Loxias | Loxias 3 (févr. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (2e partie) | Fondements mythiques des nations
Alberto Filipe Araújo :
L’image et le symbolisme de l’Arbre dans la pensée pédagogique républicaine portugaise (1910-1926)
Résumé
S’inspirant de l'herméneutique de Gilbert Durand, et notamment de la mythanalyse, cet article étudie la tradition culturelle et pédagogique de la Ière République Portugaise (1910-1926) qui se veut « une patrie nouvelle rachetée par l’instruction » comme le proclamait Manuel de Arriaga, le premier président élu de la République (1911-1915). On se propose d’une part de décrire la célébration de la Fête de l’Arbre et l’importance idéo-symbolique qu’elle a eue au sein du mouvement républicain portugais, et d’autre part de mieux comprendre comment la métaphore horticole peut être comprise dans le mouvement d'une symbolique des profondeurs.
Index
Mots-clés : Arbre , démopédie, pédagogie, symbole républicain
Plan
- Quelques remarques sur la pensée pédagogique républicaine portugaise
- La Fête de l’Arbre et ses représentations
- De la métaphore horticole au symbole de l’arbre
- Conclusion
Texte intégral
L'arbre est béatitude, accès au jardin intérieur. Ce lieu mystérieux dans lequel se célèbrent les noces du temps et de l'Éternité
Charles Hirsch et Marie-Madeleine Davy. L'Arbre, p.139
1Ma communication1 s'inspire, du point de vue méthodologique, de l'herméneutique de Gilbert Durand, et notamment de la mythanalyse2, tandis que mon objet d’application sera la tradition culturelle et pédagogique de la Ière République Portugaise (1910-1926) qui se veut « une patrie nouvelle rachetée par l’instruction » comme le proclamait Manuel de Arriaga, le premier président élu de la République (1911-1915).
2Je me propose alors, d’une part de décrire la célébration de la Fête de l’Arbre et l’importance idéo-symbolique qu’elle a eue au sein du mouvement républicain portugais, et d’autre part de mieux comprendre comment la métaphore horticole mise en évidence par Nanine Charbonnel et Daniel Hameline, peut être comprise dans le mouvement d'une symbolique des profondeurs.
3Je ne veux pas reprendre ici les idées déjà développées dans un autre texte : Le mythologème de ‘l’Homme Nouveau’ dans l’imaginaire pédagogique portugais3, mais il me faut rapidement en résumer quelques-unes. Fernando Catroga analyse avec rigueur les enjeux du phénomène républicain en l'envisageant comme une « personnification [représentation] politique d'une révolution culturelle 4». Il s'agit d'une révolution laïque, anticléricale et positiviste avec des prétentions scientistes. Ainsi, on peut caractériser la « vision du monde » républicaine à travers les idées directrices développées par certains penseurs de l'époque : - la matière comme substance universelle et fondement du dynamisme cosmique ; - les sciences naturelles et le scientisme sont considérés comme le seul critère de vérité pour étayer le modèle de la société laïque ; - la croyance dans la perfectibilité et dans l'émancipation de l'homme par la laïcité ; - la sécularisation des institutions et des consciences par le biais des valeurs anti-cléricales, démocratiques et humanistes (la solidarité, la justice, la dignité, la « religion du devoir ») ; - la demopedia [mot forgé pour traduire le lien profond entre la formation pédagogique et la formation démocratique de l'homme républicain] comme idéal éducatif d'un homme nouveau qui se voudrait rationnel et autonome.
4En ce qui concerne les thèmes forts de la pensée pédagogique républicaine, ils ont été synthétisés par Fernando Catroga lui-même :
L’éducation et l’enseignement républicains ont comme but non seulement la raison, mais aussi les sentiments et l’éducation physique. Autrement dit, pour régénérer la société et pour refonder l’État-Nation, la nouvelle éducation devrait viser la totalité de la personnalité humaine, disciplinant autant le corps – par la gymnastique, les jeux et l’hygiène –, que la rationalité elle-même – par l’instruction pratique et théorique –, et la moralité par l’encouragement des sentiments d’altruisme et de solidarité collective5.
5Le texte de la principale Réforme de l’Enseignement Primaire de 1911 met en évidence qu’éduquer vaut mieux qu’instruire et remarque aussi que l'« homme vaut surtout par l'éducation qu'il possède ». De cette façon la République a pour devoir de libérer l'enfant de l'influence jésuitique et de l'émanciper des dogmes moraux ou religieux. Pour mener à bien cette libération, les républicains avaient besoin d’une éducation laïque, définie par João de Barros comme une « éducation pour le peuple entier, pour tous les croyants de toutes les religions, pour tous les fidèles de tous les cultes, pour tous les esprits et pour toutes les âmes6 » et qui enseigne aussi le « respect pour toutes les opinions religieuses, la tolérance — la liberté de conscience7 ». Dans cette sorte de croisade contaminée par un optimisme historique de teneur illuministe, la Fête de l'Arbre accomplit bien ce genre de tâche, puisqu’elle s’ouvre à la fois au symbolisme cosmique (l’arrivée d'un monde nouveau ou régénéré), et à un symbolisme de teneur anthropologique (la formation d’un homme nouveau).
6Il est possible d’affirmer que l'idée directrice de la régénération, en tant qu'éternelle rénovation et purification, contient en elle-même des éléments mythiques dans la mesure où la figure mythique d’Antée symbolise l'aliment régénérateur identifié avec les valeurs républicaines, telles la liberté, la solidarité, le patriotisme, l’amour du travail, la croyance en la capacité émancipatrice produite par la demopedia républicaine8. Valeurs auxquelles il faut ajouter celles du « culte de la Liberté dans l'Ordre, comme le seul moyen de réaliser le vrai Progrès et la vraie Justice » selon le Programme de l'Éducation Nationale (1911 : 179). C'est donc par le biais de ces mêmes valeurs que l'école pourrait mettre en œuvre une culture civique capable d’être inoculée dans les consciences et de les alimenter et, ainsi de mieux édifier une morale de l'énergie9. Ces mêmes valeurs devraient être divulguées par l’instituteur primaire qui, d'après l’un des principaux pédagogues républicains - João de Barros (1881-1960), devrait profiter de toutes les opportunités pour infiltrer dans l'âme de l'écolier :
L’enthousiasme de la patrie, qui nous a rendus grands et forts dans le passé et, qui, demain, nous donnera à nouveau la même et resplendissante énergie. À propos de tout - à propos de rien - on peut instituer cette éducation patriotique : d'après une lecture, une promenade, une fête scolaire, un enseignement particulièrement moral ou artistique10.
7On peut aussi mieux comprendre que la Fête de l’Arbre, en tant que fête scolaire, n’est qu’un prétexte et un moyen pour instituer une éducation patriotique, civique et laïque avec la consécration des symboles du nouveau régime, parmi lesquels le drapeau et l'hymne. Autrement dit, ces fêtes civiques organisées pendant la période républicaine, ont servi à réaffirmer les valeurs de la laïcité, de la liberté, du culte de la patrie et de la solidarité et le civisme républicain, ainsi qu’à convaincre de l’avenir radieux de la nouvelle république :
les arbres devront lier, dans l'esprit de l'enfant qui les a semés ou les a plantés, et qui plus tard les verra grands et fleuris, le passé à l'avenir ; donc, ils devront leur enseigner la continuité du sentiment ; ils leur expliqueront la résistance aux aléas de la vie, l'aide mutuelle11. (Barros, 1911, p.152).
8Dans le même sillage, nous rappelons justement le texte de Ferreira Deusdado qui porte, d’ailleurs, un titre parlant La Fête scolaire de l'arbre, le culte du drapeau et le sentiment de la Patrie, et qui affirme que :
Enseigner à un enfant à aimer les arbres, c'est l’encourager à éprouver un sentiment de dévouement envers la patrie »12.
9Il est connu qu’au début du XXème siècle la métaphore agricole est visiblement présente chez ceux qui préconisent soit une nouvelle éducation, soit de nouvelles valeurs d’ordre civique. Ainsi il n’est pas vraiment étonnant que les leaders politiques républicains aient utilisé cette métaphore polyphonique pour mieux exprimer leurs intentions généreuses face aux destins de la nouvelle République et de l’éducation elle-même. Les différentes images de l’arbre leur permettaient de « donner à voir » les nouvelles valeurs républicaines comme l'amour patriotique, l'amour et le respect pour la nature et pour la vie en général, le sentiment de solidarité à l’égard d’autrui (Magalhães, 1912). En d’autres termes, ces images permettent de transformer des idées abstraites en sentiments, de métamorphoser l’homme politique et le pédagogue-instituteur en bons jardiniers.
10Dans ce contexte, se sont organisées, dès 1908 et jusqu’à 1913, de nombreuses Fêtes de L’Arbre sous la responsabilité de la Ligue Nationale de l’Instruction dans des différentes villes du Portugal13. Pour mieux illustrer cette aventure où l’arbre joue un rôle primordial, je crois qu’il faut laisser la parole aux différents acteurs qui l’ont organisée et y ont participé à diverses occasions. Ainsi, dans la Fête de L’Arbre, promue par la Ligue Nationale de l’Instruction de Viana du Castelo, le 25 d’octobre 1908, João da Rocha, lui-même instituteur et membre de la Ligue, a accordé à la plantation des arbres par les enfants des écoles primaires une signification sociale et religieuse synthétisée dans la maxime « aimez-vous les uns les autres ». Ensuite, il renforce cette idée, affirmant que les arbres « dans leur inconscience et dans leur nudité » sont plus prégnants symboliquement que beaucoup des discours ou sermons disant que « l'on ne doit pas être égoïste, que l'on doit se réunir, se rejoindre, s'aider mutuellement14 ».
11Il faut aussi souligner que dans cette fête, ni les « jolis petits drapeaux de la patrie », ni le salut du drapeau national, ni l’hymne scolaire n'ont manqué.
12A l’instar de João da Rocha, Ricardo Simões Reis rappelle aussi, à Penela, le 9 mars 1913, que la Fête de l’Arbre est une « fête de la Création, une manifestation solennelle du culte de l'homme à la Terre-Mère dont les seins très fertiles nourrissent ce qui est vivant15 ». Pour lui, cela signifie aussi que « au sein de la Société portugaise il est en train de s'opérer un changement favorable dans sa manière d'être, dans sa façon de penser et de sentir ». En outre, il met en évidence non seulement la valeur économique de l'arbre (le bien-être social), mais aussi sa dimension sociale, qui est celle d'« éveiller, de guider et de fortifier dans le cœur de la nouvelle génération les sentiments de confraternité et de solidarité humaines ». Ce qui intéresse Reis c’est d’attirer l’attention sur le signifié mobilisateur émotionnel que l’arbre représente en escomptant des conséquences d’adhésion civique16.
13De son côté, le directeur du Siècle Agricole avertit que « ce n'est pas une fête banale », mais avant toute une cérémonie où les enfants et les adultes écoutent la « leçon profitable » énoncée par les professeurs primaires, et dans laquelle on devra souligner « la cause sainte » qui n'est autre que l'actuelle fête envisagée comme une « grande leçon civique17 ». En effet, dans le nº 34 du 24 mars, où d'ailleurs on fait le bilan des commémorations, on lit qu'avec la Fête de l'Arbre « un esprit nouveau, avide de progrès salutaire, anxieux de transformations radicales, désireux de se libérer de la routine », a contaminé le « sentiment national18 ». En tentant de faire un bilan L'Illustration Portugaise, en 1913, nous parle de l'initiative du Siècle Agricole comme d'un grand événement civique qui a pris une grande importance dans le Pays tout entier.
Des milliers d'enfants, de la capitale aux plus lointains villages, ont planté des arbres au son des hymnes, devant leurs maîtres et leurs camarades, dont les mots leur inculquaient au fond de leurs âmes le culte de l'arbre19 (s.a., 1913).
14Finalement, l’image de l'arbre qui était envisagée comme « amour pour l'activité productive de la campagne, l'espoir de meilleurs jours […] ; le besoin du développement de tous les intérêts, matériels et affectifs, qui lient l'homme à la terre qui le nourrit au sein de laquelle il se repose20 », a été reprise par le ministre João Camoesas. Celui-ci a publié, dans le Journal Officiel du 21 mars 1923, un arrêté21 dans lequel on accorde au Culte de l'Arbre, en tant que symbole d'amour de la nature, une grande valeur éducative, puisqu'il « donne sa contribution à une plus parfaite et intime intégration de l'homme à la terre qui constitue la base géographique de sa Patrie ». Et, par conséquent, il exige que dans les écoles de l'enseignement primaire, les professeurs choisissent un jour du mois d'avril, pour célébrer la Fête de l'Arbre, laquelle devra être accompagnée de « leçons de teneur patriotique et éducative ».
15La Fête de l’Arbre, utilisant une métaphore agricole, d’ailleurs très présente dans les textes pédagogiques de l’époque, a servi aux républicains, comme nous l’avons vu, à mieux divulguer la trilogie sacrée : éducation, prospérité, progrès. Au niveau idéologique cette trilogie, était bien présente dans le catéchisme laïque (voir des manuels de morale civique), elle avait besoin d’être complétée, au niveau du rite, par la fête pour mieux forger les sentiments des écoliers en tant que futurs « hommes nouveaux ». Cette fête visait une sorte de réenchantement de la nouvelle société rachetée par l’éducation civique et en quête de nouvelles valeurs. C’est précisément à l’égard du réenchantement qu’il faut envisager l’image de l’arbre autrement. Si, d’une part, j’accepte volontiers que la métaphore agricole mise en évidence par Hameline et Charbonnel22, joue un rôle important en tant que véhicule des idées et des sentiments, en l’occurrence républicains, je pense, d’autre part que le concept de métaphore s’avère assez insuffisant pour rendre compte de la fécondité de l’image de l’arbre saisie comme « image matricielle » (symbole primaire de la psyché et de la tradition culturelle humaines).
16Ce que je reproche à la notion de métaphore d’Hameline et de Charbonnel c’est le fait qu’elle désigne à la fois la forme de la métaphore « en tant que figure du discours focalisé sur le mot » et le sens de la métaphore « en tant qu’instauration d’une nouvelle pertinence sémantique23 », ce qui conduit à oublier l’essence de la métaphorisation, c’est-à-dire de l’activité poïétique du langage24. Autrement dit, leur notion de métaphore, même si elle est bien pour ces auteurs un phénomène de discours reposant sur une logique de similitude et un rapprochement entre réalités hétérogènes25, ne prend pas suffisamment en compte la dimension herméneutique comme telle et c’est pour cela que j’insisterai sur la « prégnance symbolique » de l’image de l’arbre.
17Si l’on se réfère aux apports de Ricœur, de Wunenburger et de Durand c’est pour mieux comprendre comment, au niveau de la référence de la métaphore en tant que pouvoir de « redécrire » la réalité26, il faut travailler et saisir les aspects « arborescents » de l’image. Cette « redescription » provoque, à son tour, un déplacement épistémologique entre une linguistique formaliste et une linguistique basée sur le plan herméneutique, ce qui nous permet de rejoindre la fiction elle-même. C’est bien une linguistique de ce genre qui valorise une opération de « rapprochement » des significations et attribue à l’image une prééminence, génétique et symbolique, la liant ainsi à une expressivité poétique originaire qui s’oppose à la démarche de la linguistique formaliste ; en effet celle-ci fait le choix de rattacher les images poétiques à une opération d’« écart » par rapport à un sens déjà présent dans un énoncé littéral, ce qui est contestable. Dans cette perspective, l’image de l’arbre enracinée dans le langage27 et guidée par une sémantique des profondeurs, ne peut pas se dispenser du niveau herméneutique ouvert à la triple « expressivité » du symbole28, qu’elle soit cosmique, psychique et poétique :
Il faudrait comprendre qu’il n’y a pas trois formes incommunicables de symboles ; la structure de l’image poétique est aussi celle du rêve lorsque celui-ci tire des lambeaux de notre passé une prophétie de notre devenir et celle des hiérophanies qui rendent manifeste le sacré dans le ciel et les eaux, la végétation et les pierres29.
18En bref, mon but ici c’est de parvenir à montrer que l’image de l’arbre ne concerne pas seulement le procédé du « donner à voir », du « voir comme », mais au contraire, nous amène plus loin – au monde des résonances entre les différentes modalités du symbole que nous avons déjà mentionnées et au carrefour des imaginaires individuels et collectifs. Ainsi l’arbre est un
‘Symbole de la vie’, en perpétuelle évolution, en ascension vers le ciel, il évoque tout le symbolisme de la verticalité : ainsi l’arbre de Léonard de Vinci. D’autre part, il sert aussi à symboliser le caractère cyclique de l’évolution cosmique : mort et régénération ; les feuilles surtout évoquent un cycle, celui des arbres qui se dépouillent et se recouvrent chaque année de feuilles. L’arbre met aussi en communication les trois niveaux du cosmos : le souterrain, par ses racines fouillant les profondeurs où elles s’enfoncent, la surface de la terre, par son tronc et ses premières branches supérieures et sa cime attirées par la lumière du ciel30.
19Ainsi, il n'est pas étonnant que la Fête de l'Arbre puisse apparaître comme un cérémonial « fondé sur une intuition globale du sacré bio-cosmique qui se manifeste à tous les niveaux de la vie, s'accroît, s'épuise et se régénère périodiquement31 ». En effet, les idées de rénovation, de recommencement et de restauration, indépendamment de leurs caractéristiques, sont réductibles à la notion de naissance et celle-ci, à son tour, à la notion de création cosmique. Donc la régénération cosmique, dont nous a parlé Fernando Catroga, symbolisée par la Fête de l'Arbre et par le geste symbolique de sa plantation, « symbolisait l'autosuffisance ontique de la nature et son éternelle reproduction32 ». Et ainsi cette sorte de régénération doit être comprise à la lumière du mythe cosmogonique, comme mythe paradigmatique de la création et non le contraire : l'arbre représente pour Eliade « le Cosmos vivant, se régénérant sans cesse et la vie inépuisable […] l'arbre-cosmos peut, de ce fait, devenir à un autre niveau, l'arbre de la 'Vie-sans-mort'33 ».
20Il ne faut pas oublier que la Fête de l'Arbre, promue par les républicains, avait lieu normalement au Printemps dont la symbolique, selon Mircea Eliade, est révélatrice des intentions de la pédagogie civique républicaine :
Le printemps est une résurrection de la vie universelle et par conséquent de la vie humaine. Par cet acte cosmique, toutes les forces de création retrouvent leur vigueur initiale. La vie est reconstituée intégralement ; tout commence à nouveau34.
21 On peut donc mieux comprendre pourquoi la Fête de l’Arbre a joué un rôle significatif dans l’imaginaire collectif républicain, d’autant qu’elle symbolisait aussi l’idéal de la régénération et de la ritualisation du nouveau temps irréversible et progressiste instauré par l’action républicaine :
Aussi n’est-il pas étonnant de constater que l’image de l’arbre est toujours inductrice d’un certain messianisme, de ce que nous pourrions appeler le ‘complexe de Jessé’. Tout progressisme est arborescent35.
22Mais il symbolise aussi l’homme primordial (au sens soit de l’homme nouveau, soit de l’homme régénéré).
23A cet égard Fernando Catroga – un des meilleurs spécialistes du républicanisme portugais – attire l’attention sur le fait que l’arbre représente pour les républicains une « humanité nouvelle » où le thème de l’« homme nouveau » (l'« homme régénéré » et l'« homme civique ») joue un rôle important dans la construction d’une République anticléricale et démocratique36. Ainsi se comprend la remarque de Jung dans son œuvre Les Racines de la Conscience, quand il affirme qu’à chaque plantation d’un arbre correspond, au niveau archétypal, la création d’un « homme nouveau » :
La figure humaine cachée dans le tronc montre l'identité de l'arbre avec l'homme et se trouve en outre à l'égard de l'arbre dans le même rapport que l'enfant à l'égard de sa mère. Ce dernier trait concorde avec la signification féminine et maternelle de l'arbre. […] Ainsi l'être né de l'arbre se trouve caractérisé non seulement comme un être naturel, mais aussi comme homme primordial sortant du sol. […] Selon les idées les plus anciennes, les hommes sortent des arbres ou des plantes. L'arbre est en quelque sorte une métamorphose de l'homme étant donné que, d'une part, il provient de l'homme primordial et que, d'autre part, il devient l'homme. […] l'arbre doit être conçu comme l'anthropos, c'est-à-dire comme le Soi37.
24Compte tenu des implications symboliques de l’image de l’arbre et de ses rapports avec sa propre Fête, on peut relever que dans la symbolique, le symbolisant imagé renvoie à un symbolisé qui renvoie lui-même à une chaîne de significations intellectuelles ou spirituelles indirectes, selon des niveaux hiérarchiques : tel arbre planté se rattache à la naissance d’un enfant (niveau de la métaphore tout court), qui symbolise lui-même le développement et la formation de cet enfant à l’instar de la plante (niveau de la métaphore agricole), qui par sa croissance fait penser à l’épanouissement humain, au sacré bio-cosmique (l’arbre-cosmos), à la régénération cosmique, à l’irréversibilité du temps, à l’homme primordial (nouveau ou régénéré) et même au paradis, toutes significations qu’on peut toujours prendre en compte (niveau de prégnance symbolique). C’est pourquoi je suis tout à fait d’accord avec Jean-Jacques Wunenburger, quand il affirme :
l’activité symbolique [contrairement au jeu métaphorique, c’est moi qui le souligne] reste fondamentalement asymptotique, tangentielle, elle dévoile d’autres horizons invisibles à première vue, mais sans que nous puissions les rejoindre, c’est-à-dire mettre la main sur l’espace du sens38.
25Comme nous l’avons vu, l’image parlante de l’arbre semble bien échapper à toute détermination unilatérale, et notamment à l’emprise de l’énoncé métaphorique, puisque toute vraie image symbolique relève finalement d’un entre-trois : cosmique, psychique et poétique. Ainsi, l’arbre, en tant que symbole primaire (image archétypique) a permis, d’une part aux républicains portugais de pouvoir afficher leurs idées « démopédiques » qui visaient soit la formation de l’« homme nouveau », soit la construction d’un « Âge d’Or » sur terre, en l’occurrence une république régénérée où la tache comme la souillure monarchique, le cléricalisme jésuitique et l’ignorance seraient exclues ; et d’autre part, le même symbole a réussi à modeler, à l’insu des républicains, leur idéologie selon une orientation plurivoque et même à ouvrir la multiplicité du sens sur l’« équivocité de l’être » (Ricœur).
Notes de bas de page numériques
Bibliographie
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Pour citer cet article
Alberto Filipe Araújo, « L’image et le symbolisme de l’Arbre dans la pensée pédagogique républicaine portugaise (1910-1926) », paru dans Loxias, Loxias 3 (févr. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1630.
Auteurs
Université du Minho Braga, Portugal