Loxias | Loxias 15 Autour du programme d'Agrégation de lettres 2007 | I. Littérature française | 3. Prévost 

Agnès Steuckardt  : 

La nomination dans Cleveland : points de vue sur une caverne

Résumé

L’étude des noms donnés à la caverne en fait apparaître trois interprétations différentes. Alors que les âmes « altérées » par les passions d’Elisabeth Cleveland et de Mylord d’Axminster la considèrent comme un tombeau, elle ne saurait, pour l’âme neuve de Cleveland, recevoir ce nom. Il croit d’abord trouver dans ce « lieu obscur » le séjour idéal du philosophe. Mais la péripétie de l’égarement entraîne la réinterprétation d’un référent appelé alors labyrinthe. La dévaluation de l’obscurité signale la première des déroutes philosophiques mises en scène par Cleveland.

Index

Mots-clés : caverne , dénomination, Descartes, passions, retraite

Plan

Texte intégral

1La nomination est, selon Paul Siblot, « l’acte par lequel un sujet nomme en discours, autrement dit catégorise un référent en l’insérant dans une classe d’objets identifiés dans le lexique, à moins qu’il ne veuille innover avec un néologisme »1. L’acte de nomination consiste d’abord dans le choix par un locuteur d’un nom donné pour désigner une entité appartenant à son univers référentiel ; situé en amont de la prédication verbale, ce choix manifeste le point de vue du locuteur sur cette entité. On peut appeler son résultat une dénomination, ou préférer parler, pour mieux rendre compte de l’instabilité des choix, de désignation ; cette désignation est réalisée en discours par un groupe nominal ou son équivalent syntaxique, un pronom, une proposition subordonnée, ou un infinitif.

2Dans un roman polyphonique comme Cleveland, la nomination opérée par chacun des personnages fait apparaître leurs points de vue respectifs sur les entités supposées qui peuplent l’univers fictionnel. L’étude des nominations choisies par chacun pour un même objet permet de dégager les différents points de vue construits par ces choix mêmes. Je traiterai ici l’exemple de la nomination d’un lieu déjà souvent visité par les commentateurs de Cleveland : la caverne. Ce lieu imaginaire, mais que le préfacier prétend avoir vu en Angleterre, sert de refuge à plusieurs personnages du roman. Si, comme l’a noté Philippe Stewart2, on rencontre presque chez chacun d’eux la dénomination assez stéréotypée d’affreuse caverne, des variations notables apparaissent, en particulier dans les nominations opérées par les deux principaux locuteurs du livre I : Cleveland et le vicomte d’Axminster. Elles expliquent peut-être la divergence des lectures qui ont pu être proposées pour l’épisode de la caverne : l’une, d’orientation psychanalytique, en fait un lieu de régression, l’autre, adossée à des références philosophiques, y perçoit l’héritage de Platon et de Malebranche.

3On cherchera ici avant tout à évaluer, dans une démarche philologique, le poids des différentes désignations. La mise à disposition, par le laboratoire ATILF, de Nancy, d’une base de données textuelles rassemblant les textes au programme de l’Agrégation facilite leur repérage systématique. Après avoir relevé les désignations communes à plusieurs personnages, on s’intéressera à ces nominations spécifiques de chacun et on mettra en lumière la divergence d’interprétation qui en résulte pour un lieu si éminemment symbolique.

4Une nomination partagée pourrait être le nom propre que Prévost imagine pour la caverne, dès la Préface. Il la baptise en effet Rumney-hole, nom qu’il forge sur le modèle du nom propre existant Hockey-hole, cité dans la Préface comme exemple d’une des cavernes que l’on peut visiter en Angleterre. L’élément hole est un nom commun signifiant « trou, terrier » ; le premier élément de la composition est lui emprunté à la toponymie anglaise, Rumney désignant une ville située près de Cardiff. Cleveland emploie deux fois ce toponyme néologique dans le livre I, dans des passages où le narrateur, s’écartant un moment du fil de son récit, se lance dans une sorte de description touristique du lieu :

Ce lieu ténébreux est appelé Rumney-hole par les habitants du pays ; les environs sont déserts : on en trouve l’ouverture dans le fond d’une vallée si étroite, qu’elle est remplie presqu’entièrement par un ruisseau qui sort du pied de la montagne à côté de l’entrée de la caverne. (p. 73)

5La mention des « habitants du lieu » et le passage au pronom indéfini on écartent le récit du cercle étroit de ses personnages principaux et tendent à accréditer l’existence réelle de la caverne. L’utilisation du nom propre participe de la recherche de crédibilité caractéristique du roman-mémoires. Dans le cœur de la narration, ce n’est cependant pas à cette nomination que recourent les personnages ; avec seulement deux occurrences3, on pourra estimer que le nom propre Rumney-hole est en définitive peu utilisé dans l’épisode de la caverne. Après un effort initial pour accréditer l’existence de la caverne, Prévost semble délaisser cette préoccupation, au profit d’un travail sur le point de vue des personnages, comme on a pu le montrer aussi dans le traitement des désignations de Cromwell4. Quels noms communs leur servent donc à désigner la caverne ?

6Rappelons en quelques mots les mésaventures qui ont conduit Cleveland et sa mère à se réfugier dans un tel séjour. Cleveland est un bâtard de Cromwell ; sa mère, Elisabeth Cleveland, tombée en disgrâce, s’est retirée loin de Londres, à Hammersmith. À la suite d’une visite maladroite à Cromwell, elle se voit contrainte de chercher une retraite plus sûre. Une amie, Madame Riding, lui raconte opportunément la mésaventure de Mally Bridge et de son fils, autre bâtard de Cromwell : eux aussi ont souffert des cruautés de l’ambitieux personnage, et, après la mort de Mally Bridge, Madame Riding a caché le jeune Bridge dans une caverne située sur ses propriétés. Le jeune Cleveland lui demande de leur offrir ce même asile.

7C’est ainsi d’abord en tant que lieu protecteur qu’est évoquée la caverne. Ses premières nominations se trouvent dans le discours de Madame Riding :

J’aurais peut-être eu peine à me déterminer, si je ne me fusse souvenue que j’avais chez moi de quoi finir toutes mes craintes. (p. 61)

8La relative substantive à l’infinitif, de quoi finir toutes mes craintes, désigne un référent virtuel, conçu abstraitement par sa finalité : protéger du danger. Procédant par une métonymie de l’abstrait pour le concret, elle nomme la caverne par une seule propriété : la sécurité. Madame Riding précise ensuite sa pensée :

Il y a néanmoins dans le fond d’une petite vallée qui m’appartient, diverses ouvertures qui donnent un accès souterrain jusqu’au centre de quelques-unes de ces montagnes, de sorte que le lieu étant d’ailleurs inhabité, parce qu’il est stérile, il serait difficile de trouver un endroit plus propre à servir d’asile contre la violence et la persécution. Je résolus de choisir une de ces cavernes obscures pour y faire élever le petit Bridge. (p. 61-62)

9Au concept virtuel visé d’abord par la relative à l’infinitif est donnée progressivement sa référenciation actuelle. On se rapproche du référent concret par le groupe nominal : diverses ouvertures qui donnent un accès souterrain jusqu’au centre de quelques-unes de ces montagnes, qui parcourt les différentes parties de la caverne, l’ouverture, le souterrain, et le tout qui l’englobe, la montagne. Ce groupe nominal ne désigne pas exactement la caverne, puisqu’il réfère plus étroitement aux ouvertures de la montagne, mais il en prépare la nomination par une périphrase préfigurant une définition de ce lieu5. Avant cependant de prononcer la première occurrence du mot caverne, Madame Riding catégorise à nouveau l’endroit comme un lieu de refuge : il serait difficile de trouver un endroit plus propre à servir d’asile contre la violence et la persécution. À nouveau, la métonymie de l’abstrait pour le concret met en avant la propriété de sécurité. La formulation hyperbolique aboutit à catégoriser la caverne comme l’endroit qui possède au plus haut degré cette propriété.

10Ce passage fait apparaître enfin, au pluriel, le mot caverne, qui deviendra ultérieurement la désignation la plus partagée de notre référent. Madame Riding le catégorise un peu plus loin par la description indéfinie une affreuse caverne :

Il parut surpris, lorsque sa raison eut commencé à se former, de se voir confiné dans une affreuse caverne, loin du commerce et de la demeure des autres hommes. (p. 63)

11Elle aurait pu actualiser dès ce moment le substantif caverne par un article défini, dans la mesure où le référent a été suffisamment décrit précédemment, et donc est connu. Mais l’article indéfini lui permet ici de se placer du point de vue de celui qui découvre l’objet et de rendre ainsi l’étonnement du jeune Bridge. Par la suite, Madame Riding, puis les autres personnages du livre I, utilisent pour désigner ce référent les descriptions définies la caverne, cette caverne, notre caverne qui présentent 37 occurrences dans le roman, et en constituent donc la désignation de base.

12Cependant, la métonymie du refuge réapparaît : chez Madame Riding elle-même d’abord, qui la reprend, lorsqu’après avoir raconté l’histoire de Mally Bridge et de son fils, elle s’inquiète du danger où se trouvent Cleveland et sa mère :

Il lui paraissait que le seul moyen de conservation qui nous restât était de quitter le royaume, ou de nous procurer une retraite si impénétrable qu’elle pût nous dérober à nos persécuteurs. (p. 67)

13Évitant, par délicatesse sans doute, de lancer une invitation dans un lieu qui pourrait paraître manquer d’agrément, Madame Riding recourt à une description indéfinie métonymique, qui enrobe un référent peu engageant. Comme dans la première nomination, la caverne est, par la relative au subjonctif, envisagée comme un asile virtuel. Cleveland, qui ignore les circonlocutions de la politesse, s’empresse de saisir l’offre :

Quelle retraite plus sûre pouvons-nous chercher, dis-je à Madame Riding, que cette grotte écartée où vous avez eu la générosité de faire élever mon frère ? (p. 67)

14Comme dans le passage précédent, la caverne est catégorisée comme le meilleur exemplaire de la catégorie. Et c’est encore comme un possible « asile » que la caverne est nommée dans l’inscription qu’Axminster trace sur la paroi de la caverne, et dans son récit, quand il l’évoque pour la première fois :

Quoique je ne pensasse point encore à choisir ma retraite dans cette caverne, je savais que la situation de mes propres terres, qui renferment quantité de montagnes désertes, pourrait m’offrir plus d’un asile. (p. 95)

15Avec six occurrences de nomination par le mot retraite et cinq par le mot asile, la fonction narrative initiale de la caverne paraît donc être son rôle « protecteur », signalé à juste titre par Aurelio Principato6.

16Du lieu protecteur au lieu de régression, on ne s’étonnera guère que la psychocritique ait engagé le commentateur à sauter le pas. Robert Mauzi estimait, en 1963, qu’« il serait facile de psychanalyser l’épisode », et, pour lui, regarder la caverne comme « symbole du refuge maternel » serait « interpréter littéralement les données romanesques » ; il préférait cependant quant à lui étudier la caverne en tant que « séjour de méditation et de sagesse »7. Ce sont des commentaires ultérieurs qui développeront cette lecture psychanalytique de l’épisode. Aurelio Principato décrit en 1994 le parcours de Cleveland comme un « regressus ad uterum », et, plus récemment, Christian Martin et Érik Leborgne8 ont repris et amplifié cette analyse. Érik Leborgne s’aventure ainsi dans une interprétation lacanienne du nom propre Cleveland comme une composition de cleave, « fente » et land « terre »9.

17La lecture psychanalytique de l’épisode s’appuie sur quatre occurrences où le mot terre est associé au mot sein10, dont deux sont prises en charge sans ambiguïté par Cleveland. Il convient toutefois de tempérer l’importance de ce décryptage inspiré de la psychanalyse. En effet, l’association des mots sein et terre est banale dans le discours littéraire : le seul groupe nominal sein de la terre présente 32 occurrences dans les œuvres enregistrées par la base Frantext pour la période 1500-1730 ; il se rencontre chez Ronsard, Robert Garnier, Théophile de Viau, d’Aubigné, etc. Prévost ne se distingue donc pas, en reprenant la vieille métaphore, par une remarquable originalité. Qui plus est, dans Cleveland même, le mot sein est utilisé en association avec d’autres entités : Madame Riding parle du sein du ciel, Mylord d’Axminster du sein de la mer11. L’expression : le sein de la terre est de l’ordre de la catachrèse. S’il n’est pas douteux qu’il existe dans Cleveland une liaison entre l’espace de la caverne et la figure maternelle une mise en relation narrative, il ne me semble pas certain que la sollicitation d’une association lexicale dont l’effet métaphorique est très atténuée dans la langue littéraire du XVIIIe siècle nous donne une représentation très juste de la caverne telle qu’elle est lexicalement construite dans le texte de Prévost.

18Si donc nous revenons aux mots que choisissent ses personnages pour nommer la caverne, nous constatons que, lorsque l’asile virtuel devient réel, il est appelé demeure (14 occurrences), chambre (10 occurrences), voire domicile (2 occurrences) ou maison (1 occurrence). Le mot demeure désigne le référent avec une extension variable : il peut renvoyer à l’ensemble de la caverne, comme c’est le cas lorsque Cleveland parle d’« explorer les cavités immenses de notre demeure » (p. 73), ou seulement au lieu plus resserré où l’on séjourne, comme lorsqu’il croit « reprendre le chemin de [s]a demeure », et s’égare dans les galeries de la caverne (p. 75). Dans cet emploi, il entre en concurrence avec chambre, mais aussi avec grotte. Utilisé dans ses deux premières occurrences comme synonyme de caverne, le mot grotte semble viser dans ses quatre emplois suivants un référent plus restreint. Comme le fait remarquer Stéphanie Genand12, conformément à un usage dont témoignent les exemples cités par le Dictionnaire de l’Académie (il a aménagé une grotte dans son jardin, une grotte de rocailles et de coquillages), il tend à désigner des espaces aménagés par l’homme. La série lexicale demeure, chambre, grotte, domicile, forme donc un ensemble qui impose au lecteur de concevoir la caverne comme un lieu d’habitation. Une telle nomination a pu paraître fort improbable : les réactions de l’abbé Desfontaines, Crébillon, Bougeant, signalées par Érik Leborgne13, en témoignent.

19On peut se demander s’il n’y a pas quelque ironie14 de la part de Prévost dans son apparent souci de faire accepter comme vraisemblable un séjour si hautement symbolique. Le choix du terme juridico-administratif de domicile pour un référent aussi étranger à la société policée peut faire sourire. Et peut-être faut-il voir quelque malice dans l’étonnement admiratif des personnages devant l’art prétendu de la nature :

Mais le souterrain est si vaste et si exhaussé à droite et à gauche, qu’on ne cesse point d’admirer la nature, qui a formé, l’on ne sait pour quel usage, des salles immenses qu’on se lasse à parcourir. La caverne se rétrécit néanmoins en certains lieux. On y trouve des espèces de salons et de cabinets, les uns servent de communication à d’autres salles de la grandeur des premières, d’autres n’ont point de seconde ouverture après leur entrée. (p. 74)

J’y trouvai tant d’endroits commodes et faits comme il semble exprès par la nature pour servir de dernière ressource à un misérable, que je me déterminai tout d’un coup à en prendre un pour demeure. (p. 95)

20Ce serait donc à la nature, et non à l’auteur, qu’il faudrait imputer l’intention de transformer la caverne en « commodes » appartements. Le romancier a beau jeu d’installer ses personnages dans ces demeures prédestinées ; mais, pour reprendre le mot racinien que Prévost met dans la bouche de Cromwell, « l’artifice est grossier » (p. 49), et l’on peut soupçonner que Prévost s’amuse ici à préparer une parade un peu facile au trop prévisible reproche d’invraisemblance. S’il choisit un tel cadre narratif, en dépit d’une invraisemblance qu’il ne conteste qu’assez faiblement, c’est que la caverne présente pour chacun de ses personnages une puissante charge de sens ; les nominations spécifiques qu’ils mettent en œuvre vont nous permettre à présent de la dégager.

21Le rapprochement entre le référent caverne et le nom de tombeau est amorcé par Elisabeth Cleveland. Au moment d’entrer dans sa nouvelle demeure, elle la présente comme une première étape vers le tombeau, auquel elle aspire :

Elle [la terre] nous a ouvert son sein ; que ne le fermait-elle au même moment pour nous servir de tombeau ! (p. 68)

22Alors que Madame Riding la presse de quitter la caverne, elle lui répond encore :

Laissez-moi donc finir ici ma vie : je suis déjà à demi ensevelie, j’en aurai moins de chemin à faire jusqu’à mon tombeau. (p. 71)

23Elisabeth Cleveland n’assimile cependant pas tout à fait dans son discours sa demeure à un tombeau, et ce mot ne fonctionne pas dans son discours comme une nomination de la caverne.

24Ce pas est franchi dans le discours de Mylord d’Axminster. La métaphore est amenée avec quelques précautions métadiscursives :

Voilà ma maison, me dit-il, ou mon tombeau, si vous aimez mieux lui donner ce nom. (p. 78)

25Tombeau intervient comme une seconde nomination ; le commentaire si vous aimez mieux lui donner ce nom laisse à l’interlocuteur la responsabilité de ce choix : c’est lui qui est supposé juger maison par trop incongru et tombeau plus adéquat au référent. Grâce à ce procédé rhétorique, la seconde nomination sera retenue comme une correction de la première. Axminster peut par la suite  adopter cette désignation métaphorique sans plus de précautions métadiscursives:

Je rentre dans mon tombeau, j’en parcours toutes les vastes retraites, je trace mes malheurs sur les plus durs rochers, et j’arrose les caractères de mes larmes. (p. 97)

26La phrase contient un alexandrin (je trace mes malheurs sur les plus durs rochers), qui révèle, comme d’autres tirades du personnage15, le façonnage d’Axminster par le discours racinien. Il s’agit pour Prévost de camper un personnage tragique, qui fera de la caverne un tombeau, sinon pour lui, du moins pour son épouse qu’il aspire à rejoindre :

La haine qu’il conservait encore pour la vie, lui faisait souhaiter de l’achever dans les ténèbres de notre solitude, et auprès du tombeau de son épouse. (p. 113)

27La caverne devient de fait le tombeau d’Elisabeth Cleveland et celui de l’épouse d’Axminster, la mort de celui-ci étant différée au livre V. L’installation de ces « monuments » (p. 115) funéraires au beau milieu de leur « domicile » n’est pas sans évoquer la topique du roman noir16.

28La conception de la caverne comme séjour de mort n’est cependant qu’une des interprétations possibles de ce lieu. Elisabeth Cleveland et le vicomte d’Axminster s’attachent, chacun à son tour, à expliquer à Cleveland la différence majeure qui existe entre leur perception de la caverne et la sienne :

Il faut confesser que s’il est facile de mener une vie tranquille et heureuse en suivant la nature, c’est lorsqu’elle n’a point encore été altérée par les passions. Cette réflexion, ajouta-t-elle, me regarde, et elle vous fera apercevoir la différence qui est réellement entre vous et moi. Vous êtes jeune, vous avez été élevé dans le repos d’une profonde solitude ; votre cœur n’a jamais senti de violente passion, et votre cerveau n’a jamais reçu de traces qui aient pu faire une impression trop forte sur votre âme. […] Voyez maintenant combien je suis éloignée de trouver dans moi-même de si favorables dispositions ; j’ai été pendant longtemps la proie de mille passions animées, j’ai suivi le torrent du monde et de ses maximes les plus corrompues : ce fut un coup de désespoir plutôt qu’une résolution délibérée, qui me conduisit à Hammersmith. (p. 69)

Vous êtes né dans l’infortune, et l’habitude que vous avez d’y être depuis votre enfance, vous empêche de la sentir. Vous prononcez le nom de malheur presque sans connaître ce qu’il signifie, et je vois à l’égalité de vos sentiments, que cette caverne même et l’affreuse vie que vous y menez, altèrent moins votre repos qu’ils ne l’établissent. Il en est de moi tout autrement. J’étais le plus fortuné de tous les hommes ; c’est par une aventure sans exemple que je suis réduit à vivre dans ces ténèbres, et chaque moment que j’y passe me semble un martyre cruel, parce qu’elles redoublent l’horreur qui règne continuellement au fond de mon âme. (p. 80)

29La mère de Cleveland a connu le « torrent du monde », de même, le vicomte a été « le plus fortuné de tous les hommes » : la vie dans le monde les a exposés à ces « impressions », qui, conformément à une physio-psychologie d’inspiration cartésienne, produisent les passions. Cleveland, en revanche, n’a pas été soumis à ces impressions, et son cerveau, siège de l’âme selon Descartes17, est vierge de toute « trace ». Il ne saurait sentir son malheur. Cette différence, soulignée par les personnages, nous invite à interpréter dans son cas autrement le sens de la caverne.

30Les nominations métonymiques que Cleveland choisit pour la caverne utilisent le sème d’obscurité, actualisé par les adjectifs ténébreux et obscur : on relève ainsi lieu ténébreux (p. 73), solitude si obscure (p. 67), lieu obscur (p. 74), ténébreux domicile (p. 99). Cette propriété de la caverne, rappelée dans son discours par les substantifs obscurité (3 occurrences) et ténèbres (3 occurrences), fait l’objet de sa part d’une véritable théorisation philosophique. Au moment où ils vont entrer dans la caverne, Cleveland adresse à sa mère un discours de consolation dont l’argument principal s’appuie sur l’obscurité de la caverne :

L’obscurité même de notre demeure peut aider à la tranquillité de notre âme. Notre imagination n’aura rien de tumultueux à se représenter. Nous n’aurons point à craindre les mouvements involontaires qu’excite la présence des objets, puisque nous n’apercevrons rien dans nos épaisses ténèbres, et nous saurons nous rendre assez maîtres de nous-mêmes pour ne pas former volontairement d’inutiles désirs. (p. 68)

31Reprenant la conception cartésienne des passions, Cleveland déduit de l’absence de sensation visuelle l’immobilité des esprits animaux, et donc le non déclenchement des passions. Le vocabulaire : tranquillité de l’âme, mouvement, objet, exciter, désir, maître, volontairement est celui de Descartes dans Les Passions de l’âme. Toutefois, chez Descartes, le bonheur s’acquiert en surmontant l’« effort des passions […] pour troubler la tranquillité de l’âme »18, Cleveland croit, quant à lui, trouver avec la caverne un moyen commode d’éviter tout facteur de trouble. Selon Jean Deprun, il suivrait plus précisément là un conseil de Malebranche, qui préconisait de prévenir l’attaque des passions « en tirant les rideaux »19 sur les impressions sensibles.

32La recette semble, dans un premier temps, réussir, puisque, après quelques années de séjour dans la caverne, Elisabeth Cleveland déclare à son fils : « Je vois à votre tranquillité que vous êtes heureux » (p. 71).

33Pourtant, l’épisode qui suit la mort de sa mère amène Cleveland à pousser à son point extrême l’expérience de l’ataraxie, et en démontre la faillite. Resté seul dans la caverne, il entreprend de la visiter ; il s’enfonce dans le souterrain avec une bougie. Mais il s’égare dans ce qu’il nomme alors ce labyrinthe (p. 75), et sa bougie finit par s’éteindre. Le voilà plongé dans le noir absolu, c’est-à-dire, si l’on en croit son premier discours, dans une situation où il devrait pouvoir philosopher tout à son aise. Or, il emploie alors le plus clair de son temps à « dormir d’un sommeil tranquille », et s’écrie à son réveil :

Je suis un véritable enfant de la terre : je suis sorti de son sein, j’y ai vécu et je m’y retrouve en mourant. (p. 75)

34L’issue de l’expérience n’est donc pas le bonheur escompté, mais bien un sommeil létal.

35À peine cependant a-t-il prononcé ces mots que le récit au passé simple fait surgir un événement salvateur :

Un bruit confus que j’entendis tout d’un coup me fit sortir de ces réflexions. (p. 75)

36Après la perception du bruit vient celle de la lumière, nommée « un rayon d’espérance ». Il voit dans cette « clarté » la « source de son salut » : plus heureux que Démocrite, il aperçoit un homme. Cet homme cependant, lorsqu’il entend Cleveland s’approcher, éteint son flambeau. Une nouvelle interprétation philosophique de l’obscurité, plus traditionnelle que la précédente, est alors proposée : les ténèbres de la caverne sont source d’erreur. C’est à cause de la pénombre que l’homme, dont on apprendra ensuite qu’il s’agit du vicomte d’Axminster, prend Cleveland pour « quelque habitant monstrueux du sein de la terre » (p. 76), c’est-à-dire, dans l’univers racinien du personnage, probablement pour quelque minotaure. C’est aussi à cause de la pénombre que Cleveland croit avoir été la victime d’une « illusion » (p. 76), comparable à celle dont sont victimes les prisonniers de la caverne platonicienne, ou, en des termes qu’il emprunte à Descartes, du « jeu de quelque génie malin » (p. 76). L’expression génie malin, qui traduit le latin genium aliquem malignum de la Première Méditation20, ne laisse guère de doute sur l’inspiration cartésienne du passage. L’épisode amène Cleveland à adopter une conception de caverne plus conforme à la tradition philosophique de la symbolique de l’ombre et de la lumière.

37Par la suite en effet, lorsqu’il a besoin de démêler ses pensées, on le voit aller chercher la lumière à l’extérieur de la caverne ; quand pour la première fois il prend conscience de son amour naissant pour Fanny et se trouble en sa présence, il déclare :

Je pris le parti de sortir presque aussitôt, et d’aller me promener seul à l’entrée de la caverne pour m’éclaircir sur mes propres dispositions et chercher les raisons d’un si étrange changement. (p. 109)

38Sa promenade au grand air l’amène à la conclusion suivante :

Cet éclaircissement jeta aussi quelque lumière sur ce qui m’était arrivé auprès de Fanny. (p. 110)

39La sortie de la caverne prend donc, pour Cleveland, le sens d’une sortie des ténèbres de la pensée. Cette interprétation ne vaut pas cependant pour Mylord d’Axminster, qui reste, au dehors comme au-dedans, la proie des illusions des prisonniers platoniciens :

Dans ces moments si je mets le pied hors de la caverne, tous les objets que je découvre me paraissent sombres et obscurs. (p. 97)

40Avant de quitter la caverne, Cleveland avoue cependant :

Nous n’abandonnâmes point sans regret notre chère caverne ; le séjour, à la vérité, de notre tristesse, mais en même temps l’asile de nos malheurs, et la source de notre salut. (p. 115)

41Comme les prisonniers de la caverne, il a du mal, une fois libéré, à se tourner vers la lumière, et regrette ce séjour qu’au moment du départ, il appelle sa « chère caverne ». Après avoir constaté l’impasse que constitue la caverne, il tentera de poursuivre au grand jour sa quête philosophique. Malgré l’admiration que Cleveland professe à l’égard de la philosophie, chaque épisode de son trajet narratif en montrera l’échec : « Superbe nom ! », s’écrie-t-il à son propos, « Hélas ! qu’il m’a coûté cher ! » (p. 155). Prévost ne semble gratifier Cleveland du superbe titre de Philosophe anglais que pour rabattre l’orgueil du philosophe, et c’est sans doute cette identité même qui le condamne à « traîner une vie misérable ».

42L’étude des noms donnés à la caverne en fait donc apparaître trois interprétations différentes. Les âmes « altérées par les passions » d’Elisabeth Cleveland et du vicomte d’Axminster la regardent comme un « tombeau » réel, ou métaphorique ; formées par l’expérience du monde à éprouver les passions, elles sentent, jusqu’au « martyre », l’infortune où elles sont tombées. Pour l’âme neuve de Cleveland, la caverne est un « lieu obscur », c’est-à-dire, selon sa conception initiale de l’obscurité, un lieu exempt des « mouvements involontaires » de la perception, et donc des passions qu’ils déclenchent. Elle lui apparaît, dans un premier temps, comme le lieu idéal d’une existence philosophique. La péripétie de l’égarement dans la caverne entraîne une réinterprétation des ténèbres. Conformément à une symbolique plus traditionnelle, l’obscurité représente dès lors l’illusion, et cette propriété de la caverne pousse finalement le héros à la quitter.

43La caverne constitue ainsi dans Cleveland la première expérimentation d’un système philosophique ; d’autres épisodes mettront en scène de nouvelles expériences philosophiques : l’utopie de Sainte-Hélène, qui évoque la République de Platon, ou l’épicurisme méthodique du livre XIV. Toutes ces tentatives pour diriger la vie des hommes selon des principes philosophiques reçoivent systématiquement une issue catastrophique, au point que ce roman, bien qu’imprégné dans son vocabulaire et sa thématique de philosophie classique, a pu être considéré en définitive comme un texte « antiphilosophique »21.

Notes de bas de page numériques

1 Paul Siblot, « Nomination », Catherine Détrie, Paul Siblot, Bertrand Vérine (éd.), Termes et concepts pour l’analyse du discours, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 205.
2 « Ambivalence profonde, l’“affreuse caverne” (on trouve l’association de ces mêmes mots dans la bouche de Madame Riding, de Cleveland et d’Axminster) représente néanmoins en même temps une époque d’innocence et de bonheur sans mélange », Philippe Stewart in Philippe Stewart et Stéphanie Genand, Cleveland d’Antoine Prévost d’Exiles, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2006, p. 83. Ajoutons que Bridge, retraçant « les circonstances de sa triste histoire » utilise lui aussi l’expression « affreuse caverne » (Cleveland, Paris, Éditions Desjonquères, p. 271 ; les références à Cleveland renverront à cette édition).
3 On retrouve dans le récit ultérieur de Cleveland quatre occurrences du nom propre Rumney-hole : elles évoquent le souvenir de cette période de sa vie et manifestent la distance prise avec la caverne.
4 Agnès Steuckardt, « Référence et points de vue : les désignations de Cromwell dans Cleveland », Van Dung Le Flanchec et Claire Stolz (éd.), Styles, genres, auteurs, n° 6, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 111‑122.
5 La périphrase de Madame Riding est proche de la définition proposée par le Dictionnaire de l’Académie (1694) à l’entrée Caverne : « Antre, grotte : lieu creux dans des rochers, dans des montagnes, sous terre ».
6 « Les deux traits saillants de cette première description sont le caractère sauvage et en même temps protecteur du site », Aurelio Principato, « La caverne de Cleveland », Cahiers de l’association internationale des études françaises, mai 1994, n° 46, 1994, p. 299.
7 Robert Mauzi, « Le thème de la retraite dans les romans de Prévost », L’abbé Prévost. Actes du colloque d’Aix-en-Provence (20 et 21 décembre 1963), Aix-en-Provence, Publications de la faculté des lettres, Éditions Ophrys, 1965, p. 186 et p. 188.
8 Aurelio Principato, op. cit., p. 291-311 ; Christian Martin, Espaces du féminin dans le roman français du dix-huitième siècle, Oxford, SVEC, 2004, p. 153-155 ; Érik Leborgne, Figures de l’imaginaire dans le Cleveland de Prévost, Paris, Éditions Desjonquères, 2006, p. 51-53.
9 « Cleveland, cet “enfant de la terre” qui porte le nom de sa mère serait ainsi né d’une faille ou d’une fente de la terre (cleave-land) », Érik Leborgne, op. cit., p. 51.
10 « La terre nous ouvre son sein pour nous dérober à la malignité des hommes […]. Elle [la terre] nous a ouvert son sein » (p. 68) ; « Je suis, disais-je, un véritable enfant de la terre ; je suis sorti de son sein, j’y ai vécu ; et je m’y trouve en mourant » (p. 75) ; « me prenant apparemment pour un voleur, ou pour quelque habitant monstrueux du sein de la terre, il demeura en silence et sans mouvement dans l’obscurité » (p. 76).
11 « Ciel ! continua-t-elle en y levant les yeux, tes récompenses doivent être bien magnifiques pour la vertu, puisque tu prends si peu de soin d' elle ici bas ! […] c’est dans ton sein que tu la couronnes » (p. 100) ; « il priait le ciel de lui ouvrir comme à elle un tombeau dans le sein de la mer » (p. 118). Prévost parle également du sein de Dieu (3 occurrences), du sein de l’église, du sein de la famille : ces emplois du mot sein résultent, selon le Robert historique, un réemprunt du XVIIe siècle au latin sinus pris au sens d’« intérieur ». Outre le « sein de la terre » et le « sein de la mer », le Dictionnaire de l’Académie mentionne, dès sa première édition (1694), les exemples suivants : « On dit, Porter la guerre dans le sein d'un royaume, d'une province, pour dire, Porter la guerre au milieu d'un royaume, bien avant dans une province ».
12 Philippe Stewart et Stéphanie Genand, Cleveland d’Antoine Prévost d’Exiles, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2006, p. 160.
13 Érik Leborgne, op. cit., p. 50.
14 Sur l’ironie de Prévost, voir Henri Coulet, « Le comique dans les romans de Prévost », L’abbé Prévost. Actes du colloque d’Aix-en-Provence (20 et 21 décembre 1963), éd. cit., 1965, p. 173-184.
15 Voir notamment le discours qu’il adresse à Cromwell, où l’on relève deux autres alexandrins : défends-toi maintenant et ôte-moi la vie […] comme tu m’as ôté l’honneur et le repos (p. 93).
16 Sur cet aspect de Cleveland, voir Jean Fabre, « L’abbé Prévost et la tradition du roman noir », L’abbé Prévost. Actes du colloque d’Aix-en-Provence (20 et 21 décembre 1963), éd. cit., p. 39-55.
17 « L’âme a son siège principal dans la petite glande qui est au milieu du cerveau », Descartes, Les passions de l’âme, première partie, article 34, Paris, Le livre de Poche, 1990 [1649], p. 61.
18 Descartes, Les passions de l’âme, deuxième partie, article 148, éd. cit., p. 138.
19 « Thèmes malebranchistes dans l’œuvre de Prévost », L’abbé Prévost. Actes du colloque d’Aix-en-Provence (20 et 21 décembre 1963), éd. cit., p. 164. Jean Deprun cite les Entretiens sur la métaphysique, Paris, éd. Cuvillier, t. 1, 1948, p. 62.
20 « Supponam igitur non optimum Deum, fontem veritatis, sed genium aliquem malignum, eundemque summe potentem et callidum, omnem suam industriam in eo posuisse, ut me falleret. [Je supposerai donc qu’il y a non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper] », Descartes, Méditations métaphysiques, « Première Méditation », traduction du duc de Luynes, Paris, Le livre de Poche, 1990 [1647], p. 44.
21 « Avec Cleveland apparaît donc pour la première fois le début d’une tendance antiphilosophique ; antiphilosophique dans le sens que lui donneront Diderot, Palissot et les autres, c’est-à-dire en opposition avec le groupe des libres-penseurs », Kurt Wais, « L’abbé Prévost et le renouvellement du roman en Europe », L’abbé Prévost. Actes du colloque d’Aix-en-Provence (20 et 21 décembre 1963), éd. cit., p. 251.

Pour citer cet article

Agnès Steuckardt, « La nomination dans Cleveland : points de vue sur une caverne », paru dans Loxias, Loxias 15, I., 3., La nomination dans Cleveland : points de vue sur une caverne, mis en ligne le 23 janvier 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1466.


Auteurs

Agnès Steuckardt

Maître de conférences à l’Université de Provence