Loxias | Loxias 17 Littérature à stéréotypes | I. Littérature à stéréotypes 

Jean-Marie Seillan  : 

Stéréotypie et roman mondain : l’œuvre d’Octave Feuillet

Résumé

Octave Feuillet, premier romancier français admis à l’Académie française (1862), a joui d’une grande notoriété auprès de ses contemporains. Aujourd’hui, il n’a plus d’existence littéraire que par le souvenir de l’hostilité méprisante qu’il a suscitée chez les écrivains naturalistes.

Exceptionnelle par son homogénéité et son imperméabilité à l’Histoire, son œuvre romanesque apparaît avec le recul comme le répertoire et le conservatoire des stéréotypes du roman mondain idéaliste : milieux, décors, personnages, intrigues, principes philosophiques, valeurs morales et spirituelles, tout s’y reproduit selon une combinatoire événementielle et une casuistique morale immuables.

Cette stéréotypie, cependant, n’est en rien comparable à celle qui caractérise le roman populaire. Loin de tenir à des contraintes éditoriales ou aux effets de la sérialisation, elle réside plutôt dans une incapacité paralysante à choisir entre théâtre et roman, aristocratie et bourgeoisie, classicisme et romantisme finissants.

Index

Mots-clés : Feuillet , roman idéaliste, roman mondain, stéréotype

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Texte intégral

Il est habituel et sans aucun doute justifié de voir dans la stéréotypie narrative un des traits du roman populaire, et plus généralement de ce qu’on appelle paralittérature. On pourrait donc s’étonner de voir Octave Feuillet (1821-1890) invité dans ce débat. Cet écrivain réputé exigeant, qui ne publiait guère qu’un roman tous les deux ans, n’avait rien d’un fabricant de littérature industrielle. Il a connu pendant plus de quarante ans (de 1845 à 1890) un haut degré de consécration sociale et institutionnelle, pour parler comme Bourdieu : familier de la famille impériale, invité régulier des Tuileries et de Compiègne, romancier chéri du Faubourg Saint-Germain, dramaturge acclamé, pilier de la Revue des Deux Mondes, publié chez Calmann-Lévy à plus de 50 000 exemplaires, premier romancier élu à l’Académie française en 18621. Or Feuillet n’existe plus aujourd’hui qu’au travers des caricatures que ses adversaires naturalistes ont laissées de lui. Huysmans l’a éreinté pour des raisons thématiques et morphologiques. Dès En ménage, un artiste déplore que les lecteurs soient « imbibés et saturés de toute une lavasse de lieux communs et de formules ! »2 Dans A vau-l’eau, Folantin « abomin[e] le bouillon de veau des Cherbuliez et des Feuillet » ; dès l’ouverture de Là-bas, Durtal peste contre « ses juleps »3, sa « littérature de Vichy » et ses « œuvres lanugineuses ». Et quand Huysmans parle en son nom propre, c’est pour observer que ses romans ont nui aux « cerveaux abêtis par les fadaises malsaines ou les absurdes violences des derniers écrivains du romantisme »4. Zola, pour sa part, s’en prenait à la stéréotypie de ce théâtre : « Rien n’est aisé, écrivait-il, comme de travailler sur des patrons, avec des formules connues ; et les héros […] coûtent si peu de besogne qu’on les fabrique à la douzaine »5. En bref, Feuillet incarnait le roman bien pensant stéréotypé. Et de fait, relire aujourd’hui plusieurs de ses romans donne, outre le plaisir rare que réservent à certains les choses désuètes, le sentiment de rouvrir toujours le même livre.

Il n’empêche que les catholiques conservateurs, destinataires naturels de son œuvre romanesque, portaient sur celle-ci un jugement moins schématique. Aucun d’entre eux, il est vrai, ne niait son extraordinaire prévisibilité. Léon Gautier, dans ses Études littéraires pour la défense de l’Église, compose un florilège de ses clichés stylistiques6 ; Georges Pélissier, qui parle de « variations sur un motif toujours le même », constate que « tous [ses types] ont été tirés à plusieurs exemplaires » et qu’on peut « à peine les distinguer les uns des autres »7 ; René Doumic parle de « copies du même modèle »8 ; Léon Deries, infiniment favorable à son compatriote, décrit des romans « semblables à eux-mêmes malgré leur apparente diversité »9. Mais ils n’en jugeaient pas moins l’œuvre hétérogène. « Desinit in piscem mulier formosa superne », déplore Léon Gautier, qui juge Feuillet à la fois honnête et païen, frivole et moral10. Le très catholique Pélissier, déjà cité, y pointe une « contradiction intime », une « secrète discordance »11. Dans une étude attentive, le romancier Émile Montégut y découvre « toutes les excentricités paradoxales de la littérature romantique » combinées à « la vertu et [à] la morale » et, jugeant Feuillet atteint de « bigamie morale », le proclame inventeur du « romantisme conjugal »12. Désaccord tel que le chanoine Lecigne, dans le Journal des demoiselles, accuse cet écrivain « hardi et provocant » d’exercer « une contagion perverse pour une âme de jeune fille »13, tandis que le non moins catholique Barbey d’Aurevilly le traite de « cueilleur de muguet »14. Et malgré le recul, l’abbé Bethléem lui-même reste perplexe : s’il juge que Feuillet a « idéalisé délicieusement la vie de famille dans le grand monde » et que « ses thèses [sont] d’une morale assez sûre, quoique un peu flottante et facile », il n’en tient pas moins la plupart de ses romans pour érotiques, scabreux, lamentables et dangereux…15

Bref, il existe bien un problème Feuillet. Pour en comprendre les termes, nous montrerons en quoi ses romans constituent un terrain d’élection pour l’analyse des stéréotypes narratifs16. Mais s’il est vrai aussi qu’ils sont parcourus par des discordances internes, il faudra chercher où logent ces discordances et quel rapport elles entretiennent avec la stéréotypie. Notre hypothèse sera que ces contradictions ont enrayé l’invention romanesque et jeté l’écrivain dans l’ornière du stéréotype – qui a été aussi celle du succès.

Si la stéréotypie qui affecte les programmes narratifs dépend des matériaux mis en œuvre par la fiction, il faut d’abord convenir que ceux-ci reviennent à l’identique dans tous ses romans. La maison Feuillet n’a qu’un produit en rayon17 : le roman mondain au sens restreint de roman dont les protagonistes appartiennent à la société aristocratique.

De fait, son monde est exclusivement peuplé de nobles de vieille souche, en majorité normands comme Feuillet l’était lui-même18. Leur micro-univers autarcique est une sorte de Cabinet des Antiques à la Balzac, un conservatoire de mots, de mœurs et de valeurs monarchistes survivant à l’écart du xixe siècle bourgeois19. Le cercle des fréquentations admises au sein de ce milieu anaérobie est d’autant plus restreint que les amitiés y sont d’origine militaire pour les hommes, conventuelle pour les femmes : on fréquente les saint-cyriens de sa promotion ou ses amies de pensionnat. Leur unique préoccupation est donc de perpétuer leurs valeurs en parant au mieux à deux menaces : l’exogamie sociale, source de mésalliances, et l’adultère féminin. C’est pourquoi les récits partent tous de la même situation : celle de la jeune fille ou, plus rarement, du jeune homme à marier. De là un long chapelet de ‘scènes à faire’, inégalement développées dans des métarécits autodiégétiques : la rencontre et les premiers émois amoureux, consignés dans un journal intime ou chuchotés à l’oreille d’une confidente, la demande en mariage, réglée par des rituels rigides, le voyage de noce en Italie ou en Suisse, narré par la jeune mariée dans des lettres à sa mère, etc.

Ce que Feuillet appelle « le monde » exclut toute forme de travail, la fortune du noble ayant l’héritage pour seule source. Mais que cette fortune soit médiocre ou illimitée, on ne l’évoque, à mots couverts, qu’au moment de décider des alliances familiales. Pour le reste, toute relation directe à l’argent est proscrite : on n’achète rien, on ne vend rien, on ne paie rien, on ne chiffre rien, sauf d’aristocratiques dettes de jeu. Héritier des barons de jadis, le noble normand est soldat, lieutenant frais émoulu de Saint-Cyr ou bien vieux général grognon. Sinon, il occupe son temps à exploiter ses terres, à gourmander ses garde-chasse et à soigner son écurie de course. Quand il passe pour une tête, il fait des recherches généalogiques dans ses propres archives, ou cultive un talent de peintre ou de musicien. Quant à son épouse, son unique objet, dans l’oisiveté des salons de Paris où l’on passe l’hiver, est de se soustraire, de résister ou de céder à la séduction.

Feuillet ignore donc les luttes politiques de la France post-révolutionnaire, qu’il juge entrée en décadence. Pas d’arriviste chez lui, pas de négociant ni de manufacturier enrichi. Il escamote les forces montantes du travail, n’a pas un regard pour la classe ouvrière urbaine, traite la domesticité comme des utilités de théâtre. Nul appel à la justice pour corriger les inégalités sociales, la charité chrétienne y pourvoit. Une scène résume à ses yeux l’ancienne France : celle où les maîtres et les domestiques se rassemblent et s’égalisent pour dire en commun, dans la grande salle du château, la prière du soir20. Cette éviction des antagonismes sociaux est à l’évidence anachronique et anhistorique ; débrayés de l’histoire politique de leur temps, ses héros ne sont plus des types balzaciens, élaborés pour permettre l’analyse et l’intelligence des forces travaillant la société : ils évoluent à l’intérieur d’une bulle élitiste atemporelle, avec une fixité qui les rend aisément stéréotypables.

Du point de vue philosophique, Feuillet est résolument idéaliste. Il récuse le monisme matérialiste des naturalistes, accusés d’introduire l’impiété dans les âmes, la laideur dans l’art et la bassesse du désir dans la vie morale21. À une époque où la biologie devient un modèle épistémologique général, ses personnages ne connaissent que l’union des âmes, et donc, narrativement parlant, sont dépourvus de corps. Emblématique est le personnage de Roger de Louvercy que l’héroïne du Journal d’une femme (1878) choisit d’épouser : mutilé de guerre, il a perdu un bras, une jambe et sans doute un membre de plus puisque son épouse dira connaître avec lui la passion « du devoir, du dévouement, du sacrifice » à défaut des « voluptés de la passion »22. Feuillet fait ainsi se mouvoir et parler des bustes de héros, des héroïnes exsangues, sans désir et sans lèvres, à peine dotées d’un front où recevoir, en présence de la famille, le baiser du promis. La maladie elle-même, dématérialisée, devient euthanasie littéraire : une fièvre soudaine, un épuisement lent, une évanescence. L’on conçoit qu’à l’époque de Thérèse Raquin, une telle occultation du corps ait exposé Feuillet aux sarcasmes.

La question religieuse constitue la principale opposition structurant son univers : d’un côté ceux qui ont la foi, de l’autre ceux à qui le matérialisme scientifique moderne l’a fait perdre ; d’un côté le prêtre, toujours « excellent », de l’autre, le savant sceptique et dangereux. L’« idéal », propre aux âmes romanesques, définit ainsi tout ce qui dépasse l’homme et se situe hors de son atteinte. La jeune Sibylle l’illustre de façon symbolique : dès le berceau, elle s’efforce en pleurant de saisir de la main une étoile ; enfant, elle exige de chevaucher un cygne23 ; plus tard, elle convertira tout son entourage. À son image, le monde de Feuillet s’ordonne sur une échelle de valeur religieuse : en bas, ce qui relève du monde matériel, du corps, du désir ; en haut, ce qui est élevé, désincarné, capable d’un renoncement pulsionnel et de cette abnégation que les nobles, autrefois, représentaient24. La question posée par ses fictions est donc de savoir s’il existe une morale possible dans une société décadente qui ne croit plus en Dieu, et les dernières d’entre elles y répondent par la négative.

Du point de vue actoriel, Feuillet n’a besoin que d’un tout petit nombre de personnages stéréotypés, engendrés grâce à quatre oppositions binaires à forte valeur axiologique. Sous le rapport géographique, la province, qui élève encore des vierges angéliques, s’oppose à la jeunesse contaminée par le scepticisme et l’immoralité parisienne – hiérarchie morale et spirituelle confirmée par le discours omniprésent du narrateur qui évalue ses personnages selon qu’ils sont ou non fidèles à leur classe, à leurs valeurs, à leur famille, à eux-mêmes, etc. La généalogie hiérarchise les maisons selon leur ancienneté et les espérances des fils ou filles à marier. L’amour, à chaque début de roman, apparie la jeune fille à son (ou ses) prétendant (s) avant que ne se forme le couple conjugal, bientôt désuni par l’infidélité. L’amitié d’enfance, enfin, dédouble les jeunes premiers ou les jeunes premières de manière à les transformer en rivaux ou rivales25. À quoi s’ajoutent trois rôles fonctionnels féminins (la marieuse, la confidente et la corruptrice), quelques comparses à peine individualisés assurant les nécessités sociales (le notaire, le curé, le médecin...), et un fond de tableau peuplé de nourrices et de préceptrices, de garde-chasse et de serviteurs anonymes.

La topographie fictionnelle spatialise ce système de valeurs. Elle n’oppose pas, comme chez Balzac ou encore chez Ohnet, le château à la manufacture, les revenus de la terre à ceux de l’industrie et de la banque, mais fait circuler les membres de sa microsociété entre deux ou trois pôles saisonniers. Pour l’hiver, l’hôtel parisien du faubourg Saint-Germain, étendu aux salons et aux lieux de spectacle (loge à l’Opéra, aux Français, etc.)26. Pour la saison de la chasse, le domaine ancestral dont la famille porte le nom : cet espace châtelain, champêtre mais non rural, inclut les deux pivots idéologiques que sont l’église du village (flanquée du presbytère et du cimetière) et le château, avec ses sous-espaces obligés : un donjon médiéval en ruines pour légitimer l’héritage moral, une terrasse pour les mondanités, une charmille pour les tête-à-tête amoureux, et un bois seigneurial pour le galop matinal de l’amazone. À quoi s’ajoute, troisième pôle facultatif, une villégiature estivale (Nice ou Trouville), expansion du Paris corrupteur.

Sous le rapport esthétique enfin, Feuillet demeure attaché au modèle « élevé » des classiques. Il cultive une beauté choisie et idéale, s’interdit la laideur morale et physique, répugne à la description des détails vulgaires. Ses aristocrates rivalisent de grâce, de noblesse d’âme et d’abnégation ; ils évoluent dans des paysages, des salons, des vêtements à peine esquissés – et plus souvent esquivés – au moyen d’un lexique moral abstrait qui privilégie les hypéronymes. Dans un système aussi monologique, l’ironie n’a évidemment pas de place. À peine Feuillet s’autorise-t-il quelques traits de satire gentillette vis-à-vis d’une vieille fille imbue de ses préjugés ou d’un curé de province piètre orateur ou médiocre théologien – mais toujours excellent.

Bref, le monde de Feuillet est aussi homogène, conventionnel et indifférent à la fonction référentielle que celui des Contes de Perrault. L’on conçoit qu’avec un aussi petit nombre de briques, le romancier bâtisse des scénarios stéréotypés.

À l’examen, les programmes narratifs reposent tous sur un amour impossible et dénoué par la mort27. Les deux variables principales tiennent au sexe de la victime et à la nature de l’interdit qui en découle. On distinguera donc les romans à victimes féminines, où l’interdit est soit de nature sociale, soit de nature religieuse, et les romans à victime masculine, où l’interdit repose sur l’honneur et le respect de la parole donnée. Combinatoire diversifiée par trois variables secondaires : le caractère unique ou double de la mort finale, sa nature plus ou moins romanesque (la version soft recourt à la maladie, la version hard au suicide ou au duel), enfin le degré de contamination de ces différentes variables. Dans de nombreux cas enfin, un serment, caché aux autres personnages, vient nouer l’intrigue et lui donner un caractère fatal.

Quand l’interdit est d’ordre social, l’héroïne aime avec une passion sans avenir, soit que celui qu’elle aime la dédaigne, soit qu’aimer ce dernier soit socialement inadmissible. Le premier cas est celui du roman La Petite Comtesse (1857) : l’héroïne en est une jeune veuve évaporée et insolente qui ne paraît bonne qu’à danser le cotillon ; elle semble donc incapable, aux yeux de celui qu’elle aime, d’éprouver une passion véritable et a fortiori de devenir une épouse digne de foi. Le second cas apparaît dans Julia de Trécœur (1872) : la toute jeune héroïne déguise sous les apparences de la haine la passion qui la porte vers son beau-père et qui fait d’elle la rivale de sa propre mère. Dans les deux cas, elles prouveront la sincérité de leur amour et leur élévation morale par leur mort volontaire. La petite comtesse s’expose à la pluie et au froid, et meurt de congestion dans les bras de celui qui n’a pas su déceler sa grandeur d’âme ; et ce dernier, pour se punir de son aveuglement, choisira de suivre dans la mort cette grande petite comtesse en provoquant en duel un adversaire qu’il sait imbattable. La mort de Julia de Trécœur, elle, l’emporte en éclat : elle se lance au galop de son cheval du haut d’une falaise dans la mer, dans un de ces dénouements qui mettaient les naturalistes en rage – mais que le cinéma n’a pas dédaignés dans La Fureur de vivre ou Thelma et Louise28. C’est donc à son caractère consumateur que se mesure la grandeur aristocratique de la passion.

Une variante de ce scénario apparaît dans L’Histoire d’une Parisienne (1881), qui conduit Jeanne, une jeune femme angélique parée de tous les mérites, non au suicide, mais à une mort morale qui la transforme un démon. Son mari, homme borné et brutal, est injustement jaloux de l’amitié platonique qu’elle a nouée avec un jeune homme aux sentiments d’une grande élévation ; il manigance un duel inégal avec son supposé rival, le force à l’affronter et le tue. Son ange de femme, imitant son époux, découvre alors la perversité : elle venge son ami mort en séduisant un officier insurpassable à l’épée et en combinant à son tour une rencontre inégale d’où son mari sortira infirme. Depuis l’ange est devenu démon ; Jeanne fait la noce avec cynisme, ce qui est, selon le romancier, une autre forme de sacrifice féminin… 29

Quand l’interdit est d’ordre spirituel, il repose, comme dit l’emphatique Feuillet, sur « l’union effrayante de deux âmes que l’étendue des cieux sépare »30. Ces héroïnes, catholiques à vocation mystique aspirant à prouver par leur martyre la grandeur de Dieu31, se laissent séduire par des viveurs agnostiques dans l’espoir de les ramener à la foi au prix de leur vie. Scénario commun à deux romans : L’Histoire de Sibylle (1862) et La Morte (1886). Dans le premier, Sibylle se dit : « Il me semble que si je mourais… il croirait »32 ; dans l’autre, Aliette, imitant M. de Rancé converti à la vue du corps décapité de sa maîtresse, déclare : « Si j’étais sûre que ma tête eût la même vertu, j’aimerais la mort »33. Promesses tenues : l’incrédulité de leur mari va les conduire au sacrifice désiré, et le veuf, bouleversé et décillé par leur immolation, retrouvera la foi. La différence, là encore, tient au degré de romanesque du dénouement : Sibylle, comme la petite comtesse, meurt de congestion après une errance nocturne dans les brouillards normands, tandis qu’Aliette, dans La Morte, se laisse sciemment empoisonner par sa rivale, une libre-penseuse darwiniste et donc amorale qui, en faisant ultérieurement le malheur du veuf qui l’a épousée, permettra à celui-ci de retrouver Dieu par la voie du remords. Dernière phrase – dernière emphase – du roman : « Vivante, la pauvre enfant avait été vaincue : morte, elle triomphait ».

Quand le scénario, masculin, repose sur le sentiment de l’honneur, il met en scène de nobles compagnons d’armes qui deviennent rivaux en amour. C’est le cas de La Veuve (1884), roman bâti comme une épure. Deux amis d’enfance se sont juré fidélité éternelle (1er serment) au pied de la croix de leur village et, devenus officiers, combattent vaillamment ensemble en 1870. L’un d’eux, blessé à mort, fait jurer à l’autre (2e serment) qu’il ira exiger de sa veuve qu’elle jure de lui rester fidèle par-delà la mort et de ne jamais se remarier (3e serment). Serments destinés à entrer en conflit. Tout va pousser le survivant, devenu consolateur, à s’éprendre de la belle éplorée. Malgré sa promesse, malgré ses remords, il cède à l’amour et, avec l’aval de son confesseur, épouse la veuve ; mais le soir des noces, par un sursaut d’honneur, il se tire une balle dans le cœur au pied de la croix de leur enfance. Les trois serments sont honorés, les deux amis sont morts, et la veuve… deux fois veuve.

Honneur d’artiste, dernier roman de Feuillet (1890), sophistique ce même schéma. Pierre de Pierrefond est un homme de trente ans, peu fortuné. Sa vieille tante à héritage entend le marier richement pour assurer l’avenir de la race et rehausser son éclat. Or Pierre s’éprend de Béatrice, la dame de compagnie de sa tante, jeune fille pauvre et bien née qui l’aime en secret depuis l’enfance. Mais la tante tyrannique interdit par serment (1er serment) le mariage à cette Béatrice sans fortune sous peine de déshériter son neveu ; pire, elle fait jurer à la jeune fille (2e serment) qu’elle ne révélera jamais celui qu’elle vient de lui extorquer. Béatrice renonce donc en silence à Pierre. Elle sacrifie son bonheur en épousant Fabrice, un ami de Pierre, peintre de grand talent qui l’aime aussi, mais qui n’a pas le sang bleu. Voilà donc ceux qui s’aimaient séparés par l’inévitable interdit. Seulement, six mois après le mariage, la tante trépasse, l’obstacle est levé, le neveu hérite. À six mois près, Pierre épousait Béatrice ! Que faire ? On s’évite, on se cherche, on se frôle jusqu’au jour où la passion l’emporte. Voilà Béatrice adultère, et l’adultère découvert par le pauvre artiste trompé. Un duel s’impose, mais selon une formule inédite : pour éviter le scandale, les rivaux organisent un « match de tir » au pistolet sous les yeux de Béatrice, le perdant s’engageant (serment 3) à se suicider à une date convenue. Dopé par la présence de sa maîtresse, l’amant gagne le match et le pauvre roturier de peintre, mari trompé mais inflexible avec lui-même, tient parole et se brûle la cervelle au jour dit. Béatrice comprend alors que ce noble sacrifice a rendu le roturier digne d’elle : « Il veut me prouver qu’un artiste sait souffrir et mourir en gentilhomme »34. Alors, à sacrifice, sacrifice et demi. Béatrice entre au couvent et Pierre part pour l’Amérique épouser une millionnaire – terrible suicide moral...

Un dernier exemple illustrera la façon dont Feuillet contamine ses scénarios de base pour enrichir ses intrigues. L’Histoire d’une femme (1882) met en place un dispositif quadrangulaire permettant de multiplier les figures victimales. Il se développe en trois temps.

1. Soient deux amies de couvent à marier, Charlotte la sage et Cécile la follette. Charlotte et Cécile s’éprennent du même homme, le grave commandant d’Éblis, qui aime Charlotte. Mais la généreuse Charlotte, qui se sait pourtant aimée en retour, sacrifie son amour et son bonheur au bénéfice de son amie Cécile à qui M. d’Éblis laisse croire qu’il l’aime. Pourquoi ce mensonge ? C’est que d’Éblis se sacrifie en secret au profit de son ami Roger, le mutilé de guerre déjà évoqué à qui il manque, entre autres membres, un bras et une jambe. Car Roger, qui maudit le Ciel de ses blessures, s’est épris de Charlotte, Charlotte la sage qui décide, par abnégation, de l’épouser en s’assignant la « tâche attrayante [de relever] une âme désolée, de la tirer du désespoir… »35. Parfaite symétrie : Charlotte et d’Éblis, deux grandes âmes vouées l’une à l’autre, se marient ainsi contre leur cœur. Question : se retrouveront-elles ?

2. La condition est que disparaissent les époux mal aimés qui font obstacle. Cinq ans plus tard, Roger le mutilé se résout donc à mourir de ses blessures ; quant à Cécile, elle a trompé son mari – une fois seulement mais la fréquence ne fait rien à l’affaire. Saisie de honte et de remords, elle s’inflige le suicide sacrificiel habituel en se couchant par un froid glacial et en robe de bal une nuit entière dans la neige, symbole de sa pureté recouvrée. Tout rapproche donc les amants séparés par leur noble renoncement. Vont-ils s’épouser, ou au moins s’appartenir ?

3. Évidemment non puisque le schéma sacrificiel n’est pas épuisé. Le commandant d’Éblis, à qui Charlotte a caché que sa femme Cécile s’est donné la mort pour expier son infidélité, attribue cette mort à son propre manque d’amour ; il s’en juge donc responsable et doit s’en punir. De son côté, Charlotte la sage se fait un devoir de préserver la réputation posthume de son amie adultère et se garde de détromper d’Éblis. Dénouement : ceux qui s’aimaient se perdent à jamais et saturent ainsi le système sacrificiel.

C’est donc bien cette exigence d’oblation qui formate les fables de Feuillet. Intrigues et dénouements y ont une seule finalité : apporter la preuve qu’il reste des âmes nobles par la mort (physique, morale ou sociale) de héros (ou d’héroïnes) fidèles à la parole donnée (à l’autre ou à soi-même). Leçon : la vraie noblesse méprise la vie et lui préfère l’honneur ou le salut éternel. L’œuvre de Feuillet se développe ainsi comme une sorte de casuistique mondaine ; chaque opus fictionnalise un cas et le dénoue par une variante inédite du suicide féminin ou du duel masculin.

Feuillet nous place donc devant une situation singulière : celle d’un écrivain exigeant, couvert de gloire et de lecteurs, disposant des meilleurs éditeurs en revue et en librairie, n’ayant aucun besoin de tirer à la ligne – et qui, durant trente ans, écrit toujours le même roman. Mais s’il est aisé de décrire le phénomène, il l’est moins de comprendre de quoi il est le symptôme. On se rappelle pourtant que plusieurs de ses contemporains avaient noté la coexistence, dans son œuvre, d’une invention répétitive et de « secrètes discordances ». Sans doute ces tensions irrésolues, qui se manifestent à différents niveaux, sont-elles la cause première de la stéréotypie de l’œuvre.

La première concerne le rapport à l’Histoire. L’invention romanesque de Feuillet est imperméable aux grands événements de son temps, même quand ils affectent de près le monde qu’il fréquente et met en scène. Ainsi rien ne différencie les romans qu’il a écrits sous le Second Empire de ceux qu’il a écrits sous la iiie République, non plus que ceux qu’il a écrits avant ou après la loi Naquet de 1884 sur le divorce. De la fin des années 50 à sa mort en 1890, il invente des barons et des marquises qui vivent sous cloche, comme avant 1789. Il admire leur mépris de l’argent, leur respect religieux de la race et de la foi, la sérénité d’âme avec laquelle ils marchent à la catastrophe. Mais il ne se borne pas à narrer. Il développe aussi une thèse religieuse et morale, et n’hésite jamais à l’exposer dans des interventions discursives. Or ce qu’il propose à ces héros taillés sur un patron dessiné par Corneille, c’est la morale domestique de Chrysale, la prudence petite-bourgeoise qui est celle, au fond, de sa propre classe. Vivent le mariage, la fidélité conjugale, l’éducation commune des enfants, la vie de province paisible et réglée, conseille-t-il à des gens dont les traditions et les principes méprisent la morale des médiocres et la mort. De là un roman à l’idéologie bâtarde, aristocratique dans la fiction, bourgeois dans sa diction.

Ce désaccord idéologique s’accompagne d’une discordance esthétique. Tout révèle en Feuillet une nostalgie du classicisme que renforçait son hostilité au naturalisme. Son ressort favori est l’honneur, son modèle l’intransigeance, sa phrase la concision élégante et hautaine des moralistes, son lexique la parcimonie racinienne. Mais le champ de bataille qui convenait aux hauts faits de sa noblesse héroïque a été fermé pour longtemps par la débâcle militaire de 1870 ; et le régime démocratique républicain qui l’a suivie la réduit, dans son privé, à des dilemmes mesquins, aux combinaisons triadiques du mari, de l’épouse et de l’amant. Feuillet, désireux d’honorer leurs aspirations à la grandeur, s’ingénie donc à ennoblir leurs coucheries distinguées36 par des morts remplies de panache, sublimes jusqu’à l’invraisemblance37. De là la dissension entre la sobre dignité d’un style néo-classique et des dénouements hyper-romantiques. Par leur destin, les héroïnes de Feuillet sont les héritières de Virginie, d’Atala ou d’Indiana, mais la violence passionnée de leur histoire est portée par un art qui esthétise, euphémise et finalement anesthésie la violence38. En cherchant ainsi une voie entre litote néo-classique et outrance romantique, il se condamne à être une sorte de Cabanel de la littérature romanesque.

Une indécision voisine apparaît au niveau générique. Feuillet, qui a commencé sa carrière à la scène et y a connu autant de succès que dans le roman, est bien meilleur dialoguiste que narrateur. C’est vers le théâtre que tendent ses romans, celui des grands dilemmes et des catastrophes tragiques. Mais le monde où il se cantonne, il le déplore souvent, a perdu le sens de la transcendance auquel le tragique doit s’adosser. Le xixe siècle, qui l’a compris, a exploré un tragique moderne et l’a investi, de Balzac à Zola, non dans le théâtre mais dans le genre romanesque. Mais Feuillet s’interdit le tragique balzacien, de nature historique, puisqu’il élude l’Histoire ; et il s’interdit le tragique (ou du moins le déterminisme) zolien, physiologique, puisqu’il rejette le corps. Le seul tragique qui lui reste est donc purement individuel, pauvrement verbal : c’est celui du serment, de la promesse faite en secret à soi-même et tenue obstinément – jusqu’à l’absurde. Et comme ses mondains, on l’a dit, ne lui offrent pour matériau narratif que l’adultère, il fabrique un pseudo-tragique dans lequel la noblesse du ton et des personnages, dont la facticité tourne vite en emphase, fait éclater la minceur des enjeux.

Contradiction similaire dans le domaine moral. Qu’on y cède, qu’on y résiste ou qu’on le condamne, l’adultère reste, au delà des jeux désœuvrés de la séduction mondaine, une affaire de désir. Mais les chastes héroïnes de Feuillet, destinées par vocation à « verse[r] des larmes qui font envie aux anges »39, n’y cèdent qu’au prix d’une lutte entre pudeur et passion, et payent leur défaite de terribles remords et bien souvent du suicide. L’œuvre romanesque entière de Feuillet met en fiction l’alternative où il avait enfermé les femmes dans Dalila dès 1853 : « Toute femme qui n’est pas à Dieu est à Vénus ». Or de même que la vertu et l’honneur leur interdisent la passion heureuse, le romancier s’interdit, pour la même raison, d’employer les mots nécessaires pour peindre cette passion. La censure qu’il exerce sur son discours est telle que ce contemporain de Zola parle de l’amour – mutatis mutandis –avec les mots de La Princesse de Clèves. De là l’embarras de la critique catholique : Feuillet, qui voudrait dire sans pouvoir dire, finit par dire en ne disant rien – et par passer ou bien pour un « cueilleur de muguet » ou bien, résultat ironique, pour un dangereux pervertisseur. De là aussi les attaques lancées en 1878 contre « la prétendue moralité des romanciers mondains » par un Zola qui ne trouve – c’est de bonne guerre – rien de « plus malsain […] que l’hypocrisie de certaines atténuations et que le jésuitisme des passions contenues par les convenances »40.

Au reste, le sort que cet apologiste du mariage chrétien réserve aux femmes confirme combien ses fictions étaient déphasées dans le monde réel où elles paraissaient. Feuillet, dont le public, à en croire les témoignages contemporains, était en majorité féminin, prend en effet le parti des femmes dans le débat sur le mariage. Le plus souvent, il attribue les malheurs conjugaux aux maris, anciens viveurs cyniques qui, après avoir souillé la pureté de leur jeune épouse, la délaissent pour leur cercle de jeu et leurs maîtresses, et finissent par faire d’elle une détraquée. Il passait donc pour un défenseur des femmes, position qui pouvait le rattacher, à l’âge des premiers combats féministes, à une certaine modernité. Seulement, la voie qu’il leur désigne pour protester contre la solitude et les malheurs du mariage est, non pas de conquérir une quelconque autonomie économique, intellectuelle ou morale, mais de sacrifier leur vie en silence dans l’espoir que leur immolation, après leur mort, rachètera leur mari et lui rendra, d’un coup, la foi. Morale du martyre salvateur qui résout une question moderne par une solution issue de la Légende dorée.

*

Au total, la stéréotypie propre à l’œuvre romanesque de l’académicien Octave Feuillet diffère profondément de celle du roman populaire. Elle n’est pas imputable à des servitudes éditoriales, aux effets de la sérialisation ou à une quelconque paresse de l’invention ; elle n’est pas due non plus à des urgences économiques ou à la médiocrité du public. Elle s’explique davantage par l’exiguïté de sa sociologie fictive, dont on retrouve les mêmes éléments, avec des variantes, chez Victor Cherbuliez, Léon de Tinseau, Marcel Prévost ou Albert Delpit, c’est-à-dire les auteurs mondains et idéalistes de la Revue des Deux Mondes : sous ce rapport, elle constitue un phénomène intertextuel et sans doute subgénérique. Cependant, sa raison principale semble idiolectale. Elle tient au fait que Feuillet a toujours balancé entre passé et présent, théâtre et roman, classicisme et romantisme, noblesse et bourgeoisie. Également incapable de faire un choix, d’effectuer une synthèse ou de tenter un dépassement, il a laissé ces polarités se neutraliser et s’est fermé toutes les issues littéraires. Son œuvre romanesque y a gagné une très forte unité morpho-thématique : chaque roman s’offre comme un objet d’art parfaitement bien fait, plein de charme, d’harmonie et d’équilibre. Mais le charme est celui de la répétition, l’harmonie celle d’un violon à une seule corde, l’équilibre celui de la paralysie.

Notes de bas de page numériques

1 Feuillet, successeur de Scribe, a été reçu sous la coupole le 26 mars 1863.
2 1881, ch. V.
3 1891. Un julep est une potion adoucissante faite d’eau sucrée.
4 « Camille Lemonnier », L’Artiste, 4 août 1878.
5 Dans Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples, « Les Théories », Charpentier, 1881, p. 21.
6 Poussielgue et fils, 1865.
7 Essais de littérature contemporaine, Lecêne et Houdin, 1893 ; sur Feuillet, pp. 159-186.
8 Portraits d’écrivains, Perrin, 1897, p. 162.
9 Un historien et une histoire du grand monde, Octave Feuillet, Saint-Lô, imprimerie A. Letreguilly, 1901, p. 100.
10 Il condamne le caractère raisonneur des héroïnes de Feuillet et ajoute : « combien nous préférerions une jeune fille purement chrétienne, qui sait se taire, coudre et prier, qui est humble et surtout candide » (Études littéraires pour la défense de l’Église, Poussielgue et fils, 1865, p. 170).
11 Essais de littérature contemporaine, Lecêne et Houdin, 1893, p. 162.
12 Dans Dramaturges et romanciers, Hachette, 1900, p. 80.
13 « Octave Feuillet », par le chanoine Lecigne, 15 avril et 1er mai 1906.
14 Dans « Le Roman contemporain », Les Œuvres et les hommes, t. xviii, Slatkine reprints, 1968, p. 1.
15 Romans à lire et romans à proscrire, 11e édition, 1932, p. 287.
16 Le corpus étudié comporte neuf romans, tous publiés chez Calmann-Lévy : La petite comtesse (1857) ; Histoire de Sibylle (1862) ; Julia de Trécœur (1872) ; Un mariage dans le monde (1875) ; Le Journal d’une femme (1878) ; Histoire d’une Parisienne (1881) ; La Veuve (1884) ; La Morte (1886) ; Honneur d’artiste (1890).
17 Pratique commune à l’époque : Ferdinand Fabre est spécialisé dans le roman ecclésiastique, Léon Cladel dans le roman paysan, Oscar Méténier dans les bas-fonds sociaux, etc.
18 Feuillet était originaire de Saint-Lô, où son père, secrétaire général de la préfecture de la Manche, avait été promu par la Monarchie de Juillet.
19 Voir le portrait de la famille de Courteheuse au début de La Morte et les discours tenus sur la noblesse, « tribu sainte à la garde du feu sacré » par le marquis de Malouet dans La petite comtesse (lettre IV, pp. 47-55).
20 Dans La Morte, p. 25. « Ce sont des croyants et des pratiquants d’un autre âge. […] Ce trait suffit à les définir », commente le prétendant parisien et donc mécréant de la pieuse Aliette. Piqué au jeu, il prétend – sans succès – leur « prouve[r] qu’un homme qui ne croit à rien peut être un homme de cœur et d’honneur et faire un aussi bon mari qu’un autre » (p. 55).
21 Dans La Morte, Feuillet prête au vicomte Bernard de Montauret un jugement qu’il partage lui-même : « Un peuple en décadence est […] un peuple qui n’a plus que des appétits, et il me semble que du haut en bas nous en sommes tous là. Du haut en bas, la jouissance est aujourd’hui la loi unique et l’unique foi » (p. 10).
22 P. 209.
23 Dans Histoire de Sibylle (rééd. Nelson, s. d.), respectivement p. 18 et 21.
24 « Comme ils se plaisaient aux choses élevées ! s’exclame avec nostalgie un de leurs descendants, Comme ils valaient mieux que notre monde d’à présent ! […] Il y avait de grandes fautes, mais de grands repentirs… Il y avait une région supérieure où tout ramenait, même le mal… » (La Morte, pp. 34-36). L’héroïne de L’Histoire d’une femme lègue la même leçon à sa fille : « Tu comprendras […] que la passion et le roman sont bons quelquefois avec l’aide de Dieu, qu’ils élèvent les cœurs, qu’ils leur enseignent les devoirs supérieurs, les grands sacrifices, les hautes joies de la vie… » Nous soulignons.
25 Rivaux dans La Veuve, L’Histoire d’une femme et Honneur d’artiste ; rivales dans Histoire de Sibylle et Le Journal d’une femme.
26 Paris étant un lieu moralement délétère, les romans de Feuillet ignorent le Paris moderne, celui des Tableaux parisiens de Baudelaire.
27 Exception dans ce corpus, Un mariage dans le monde, qui vise à défendre l’institution du mariage en rappelant les devoirs mutuels que les époux doivent se rendre, suspend le duel final et se termine par une réconciliation.
28 Nicholas Ray, 1955 ; Ridley Scott, 1991.
29 Dernière phrase de ce roman à thèse : « La conclusion de cette histoire trop véritable est que, dans l’ordre moral, il ne naît point de monstres : Dieu n’en fait pas ; – mais les hommes en font beaucoup. – C’est ce que les mères ne doivent pas oublier » (p. 281).
30 La Morte, p. 74.
31 Le héros de La Morte le dit clairement : « Il y a quelques années, quand je vis disparaître à l’horizon cette belle tête de vieillard que j’avais coutume d’appeler le bon Dieu, je me souvins que je pleurai. Une gaieté sereine et imperturbable a, depuis ce temps, fait le fond de mon heureux caractère » (p. 3).
32 P. 334.
33 P. 126.
34 P. 341.
35 P. 200.
36 On sait comment Huysmans, qui ne visait pas le seul Feuillet, résumait cette alternative dans la préface d’À rebours : « le roman se pouvait résumer en ces quelques lignes : savoir pourquoi monsieur Untel commettait ou ne commettait pas l’adultère avec madame Une telle ; si l’on voulait être distingué et se déceler ainsi qu’un auteur du meilleur ton, l’on plaçait l’œuvre de chair entre une marquise et un comte […] Tombera ? tombera pas ? »
37 René Doumic, qui décrit l’œuvre de Feuillet comme « un répertoire des manières élégantes auxquelles on peut recourir pour sortir de ce monde », observe déjà qu’« on [lui] a beaucoup reproché ses fantaisies mortuaires » (Portraits d’écrivains, Perrin, 1897, p. 157).
38 Voir le dénouement du Journal d’une femme (1882). Cécile, l’une des deux héroïnes amies, se donne la mort en s’exposant, elle aussi, sous la neige au froid de l’hiver : « Elle était étendue dans sa robe pâle et dans ses dentelles, – la tête un peu relevée contre un des grands hêtres qui ombragent la fontaine. Il était tombé dans la nuit un peu de neige nouvelle qui l’avait couverte d’une sorte de gaze. […] de temps à autre, de légers flocons se détachaient des branches au-dessus de sa tête et venaient se poser doucement sur elle » (p. 320). On songera à la mort quasi contemporaine de Gervaise et de sa fille Nana…
39 Le Journal d’une femme, pp. 342-343.
40 Œuvres complètes, t. ix, pp. 228-229. Huysmans formule le même jugement dans une lettre à la romancière Mathilde Aigueperse : « Les Feuillet ont fait plus de mal, selon moi, que les Zola. L’inconnu de l’amour tel que le présentent les romans spiritualistes, est un tremplin de rêvasseries romanesques qui les fêle [les jeunes filles]. […] La gaze est un excitant. Elle cache le fruit défendu que l’on cherche et ça tourne à l’obsession qui n’existerait pas si l’on montrait les choses tout uniment ».

Pour citer cet article

Jean-Marie Seillan, « Stéréotypie et roman mondain : l’œuvre d’Octave Feuillet », paru dans Loxias, Loxias 17, mis en ligne le 20 mai 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1684.

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Jean-Marie Seillan