Loxias | Loxias 15 Autour du programme d'Agrégation de lettres 2007 | I. Littérature française | 2. Molière 

Hélène Baby  : 

Contribution à l'étude de la prose moliéresque : l’exemple de L'Amour médecin (1665)

Index

Mots-clés : cadence , D'Aubignac, métrique, naturel, octosyllabe, prose, rythme, vers blanc

Géographique : France

Chronologique : XVIIe siècle

Thématique : théâtre

Plan

Texte intégral

Malgré l’ouvrage fondateur de Maurice Pellisson paru dès 1914 et intitulé Comédies-ballets de Molière1, la critique moliéresque consacrée aux pièces avec musique s’est longtemps complu dans un texto-centrisme dévastateur, comme le montre de façon exemplaire l’introduction de L’Amour Médecin dans l’édition de 1965 destinée à l’enseignement secondaire :

Un fait est à retenir, c’est que Molière, en dépit des allégations de son Avis au Lecteur, a supprimé dès qu’il l’a pu la partie musicale de l’œuvre, et qu’elle n’a presque jamais été reprise depuis. Cette suppression est significative. Dans L’Amour médecin, le scénario et le texte n’ont nul besoin de support ni de commentaire lyrico-burlesque. Les trois actes sont tellement bien menés qu’ils entraînent irrésistiblement le rire : leur virtuosité suffit à notre plaisir.2

Il a fallu attendre les travaux de Charles Mazouer3 pour que soit renouvelée la perspective de la critique sur l’ensemble des pièces en musique et sur celles de Molière en particulier. Le titre d’un de ses articles, « Il faut jouer les intermèdes des comédies ballets de Molière4 »,qui sonnait naguère comme un mot d’ordre quasi révolutionnaire, est d’ailleurs aujourd’hui devenu une heureuse évidence de la critique et de la pratique moliéresques5 : personne désormais ne songe plus à laisser dans l’ombre les « ornements » des pièces. Pourtant si le texte de Molière a pu aussi longtemps occulter les ornements, n’est-ce pas parce que, précisément, il possède en lui-même la qualité propre de ces intermèdes ? Et en ce XXIe siècle commençant, forte des acquis critiques et musicologiques de ces vingt dernières années, la perspective texto-centriste n’est-elle pas finalement nécessaire pour comprendre les ornements ? Tel est, en tout cas, le pari que nous faisons ici. Notre réflexion portera non pas sur le dialogue (c’est-à-dire son rythme, ses enchaînements ou ses ruptures), mais sur la matière même du dialogue, c’est-à-dire la prose elle-même. Chacun l’aura remarqué en effet, les trois pièces au programme de l’agrégation cette année, L’Amour médecin, Monsieur de Pourceaugnac et Le Malade imaginaire, sont trois pièces en prose, ce qui nous donne l’occasion de réfléchir à la spécificité de cette prose non narrative, mais dramatique.

S’il est un lieu commun qui fédère, malgré les polémiques qui les opposent, les partisans d’un Molière moraliste et ceux d’un Molière bouffon, c’est bien le naturel de l’entreprise dramatique de Poquelin. Son théâtre comique traduit de façon exemplaire la dialectique de la littérature et du réel propre à l’âge classique, âge où l’imitation de la nature se construit à la fois dans l’artifice et dans la dissimulation de l’art, comme l’exprime si nettement Fénelon :

L'art est défectueux dès qu'il est outré. Il doit viser à la ressemblance6.

« Il faut peindre [les hommes] d’après nature. On veut que ces portraits ressemblent » proclame Dorante dans La Critique de L’École des Femmes7: dans le champ du dramatique, la « ressemblance » des portraits aux hommes n’a guère d’autre vecteur que les dialogues qu’ils échangent. Il était donc logique que la critique mît au jour le fonctionnement singulier du dialogue moliéresque. Le travail fondateur de Robert Garapon, La fantaisie verbale et le comique dans le théâtre français du Moyen Age à la fin du XVIIe siècle8, a montré comment l’utilisation par Molière du jeu avec les mots en était en même temps le « dépassement » ; en d’autres termes, comment Molière parvenait à faire oublier l’artifice au profit du « mouvement dramatique » et de « la peinture psychologique »9. Explorant les pistes ouvertes par ces pages magistrales, la critique a pu souligner des qualités stylistiques récurrentes, comme la clarté, la variété et le dynamisme10, contribuant toutes à cette « illusion de vérité d’une discussion à plusieurs personnages11 ». Et personne n’ignore l’heureuse expression de Robert Garapon, le « ballet de paroles12 », visant à décrire la virtuosité travaillée, et finalement naturelle, des échanges entre deux, trois ou quatre personnages13.

Au nombre des arguments en faveur d’un naturalisme de Molière apparaît l’usage majoritaire que le dramaturge fait de la prose. Cet argument repose sur deux présupposés qu’il s’agit de vérifier : l’un, que Molière préfère la prose, et l’autre que la prose est plus naturelle que le vers.

Un rapide inventaire14 comparatif des pièces écrites respectivement en prose, en alexandrins (le grand vers), et en vers hétérométriques, donne les résultats suivants. Dix-huit pièces en prose : La Jalousie du Barbouillé, Le Médecin volant, Les Précieuses ridicules (1659), La Critique de L’École des femmes (1663), L’Impromptu de Versailles (1663), Le Mariage forcé* (1664), Dom Juan (1664), L’Amour médecin* (1665), Le Médecin malgré lui (1666), Le Sicilien* (1667), George Dandin* (1668), L’Avare (1668), Monsieur de Pourceaugnac* (1669), Les Amants magnifiques* (1670), Le Bourgeois gentilhomme* (1670), Les Fourberies de Scapin (1671), La Comtesse d’Escarbagnas* (1672), Le Malade imaginaire* (1673). Deux pièces en vers hétérométriques : Amphitryon (1668), Psyché (1671). Une pièce mixte : La Princesse d’Élide (pièce commencée par 366 alexandrins et finie en prose, 1664). Et onze pièces en alexandrins : L’Étourdi (1653), Le Dépit amoureux (1656), Sganarelle ou Le Cocu imaginaire (1660), Dom Garcie de Navarre (1661), L’École des maris (1661), Les Fâcheux (1661), L’École des femmes (1662), Le Tartuffe (1664), Le Misanthrope (1666), Mélicerte (1666), Les Femmes savantes (1672).

Il est manifeste que Molière, au fur et à mesure de sa carrière, fait le choix de la prose : à partir de 1666, il abandonne l’alexandrin pour ne l’employer que six ans plus tard, et pour la dernière fois, dans Les Femmes savantes en 1672. De fait, en 1666, à la moitié de sa carrière parisienne, il a déjà beaucoup fait pour la comédie : avec la création de L’École des femmes en 1663, il a donné au genre ses lettres de noblesse en lui conférant une division en cinq actes et une versification en alexandrins, c’est-à-dire une dispositio empruntée au genre dramatique le plus élevé, la tragédie. Ce faisant, il a aussi amplement démontré ses capacités de versificateur, et peut donc sereinement retourner à la prose. Et, aux esprits chagrins qui voudraient établir un partage entre une prose ou des petits vers réservés à la farce et aux divertissements (comme pour Le Médecin malgré lui en 1666), et des alexandrins réservés à la comédie morale et psychologique (comme pour Le Misanthrope en 1666), la comédie de L’Avare (1668) oppose l’heureux démenti du naturel. Molière a su « infléchir le genre de la comédie en cinq actes dans une direction nouvelle, celle du naturel15 ».

Si le choix de la prose, dans la majorité de ses créations dramatiques, et dans la presque totalité de la deuxième partie de son théâtre, semble prouver une recherche de naturel, c’est qu’il est en effet généralement admis que la prose, plus vraisemblable que le vers par son caractère spontané et réaliste, a toutes les qualités nécessaires à la peinture « d’après nature ». Molière n’est d’ailleurs pas le premier à préférer la prose : le débat sur la plus grande vraisemblance de la prose traverse tout le XVIIe siècle, depuis les créations d’Honoré d’Urfé dans le premier tiers du siècle, jusqu’aux fines critiques de Charles Sorel en 1671, en passant par les prises de position extrémistes d’un Chapelain (1630)16 ou d’un abbé d’Aubignac (1657)17 qui préconisent la suppression du vers dans le langage dramatique. Il est vrai que l'argumentation des opposants à la versification sur scène s'alimente directement au chapitre 4 de La Poétique d'Aristote :

[…] lorsque le parlé fut introduit, la nature trouva d'elle-même le mètre approprié : de fait le mètre iambique est celui qui s'accorde le mieux au parlé, et la preuve c'est que nous prononçons beaucoup de mètres iambiques dans la langue de la conversation […]18.

Le stagirite justifiait donc l'usage du mètre iambique au théâtre par son caractère naturel, c'est-à-dire par la ressemblance du vers et de la prose. Il ouvrait donc la voie à la suppression de tous les mètres et procédés « non naturels », comme l'hexamètre dactylique, et a fortiori, fournissait un argument essentiel aux adversaires du vers français caractérisé par ce procédé si peu naturel qu'est la rime. Pourtant, même les partisans du vers libre (c’est-à-dire non rimé) reconnaissent qu’il y a loin de la théorie à la pratique. Ainsi, Honoré d’Urfé, dans la préface de sa Sylvanire (1627) avoue que son lecteur se demandera :

pourquoi étant si ennemi de la rime dans cette sorte de Poème, l'on voit toutefois que j'y en ai mis en plusieurs lieux19.

Pourquoi ? Parce que le siècle entier se débat entre vraisemblance et beauté, entre artifice embellissant et naturel réaliste : d’Urfé lui-même reconnaît que « la rime dans le vers est un fard qui couvre plusieurs rides et plusieurs défauts20 ». Et Charles Sorel en 1671, malgré ses convictions de critique expérimenté, laisse transparaître les contradictions du siècle, au point qu'il propose un partage de la cadence en fonction de la condition sociale des personnages, même s'il conçoit que cette inégalité de mesure pourrait choquer :

Pour faire une autre distinction facile, et apporter une réformation nouvelle, nous dirons que dans les comédies où tous les personnages ne font que parler, il faudrait qu'il n'y eût que des dieux ou demi-dieux, ou de grands hommes qui parlassent avec rime et mesure, et que les moindres personnages parlassent en prose. On repartira que cette observation ne serait point agréable, et que de voir une pièce moitié en vers, moitié en prose, ce serait une inégalité fort choquante ; mais cela ne serait peut-être pas si étrange que l'on croit ; il le faudrait éprouver21.

Le souhait de Sorel découle des frontières que le débat sur la versification au cours du siècle a grosso modo dessinées dans le champ dramatique : l’évolution de l’écriture théâtrale a renforcé la ligne de partage entre comédie et tragédie, et alors que les productions comiques de la première moitié du siècle sont majoritairement en vers, celles de la deuxième moitié sont largement en prose. Si les comédies de Rotrou sont toutes en alexandrins, cette pratique systématique de la versification est impensable après Molière, et les dancourades de la fin du siècle sont des pièces en prose (même si en 1699 Dancourt fera paraître La Famille à la mode, comédie de cinq actes en vers libres). Spécification qui repose implicitement sur le naturel de la comédie, tableau de la société moyenne et ordinaire, alors que les tragédies, réservées à l'extraordinaire, demeurent versifiées.

Le choix de la prose par Molière est-il donc un choix générique, et répondant par là au caractère médiocre et familier de la comédie ? Ou bien un choix plus largement dramatique, affirmant par là que la ressemblance théâtrale exige de mettre sur scène la prose réellement parlée par les hommes ? Ces deux questions semblent impliquer une équivalence, pourtant problématique, entre la conversation familière et privée et la déclamation comique. Car l’hypothèse de la prose qui vise au naturel découle du présupposé selon lequel le comédien chez Molière récite son texte (le déclame) comme il parlerait, et que donc, l’utilisation de la prose revient à faire parler les comédiens sur le théâtre comme ils parleraient dans la vie. Équivalence peu probable, malgré la révolution moliéresque en ce domaine… Car ce présupposé s’appuie presque exclusivement sur L’Impromptu de Versailles et les moqueries que Molière y instille à l’encontre de la déclamation des Grands Comédiens. Les lumineuses analyses de Sabine Chaouche22 expliquent très clairement que Molière critique Montfleury et la boursouflure de son actio, sans pour autant remettre en cause l’emphase nécessaire à la déclamation du comédien. C’est la confusion de l’emphase et de l’outrance qui fait de Montfleury un comédien inconvenant, par « l’inadaptation de cette outrance avec le contexte dramatique23 ». Pour y voir plus clair, il faut revenir sur la notion faussement consensuelle de « naturel » : le naturel dans la fiction est à comprendre comme l’une des déclinaisons de l’aptus cicéronien, c’est-à-dire, non comme la copie de la nature, mais comme l’adaptation logique du personnage au caractère. L’écriture vraisemblable, le jeu naturel, tout concourt à la perspective comique qui est le ridicule, que l’on peut comprendre comme « transposition proportionnée de la disproportion », selon la belle formule de Patrick Dandrey24.

La distinction entre la conversation familière, la déclamation et le chant reste donc opératoire pour Molière. Ce qui n’empêche pas le dramaturge de vouloir réformer ladite déclamation : son effort essentiel porte sur la suppression de la prononciation de la syllabe finale dans la déclamation comique. « Grâce à cette rénovation apportée par Molière dans le genre comique, progressivement on ne souhaite plus faire sonner systématiquement toutes les consonnes des mots dans la déclamation. »25 Or la prose « se prêtait mieux à cette libération et cette ouverture de la diction au vulgaire »26. Mais si la prose chez Molière traduit sans aucun doute la volonté de rénovation de la déclamation comique, loin s’en faut qu’elle transcrive telle quelle la conversation triviale et familière. Proposant une déclinaison singulière, et nouvelle en son temps, de la déclamation comique, la prose moliéresque a ses propres codes et ses propres conventions, au même titre que le lazzo ou le masque : on peut penser qu’elle est un des outils de la déformation comique, pour laquelle Molière invente un nouveau langage déclamatoire.

Il s’agit ici de montrer, dans le détail, que la prose dramatique dans le théâtre de Molière présente les caractéristiques d’une prose versifiée, c’est-à-dire qu’elle s’organise autour de la cadence de vers blancs et de rimes. Cette hypothèse avait été formulée en son temps par le défricheur Maurice Pellisson, qui consacrait déjà un chapitre à la question des vers blancs dans la comédie-ballet de Molière27. Plus tard, Georges Couton écrivait à propos du Sicilien ou L’Amour peintre, pièce réputée être « une petite comédie toute tissée de vers non rimés de six, de cinq ou de quatre pieds28 », que Molière « a fait l’essai d’une prose poétique29 ». Mais rares sont les études précises qui permettent d’en savoir un peu plus sur la « poétisation » moliéresque de la prose : le chapitre de Gabriel Conesa consacré au rythme du langage dramatique fait ainsi la part belle au vers moliéresque, et aborde le problème de la prose essentiellement à partir de Dom Juan. Remarquant la fréquence du segment octosyllabique dans la prose moliéresque, il conteste néanmoins la « création inconsciente de vers blancs » et préfère parler d’une « caractéristique » du discours en prose30. Car G. Conesa évacue l’hypothèse du vers blanc octosyllabique au motif que Molière n’utilisait pas l’octosyllabe (« Molière n’utilisait presque jamais l’octosyllabe et l’on voit mal d’où lui viendrait cette habitude »). Il suffit cependant de lire les intermèdes de Monsieur de Pourceaugnac qui exploitent tous l’octosyllabe31 ou encore les deux prologues et les intermèdes du Malade imaginaire qui l’utilisent presque tous32, pour constater l’usage fréquent du vers octosyllabique par Molière (sans même recenser tous les octosyllabes de son Amphitryon).

En fait, la réticence de la critique à nommer vers blancs les cadences incontestablement récurrentes dans la prose moliéresque procède de deux raisons, corollaires l’une de l’autre. L’une tient au fait que la notion de vers blancs dans la prose renvoie (inconsciemment ?) à l’harmonie d’une langue à la Chateaubriand, ce qui dissuade d’emblée, et bien légitimement, de l’appliquer aux dialogues enlevés de la comédie. L’autre est qu’on voit mal comment cette notion poétique pourrait convenir à la scurrilité du farceur Molière33. Ces deux raisons sont liées par l’implicite qui veut que la régularité rythmique de la prose émane d’une volonté esthétisante et qu’elle postule une harmonie… Implicite à revoir : car la cadence, cette mécanique sonore de la répétition, peut non seulement relever de la dénonciation comique mais aussi participer à la déformation burlesque. L’on pourrait alors supposer que la récurrence quasi systématique du segment octosyllabique ne découle pas du hasard ou d’une propension naturelle de Molière à écrire selon cette cadence, mais bien d’un choix poétique conscient. C’est en tous cas ainsi que nous formulons notre hypothèse de lecture, et que nous proposons, à partir de L’Amour médecin, de voir dans la cadence versifiée de la prose une source supplémentaire de comique.

Maurice Pellisson déclarait que « dans L’Amour médecin, représenté un an après La Princesse d’Elide, on ne trouve guère de vers blancs ; encore est-il qu’on en peut noter quelques-uns34 ». Quelques-uns, c’est-à-dire beaucoup, comme on va le voir…

Précisons d’abord notre démarche, ainsi que les principes recteurs du décompte des syllabes et du repérage des unités métriques. Nous avons travaillé avec l’édition originale (Paris, Théodore Girard, 1666) dans laquelle nous citerons la pièce. Nous n’avons pas recours aux procédés anti-naturels de la conversation, comme les diérèses (sur « ambition » par exemple) ou le compte du « e » muet en fin de mot après voyelle (comme « vie », par exemple) pour dénombrer les syllabes. Et le groupe métrique qui constitue l’objet d’étude est un groupe défini par une unité syntaxique, presque toujours encadré par deux marques de ponctuation35, et toujours délimité par l’accentuation. Car un vers blanc n’est pas seulement un groupe numérique de six, sept, huit, dix, ou douze syllabes : c’est aussi un ensemble nettement délimité et accentué de façon singulière, et seul le rythme de ces groupes syllabiques fait le vers. Ainsi par exemple, dans la première scène de L’Amour médecin, le groupe dodécasyllabique « Si elle était en vie, nous nous querellerions » correspond à la scansion traditionnelle de l’alexandrin (6/6) ; de même, un peu plus loin, « Je n’étais pas/ fort satisfait/de sa conduite » correspond au rythme ternaire de ce trimètre qu’on appellera « alexandrin romantique » (4/4/4). En revanche, la phrase « De tous les enfants /que le Ciel m’avait donnés » est bien un groupe dodécasyllabique, mais ne constitue pas un alexandrin régulier car son rythme est de 5/7. Ce type de groupe de douze syllabes sera néanmoins présent dans notre inventaire lorsque la structure (5/7 ou 7/5) se trouve suffisamment répétée dans un temps assez court pour devenir audible, et donc faire surgir une véritable cadence autour d’alexandrins dérythmés. Seule la répétition peut créer la sensation pour l’oreille : l’auditeur entendra alors un vers, certes libéré des règles malherbiennes, mais ressenti comme un vers. Ce sont d’ailleurs les rythmes impairs qu’affectionne Molière dans les parties chantées et dans celles de L’Amour médecin en particulier : nous y reviendrons. Pour ce qui concerne les décasyllabes, Molière, on le verra, les fait singulièrement apparaître en respectant la scansion 4/6 ou 6/4, même s’il se laisse aller parfois à la facilité de deux groupes symétriques 5/5. Peletier du Mans dans son Art Poétique affirmait déjà que la déclamation de vers dépend d’une cadence et que l’effet de rythme est accentué par l’homophonie finale de la rime :

Car si les Poètes sont dits chanter pour raison que le parler qui est compassé d’une mesure, semble être un chant : d’autant qu’il est mieux composé au gré de l’oreille que le parler solu : la Rime sera encore une plus expresse marque du Chant : et par conséquent, de Poésie36.

« Au gré de l’oreille », écrit Peletier. De fait, le texte de Molière est à entendre. Aussi notre inventaire ne saurait-il se borner à faire la liste des alexandrins, la liste des octosyllabes, etc., mais tente de mettre en rapport le surgissement de tel ou tel mètre avec les sonorités de l’ensemble du dialogue. Se font alors entendre des rimes, lorsque les jeux sur les sonorités, en particulier les échos phoniques sur les syllabes accentuées (homéotéleutes37, assonances38), correspondent aux différents mètres utilisés dans la prose. Il ne s’agit pas, là encore, seulement de relever le nombre d’assonances ou d’allitérations qui viennent orner la prose de Molière, mais bien de montrer que le jeu sur les sonorités survient à un moment précis, en rapport direct avec les mètres rencontrés. Lorsque les mêmes rythmes apparaissent avec une certaine fréquence, un certain ordre dans tel ou tel dialogue, lorsqu’ils s’appuient sur des homophonies vocaliques ou consonantiques, ils fabriquent alors un tissu musical indéniable à qui veut bien prêter l’oreille.

L’inventaire qui suit, bien plus qu’une liste, est le cœur même de la démonstration : il a pour ambition de donner, à ceux qui ont « des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre39 », des oreilles pour faire entendre au lecteur l’ornement musical que fournit la prose moliéresque. Car le texte de Molière offre à son lecteur la possibilité d’y entendre des vers, et c’est à la concrétisation de ce possible que nous nous attachons dans le cadre de cette étude (limitée, pour des raisons évidentes de volume, à L’Amour médecin). C’est pourquoi, afin de faire apparaître le surgissement mécanique d’un même groupe rythmique dans un passage, de faire entendre le tempo (largo, andante, allegro, presto, prestissimo), et les échos sonores, nous avons choisi de ne pas séparer les effets les uns des autres mais d’en livrer une description linéaire. Ce qui aura l’avantage de replacer leur fréquence dans une perspective plus large, celle de la pièce, de ses ruptures actorielles, et de ses personnages.

Acte premier

Scène I, 1

Cette scène d’ouverture présente plusieurs vers blancs, des alexandrins, des décasyllabes, des octosyllabes et des hexasyllabes, plus particulièrement situés sur les trois premières répliques (qui forment en tout 24 lignes dans l’édition du programme40), et sur la dernière réplique.

« ! et que je puis bien dire » (hexasyllabe, noté ici : 6). Le phénomène de scansion est accentué par l’assonance en [i] (la sonorité récurrente est soulignée par nous dans le présent inventaire)41. « , que qui terre a guerre a, » (6) « , et qu’un malheur/ ne vient jamais sans l’autre. » (décasyllabe, au rythme traditionnel 4/6, qui sera noté ici de la façon suivante : 10 ; 4/6 ; lorsque comme ici, les rythmes sont contigus dans la même phrase, les groupes de phrase sont juxtaposés dans le présent inventaire sans les crochets […]) […] « , cette perte m’est très sensible, » (8 ; 3/5) « et je ne puis m’en ressouvenir sans pleurer. » (groupe dodécasyllabique, noté 12 ; 4/5/3) « Je n’étais pas/ fort satisfait de sa conduite, » (trimètre, noté ici : 12 ; 4/4/4) « et nous avions le plus souvent dispute ensemble ; » (12 ; 4/4/4) […] « , la mort rajuste toutes choses. » (8) […] « Si elle était en vie, nous nous querellerions. » (alexandrin noté 12 ; 6/6) « De tous les enfants que le Ciel m’avait donnés ; » (12 ; 5/7) « il ne m’a laissé qu’une fille, » (8) […] « , dont il n’y a pas moyen de la retirer ; » (12 ; 7/5) « et dont je ne saurais même apprendre la cause. » (12 ; 7/5) « Pour moi j’en perds l’esprit ; » (6) […] « Vous êtes ma nce : vous, ma voisine, » (10 ; 6/4) « et vous, mes compères et mes amis : » (10 ; 5/5)

Donc, sur un total de 24 lignes de prose prononcées par Sganarelle, surgissent trois alexandrins, trois décasyllabes, trois octosyllabes, trois hexasyllabes, tous parfaitement réguliers, auxquels s’ajoutent quatre groupes dodécasyllabiques dont trois sont dérythmés sur le mode impair (5/7 et 7/5). Le tissu musical de la réplique est cousu par les sonorités récurrentes [i] et [ε]. De même, la dernière réplique de Sganarelle est exemplaire, tant elle est construite sur une alternance d’octosyllabes, d’hexasyllabes et de dodécasyllabes : 8-6-8-12-8-12-8-6-12.

« Vous vendez des tapisseries, » (8 ; 3/5) […] « Celui que vous aimez, » (6) […] « Et quant à vous, ma chère nièce, » (8 ; 4/4) […] « , de marier ma fille avec qui que ce soit, » (12 ; 6/6) « et j’ai mes raisons pour cela. » (8 ; 5/3) […] « , quoique tous vos conseils soient les meilleurs du monde, » (12 ; 6/6) « vous trouverez bon, s’il vous plaît, » (8 ; 5/3) « que je n’en suive aucun. » (6) « Voilà de mes donneurs de conseils à la mode. » (12 ; 2/7/3)

Manifestement, la prose des interlocuteurs de Sganarelle est bien plus « naturelle », et seulement deux répliques, l’une de Monsieur Guillaume en début de scène, et l’autre d’Aminte, comportent chacune un phénomène rythmique remarquable.

M. Guillaume : « Et combien donc en voulez-vous avoir ? » (10 ; 4/6)

Aminte : « , et je la marierais fort bien, » (8) « et le plus tôt que je pourrais, » (8) (57)

Scène I, 2

« , voilà ma fille qui prend l’air. » (8) « Elle ne me voit pas. » (6) […] « , et tu ne veux pas me dire ce que tu as. » (12 ; 5/7 ou 7/5) […] « , découvre-moi ton petit cœur, » (8 ; 4/4) […] « Veux-tu que je te baise ? » (6) […] « Découvre-m’en la cause, » (6) […] « , que tu voies plus brave que toi ? » (8) […] « Aimerais-tu quelqu’un, » (6)

Les hexasyllabes scandent le discours de Sganarelle. A ces effets traditionnels des « vers » s’ajoute le rythme très sensible « questions/réponses », qui fait alterner les phrases longues et les phrases brèves, et les échos sonores très nets en [i] et en [a] et [wa] : « voilà ma fille …Elle ne me voit pas ; elle soupire…Dieu vous gard ! Bonjour ma mie…comme vous en va ? Hé ! quoi ? ….mélancolique comme cela….ce que tu as…ma pauvre mie, dis, dis ; dis tes petites pensées à ton petit papa mignon…courage…humeur-…j’enrage…dis-moi…mourir….déplaisir »

Scène I, 3

La scène I.3 vient opposer l’un à l’autre les deux personnages traditionnels de la comédie : au père autoritaire vient répondre la rusée servante. Dès le premier échange, on repère la tendance à l’hexasyllabe dans des groupes rythmiques juxtaposés :

« , vous venez d’entretenir votre fille » (10) « , c’est une coquine qui me fait enrager. » (12 ; 6/6) « Monsieur, laissez-moi faire, » (6) « je m’en vais la sonder un peu. » (8) « Il n’est pas nécessaire, » (6),

En revanche, les rythmes repérables dans la suite de la scène sont moins sensibles : ainsi, le développement42 de Lisette adressé à Lucinde (c’est-à-dire sa longue réplique des pages 50-51), s’il comporte des groupes rythmiques singuliers, ne donne pas lieu à des effets récurrents.

 « , et vous voulez affliger ainsi tout le monde ? » (12 ; 4/5/3) […] « , souhaitez-vous quelque chose de lui ? » (10 ; 4/6) […] « , pourquoi tant de façons ? » (6)

Ils sont en effet trop isolés les uns des autres, tant sur le plan syntaxique que sonore, pour former un ensemble signifiant. Il en va de même dans l’échange qui oppose le père et la fille :

« , puisque vous voulez que je vous dise la chose … » (12 ; 5/7) […] « , je perds toute l’amitié que j’avais pour toi. » (12 ; 7/5)

Consacrée à la « farce du sourd », la fin de la scène, exploitant la mécanique de la répétition stricte des mêmes mots, se dispense alors du travail de la prose (« un mari », « ne m’en parlez point », « un mari », « ne m’en parlez point », « un mari » ; « ne m’en parlez point », « un mari, un mari, un mari »). Ce qui laisse à penser qu’un procédé remplace l’autre : or, le procédé de la répétition a un effet comique indéniable, tant il dénonce la feinte surdité de Sganarelle et inscrit Lisette dans la typologie comique des servantes impertinentes et entêtées. On peut donc supposer que la répétition ─ répétition de mots et, partant, de groupes rythmiques et de sonorités semblables ─ équivaut, en son absence, à la prose versifiée, et que toutes deux participent aux mêmes effets burlesques.

Scène I, 4

Cette scène rassemble Lisette et Lucinde.

« : qu’il n’y a point de pires sourds, » (8) […] « ; j’avais tort de cacher mon déplaisir, » (10 ; 6/4) […] « :tu le vois. Par ma foi, » (3/3, avec écho sonore) « , voilà un vilain homme » (6) […] « Mais d’où vient donc, Madame, » (6) « vous m’avez caché votre mal ? » (8) […] « , c’est cet inconnu qui vous a fait demander, » (12 ; 5/7) […] « , et la demande qu’il a fait faire de moi, » (12 ; 5/7) « m’a paru d’un si honnête homme, » (8) […] « , réduit toute cette tendresse. » (8) « Allez, laissez-moi faire, » (6) […] « , je ne veux pas laisser de servir votre amour ; » (12 ; 6/6) […] « , et pourvu que l’honneur n’y soit point offen, » (12 ; 6/6) […] « Que prétend-il que vous fassiez ? » (8 ; 4/4) « N’êtes-vous pas en âge d’être mariée ? » (12 ; 7/5) […] « , et vous verrez que je sais des détours … » (10 ; 4/6) « Mais je vois votre père. » (6)« , rentrons, et me laissez agir. » (8)

Il est très net que, même si le temps de parole des deux personnages est à peu près équivalent, et même légèrement supérieur pour Lucinde (27 lignes pour Lucinde et 24 lignes pour Lisette dans l’édition du programme), le travail versifié de la prose est l’affaire de l’habile suivante. D’autant que, dans la dernière réplique de Lisette, Molière a fabriqué une alternance, en fin de groupes rythmiques, de sonorités vocaliques (souvent [e] ou [ε]) et de sonorités consonantiques (laissant entendre un [r]) : « allez, allez …se laisser mener …honneur …offensé … libérer …père …fassiez …mariée …marbre …servir …intérêts … verrez … sais … détours…père … rentrons … agir ». Les paroles de Lucinde, pourtant structurées par un décasyllabe, deux octosyllabes et un dodécasyllabe, ne présentent pas ces échos sonores susceptibles de renforcer les effets du rythme. On peut ainsi constater que le travail de la prose concerne davantage le personnage plaisant de la servante que le personnage sérieux de l’amoureuse désespérée.

Scène I, 5

Dans cette scène, consacrée à un monologue de Sganarelle, en dépit de trois hexasyllabes successifs dont les deux derniers forment un bel alexandrin ─ « , et de plus ridicule, » (6) « que d’amasser du bien avec de grands travaux, » (12 ; 6/6) ─ le travail de la prose porte surtout sur les échos sonores des voyelles nasales : « point … bien … rien … rien … bien … soin… mains … rien … bien ».

Scène I, 6

La dernière scène de l’acte premier en revanche, opposant à nouveau Sganarelle et Lisette, est un chef-d’œuvre de virtuosité musicale :

 « Ah, malheur ! ah, disgrâce ! » (6 ; 3/3) « ah, pauvre seigneur Sganarelle ! » (8) « où pourrai-je te rencontrer ? » (8 ;4/4) […] « Ah misérable père ! »! (6) « que feras-tu ? quand tu sauras cette nouvelle ? » (12 ; 4/4/4) […] « Quelle infortune ! » (4) « Quel accident. » (4)

Manifestement, cette première partie de la scène parodie le lyrisme tragique, comme le signale elle-même Lisette : « ne pleurez donc point comme cela ; car vous me feriez rire » (p. 55).

« , est montée vite dans sa chambre » (8) […] « qui regarde sur la rivière. » (8 ; 4/4) « Alors, levant les yeux au ciel. » (8) […] « , il m’est impossible de vivre » (8) « avec le courroux de mon père : » (8) […] « Là elle s’est prise à pleurer amèrement : » (12 ; 5/7) […] « son visage a pâli, » (6) « ses yeux se sont tournés,» (6) « le cœur lui a manqué, » (6) […] « A force de la tourmenter » (8) « je l’ai fait revenir : » (6) « mais cela lui reprend de moment en moment : » (12 ; 6/6)

L’ensemble des répliques de Lisette est structuré par le tissu sonore formé par des assonances en [i] et en [e] et des allitérations en [r] et en [l] : « fille …saisie … dites … colère … elle … montée vite … fenêtre … rivière … ciel …a-t-elle dit…impossible de vivre… père … sa fille … mourir … fermé … fenêtre …allée mettre … son lit … prise à pleurer …amèrement … pâli … tournés … manqué … demeurée.

Au terme de ce premier acte, on peut supposer que la distribution des phénomènes rythmiques et sonores est fonction des personnages : sur l’ensemble des personnages rencontrés, la prose de Sganarelle et de Lisette apparaît manifestement travaillée ; en revanche, pour le personnage « sérieux », Lucinde, la jeune fille amoureuse et victime de l’opposition paternelle, ainsi que pour les amis de Sganarelle, Molière fait l’économie des cadences et des échos.

Acte II

Ce deuxième acte est celui que les contemporains de Molière, la postérité et la critique moliéresque ont consacré, car c’est l’acte des médecins, et c’est essentiellement sur lui que repose dans la pièce la satire de la médecine. On pourra facilement remarquer que le travail poétique de la prose y est de plus en plus dense, au fur et à mesure que la dénonciation se précise, pour culminer au troisième acte avec la célébrissime tirade de Filerin43.

Scène II, 1

 Dans cette scène assez courte, on retrouve presque « naturellement » les octosyllabes dans la bouche de Sganarelle :

« Quatre conseils valent mieux qu’un. » (8 ; 4/4) […] « , n’offensez pas ces messieurs-là. » (8 ; 4/4) […] « Mais voyez quelle impertinence ! » (8)

Programmatique, le rythme heptasyllabique de la dernière réplique de Lisette annonce les cadences impaires d’un corps médical qui va désormais occuper tout le théâtre :

« , ils vous diront en latin » (7) « que votre fille est malade. » (7)

Scène II, 2

Cette scène se caractérise par un rythme syllabique qui fait alterner le pentasyllabe et l’octosyllabe.

« Ma fille est impure. » (5) […] « , quantité d’humeurs corrompues. » (8) « Ah, je vous entends. » (5) […] « … nous allons consulter ensemble. » (8) « Allons, faites donner des sièges. » (8) […] « Comment se porte son cocher ? » (8) « Fort bien, il est mort. » (5) […] « Cela ne se peut. » (5) « si cela se peut ; » (5) « mais je sais bien que cela est. » (8 ; 4/4) […] « Et moi je vous dis qu’il est mort, » (8)

Scène II, 3

Les deux longues répliques de M. Tomès sont exemplaires du travail apporté à la prose. La première, décrivant ses déplacements dans la capitale, reprend de façon significative le rythme pentasyllabique et octosyllabique, et se termine par un alexandrin blanc.

« Savez-vous le chemin » (6) « que ma mule a fait aujourd’hui. » (8) « J’ai été premièrement » (7) « tout contre l’Arsenal, » (6) « de l’Arsenal au bout du faubourg Saint-Germain, » (12 ; 4/2/6) « du faubourg Saint-Germain » (6) « au fond du Marais, » (5) « du fond du Marais » (5) « à la porte Saint-Honoré, » (8) « de la porte Saint-Honoré » (8) « au faubourg Saint-Jacques, » (5) « du faubourg Saint-Jacques » (5) « à la porte de Richelieu, » (8) « de la porte de Richelieu » (8) « ici ; » (2) « et d’ici » (3) « je dois aller encore à la place Royale. » (12 ; 6/6).

Les sonorités consonantiques s’organisent d’abord autour du [m] puis du [r], tandis que le lien entre les deux hommes passe par les liquides : « il … mule … admirable .. cela .. le … lui …les … » et « cheval … animal … infatigable … » « le … mule …Arsenal » ; et c’est probablement pour rimer  avec « cheval » et « animal » que le trajet de Tomes commence par l’Arsenal… La deuxième réplique privilégie l’octosyllabe, rythme souligné là encore par deux groupes dodécasyllabiques, dont l’un forme un alexandrin régulier.

« Pour moi j’y suis sévère en diable, » (8) « à moins que ce soit entre amis, » (8) « et l’on nous assembla un jour » (8) […] « , où j’arrêtais toute l’affaire, » (8) « et ne voulus point endurer qu’on opinât » (12 ; 8/4) « si les choses n’allaient dans l’ordre. » (8) « Les gens de la maison faisaient ce qu’ils pouvaient, » (12 ; 6/6) « : mais je n’en voulus point démordre, »(8)

Et ce sont à nouveau les octosyllabes de M. Tomès qui ferment la scène :

« , et ne fait point de conséquence ; » (8) « mais une formalité négligée, » (10 ; 7/3) « porte un notable préjudice » (8) « à tout le corps des médecins. » (8)

Au total, on remarque que la fréquence des phénomènes liés à la versification est très élevée dans cette scène. Le fait qu’ils se concentrent presque tous sur le discours de M. Tomès s’explique par le temps de parole qui lui est octroyé : sur les 50 lignes du dialogue qui l’oppose à Des Fonandrès, Molière lui accorde 36 lignes. Et tout se passe comme si M. Des Fonandrès était contaminé par le rythme de son interlocuteur, car ses première et dernière répliques reprennent elles aussi le rythme pair :

« , quand la pratique donne un peu. » (8) […] « C’est fort bien fait d’apprendre aux gens à vivre, » (10 ; 4/6) « et de leur montrer leur bec jaune. » (8)

Scène II, 4

Les échanges entre Sganarelle et les médecins s’organisent selon un rythme 4/8/4/8 avec l’assonance en [e] :

« Allons, Monsieur. » (4) « Non, Monsieur, parlez s’il vous plt. » (8) « Vous vous moquez. » (4) […] « , et songez que les choses pressent. » (8) «  La maladie de votre fille. » (8) […] « Après avoir bien consulté. » (8) « Pour raisonner » (4)

Surgit alors le rythme heptasyllabique, souligné par l’assonance en [e] :

« je conclus à la saigner » (7) « le plus tôt que vous pourrez. » (7)

On retrouve une deuxième fois le même rythme avec, cette fois, une symétrie syntaxique :

« Je vous ai dit mon avis. » (7) « Je vous ai dit ma pensée. » (7)

Et une troisième fois à la toute fin de la scène avec les allitérations en [s] et en [t] :

« Si vous ne faites saigner » (7) « tout à l’heure votre fille, » (7) « c’est une personne morte. » (7) « Si vous la faites saigner » (7)

Et au décasyllabe de M. Tomès « C’est bien à vous de faire l’habile homme » (10 ; 4/6) répondent finalement les douze syllabes triomphantes de la clausule de la scène par Des Fonandrès :

« elle ne sera pas en vie dans un quart d’heure. » (12 ; 8/4)

Vers blanc qui s’ajoute à un écho phonique (« tout à l’heure/un quart d’heure »), équivalent de rimes.

Scène II, 5

Cette scène est singulière sur le plan du rythme, car Molière fait parler ses personnages sur deux tempos différents l’un, largo, et l’autre, prestissimo : « l’un va en tortue et l’autre court la poste » dit Sganarelle. Cette technique est à elle seule un ornement inhérent à la prose dialoguée : aussi, fort logiquement, Molière versifie-t-il moins la prose de ces deux médecins que celle utilisée par Messieurs Tomès et Des Fonandrès. Nous faisons ici la même remarque que celle portant sur la répétition qui ferme la scène I, 3 : un procédé remplace l’autre et, dans les deux cas, c’est un procédé verbal comique en soi (répétition mécanique en I.3 et altération du tempo ici) qui prend le relais de la prose versifiée. Mais l’on retrouve néanmoins le rythme impair des médecins que Lisette avait annoncé dès le début de cet acte consacré à la médecine, tant dans les propos alentis de M. Macroton que dans ceux de M. Bahys :

M. Macroton : « .dans ces ma-ti-è-res-là. » (7) « .il. faut. pro-cé-der. » (5) « .a-vec-que. cir-con-spec-tion. » (7) […] « .qu’on. y. peut. fai-re. » (5)

M. Bahys : […] « , il n’est pas aisé » (5) […] « , et de rétablir » (5) « ce qu’on a gâté : » (5) « experimentum » (5) « periculosum. » (5) […] « , par une longue succession de temps, » (10 ; 5/5) […] « et à la saignée, » (5) « que nous réitérerons » (7) « s’il en est besoin. » (5)

Dans la première réplique de Monsieur Bahys, on remarque nombre d’échos sonores ([ε], [e], [i] et [ã]) : « il est vrai ….ce qu’on fait …pas ici… a failli … pas aisé… de réparer … a gâté… raisonner … auparavant ... peser.. mûrement … regarder … tempérament … gens … examiner … apporter ». De même, les répliques de M. Macroton (situées page 64 de l’édition Couton) présentent toutes deux une unification, non seulement par le rythme de la « tortue », indiqué par les tirets qui séparent chaque syllabe, mais aussi par les assonances en [i] pour la première, en [e] et en [ã] pour la deuxième : « venir … fille … maladie … chronique … péricliter … si … lui … indicatifs … fuligineuse … mordicante … lui picote … putrides … conglutineuses … qui » […] « tirer … détacher … arracher … expulserévacuer … » […] « inconvénients … lavements … rémollients … rafraîchissants ». A sa suite, M. Bahys use de la nasale [õ] : « viendrons … purgation … réitérerons ». Et les deux médecins ferment la scène sur des hexasyllabes si parfaits qu’ils forment un magnifique trimètre :

« Nous vous disons sincèrement notre pensée. » (12 ; 4/4/4) « Et vous avons parlé, » (6) comme nous parlerions » (6) « à notre propre frère. » (6)

Le privilège de la clausule revient à Sganarelle qui, imitant la lenteur de Macroton, retrouve naturellement son rythme fétiche, l’octosyllabe :

« Je. vous. rends. très. hum-bles. grâ-ces. » (8)

Scène II, 6

Les quelques lignes qui forment la scène (5 lignes) sont prononcées par Sganarelle, et ce petit monologue suffit à présenter plusieurs effets rythmiques et sonores.

« Me voilà justement un peu plus incertain » (12 ; 6/6) « que je n’étais auparavant. » (8) « Morbleu, il me vient une fantaisie. » (10) […]« , et que je lui en fasse prendre ; » (8)

A ce rythme s’ajoutent les échos sonores en [ã] : « justement …auparavant …fantaisie … orviétan …prendre … orviétan …gens » 

L’acte II confirme globalement les hypothèses proposées à la lecture du premier acte : la prose cadencée et rimée affecte principalement les paroles des personnages que Molière veut discréditer. La perspective comique livre à la satire les personnages des médecins, aidée dans cette entreprise par le lyrisme d’une prose habitée par des automatismes ridicules.

Acte III

Scène III, 1

C’est l’enjeu des rythmes et des sons de la très célèbre tirade de Monsieur Filerin.

« N’avez-vous point de honte, » (6) […] « ; de montrer si peu de prudence » (8) « pour des gens de votre âge, » (6) « et de vous être querellés » (8) « comme de jeunes étourdis ? » (8) « Ne voyez-vous pas bien quel tort » (8) […] « ? et n’est-ce pas assez » (6) « que les savants voient les contrariétés, » (10) […] « , sans découvrir encore au peuple, » (8) « par nos débats et nos querelles, » (8) « la forfanterie de notre art. » (8) […] « Et il faut confesser, » (6) […] « , et que, si nous n’y prenons garde, » (8) « nous allons nous ruiner nous-mêmes. » (8) « Je nen parle pas pour mon intérêt. » (10 ; 5/5) […] « , j’ai déjà établi mes petites affaires. » (12 ; 6/6) […] « Qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il grêle, » (8) « ceux qui sont morts sont morts, » (6 ; 4/2) « et j’ai de quoi me passer des vivants ; » (10 ; 4/6) […] « , pour en tirer quelque profit. » (8) « Les flatteurs, par exemple, » (6) « cherchent à profiter » (6) « de l’amour que les hommes ont pour les louanges, » (12 ; 6/6) « en leur donnant tout le vain encens qu’ils souhaitent : » (12 ; 4/8) […] « des fortunes considérables. » (8) […] « à ceux qui les écoutent. » (6) […] « profitent de la vanité, » (8) […]« des crédules esprits : » (6) « mais le plus grand faible des hommes, » (8) « c’est l’amour qu’ils ont pour la vie, » (8) « et nous en profitons nous autres, » (8) […] « , leur donne pour notre métier. » (8) […] « où leur faiblesse nous a mis, » (8) […] « , et rejeter sur la nature » (8) « toutes les bévues de notre art. » (8)

Ce tissu octosyllabique, troué d’hexasyllabes, de décasyllabes et d’alexandrins, présente fort logiquement une homogénéité sonore très sensible, où l’on entend 44 fois la nasale [õ] et 27 fois la nasale [ã] : « honte … montrer …prudence … gens … font… monde… savants … contrariétés … dissensions … sont …sans … forfanterie … comprends … méchante … gens … confesser … contestations … ont … étrange … prenons … allons … mon … vente … sont … sont … vivants … tant … désabusons … extravagantes … profitons … doucement … pourrons … tâchons … monde … prendre … en … exemple … ont … louanges … donnant… encens … l’on … on … considérables … passion … l’on … promettant … montagnes … prédictions … trompeuses … ambition … grand … ont … profitons … pompeux … savons … prendre… avantages … vénération … conservons … donc … soyons … concert … allons … sottement … préventions … tant ». La fin de la scène offre, encore une fois, un dodécasyllabe, rythmé de façon impaire, puis un décasyllabe fort régulier, où résonnent une dernière fois les nasales [õ] et [ã] :

« Allons donc, Messieurs, mettez bas toute rancune, » (12 ; 5/7) […]  « Une autre fois montrez plus de prudence. » (10 ; 4/6).

Ainsi corsetée par les procédés mécaniques de cette prose, la leçon de Filerin à ses pairs, véritable profession de foi de l’hypocrite, se trouve dénoncée par Molière à ses contemporains dans toute la froideur morale de sa cynique machinerie.

Scène III, 2

La scène III, 2, scène dialoguée la plus courte de la pièce, oppose en une douzaine de lignes la raillerie de Lisette aux menaces de M. Tomès :

« Quoi, Messieurs, vous voilà, » (6) « et vous ne songez pas » (6) « à réparer le tort » (6)

Les trois répliques de Lisette sont unies par les allitérations en [r] (plus particulièrement en [tr] pour la deuxième): « réparer le tort […] faire » […] « l’effronterie… d’entreprendre » […] « votre » […] « votre ordonnance » […] « grand » […] « travers du corps » […] «  permets […] lorsque […] j’aurai recours »

Scène III, 3

Cette courte scène est quasiment toute constituée par le discours de Lisette à Clitandre. Ce qui n’empêche pas le jeune homme, qui ne prend pourtant qu’une fois la parole, de prononcer d’emblée un dodécasyllabe, où résonnent les [i] et les [ẽ] :

« Hé bien, Lisette, me trouves-tu bien ainsi ? » (12 ; 2/3/7)

Tandis que la réplique de Lisette est à nouveau, comme à chaque fois qu’elle prend la parole, l’occasion d’une petite musique, où l’on repère deux groupes dodécasyllabiques :

« , qu’il ne me prenne une tendresse charitable, » (12 ; 4/4/4) […]« L’amour risque des choses extraordinaires ; » (12)

Dans la suite de son discours, les groupes rythmiques, tous pairs, privilégient l’octosyllabe :

« , et la mettre en votre pouvoir. » (8) « Vous m’avez plu d’abord, » (6) « je me connais en gens, » (6) […] « , qui pourra peut-être nous réussir. » (10) « Toutes nos mesures sont déjà prises. » (10 ; 6/4) « L’homme à qui nous avons affaire » (8) « n’est pas des plus fins de ce monde : » (8) […] « , nous trouverons mille autres voies, » (8) « pour arriver à notre but. » (8). « Attendez-moi là seulement, » (8) « je reviens vous quérir. » (6)

 Scène III, 4

Cette scène met en place la fausse consultation médicale sur le mode euphorique imprimé par Lisette à son dialogue avec Sganarelle :

« Monsieur, allégresse ! allégresse ! » (8) […] « Dis-moi donc ce que c’est, » (6) […]« :  que vous chantiez, que vous dansiez. » (8 ; 4/4) « Sur quoi ? Sur ma parole. » (6)« Allons donc, la lera la la, la lera la. »(12 ; 3,5,4) […] « Monsieur, votre fille est guérie. » (8) « Ma fille est guérie ! Oui,, »(6) « je vous amène un médecin : » (8) « mais un médecin d’importance, » (8) « qui fait des cures merveilleuses, » (8) […]« Je vais le faire entrer. » (6)

S’ajoutent des échos phoniques : « allégresse/ qu’est-ce » ; tandis que l’on rencontre sept fois le phonème [m] en trois lignes : « amène … médecin … mais … médecin … merveilleuses …moque … médecins ».

Scène III, 5

Tandis que Lisette et Sganarelle célèbrent le faux praticien sur le rythme impair du corps médical — « , on m’a dit que vous aviez » (7) « des remèdes admirables, » (7) « pour faire aller à la selle. » (7) […] « Que vous ai-je dit ? » (5) « Voilà un grand homme. » (5) ―, l’une utilise à nouveau des dodécasyllabes ― « La science ne se mesure pas à la barbe ; » (12 ; 3/6/3) « et ce n’est pas par le menton qu’il est habile. » (12 ; 4/4/4) ― et l’autre revient à l’octosyllabe ― « Vous connaissez cela ici. » (8) ―. Seul Clitandre parle « normalement ». malgré l’octosyllabe qui clôt sa première réplique ― « , et par des anneaux constellés » ― : car cette cadence solitaire et isolée ne rend sensible aucun rythme, aucun effet. Dans cette scène de transition, qui précède la grande scène de la fausse consultation, le travail de la prose reste discret, sans effets sonores significatifs. Il est néanmoins manifeste que le travail lyrique de Molière concerne davantage le barbon et la suivante que le jeune galant.

Scène III, 6

Cette scène, rassemblant in fine tous les protagonistes, le père, la suivante et les amants, correspond à la situation canonique de la fausse consultation médicale. Les enjeux dramatique et satirique s’y combinent et s’ajoutent au travail de la prose, comme le montre la première réplique, dévolue à l’habile metteur en scène qu’est Lisette, et exprimée en un alexandrin :

« Tenez, Monsieur, voilà une chaise auprès d’elle. » (12 ; 2/2/2/3/3) […] « , laissez-les là tous deux. » (6) « Pourquoi ? Je veux demeurer . »(8). […] « , un médecin a cent choses à demander, » (12 ; 4/4/4) « qu’il n’est pas honnête qu’un homme entende. » (10 ; 6/4)

Les premiers moments de la rencontre entre Clitandre et Lucinde apportent trois alexandrins, serrés en quelques lignes, comme si, cette fois, les amoureux avaient droit au lyrisme, non au lyrisme burlesque des personnages ridicules, mais bien au lyrisme galant des héros pastoraux.

« , que le ravissement où je me trouve est grand !» (12 ; 6/6) […] « , j’avais, ce me semblait, cent choses à vous dire : » (12 ; 6/6) […] « ; et la grande joie où je suis, » (8) « étouffe toutes mes paroles. » (8) […] « et je sens comme vous des mouvements de joie, » (12 ; 6/6)

L’alexandrin régulier est manifestement la marque du sérieux du dialogue, souligné par des échos rythmiques et sonores, habituellement rares dans les prises de parole de Lucinde et Clitandre :

« , dans ces bontés que vous me témoignez ? » (10 ;4/6) « que vous avez montrées ? » (6).

Et c’est encore le cas à la fin de la scène :

« N’en doutez point, Madame, » (6) […] « , et que je brûle de me voir votre mari, » (12 ; 4/4/4) […] « Faisons donc le contrat, afin que rien n’y manque. » (12 ; 6/6).

Par contraste, le discours que Clitandre prononce à l’intention de Sganarelle emprunte en quelque sorte à son interlocuteur les rythmes courts, octosyllabique et hexasyllabique, du barbon :

 « avant que de venir au corps. » (8) « J’ai donc observé ses regards, » (8) « les traits de son visage, » (6) « et les lignes de ses deux mains : » (8) […] « , d’un désir dépravé » (6) […]« Soudain son visage a changé, » (8) « son teint s’est éclairci, » (6)

Ces paroles sont d’ailleurs un écho direct de celle de Lisette dans la scène I, 6. La transition d’un discours à l’autre, des graves paroles d’amour aux mensonges du stratagème, et d’un destinataire à l’autre, de la femme aimée au barbon dupé, se fait ainsi par l’usage de deux alexandrins qui encadrent symétriquement le diagnostic burlesque :

« Comme l’esprit a grand empire sur le corps, » (12 ; 4/4/4) […] « , vous verrez que nous la tirerons d’où elle est. » (12 ; 3/6/3)

La farce se caractérise par les mètres courts comme le montrent les répliques de Lucinde :

 « Hélas, est-il possible ? » (6) […] « Et mon père y consent ? » (6) […] « Ah, que je suis heureuse, » (6)

faisant ainsi écho aux paroles de Sganarelle :

« Hé bien, notre malade, » (6) « elle me semble un peu plus gaie. » (8) […] « Voilà un habile homme ! » (6) […]  « Oui-da, je le veux bien » (6) […] « Oh ! la folle ! Oh ! la folle !   Oh ! la folle ! » (3/3/3) […] « Donnez-moi un peu aussi la vôtre pour voir » (12 ; 5/7) […] « Oh la folle ! Oh la folle ! » (6).

Cette dernière réplique de Sganarelle désigne, par la répétition burlesque, la victime de la farce.

Scène III, 7

La prose d’un Sganarelle dupé fait surgir la répétition ― « Écrivez » « Écrivez », « signé, signé, signé », « va, va » et « voilà qui est bien, voilà qui est bien » ― tandis que les cadences se trouvent à l’extrême fin, au moment où Clitandre introduit les musiciens :

« pour célébrer la fête, et pour nous réjouir. » (12 ; 6/6) « Qu’on les fasse venir. » (6) « Ce sont des gens que je mène avec moi, » (10 ; 4/6) […] « avec leur harmonie les troubles de l’esprit. » (12 ; 6/6).

Cette réplique finale de Clitandre offre un tissu musical anticipant la musique qui va suivre : série de fricatives (venir des voix … fête… réjouir…fasse venir …gens …je…tous les jours) et effets de rimes : venir/réjouir ; voix/moi ; harmonie/esprit). Cette dernière phrase convient bien à Molière, surtout dans ses comédies-ballets : se servir harmonieusement des voix et des instruments pour pacifier « les troubles de l’esprit » qu’il représente. Là encore, il est manifeste que l’alexandrin régulier traduit le sérieux du propos.

Scène dernière

La reprise du dialogue après le chant donne lieu à la réapparition de Sganarelle et de son inévitable compagne Lisette, la bécasse et son chasseur :

« Voilà une plaisante façon de guérir. » (12 ; 9/3) « Où donc est ma fille et le médecin ? » (10 ; 5/5) […] « Comment, le mariage ? » (6) […] « Monsieur, la bécasse est bridée, » (8) « et vous avez cru faire un jeu, » (8) « qui demeure une vérité. » (8)

A l’issue de cette description, il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas voir, ou plutôt pour ne pas entendre, le caractère massivement poétique, au sens où l’entendait Peletier du Mans, de la prose moliéresque. Naissance d’un style ? Molière veut-il casser le vers pour le rendre naturel, ou bien versifier la prose, trop prosaïque justement ? C’est sans doute à la croisée de ces deux intentions que se situe le style de Molière, là où rythmes et rimes forment le « chant » comique de la prose.

Comme Robert Garapon l’a jadis montré, le « naturel » des dialogues de Molière repose sur une technique et des procédés parfaitement exploités, maîtrisés, puis dépassés. C’est bien ce que l’on retrouve pour l’écriture moliéresque : la prose, elle-même exploitation et dépassement du vers, propose une déclamation inouïe, dont le « naturel » ne revient pas à l’imitation absolue de la conversation familière. Qui le croirait d’ailleurs ? Le caractère globalement versifié de cette prose reste parfaitement compatible avec la diction « naturelle » que préconisait Molière, dans la mesure même où ce naturel est celui de la perspective comique. La prose moliéresque n’est pas plus naturelle ni moins artificielle que les vers. Cette prose « cadencée » ─ comme le dit Cléante à Argan pour excuser les « vers-libres » qu’il va chanter avec Angélique44 ─, pose la question de son rapport à l’artifice, et donc de ses liens à la farce et à l’outrance. Elle est, somme toute, un autre procédé de la distanciation nécessaire à la perspective comique.

De fait, comme le révèle la description que nous venons de faire de L’Amour Médecin, il apparaît que le travail des rythmes et des sonorités se renforce dès lors que la situation ou le personnage entrent dans ce que l’on peut nommer une leçon comique. On sait ainsi que, lors de la création de L’Amour Médecin, les rôles des médecins étaient joués sous le masque, signe visuel et incontestable d’un comique de mœurs bien éprouvé. A la désignation du type du dottore ridicule s’ajoutait la dénonciation de l’hypocrisie du corps médical, incarnée de façon exemplaire par Filerin. Or ces scènes consacrées à la médecine concentrent précisément les phénomènes de la rime et de la cadence, tant dans la pratique intensive de l’octosyllabe que dans la prédilection pour les mètres impairs et courts. La satire des pratiques médicales s’appuie donc sur deux systèmes paraverbaux complémentaires : le ridicule, à voir, des masques et des gestes d’une part, et le comique, à entendre, du lyrisme prosaïque. Ce double renforcement des conventions, du costume et de la déclamation, signale combien la perspective comique de Molière découle de l’artifice. Il en va de même pour le maître et la servante, tandem comique que Molière exploitera jusqu’à Toinette et Argan : c’est principalement en octosyllabes que parlent Sganarelle et Lisette, personnages-types aux comportements prévisibles et outrés, dont les rencontres et les affrontements font jaillir le rire.N’existant finalement que par le rôle que lui octroie le maniaque, l’habile servante dont la fonction dramaturgique est de révéler et de dénoncer les ridicules de son maître, partage avec lui son parler comique. Comme à ses médecins, Molière affecte à Sganarelle et à Lisette un mètre alerte et court, tout en les singularisant par l’emploi récurrent des groupes dodécasyllabiques irréguliers, ce qui lui permet de souligner a contrario la régularité des alexandrins prononcés par les deux amoureux. En effet, pour Lucinde et Clitandre, personnages traditionnels de la comédie, mais personnages non ridicules, le mètre, quand il résonne, se fait plus ample et plus grave. Et dans l’ensemble, la cadence de la prose des personnages sérieux, amoureux ou amis conseillers de Sganarelle, reste peu travaillée. La même discrétion prévaut dans les scènes secondaires, les liaisons, les introductions, ces chevilles dramaturgiques nécessaires à la progression de l’action ou à l’entrée de nouveaux personnages. Seuls le rire et la satire méritent le travail de la poésie versifiée, parce qu’ils en dépendent, au moins autant que des gestes et des jeux de scène. Aussi croyons-nous que les Italiens n’ont pas prêté à Molière seulement leurs mascarilles ou leurs lazzis, mais aussi leur façon d’écrire ─ de fabriquer et en même temps de dissimuler les vers ─ telle que la décrivait Honoré d’Urfé en 1627 :

[…] car les Italiens avec beaucoup de jugement n'ôtent pas seulement la rime des Poèmes Dramatiques : mais de plus en diversifient les vers, les mêlant de longs et de courts, selon que le sujet le requiert. Et cela d'autant qu'encore que les vers ne soient pas rimés, si nous en oyons toutefois plusieurs de suite, et tous mesurés à une même quantité de syllabes, les moins pratiqués en ce métier, reconnaîtront enfin que ce sont des vers, […]

D’Urfé, qui écrit sa pastorale essentiellement en hexasyllabes45, choisit un « rythme monotone et sautillant46 » que Molière n’oubliera pas. Diversification des vers, mélange de rythmes longs et de rythmes courts, répétition d’une même cadence… Molière avait compris qu’il existe un comique poétique, et que la « musique » du vers, entendue comme assemblage de rythmes et de rimes, peut être mise au service du ridicule aussi bien que du lyrisme et du sérieux. Ce que l’éditeur de L’Amour médecin méprisait dans son introduction, et qu’il nommait avec dédain le « lyrico-burlesque » des ornements, est précisément ce que Molière fait apparaître au cœur même de son texte. C’est donc bien la notion de comique musical qu’il faut ici convoquer, tant le travail subreptice du vers insuffle à la prose sa dimension burlesque et ridicule : comique d’une musique parlée, et non instrumentale ou chantée…

Une réflexion ultérieure, partant de la notion de « musicalité » de la prose, devra nécessairement porter sur le rapport de l’écriture à la musique, a fortiori dans les comédies-ballets. La question sera bien sûr de savoir si le travail musical de la prose est davantage présent dans les pièces à musique et de quelle façon singulière s’y opère la contamination réciproque entre les arts. On sait déjà, grâce aux travaux de Charles Mazouer, que la musique emprunte beaucoup au comique (contraste des tons, de l’aigu et du grave, contraste des rythmes, etc.47). Si, comme nous venons de la voir, la prose moliéresque imite elle aussi, inversement et à son tour, les procédés cadencés de la chanson et de la musique, il serait intéressant de voir si cette pratique est propre à la pièce en musique ou si l’ensemble de la prose moliéresque suit les voies d’Euterpe. Même si de récents travaux posent la question du langage dans le spectacle en musique48 et enrichissent la connaissance de la prose théâtrale, la spécificité de la prose moliéresque dans les pièces en musique par rapport à la prose des comédies pures est une étude encore à venir… D’ores et déjà, on peut constater l’étonnante proximité du parlé et du chanté dans les pièces en musique, et plus singulièrement, la proximité entre les vers prosaïques qui forment les parties chantées et la prose versifiée qui forme les dialogues. Si l’on compare les inventaires ci-dessus et les rythmes des parties chantées, on s’aperçoit alors que le prologue, la chanson de l’opérateur et le chœur final de L’Amour médecin offrent la variété des mètres utilisés dans la prose : un décasyllabe (« Quittons, quittons notre vaine querelle » 4/6) (avec la répétition initiale du mot, défaut que Molière va affecter à son apothicaire) ; un alexandrin (« Ne nous disputons point nos talents tour à tour » 6/6) ; un hexasyllabe (« Piquons-nous en ce jour ») ; un heptasyllabe (« Et d’une gloire plus belle »), le pentasyllabe (« Deviendraient mal sains »). Et l’octosyllabe, absent des parties chantées de L’Amour médecin, est néanmoins largement présent, nous l’avons dit, dans l’ensemble des intermèdes moliéresques49. Cette proximité des groupes rythmiques utilisés dans le chant versifié et dans le dialogue parlé nous semble confirmer l’hypothèse d’un nouveau langage : loin de partager la conviction du maître de philosophie de Monsieur Jourdain ─« tout ce qui n’est point prose est vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose »─, Molière a su trouver la voie médiane, celle propre à ce genre moyen qu’est la comédie.

Nous espérons avoir apporté aux lecteurs de Molière des outils pour leur permettre de « découvrir dans la lecture », non pas « tout le jeu du théâtre », mais la partie vocale de ce jeu. Jusqu’à présent, du fait du consensus erroné sur la notion de « naturel », rares sont les déclamations mettant en valeur cette potentialité du texte : c’est dommage, car cette lecture cadencée renforcerait la perspective comique, et ferait apparaître ce que l’on peut appeler le « burlesque lyrique ». C’est peut-être ce que Jacques Copeau avait compris quand il affirmait : « Le texte est né avec un ton et des mouvements que l’acteur n’a qu’à retrouver. Les jeux rythmiques, dans la prose de Molière, sont les jeux mêmes de l’acteur.50 »

Notes de bas de page numériques

1  Maurice Pellisson, Comédies-ballets de Molière, Paris, Éditions d’Aujourd’hui « Les Introuvables », 1976 (retirage de la 1ère éd. Hachette et Cie, 1914).

2  Notice de L’Amour médecin, éd. Jean Boullé, Paris, Larousse, « Nouveaux Classiques Larousse », 1965, p. 15.

3  Nous renvoyons une fois pour toutes à son ouvrage essentiel, Molière et ses comédies-ballets, Paris, Klincksieck, 1993 (rééd. Paris, Champion, 2006).

4  XVIIe siècle, n°165, oct-déc. 1989, p. 375-381.

5  La parution récente chez Harmonia Mundi (2005) de l’intégrale de la musique de Marc-Antoine Charpentier pour Le Malade imaginaire, par Les Arts Florissants, dir. William Christie, en est un autre signe.

6  Fénelon, Lettre à l’Académie (1714), éd. Ernesta Caldarini, Genève, Droz, 1970, p. 79.

7  Molière, Œuvres complètes, vol.I, éd. G. Couton, Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 661.

8  Robert Garapon, La fantaisie verbale et le comique dans le théâtre français du Moyen Age à la fin du XVIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1957 (spécialement le chapitre V). Voir aussi, du même, « Le dialogue moliéresque. Contribution à l’étude de la stylistique dramatique de Molière », C.A.I.E.F., mars 1964, n°16, p. 203-217.

9  Robert Garapon, La fantaisie verbale et le comique dans le théâtre français, p. 275.

10  Ce sont les trois caractéristiques soulignées par Gabriel Conesa dans la conclusion de son ouvrage, Le dialogue moliéresque, Paris, SEDES-CDU, 1992, p. 467, 469 et 470.

11  Georges Forestier, Molière, Paris, Bordas, 1990, p. 85.

12  Robert Garapon, La fantaisie verbale et le comique dans le théâtre français,oOp. cit., p. 236 sq.

13  Ainsi Gabriel Conesa étudie-t-il le ballet de paroles pages 238 sq. de l’ouvrage cité, ainsi que Charles Mazouer, op. cit., éd. cit, p. 142.

14  Les astérisques signalent les pièces en musique.

15  Georges Forestier, Molière, op. cit., p. 92.

16  Lettre à Antoine Godeau, du 29 novembre 1630, dite « Lettre sur les vingt-quatre heures ».

17  Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre (1657), chapitres III.10 et IV.5.

18   Aristote, La Poétique, 49a22, éd. Dupont-Roc et Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 47.

19  Honoré d’Urfé, La Sylvanire ou la morte-vive. Fable bocagère (1627), éd. Laurence Giavarini, Toulouse, Société de Littératures Classiques, diffusion H. Champion, 2001, p. 9.

20  Honoré d’Urfé, La Sylvanire,  p. 8.

21  Charles Sorel, De la connaissance des bons livres, ou Examen de plusieurs auteurs, et Supplément des traités de la connaissance des bons livres, Paris, Pralard, 1671, spécialement dans la section « De la Poésie Française, de ses différentes espèces, et principalement de la Comédie. Troisième Traité », p. 203-248.

22  Sabine Chaouche, L'Art du comédien. Déclamation et jeu scénique en France à l'âge classique, Paris, Champion, diff. Slatkine, 2001, spécialement les pages 263-274.

23  Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992, p. 145.

24  Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, p. 169.

25  Sabine Chaouche, L'Art du comédien, p. 295-296.

26  Sabine Chaouche, L'Art du comédien, p. 281.

27  Maurice Pellisson, Comédies-ballets de Molière, éd. cit., p. 133-157.

28  Menagiana, 1715, t.1, p. 144, cité par G. Couton, dans Molière, Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 1357.

29  G. Couton, dans Molière, Œuvres complètes, vol. II, « Pléiade », p. 1357.

30  Gabriel Conesa, Le dialogue moliéresque, p. 401.

31  Éd. cit., p. 174, 196, 210.

32  Éd. cit., p. 112, 147, 247.

33  C’est pour cela que G. Conesa dit étudier le rythme à partir de répliques longues et de pièces au style relevé ou moyen (Le dialogue moliéresque, p. 401 et 407).

34  Maurice Pellisson, Comédies-ballets de Molière, éd. cit., p. 149.

35  On constatera aisément que le rétablissement de la ponctuation originale ajoute encore aux phénomènes constatés, en soulignant clairement la délimitation des groupes syllabiques.

36  Jacques Peletier du Mans, Art poétique (1555), dans les Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. Francis Goyet, Paris, LGF, « Le Livre de poche classique », 1990, p. 286. Le « parler solu » désigne la prose.

37  Mots de même finale placés à la fin des phrases ou des membres de phrase.

38  Répétition de la dernière voyelle accentuée.

39  Avis « Au Lecteur » de L’Amour médecin.

40  Éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « FolioClassique », 1978.

41  Pour éviter d’ennuyer mon lecteur, je présenterai dans le détail chaque nouveau phénomène, ainsi que les conventions d’abréviation, sans les répéter à chaque nouvelle occurrence.

42  Terminologie empruntée à Dany Lachaux-Lefebvre, Le discours dans le spectacle en musique de 1661 à 1686. Des comédies de divertissements de Molière aux tragédies lyriques de Quinault, Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17, n°140 », 2002.

43  Je signale que le site (www.weblettres.net) propose des pistes pour une explication de ce passage (M.Largillière Jean-Pierre).

44  Le Malade imaginaire, scène II, 5.

45  On rencontre régulièrement des décasyllabes, et quelques octosyllabes.

46  Jules Marsan, La Pastorale dramatique en France, Paris, Hachette, 1905 (réimprimé par Slatkine, Genève, 1969), p. 382.

47  Molière et ses comédies-ballets,  p. 128 sq.

48  Voir Norman, Buford, « Les folles conventions : le langage musical dans les dernières comédies-ballets de Molière », Littératures Classiques, n°21, 1994, pp. 91-101, et l’ouvrage déjà cité de Dany Lachaux-Lefebvre.

49  Sans revenir à ceux de Monsieur de Pourceaugnac ou du Malade imaginaire qui utilisent largement l’octosyllabe, on pense aussi à La Princesse d’Elide (quatrième et cinquième intermèdes par exemple), au Grand Divertissement de Versailles, aux Amants magnifiques (le troisième intermède par exemple), etc.

50  Jacques Copeau, Registres II-Molière, textes rassemblés et présentés par André Cabanis, Paris, Gallimard, 1976, p. 240.

Pour citer cet article

Hélène Baby, « Contribution à l'étude de la prose moliéresque : l’exemple de L'Amour médecin (1665) », paru dans Loxias, Loxias 15, I., 2., Contribution à l'étude de la prose moliéresque : l’exemple de L'Amour médecin (1665), mis en ligne le 25 janvier 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1472.

Auteurs

Hélène Baby

Ancienne élève de l’E.N.S. de Fontenay-Saint Cloud, agrégée des Lettres Modernes, docteur en littérature française, habilitée à diriger des recherches, Hélène Baby est professeur de littérature française à l’Université de Nice. Ses recherches portent sur la pratique et la théorie du théâtre en France au XVIIe siècle, et plus particulièrement sur la tragi-comédie, genre auquel elle a consacré un ouvrage (Klincksieck, 2001). Elle a également procuré des éditions de tragi-comédies de Rotrou (S.T.F.M., 2002) et a édité La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac (Champion, 2001). Elle a dirigé un numéro de revue consacré aux pratiques théâtrales mineures (Littératures Classiques, n°51, 2003) et une réflexion sur l’hybridation générique (L’Harmattan, 2006). Elle a consacré plusieurs articles à Molière, en étudiant le rapport de la comédie moliéresque à la tragi-comédie et à la comédie héroïque.