou semble marcher sur les pas d’un Corneille écrivant que le pathétique naît de l’affrontement des « sentiments de la nature », des « emportements de la passion » et des « lois du devoir »4. Il serait donc assez logique que Rotrou, fabriquant des personnages aux agissements héroïques, les dote d’une intériorité susceptible de s’exprimer par le monologue.

Les choses sont pourtant un peu plus nuancées et Rotrou, entre 1635 et 1645, fait un usage singulier de ce procédé : c’est cette singularité que je propose d’interroger dans l’ensemble de ces trois pièces. Voici la liste des monologues qui s’y trouvent : il y en a trois dans Antigone, scène III, 1 (v. 659-682), scène V, 1 (v. 1449-1472) et scène V, 3 (v. 1529-1552), soit 72 vers sur les 1791 de la pièce (4%) ; sept dans Venceslas, scène II, 3 (v. 683-717), scène II, 6 (v. 756-766), scène III, 1 (v. 766-790), scène IV, 7 (v. 1487-1490), scène V, 2 (v. 1561-1567), scène V, 3 (v. 1571-1581) et scène V, 5 (v. 1649-1658), soit 98 vers sur les 1866 de la pièce (5,25%) ; et huit dans Le Véritable Saint Genest, scène II, 2 (v. 335-348), scène II, 4 (v. 391-420 et v. 425-445), scène II, 7 ( v. 477-532),scène III, 3 (v. 783-794), scène III, 7 (v. 999-1022), scène IV, 3 (v. 1091-1100) et scène V, 1 (v. 1431-1470), soit 207 vers sur les 1750 de la pièce (11,82 %). En faire l’inventaire est assez confortable, du fait même de la précision quasi constante de Rotrou : ainsi, comme l’écrit Clotilde Thouret, « Rotrou apporte un soin tout particulier à la régie de la parole »5, et les formes monologuées sont presque toutes soigneusement indiquées6.

On constate d’abord que Rotrou, dans ces trois pièces, n’utilise jamais le monologue surpris, ce qui révèle l’attention portée par le dramaturge aux débats contemporains sur la vraisemblance : le monologue est davantage une convention portant sur la traduction scénique de pensées, plutôt que des paroles prononcées à voix haute par un personnage, situation fort peu vraisemblable « dans la réalité de l’action »7. On remarquera ensuite assez rapidement que les monologues ne se situent jamais dans le premier acte des trois pièces, ce qui revient à dire que Rotrou ne les utilise pas pour l’exposition et que leur fonction narrative sera probablement peu sollicitée. On constate aussi d’emblée que les trois pièces présentent des disparités notables quant à la distribution des monologues, le décompte des vers qui leur sont consacrés faisant apparaître la singularité du Véritable Saint Genest, pièce pour laquelle Rotrou utilise deux fois plus de vers dans ses monologues que dans les deux autres. Cette proportion élevée peut s’expliquer, a priori, par le redoublement des structures dramatiques propre à la structure du théâtre dans le théâtre, où une pièce cadre se trouve dupliquée par une pièce enchâssée : deux listes de personnages, deux espaces, deux temporalités, et, pourquoi pas, deux séries de monologues. On peut néanmoins s’étonner de cette distribution qui privilégie la tragédie chrétienne : il serait logique que dans les deux pièces où se joue clairement une lutte entre la justice humaine et la justice divine, entre les sentiments du devoir et les sentiments de la nature, se développe le débat moral sous sa forme de prédilection, le monologue. Or, c’est paradoxalement dans la pièce où le débat n’oppose pas de telles forces, mais où la puissance de la grâce et de la conversion est tout uniment et uniformément agissante, qu’il y a le plus de monologues. Est-ce à dire que le débat moral y est plus aigu ? C’est peut-être en tous cas le signe que le monologue chez Rotrou, à l’inverse de la mode et de la pratique cornéliennes, ne traduit pas forcément un dilemme intérieur.

Le monologue et l’expression de l’amour

Déploration et délibération

Dans Antigone, le « corpus » des monologues se limite à trois, chacun composé exactement de 24 vers : celui, unique, d’Antigone (acte III, scène 1) et les deux d’Hémon (acte V, scènes 1 et 3). A la première lecture, la typologie de ces trois formes semble aller de soi : les deux premiers sont deux monologues de déploration qui traduisent l’intériorité douloureuse et amoureuse des amants, et préparent en même temps le monologue délibératif d’Hémon, qui va le décider à agir pour sauver Antigone. Pourtant, la distribution de la parole monologuée semble indiquer a priori sa vocation essentiellement lyrique et pathétique : seuls les deux rôles principaux de l’intrigue amoureuse, Antigone et Hémon, se voient dotés de monologues, corroborant ainsi l’infléchissement pathétique et galant que Rotrou a fait subir à la légende antique. Cette prégnance donnée au sentiment de l’amour n’est pas une innovation et tout le siècle, depuis L’Astrée, pense le fait littéraire et dramatique indissociable d’un discours sur l’amour. La modernité théâtrale se caractérise, entre autres, par l’insertion du lien amoureux au cœur de la tragédie antique, comme le résume magistralement Corneille dans ses Discours de 1660, où la glose de la Poétique ajoute à la théorie aristotélicienne de la tragédie le conflit entre deux types d’affectivité ; le sentiment familial (paternel, filial, fraternel) et le sentiment amoureux8.

Les deux monologues d’Hémon (v. 1449-1472 et v. 1529-1552) se succèdent rapidement dans la première puis dans la troisième scène du dernier acte, juste avant que le jeune homme ne parte tenter de délivrer Antigone, comme si ces deux moments de réflexion constituaient les degrés de la nécessaire préparation morale de l’action, interrompue brièvement par l’arrivée d’Ephyte. Ils sont pourtant profondément distincts et curieusement inversés. Distincts, à la fois par leur situation et leur thématique : le premier repose sur l’espoir d’une issue heureuse et se trouve tout entier consacré aux pensées furieuses9 du personnage ; le deuxième, après la venue d’Ephyte, prend acte du caractère irrévocable de la décision de Créon et traite de la décision d’Hémon face à cette situation. Inversés, parce que la démesure du désespoir, alors même qu’Hémon peut encore espérer l’adoucissement de Créon, serait plutôt attendue après la venue d’Ephyte et la confirmation de la sentence, tandis que l’exercice de la raison eût été facilité par la relative sérénité découlant d’un espoir toujours de mise… Du coup, le dernier monologue de la pièce qui, seul, pourrait se rapporter à une activité délibérative, se trouve contaminé par l’emportement précoce du personnage. Au lieu de l’immobilité de l’âme abattue de Rodrigue10, la fureur pathétique d’Hémon rend suspectes ses facultés de raisonnement… Il semble bien que Rotrou force ici le trait : d’ailleurs à y regarder de plus près, la décision d’Hémon, loin d’être l’aboutissement d’un processus moral, est immédiatement arrêtée. Dès qu’il se trouve seul, il exprime sa résolution en un seul vers : « Secourons l’innocence, et généreusement » (v. 1532). Placés au début même du monologue, ces deux hémistiches annoncent et résument très exactement ce que toute la suite du texte, sans rien ajouter de plus, va développer ; Hémon va « défendre » Antigone sans « attaquer » son père, c’est-à-dire se porter au secours de la jeune fille avec la conscience généreuse de sa filiation. C’est seulement parce qu’il précède le départ d’Hémon vers Antigone que ce monologue revêt toutes les apparences d’une délibération qui aboutit à une action. Mais il y a succession et non causalité : signe du même élan qui emportait déjà Hémon dans la première scène du dernier acte, le monologue n’engage ni débat, ni dilemme, mais constate le caractère désespéré de la situation subie.

Monologue et passion

On sait bien qu’il est plus facile d’être galant dans la fiction que dans la légende ou l’histoire : dans Venceslas, du fait même de la qualité tragi-comique de la pièce qui autorise le dramaturge à quitter l’histoire pour la fiction, Rotrou ne se gêne pas et exploite largement les sentiments de l’amour. Aussi l’on retrouve, plus logiquement sans doute que dans Antigone, le procédé du monologue amoureux qui a d’ailleurs la part belle dans la pièce. En effet, les monologues dans Venceslas sont au nombre de sept, et se répartissent entre les principaux personnages, à l’exception de Ladislas, exclusive sur laquelle je reviendrai : Théodore (35 vers dans scène II, 4), Alexandre (11 vers dans la scène II, 6), le Duc (25 vers dans la scène III, 1 et 5 vers dans la scène V, 2), le roi Venceslas (4 vers dans la scène IV, 7, 8 vers dans la scène V, 3 et 10 vers dans la scène V, 4). Non seulement les monologues sont massivement (78 vers sur 96) le fait des trois amoureux Théodore, le Duc et l’infant Alexandre, et traduisent les tourments ou les joies de l’amour, mais c’est aussi à chacun de ces trois personnages que Rotrou affecte respectivement les trois monologues les plus longs de la pièce.

Le premier, celui de Théodose, se justifie de façon fort traditionnelle sur le plan interne de la fiction par l’émotion et la déception qui étreignent la jeune femme quand elle apprend, ou croit apprendre, que le duc en aime une autre (Cassandre). La structure tripartite de ce monologue permet à Théodose d’abord de mesurer sa désillusion, ensuite de dénigrer l’être aimé et supposé menteur, et enfin de reconnaître malgré tout la puissance et la persistance de l’amour. En revanche, le deuxième monologue, celui de l’infant Alexandre (scène II, 6), ne se justifie ni par l’action ni par l’émotion : chef-d’œuvre d’inutilité sur le plan dramatique, il permet seulement à Rotrou de rappeler à son spectateur combien le Prince est acteur de sa propre perte. On sait en effet que c’est à la fois sur la dissimulation de son amour pour Cassandre et sur le déguisement qu’il demande au duc d’endosser que repose le concours de circonstances qui va conduire le Prince à la mort, et l’on attendrait d’un monologue la justification morale d’une telle attitude. Or, précisément, l’arbitraire dramatique paraît au contraire en sortir renforcé, et ces mensonges semblent n’être motivés que par les exigences du drame conçu par Rotrou tant Alexandre lui-même juge stérile et inutile son propre subterfuge : « Quel fruit peut tirer d’elle une flamme inconnue ?/ Et que puis-je espérer sous ce respect fatal/ Qui cache le malade en découvrant le mal ? » (v. 760-762). Le personnage s’interroge en effet sur le bien-fondé de son mensonge pour le trouver (à juste titre) absurde, mais persiste dans cette invraisemblable (et mortelle) dissimulation. Le troisième, celui du Duc (scène III, 1), reprend, en le développant, l’invraisemblance morale du précédent tout en faisant exactement écho à celui de Théodose déçue mais toujours amoureuse : le Duc, au lieu de chercher la cause des froideurs de sa bien-aimée dans le mensonge auquel il participe, se soumet à l’idée d’ « aimer sans espérance » (vers. 783) et persévère donc dans le subterfuge qui le discrédite pourtant aux yeux de Théodose.

Ces trois monologues se ressemblent donc à la fois par leur longueur et leur fonction : Rotrou les utilise comme les outils dramaturgiques permettant de justifier, sur le plan interne de l’action, l’aveuglement généralisé qui va saisir ces personnages, chacun se soumettant trop vite au mensonge et à l’illusion. Ce sont d’ailleurs des monologues qui exploitent sans ambiguïté aucune la convention de la pensée traduite sur scène par des paroles : pas de prière, pas de structure dialogique, mais un ressassement douloureux d’une situation que le personnage fait paradoxalement perdurer. Forme conventionnelle du langage dramatique, le monologue est ici un outil de la motivation de l’action. Et il est en même temps fortement ironique : ces trois monologues décrivent une intériorité, du moins une tentative de faire retour sur soi ; mais précisément, ils expriment le point le plus fort de l’aveuglement des trois personnages. Alors qu’ils s’aiment d’un amour réciproque, Théodose et le Duc se croient méprisés l’un par l’autre, et Alexandre s’obstine dans un mensonge qui causera sa perte. N’est-ce pas l’éclatante démonstration de l’inanité de l’introspection, du moins pour les personnages amoureux ?

Absence de monologue

Il semble bien que, pour Rotrou, le monologue n’ait rien à voir avec la raison, et tout avec le sentiment. De fait, dans Antigone et dans Venceslas, l’ensemble des monologues des amoureux, Hémon, Alexandre, Théodose et le Duc, témoigne de la séparation du raisonnement et du sentiment ou, du moins, de l’incompatibilité de la délibération et de la passion. Sans doute parce que l’amour, entendu au sens de passion sentimentale, dans la tragédie de Rotrou n’est pas, comme chez Corneille, porteur d’un conflit (amour contre lois du devoir ; amour contre sentiments de la nature) : lorsque l’un de ces conflits est esquissé, ce qui est rare (c’est le cas pour Hémon), l’amour est une force qui meut le personnage et qui l’entraîne. L’hypothèse selon laquelle Rotrou place ses personnages dans une impulsion et non dans un raisonnement trouve confirmation dans l’extraordinaire personnage qu’est Ladislas, héros qui ne monologue jamais. Privant son personnage de cette forme singulière du langage dramatique, Rotrou empêche ses spectateurs d’accéder à l’intériorité du prince : ce qui ne signifie pas que Ladislas en soit privé, mais que Rotrou fabrique un personnage qui refuse de faire retour sur lui-même, de réfléchir et de se penser. Cependant, si cette absence de recul, de distanciation et de conscience de soi explique assez bien la violence homicide du personnage, elle est en revanche incapable de rendre compte de son grandissement ultime, et l’héroïsation du prince au cinquième acte n’est en rien consécutive à un retour sur soi. Rotrou suggère sans doute ainsi l’inutilité de la méditation intérieure puisque Ladislas trouve la voie de son accomplissement héroïque en dépit de son mépris pour cette spéculation solitaire.

Si le délibératif n’entre pas dans l’expression monologuée du sentiment amoureux ou de la passion, on pourrait cependant s’attendre à ce qu’il entre dans celle de la réflexion politique ou judiciaire. Or Rotrou, ni dans Antigone, ni dans Venceslas, n’utilise cette forme singulière pour poser les termes des différents conflits de ce type. Ainsi, l’unique monologue prononcé par Antigone, et formé de trois strophes de huit vers chacune, correspond-il à la forme poétique des stances : Rotrou semble ainsi conférer, selon toute logique, à son personnage éponyme, une intériorité toute cornélienne dont elle va montrer la force et la profondeur plus loin dans la pièce en méprisant la mort pour suivre ce qu’elle croit juste. Or, malgré les apparences, ce choix n’est pas le signe de l’entrée de Rotrou dans la compétition avec Corneille : Antigone, loin d’y peser du « pour et du contre », développe, comme l’écrit l’éditrice Bénédicte Louvat un « lieu commun du lyrisme choral »11. Ainsi, dans Venceslas, de manière significative, les monologues du roi, que l’on attendrait les plus pathétiques et les plus compliqués puisqu’ils pourraient exprimer le conflit essentiel qui oppose entre eux les devoirs du souverain et les sentiments du père, sont paradoxalement les plus courts (dix, huit et quatre vers). Venceslas reste pour la première fois seul en scène pour s’adresser au ciel et déplorer son sort à la fin du quatrième acte. L’acte cinq, qui va voir son abdication, comporte deux monologues du roi, séparés par la venue de Ladislas : le premier, de huit vers, exprime la douleur causée par « le sentiment de la nature », ce qui sera repris un peu plus loin après le départ de son fils. Ces deux monologues constituent la confirmation d’une décision déjà prise, décision qui, malgré la douleur qu’elle provoque et que l’arrivée de Ladislas réactive, demeure irrévocable sans être l’objet d’une délibération. Ce que l’on peut juger profondément étonnant pour une si difficile décision : c’était le moment, pour Rotrou, de faire du Corneille et de poser les termes de la cruelle alternative, être père ou être roi. Comme dans Antigone où les oppositions entre la parole donnée et la raison d’État, entre le devoir humain et le droit divin, entre l’amour paternel et la justice politique, auraient fait de beaux morceaux délibératifs, respectivement pour Polynice ou Étéocle, pour Antigone et pour Créon, ces véritables conflits ne donnent pas lieu dans Venceslas à une délibération. Ce n’est pas que Rotrou dramaturge ne veuille pas faire du Corneille. Mais sa défiance à l’encontre de la raison ne peut s’accommoder du rationalisme chrétien célébré par le théâtre cornélien ; sa conception de la volonté humaine, humble et chrétienne à la fois, traduit des sentiments augustiniens face à une raison irrémédiablement corrompue.

L’ensemble de ces analyses révèle le rôle secondaire que Rotrou accorde au monologue, aussi bien dans le processus dramatique de l’épreuve héroïque que dans la construction de ses personnages passionnés : le monologue, en tant que signe délibératif, ne fait pas partie de l’univers dramaturgique de Rotrou, sans doute parce que la volonté délibérée d’agir ne fait pas partie de son système anthropologique. Manifestement, Rotrou appartient à ce courant antirationaliste qui traversera tout le siècle, et ne peut entrer dans le système moral et esthétique de Corneille qui construit un espace moliniste où s’exerce la volonté : comme il ne croit pas en la capacité raisonnable de l’homme, mais en ses élans de joie, de désespoir et de passion, il détourne le monologue de méditation vers l’ornement pathétique et agréable que constitue la déploration.

Mimèsis et Intériorité

Pas de monologue surpris dans ce corpus : il est donc impossible de savoir comment Rotrou entend la convention du monologue dans le théâtre sérieux. Rappelons ici le caractère ambivalent de la convention du monologue : soit le personnage prononce à voix haute des paroles que dans la réalité il ne prononcerait pas (convention diégétique portant sur le personnage que Rotrou utilise beaucoup dans ses premières tragi-comédies), soit le comédien traduit en paroles la pensée du personnage (convention scénique portant sur la représentation). L’absence de monologue surpris non seulement montre, là encore, l’attention que Rotrou accorde à la vraisemblance recommandée par toute sa génération, mais empêche surtout de le rapporter de façon univoque ou à la pensée ou à la parole : c’est ce qui semble intéresser Rotrou qui joue très habilement de cette ambivalence et en exploite les plus profondes significations.

Antigone et Venceslas

La méfiance de Rotrou à l’encontre des capacités éclairantes de l’introspection se retrouve naturellement, dans sa pratique de dramaturge, à l’encontre de cette forme singulière du langage dramatique qu’est le monologue. A côté d’un soin tout particulier apporté à la désignation de ces formes monologuées12, on remarquera en effet une pratique équivoque du monologue, traversé par la double tentation de la prière et de l’aparté, c’est-à-dire habité en quelque sorte par la nostalgie de l’interlocution.

C’est d’abord le cas du monologue d’Antigone : entièrement lyrique et non argumentatif, il s’inscrit d’emblée dans une situation d’interlocution, au moyen de l’adresse initiale à l’ « inconstante Reine du Monde » (v. 659), c’est-à-dire à la Fortune. Loin d’être un prétexte, ou un point d’appui à une parole solitaire, cette apostrophe se trouve développée dans chacune des trois strophes13, ce qui autorise à lire cette scène, non comme un monologue traduisant les pensées silencieuses d’un personnage, mais bien comme une prière prononcée à voix haute « dans la réalité de l’action ». Rotrou se démarque donc doublement de Corneille, et de la mode : peut-être cette originalité s’explique-t-elle par la singularité structurelle de la pièce. De fait, ce monologue correspondant à la première scène du troisième acte, constitue une charnière actorielle : il sert à la fois d’ouverture à la deuxième action de la pièce ‑ le conflit entre Antigone et Créon ‑ et de clausule à la première action de la pièce ‑ l’affrontement d’Étéocle et de Polynice. Il ne s’agit pas d’ouvrir ici le débat sur l’éventuelle unification de la double action de la pièce, mais force est de constater que la pause monologuée intervient après la mort des frères et de la mère d’Antigone, soit après ce que l’on peut appeler, en référence à Stace, la « thébaïde ». Or, lorsque s’ouvre le troisième acte, après l’entracte consacré au combat des frères ennemis, le public ne sait pas encore ce qui s’est passé, et Antigone non plus : la première scène appartient donc encore, sur le plan événementiel et temporel, à la tragédie de la thébaïde (l’issue du combat fratricide n’est pas encore connue) et déjà à un temps autre, celui de la tragédie d’Antigone et de Créon (les frères sont déjà morts). Il me semble d’ailleurs que cette double appartenance rejoint précisément la fonction de l’habit de deuil que porte Antigone : alors qu’elle porte le deuil de sa mère (et que personne ne sait encore que Jocaste est morte, ni les spectateurs, ni Hémon qui vient apporter à Antigone des nouvelles de l’issue du combat), elle semble déjà porter le deuil de ses frères. Ce deuil est d’ailleurs manifestement mésinterprété par Hémon, comme par les spectateurs (ou le lecteur) :

Madame, je croyais que la commune plainte
Vous eût déjà livré cette sensible atteinte,
Et fût cause du deuil que je rencontre ici ; (v. 687-689)

Il semble qu’aucune explication vraiment satisfaisante n’a été donnée de ce jeu de scène compliqué et apparemment fort peu productif sur le plan de l’action. Pourtant, si l’on fait remarquer qu’Antigone porte le deuil à la fois d’une action passée pour les autres personnages mais encore ignorée d’elle et partant pour elle future, et en même temps le deuil d’une action pour elle seule passée et encore ignorée de tous, on comprend que Rotrou ménage un croisement temporel fort subtil dont la fonction est de fabriquer un carrefour actoriel incarné par son héroïne. Aussi ce curieux procédé correspond-il naturellement à celui du monologue : il s’agit de créer un temps neutre, un hors-temps, celui d’Antigone.

D’ailleurs, pause lyrique revêtant un « caractère très général »14, ce monologue de déploration est suffisamment neutre pour porter à la fois sur une action passée et sur une action future ; il suffit que ces deux actions soient malheureuses, ce que seront les deux actions de la pièce. La plainte inaugurale d’Antigone en ce troisième acte concerne donc à la fois le passé et l’avenir, de façon traditionnelle et abstraite certes, mais aussi dans une rentabilité immédiate sur le plan de l’action : à la fonction purement lyrique du monologue déploratif de la tragédie humaniste, Rotrou substitue ici la fonction dramaturgique de connecteur actoriel. Rotrou donne à son héroïne le milieu exact des cinq ouvertures d’acte (Ismène, Polynice, Antigone, Créon, Hémon), de façon à symboliquement ramener vers elle l’ensemble de l’action : dans la syntaxe de la pièce, la fonction de ce monologue est celle d’un échangeur routier dont les nœuds sont tous maintenus par la même instance, Antigone, et c’est d’ailleurs la seule fois de la pièce où l’héroïne ouvre un acte.

L’altération du monologue, en l’occurrence de sa fonction lyrique au profit d’une exploitation dramaturgique, se retrouve, autrement pratiquée, dans Venceslas. De fait, le dispositif des monologues que Rotrou construit pour son personnage Venceslas est plus complexes que les autres, oscillant, comme celui d’Antigone, entre les deux conventions, entre celle de la parole prononcée et celle de la pensée silencieuse. Ainsi les quatre vers de la scène IV, 6 sont-ils introduits par la didascalie « il dit étant seul » et caractérisés par la forme dialogique de la prière, comme si les paroles étaient effectivement prononcées à voix haute par le roi. De la même façon, les huit vers de la scène V, 3 précèdent immédiatement et sans rupture visible un aparté difficilement repérable et difficilement identifiable : voyant arriver son fils, le roi interrompt le fil de ses pensées au vers 1579. Enfin, même le dernier monologue de Venceslas, apparemment fort conventionnel, est prononcé, selon la didascalie, en présence de « gardes », ce qui le transformerait lui aussi en aparté. Ajoutée à la très grande brièveté des monologues royaux, cette hésitation énonciative touchant la parole monologuée du souverain me paraît symptomatique de la réticence de Rotrou à l’égard du monologue, qu’il préfère rapporter tantôt à la prière, et tantôt à l’aparté.

Dans l’ensemble des deux pièces, Antigone et Venceslas, le partage est significatif entre les monologues affectés aux personnages passionnés et aux autres. Ainsi, les monologues d’Antigone et de Venceslas sont-ils les plus problématiques, oscillant entre la prière et l’aparté, comme pour indiquer le refus de cette convention, véritable entorse à la mimèsis représentative. En revanche, pour les autres (Hémon, Théodore, Le Duc et Alexandre), le monologue est indéniablement un monologue, c’est-à-dire à la fois entorse à la mimèsis externe et confidence créatrice d’une intériorité : mais dans tous ces exemples, Rotrou, au lieu de se servir du monologue pour renforcer l’adhésion des spectateurs aux personae qu’il fabrique, nous engage à nous méfier de ses fausses vertus délibératives et de son apparente fonction dramatique en dénonçant ironiquement l’aveuglement des personnages censés y exercer leur lucidité. Dans cette convergence entre une impeccable structure soulignant la convention de la théâtralité et une thématique exprimant l’aveuglement des personnages, le monologue devient alors un outil dramaturgique destiné à souligner la faiblesse de l’homme face à ses illusions.

 Le Véritable Saint Genest

Faiblesse qui n’empêche pas la grandeur, comme le montre Le Véritable Saint Genest, comédie des comédiens où Rotrou consacre deux fois plus de place au monologue, et tragédie de dévotion où la nostalgie d’un dialogue de l’homme avec lui-même devient dialogue avec Dieu. Le corpus des monologues dans cette pièce est à la fois plus étendu et plus compliqué à décrire : il concerne huit passages distincts (scène II, 2, v. 335-348 ; scène II, 4, v. 391-400 et v. 401-445 ; scène II, 7, v. 477-532 ; scène III, 3, v. 783-794 ; scène III, 7, v. 999-1022 ; scène IV, 3, v. 1091-1100 ; scène V, 1, v. 1431-1470), appartenant tantôt au niveau premier de l’illusion dramatique (l’histoire du comédien Genest) et tantôt au niveau de la pièce intérieure (le martyre d’Adrian). La proportion des monologues (ainsi que le nombre de vers qui leur est consacré) est bien plus importante pour la pièce intérieure, le martyre d’Adrian (six monologues sur huit15) ce qui souligne la spécificité conventionnelle de la pièce intérieure, véritable fiction par rapport à la pièce cadre. Et réciproquement, le caractère fictif de la fiction intérieure rejaillit sur la forme même du monologue qui en est une forme privilégiée. Cette différence quantitative au profit de la pièce enchâssée montre donc que, pour Rotrou, le monologue demeure d’abord une convention et un mensonge. Ce qui n’est pas pour nous étonner, si l’on se souvient des nuances qui séparent le moliniste Adrian de l’augustinien Genest16 : ce partage inégal de la parole monologuée est aussi celui de la volonté moliniste, sujet de fiction désigné comme tel, et de l’humilité janséniste que la structure spéculaire désigne comme la vérité.

On retrouve d’ailleurs dans cette pièce le partage entre la convention de la pensée oralisée et la parole conventionnelle. Trois sur huit appartiennent à la première catégorie : l’un, véritable « monologue de liaison » de la scène IV, 3, fabriqué pour donner à Adrian le temps de se déplacer jusqu’à la chambre de Nathalie constitue une simple cheville syntaxique. Les deux seuls « vrais » monologues de la pièce sont donc ceux d’Adrian et de Genest : en stances pour Genest et consacré à la vanité du monde (V, 1), il célèbre aussi chez Adrian, quoique sur un mode plus argumentatif, le caractère irrépressible de la force divine (II, 7). Parfaitement symétriques, il s’agit là des deux monologues les plus conventionnels de la pièce (et d’ailleurs les plus longs) qui reposent bien sur la convention des pensées silencieuses du personnage que le comédien traduit à voix haute : véritables morceaux de bravoure, ils ne sont cependant pas des moments de délibération, ni de déploration. Ils entrent parfaitement dans la catégorie des moments préconisés par d’Aubignac, ceux qui permettent de voir l’âme du personnage : comme dans Venceslas ou dans Antigone, le monologue ne constitue pas une étape-clé de la prise de décision ou de l’action, mais il permet ici la description d’une intériorité. Pourtant, là encore, symboliquement, les deux personnages, pour ces deux monologues, sont enchaînés : comme pour indiquer, non leur aveuglement ou leur aliénation à la passion, comme d’était le cas pour les amoureux des deux autres pièces, mais le caractère « agi » de leur conversion. Même le moliniste Adrian rejoint par là le janséniste Genest, dans l’accomplissement d’une force extérieure à leur seule volonté.

Les cinq autres formes monologuées ne sont pas aussi purement conventionnelles et jouent toutes sur la frontière de la mimèsis : pour deux d’entre elles, on retrouve ainsi la technique du monologue d’Antigone, où la prière entre en concurrence avec le monologue, c’est-à-dire la parole effectivement prononcée avec la pensée traduite. C’est ainsi le cas de la prière de Maximin acteur et de Natalie. Dans la scène III, 3, Maximin ne reste pas tout à fait seul en scène, puisque la didascalie indique la présence des gardes (vers 783) ; en même temps, tout indique que son monologue est une prière adressée aux dieux, et susceptible d’être prononcée elle aussi à voix haute. Là encore, Rotrou maintient une grande ambiguïté entre une prière silencieuse et une parole intime prononcée à voix haute en présence de tiers, s’apparentant alors à un aparté que les gardes, par convention, n’entendraient pas. L’ambiguïté du monologue de Natalie se fonde, quant à elle, sur une structure strictement bipartite où les douze premiers vers ressortissent nettement à la prière, tandis que les douze derniers reviennent à une injonction plus traditionnelle à la première personne. Natalie (scène III, 7, v. 999-1022), s’adresse au Ciel dès le premier vers : « J’ose à présent, ô Ciel, d’une vue assurée/ Contempler les brillants de ta voûte azurée ». Outre l’adresse très nette de ces deux premiers vers, les marqueurs de la deuxième personne sont nombreux ‑ « ton pouvoir, Seigneur », « ta Foi » ; « t’en sont », « des tiens », « ton saint joug » ‑, et tous indiquent la possibilité d’une prière prononcée à haute voix. La ponctuation forte du vers 1010 et la très nette bipartition du texte signalent, dans la deuxième moitié du monologue, le passage à un autre type d’énonciation, propre celui-là à la pensée silencieuse.

Cette oscillation de l’un au multiple, ce passage du monologue au dialogue, de la pensée à la parole, de la parole à la pensée, se trouvent particulièrement favorisés par la structure même du Véritable Saint Genest, et par le personnage double (Adrian/Genest) du héros. C’est ce que révèlent les deux (ou trois) autres monologues, les plus problématiques et les plus intéressants, que l’on peut qualifier de monologues « de la répétition ». Dans Le Véritable Saint Genest en effet, le problème de la définition du monologue est compliqué par le fait que Genest joue le rôle d’Adrian qui monologue et que Genest, peu à peu, se met à penser comme Adrian… Ceci est particulièrement sensible dans certaines scènes de répétition. Ainsi, pour ce qui concerne la scène 2 de l’acte II, où Genest est seul en scène, le début n’est pas un monologue stricto sensu, puisque Genest répète le rôle d’Adrian : il ne s’agit donc pas d’un monologue de Genest, mais de paroles dites à voix haute « dans la vérité de l’action ». Mais en même temps, il s’agit bien du monologue délibératif d’Adrian comme le montre le vers initial (vers 335) : « Ne délibère plus, Adrian, il est temps » : et ces vers sont censés, par convention, représenter en paroles (dites par le comédien Genest) les pensées silencieuses d’Adrian. Dans tous les cas, la parole solitaire dite à voix haute par Genest paraît parfaitement naturelle, puisqu’elle entre dans le travail du comédien qui repasse son rôle à haute voix.

Le problème se pose néanmoins avec la répétition des quatre derniers vers de la délibération d’Adrian (vers 345-348) : s’agit-il de la simple répétition du rôle par le comédien ou de l’appropriation de la pensée d’Adrian par Genest ? L’ambiguïté énonciative des vers répétés apparaît dans la scène II.4, plus particulièrement dans la valeur manifestement bivalente des quatre nouveaux vers d’Adrian repris par Genest (v. 397-400) : car ces vers constituent une transition entre la parole solitaire correspondant à l’exercice du comédien (vers 391-396) et la parole monologuée d’un Genest s’adressant aux dieux en son nom propre (v. 401-420). D’ailleurs, la didascalie indique nettement le passage de la parole empruntée à autrui à une parole assumée : « Et puis ayant un peu rêvé, et ne regardant plus son Rôle, il dit » (v. 401). La rêverie dans laquelle plonge Genest construit scéniquement la frontière entre les pensées d’Adrian et celles du comédien.

L’ambiguïté des quatre vers répétés n’est pas la seule incertitude dans cette scène : car les paroles de Genest oscillent, elles aussi, entre le statut d’un monologue conventionnel, c’est-à-dire entre la traduction de pensées silencieuses, et le statut d’un monologue reflétant des paroles dites à voix haute dans « la vérité de l’action ». De fait, comme pour les stances d’Antigone, le monologue mime une situation d’interlocution puisque Genest s’adresse aux dieux dès le premier vers (v. 401, « Dieux, prenez contre moi ma défense et la vôtre ») : situation initiale réactivée aux vers 411, 412 et 413. Quatre marqueurs de la deuxième personne, c’est beaucoup, et cela semble plaider en faveur de paroles effectivement prononcées par un Genest s’adressant aux Dieux. Mais cela reste insuffisant : d’une part, parce que ces quatre marqueurs en vingt vers ne rappellent pas la pratique de Rotrou dans les stances d’Antigone où le discours à la Fortune s’appuyait sur une vingtaine de marqueurs de la deuxième personne en vingt-quatre vers ; et d’autre part, parce que Rotrou fait dire à Genest lui-même qu’il « pense » (v. 417 : « Mais où va ma pensée ? » se demande Genest), réactivant ainsi la didascalie introductive  « ayant un peu rêvé ». Il semble bien que ce soit en pensée que le personnage s’adresse aux dieux…Du moins, et c’est en ceci que Rotrou reste le maître de l’ambiguïté, c’est précisément indécidable. En revanche, il va de soi que les vers 425-432 constituent la réponse de Genest à la voix qu’il a entendue. Mais ensuite, à partir du vers 433, il semble à nouveau s’adresser à lui-même, avant de revenir à la prière et d’implorer les dieux et le Christ (vers 438sq.). Il est probable en effet que ces derniers vers ont été prononcés à voix haute puisque le décorateur commente au vers 452 : « Il repassait son rôle, et veut s’y surpasser ».

Ces distinctions entre la convention d’une pensée silencieuse extériorisée et le rapport de paroles effectivement prononcées ne sont pas affaire de détail, car ces nuances permettent de faire apparaître, dans l’âme de Genest lui-même, les différentes instances qui l’animent et le déchirent encore. Il y a bien deux niveaux dans ce personnage : il y a encore Adrian et il y a déjà Genest lui-même. L’alternance, difficilement perceptible dans le monologue entre la convention et l’imitation, mime l’alternance de deux forces qui s’opposent : celle de la fiction et celle de la vérité. Genest est le théâtre de cette psychomachie que Rotrou traduit par la lutte des instances du discours. La spécificité du monologue dans Le Véritable Saint Genest tient à ce qu’il intègre la lutte du mensonge et de la vérité : l’artifice de sa forme même, à la frontière de la mimèsis, dans l’oscillation du trope à l’hypotypose, permettait à Rotrou une magnifique exploitation.

Conclusion

Dans Antigone, Venceslas et Le Véritable Saint Genest, Rotrou n’utilise ni la fonction narrative (épique) ni la fonction délibérative du monologue, pour solliciter davantage sa fonction lyrique. Mais même le pathétique de la déploration solitaire se heurte souvent à l’ironie d’une intériorité aliénée et aveugle. Cette altération des fonctions traditionnelles du monologue s’appuie sur une écriture qui mine l’univocité de la pensée solitaire, en la rapportant volontiers à la prière, à l’aparté ou à la répétition. Ces tentations qui habitent le monologue empêchent parfois jusqu’à la définition de ses limites, conséquence du jeu que le dramaturge instaure entre imitation et représentation, comme pour indiquer la fiction d’une raison éclairée et la vérité d’une raison corrompue.

Conclure que Rotrou n’aime pas le monologue dans le théâtre sérieux serait inexact car la forme monologuée y acquiert la valeur irremplaçable d’une trace ou d’un rêve. Trace d’un temps d’avant la faute, où la raison humaine était le lumineux reflet du divin ; et rêve nostalgique, à la fois d’un possible dialogue avec soi-même et d’une volonté conduisant l’impulsion héroïque, mais rêve que le dramaturge sait transformer en espoir : car l’impossible spéculation de la raison humaine devient dialogue avec ce qui la dépasse, la Fortune, les Dieux païens ou le Christ…tandis que les défaillances de la volonté lucide deviennent accomplissement héroïque dans l’événement qui consacre la créature. Le monologue dans le théâtre de Rotrou inscrit, grâce à l’ironie subtile qui l’habite, en même temps que les vains efforts de la raison corrompue, la clarté et la plénitude que lui apporte la transcendance.

Notes de bas de page numériques

1  Convention, soit d’un personnage qui parle tout seul à voix haute, soit de pensées silencieuses traduites à voix haute par le comédien. Toute la génération des doctes préfèrera le deuxième type de convention.

2  On pense, entre autres, aux scènes IV.9 du Scipion de Desmarets, II.1 de L’Indienne amoureuse de Du Rocher, ou encore à la scène II.9 de L’Innocent exilé de Chevreau.

3  Les citations seront tirées de l’édition du concours, Rotrou, Théâtre choisi, Venceslas. Antigone. Le Véritable Saint Genest, Paris, STFM, 2007.

4  « […] les grands sujets qui remuent fortement les passions, et en opposent l'impétuosité aux lois du devoir, ou aux tendresses du sang, doivent toujours aller au delà du vraisemblable […] », et « Les oppositions des sentiments de la nature aux emportements de la passion, ou à la sévérité du devoir, forment de puissantes agitations, qui sont reçues de l'auditeur avec plaisir […] », dans Corneille, Œuvres complètes, tome III, édition de Georges Couton « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1987, respectivement dans le Discours de l'utilité et des parties du poème dramatique, p. 118, et dans le Discours de la tragédie, p. 151

5  Clotilde Thouret, « Le monologue dans le théâtre de Rotrou », dans Le théâtre de Rotrou, n° 63 de la revue Littératures Classiques, p. 207-221, cit. p. 209.

6  Dans Antigone, les trois monologues sont clairement délimités : celui d’Antigone ouvre l’acte et la didascalie indique « Antigone, en deuil dans sa chambre », et on lit pour les deux monologues d’Hémon « Hémon, seul ». Dans Venceslas, cinq monologues sont parfaitement indiqués : « Théodore, seule », « Alexandre seul », « Il dit étant seul », « Le Duc, seul », « Le Roi, seul, rêvant, et se promenant ». Et dans Le Véritable Saint Genest, « Genest, seul, se promenant », « Genest, seul, repassant son rôle », « Genest, seul sur le théâtre élevé », « Natalie, seule », « Adrian seul continue », « Genest seul dans la prison ».

7  Voir, entre autres articles récents sur le monologue, celui de Georges Zaragoza, dans Le monologue au théâtre, textes réunis par Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2006, p. 21.

8  Le texte aristotélicien limitait les violences au réseau familial : « mais le surgissement de violences au cœur des alliances — comme un meurtre ou un autre acte de ce genre accompli ou projeté par le frère contre le frère, par le fils contre le père, par la mère contre le fils, ou le fils contre la mère — voilà ce qu'il faut rechercher » (Aristote, La Poétique, chap. XIV, 53b 16-20). Le texte cornélien, se présentant pourtant comme une traduction d'Aristote, lui fait subir un important gauchissement : « […] mais quand les choses arrivent entre des gens que la naissance ou l'affection attache aux intérêts l'un de l'autre, comme alors qu'un mari tue ou est prêt de tuer sa femme, une mère ses enfants, un frère sa sœur ; c'est ce qui convient merveilleusement à la tragédie. » (Discours de la tragédie, éd. cit.,p. 151).

9  C’est ce que montre le lexique de la violence qui l’habite et qui s’appuie sur l’anaphore de l’hémistiche « qu’on l’égorge à mes yeux » : vers 1449 : « égorge », vers 1452 « s’arroser de sang », vers 1457 « égorge », vers 1460 « arracherais [les yeux] », vers 1468 « égorge ».

10  « Je demeure immobile et mon âme abattue […] » dit Rodrigue.

11  Éd. cit., p. 298, note 72.

12  Clotilde Thouret écrit que « cette volonté de précision […] reste exceptionnelle dans la pratique théâtrale française », art. cit., p. 210.

13  Voir les vers 663 : « ta », « te » ; 664 : « fais » ; 671 : « ton », « tu » ; 672 : « tu », « tu » ; 673 : « tu », « tu » ; 674 : « tu », « t’ » ; 676 : « tu » ; 678 : « ta » ;  679 : « tu » ; 680 : « tu » ; 681 : « toi » ; 682 : « toi ».

14  Éd. cit., p. 298, note 72.

15  Six monologues concernent la pièce intérieure (Adrian pour les monologues des scènes II,  2, II, 4, v. 391-400, II, 7 et IV, 3 ; Maximin acteur pour la scène III, 3 ; et Natalie pour la scène III, 7). Deux seulement concernent le comédien Genest (scènes II, 4,v. 401-445, et V, 1).

16  Voir les magnifiques pages de Jacques Morel, Jean Rotrou, dramaturge de l’ambiguïté, Armand Colin, 1968, p. 127-131.

Pour citer cet article

Hélène Baby, « Le monologue dans le théâtre sérieux de Rotrou. L'exemple d'Antigone, Le Véritable Saint Genest et Venceslas », paru dans Loxias, Loxias 19, mis en ligne le 29 novembre 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1964.

Auteurs

Hélène Baby

Ancienne élève de l’E.N.S. de Fontenay-Saint Cloud, agrégée des Lettres Modernes, docteur en littérature française, habilitée à diriger des recherches, Hélène Baby est professeur de littérature française à l’Université de Nice et membre du CTEL. Ses recherches portent sur la pratique et la théorie du théâtre en France au XVIIe siècle, et plus particulièrement sur la tragi-comédie, genre auquel elle a consacré un ouvrage (Klincksieck, 2001). Elle a également procuré des éditions de tragi-comédies de Rotrou (S.T.F.M., 2002) et a édité La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac (Champion, 2001). Elle a dirigé un numéro de revue consacré aux pratiques théâtrales mineures (Littératures Classiques, n°51, 2003) et une réflexion sur l’hybridation générique (L’Harmattan, 2006). Elle a participé à Tours au colloque international Rotrou (Littératures Classiques, 2007), et a consacré plusieurs articles à Rotrou et à ses contemporains, comme Mairet ou Du Ryer, en étudiant les spécificités de leur théâtre tragi-comique.