Loxias | Loxias 15 Autour du programme d'Agrégation de lettres 2007 | I. Littérature française | Marot: réédition du colloque de Nice 1996 et autres articles
Evelyne Berriot-Salvadore :
Le « pèlerinage de vie humaine » de Clément Marot
Résumé
Se proposer comme objet de réflexion le motif de l'errance ou du pèlerinage dans l'Adolescence clémentine pourrait d'abord sembler une anticipation, tant il est vrai que la figure de l'exilé Mélibée trouve toute son expression dans les œuvres plus tardives, composées après la fuite de Marot à Ferrare et à Venise. Néanmoins si le poète de l'Adolescence n'est pas encore le banni, il apparaît bien déjà comme le « viateur » prêt à s'embarquer sur la nef du monde. L'allégorie du pèlerinage de vie humaine occupe, en effet, une place importante dans le recueil de 1538, et représente peut-être une manière d'en approcher le sens, non seulement à travers ses thèmes et ses motifs, mais à travers son ordonnance même.
Index
Mots-clés : autobiographie , errance, Marot, spiritualité, tradition
Texte intégral
1[NB : Cet article est paru dans la revue Op. cit., Revue de littérature française et comparée, 7, Novembre 1996, Publications de l’université de Pau, pp. 47-53.]
2Se proposer comme objet de réflexion le motif de l'errance ou du pèlerinage dans l'Adolescence clémentine pourrait d'abord sembler une anticipation, tant il est vrai que la figure de l'exilé Mélibée trouve toute son expression dans les œuvres plus tardives, composées après la fuite de Marot à Ferrare et à Venise. Néanmoins si le poète de l'Adolescence n'est pas encore le banni, il apparaît bien déjà comme le « viateur » prêt à s'embarquer sur la nef du monde. L'allégorie du pèlerinage de vie humaine occupe, en effet, une place importante dans le recueil de 1538, et représente peut-être une manière d'en approcher le sens, non seulement à travers ses thèmes et ses motifs, mais à travers son ordonnance même.
3Les éléments qui permettent de reconstituer les épisodes des fuites successives de Marot après 1535 proviennent, pour la plupart, d'un scénario que le poète a pris soin d'écrire lui-même, rendant aujourd'hui périlleuse l'entreprise du biographe, trop pauvre de documents d'archives et trop riche des évidences d'un discours qui se donne comme autobiographique1. On a relevé assez souvent en effet les arrangements de Marot avec la réalité pour le convaincre de composer à dessein le portrait d'un pèlerin du monde. Sans doute y a-t-il chez le poète le souci de se présenter sous un jour favorable au souverain et aux grands personnages dont il dépend, en construisant la figure du banni injustement et de l'exilé « oppressé » ; l'épître au roi de 1535 et l'épître à Madame de Ferrare, reprennent de manière significative la même dénégation anaphorique :
Si m'en allay evitant ce dangier
Non en pays, non à Prince estrangier,
Non point usant de fugitif destour...
Non que je soys lassé de ton service,
Non que de toy faveur et benefice
N'ay receu plus que n'ay merité...2
4Il s'agit, pour Marot, de présenter les mésaventures d'un « vaguant » malgré lui, quitte si nécessaire à travestir quelque peu la vérité des événements3:
Outre le mal que je sens, treshault Prince,
De plus ne veoir la gallique province
Et d'estre icy par exil oppressé,
Je doubte et crains que, moy aiant laissé
L'air de Ferrare, il ne te soit advis
Que j'ay les sens d'inconstance ravis,
Et qu'en ton cueur n'entre une impression
Que de vaguer je fais profession…4
5Mais l'inquiétude qui s'exprime ici engage à lire au-delà de la justification immédiate ; les termes employés — « inconstance », « vaguer » — dirigent le lecteur sur le point focal du portrait. Avant tout, s'exprime la volonté de Marot de donner un « sens » à cette errance de lieu en lieu, loin de la Patrie d'origine. À l'image de la fuite se substitue plus volontiers celle du circuit ou de l'itinéraire : la prudente retraite de Marot à Ferrare, puis à Venise devient un « departir » conseillé et guidé par Dieu5. Le portrait du banni se métamorphose alors doublement dans la figure d'un exilé au service du roi et du Roi des Rois : que ce soit en prenant la route ou en écrivant ses errances et celles de ses « chères sœurs »6.
6Cette allégorie du voyage spirituel est éclairée par l'Évangélisme dont s'est nourri le poète aux côtés de Marguerite de Navarre ; le « viateur » Marot est sans doute celui qui doit fuir les ennemis de Vérité : ce « fol monde icy », cette « fureur serpentine des ennemis de la belle Christine »7. Mais le motif de l'errance dans un monde dangereux s'inscrit aussi dans une longue tradition spirituelle, particulièrement féconde dans les deux derniers siècles du Moyen Age. Le pèlerinage plein d'écueils qui conduit, si l'on a choisi la droite voie, au « Port de salut » permettant la traversée vers la « cité de Bon repos » est la métaphore fondamentale d'une littérature destinée aux religieux aussi bien qu'à l'édification des laïcs8. Daniel Poirion a montré combien le lyrisme des XIVe et XVe siècles était influencé par ce courant ascétique tendant à considérer la vie comme un pèlerinage qui doit conduire à la cité céleste sur « la nef de désireux vouloir »9. Peut-être n'a-t-on pas assez souligné l'usage que Marot faisait de cette tradition qu'il régénère et transpose pour laisser entendre l'appel de l'église du Christ, celle qu'il nomme la « Belle Christine »10.
7Ainsi, encore que le thème de l'exil ait comme source évidente Les Tristes d'Ovide11, il s'enrichit également d'un autre courant qui plonge ses racines lointaines dans une spiritualité bonaventurienne. Les motifs mis en oeuvre par Marot, malgré ou à cause de leur transparence, peuvent toujours s'interpréter de plusieurs manières. Celui du retour vers la patrie autorise certes une lecture biographique : le poète exilé rêve, comme plus tard Du Bellay, de retrouver la « gallique province » ; la nostalgie de la terre natale se confond alors avec la nostalgie des origines:
Nature a pris sur nous cette puissance
De nous tirer au lieu de la naissance.
Mesmes long temps les bestes ne sejournent
Hors de leurs creux, sans qu'elles y retournent.
Brief, du desir qu'à la patrie avoye
Je n'ay trouvé rien de dur en la voye…12
8Pourtant le vocabulaire qui évoque la « voie » de retour invite aussi à une autre méditation ; à la nostalgie des origines, naturelle, répond un autre désir plus haut, celui de la patrie céleste que le pèlerin du monde cherche sans fin:
Or sus avant mon cueur, et vous mes yeulx,
Touts d'ung accord dressez vous vers les cieulx,
Pour gloyre rendre au pasteur debonnaire
D'avoir remis en son parc ordinaire
Ceste brebis esloignée en souffrance.
Remerciez ce noble Roy de France...13
9Ici, comme ailleurs14, l'évocation de François Ier appelle une figure christique : l'épître est bien un hymne au roi des Rois15. Au bout de sa « voie », le pèlerin rencontre la Charité, c'est à dire ce que Jean Bouchet appelle la Paix intérieure et extérieure16 :
Je dys Dieu gard à touts mes ennemys
D'aussi bon cueur, qu'à mes plus chers amis.
10De semblable manière, l'image du « cerf en fuite », celle du « fort de repos » ou du « manoir supernel »17 sont reflets de deux miroirs. Miroir autobiographique toujours : le « cerf » est le « serf » de la soeur du roi ; le « fort de repos » est la protection qu'elle lui accorde. Miroir spirituel aussi : le cerf n'est-il pas, dans la littérature de spiritualité, le symbole de l'âme humaine cherchant Dieu18? Et si le « fort de repos » ou le « manoir supernel » appartiennent au trésor de lieux communs des rhétoriqueurs19, ils évoquent en même temps cette citadelle de l'âme, en haut de la montagne de Sion que gravirent de si nombreux « pèlerins » depuis la Montagne de contemplation de Jean Gerson20. Sans doute est-il légitime de voir dans cette mise en scène de l'exil et de l'errance, la volonté de Marot de marquer un itinéraire qui s'affirme certes comme une voie nouvelle, loin des « ennemis de la belle Christine », mais qui souligne aussi la continuité entre une authentique tradition spirituelle et les aspirations évangéliques.
11Il est tentant alors de considérer ce thème du pèlerinage de vie humaine comme une des clés du recueil de 1538, publié après l'exil ferrarais. Marot, on le sait, présente l'édition Dolet de L'Adolescence et de La suite d'abord comme la réparation nécessaire au tort que lui ont fait les imprimeurs sans scrupules, mais aussi comme une révision et une recomposition des textes antérieurs21. En réalité, si l'étude comparative avec l'édition princeps de 1532 a montré que Marot ne bouleverse pas radicalement l'ordonnance de son livre, elle ne peut qu'engager à s'interroger sur cette affirmation « d'avoir changé l'ordre en mieux », pour peu évidemment qu'on ne l'interprète pas comme un simple argument publicitaire22. Par cette déclaration « curieuse », Marot en effet attire l'attention du lecteur sur l'économie du recueil et en même temps sur une idée essentielle : celle d'un changement et d'un mouvement progressifs. En 1538, le « viateur » Marot a déjà parcouru une longue voie et peut méditer sur les étapes de son cheminement dans le « jardin » de vie et de poésie, et c'est pourquoi son livre se veut aussi itinéraire : de l'imparfait au parfait, grâce à espérance23. C'est dire qu'il convient d'accorder la plus grande attention à la pièce inaugurale et à la pièce finale de L'Adolescence, dont le genre aussi bien que le thème marquent le début et le but d'une quête. Quête poétique qui commence avec une traduction de Virgile — « colloqué au plus hault tribunal de rethorique » selon Pierre Fabri24 —, et qui s'achève avec une chanson, œuvre personnelle où peut briller la liberté du « facteur » et son aura populaire25. Le livre semble ainsi déjà remplir le programme que Marot développe dans l'Epistre XXIV de la Suite, comme une voie poétique tracée par Jean Marot :
Tu en pourras traduire les Volumes
Jadis escriptz par les divines Plumes
Des vieulx Latins, dont tant est mention.
Apres tu peulx de ton invention
Faire quelcque Oeuvre [pour] jecter en lumiere :
Dedans lequel en la Feuille premiere
Doibs invocquer le nom du tout puissant.26
12Si la nature de l'exercice poétique fixe ainsi un itinéraire, le choix des thèmes révèle aussi un sens : l'errance, dans la traduction de Virgile, et la constance amoureuse, dans la Chanson XLII. La traduction de l'églogue virgilienne invite, comme on l'a démontré déjà27, à une lecture en filigrane : la forme dialoguée, chère à Marot mais caractéristique aussi des allégories didactiques de la fin du Moyen Age28, conduit à s'interroger sur la signification morale de ces beaux champs ombragés, résonnant de l'harmonie des oiseaux et de la chalemelle29. Tityre est celui que le grand Roi a déjà accueilli dans son jardin, celui qui a reçu la promesse du Christ (v. 89-96) tandis que Mélibée est le pauvre pèlerin traversant la plaine aride, avec des accidents qui parfois altéreraient son espérance (v. 24-29) s'il ne rencontrait un messager revenant du lieu « émerveillable »30. L'injonction de fermeté31, qui clôt le cycle des chansons en même temps que L'Adolescence, répond alors à ce dialogue initial. Le motif de l'errance et celui de la quête de Ferme Amour se rejoignent pour donner une des clés de ces « œuvres de jeunesse ». Marot, citant dans sa préface Jean Le Maire des Belges parmi ses guides32, présente ainsi son livre à la fois comme l'écho d'une riche tradition poétique et didactique et comme l'annonce d'un chant renouvelé par un pèlerinage littéraire et spirituel qui définit, au reste, l'Art de poésie33.
13Sans doute serait-il vain de chercher une source directe à ce thème du pèlerinage de vie humaine ; il est prégnant non seulement dans la littérature de dévotion, qui caractérise la tentative de renouveau spirituel des XIVe et XVe siècles, mais également dans la poésie lyrique, de Rutebeuf à Charles d'Orléans. Ainsi la nostalgie de Mélibée, qui s'entend à nouveau dans l'Eglogue au Roy de 153934, n'est-elle pas seulement le topos de l'Âge d'or, elle évoque également une conception religieuse essentielle, exprimée par la circularité même de l'Eglogue de Virgile et de l'Eglogue au Roy : Tityre est revenu chez lui après son voyage guidé par le désir de liberté, dans la cité à nulle autre pareille ; Mélibée n'aspire qu'à revenir dans le pays perdu, comme le poète revient, vingt ans après, avec son Eglogue au Roy, dans les temps et les lieux de sa « jeunesse folle » et de « ses coups d'essais ». L'errance du pèlerin est un retour vers la Patrie qui n'est rendu possible que par l'ordonnance en lui de Ferme Amour, c'est à dire de la Charité : longue tradition qui remonte à la spiritualité cistercienne, et que l'on retrouve, si féconde, dans le courant ascétique du XVe siècle35. Le Temple de Cupido est alors, de deux manières, l'allégorie de cet itinéraire. Marot, d'abord, met en place tous les repères qui permettent d'identifier aussitôt un héritier du Roman de la Rose —Bel Accueil est là pour accueillir l'amoureux pèlerin ! —, mais aussi joue de reflets qui renvoient à une littérature de dévotion plus récente : avec le « voyage lointain », les pérégrinations en « haulte mer et terre », le « droit chemin », avec toute une symbolique inspirée du Cantique des Cantiques36. Cependant ces marques si reconnaissables prennent ici, tout à coup, une signification singulière : le vert de Bel Accueil est faux espoir, le fin cristal et les reliques ne sont que beau parler. Finalement la « voie droite » de la tradition lyrique et didactique ne semble conduire qu'à la déception ; la quête, pour aboutir, revient ici vers le centre, vers le cœur qu'on le nomme Ferme Amour, Charité ou Paix divine:
Parquoy concludz en mon invention,
Que ferme Amour est au cueur esprouvée.
Dire le puis, car je l'y ay trouvée.37
14L'« Epistre de Maguelonne à son Amy Pierre de Provence » ne fait que réitérer le message ; il est significatif que le circuit de « la plus dolente et malheureuse femme », qui aussi va « grant erre » cherchant son ami Pierre en « haulte mer et terre », s'achève par un rondeau. L'itinéraire symbolique et formel doit être circulaire parce qu'au coeur se trouve celui que Maguelonne attend :
Nulle fortune oncques ne la blessa :
Toute constance en son cueur amassa,
Mieulx esperant...38
15L'Hôpital qu'elle fait construire en Provence pour les « pauvres errans malades » est le Temple de ferme Amour qui annonce certes la quête de Marguerite de Navarre ou de François Habert39, mais qui peut aussi évoquer, dans les années 1517-1519 où Marot compose ce texte, les allégories didactiques chères à Guillaume Alecis ou à Jehan Henry que l'officine de Jehan Petit fait connaître à un plus vaste public dans la première décennie du siècle. L'hôpital de Maguelonne, bâti sur « un port dict de sainct Pierre » s'il ne peut guère être directement inspiré par la « maison d'ospitalité » de Jehan Henry, le Proviseur de Hôtel-Dieu de Paris où entrent « les saines personnes, passionnés toutesfois en leur cueur de la maladie d'autruy », joue d'un réseau de métaphores dont le lecteur du temps ne peut méconnaître le sens40. En fermant L'Adolescence avec la chanson de « ferme Amour », Marot semble du reste nous convier à une relecture des différentes pièces qui composent le recueil : diverses étapes, divers visages rencontrés dans la quête difficile de la « belle Christine ». L'Adolescence ne serait-elle pas, en quelque sorte, ce récit que le voyageur du Temple de Cupido fait à ferme Amour ?
... puis luy comptay, comment
Pour son Amour continuellement
J'ay circuy mainte contrée estrange...41
16La dynamique du voyage littéraire et spirituel de Marot naît alors à la fois du désir ascétique du coeur et du désir de jouir ici et maintenant des beautés et de la fortune offertes par le temple du monde. Cette tension, qui sous-tend toute l'oeuvre, s'exprime par le jeu des oppositions thématiques entre le plaisir et la douleur42, entre le « grand desir d'avoir plaisir d'amour mondaine »43 et la volonté d’« aimer autrement »44, aussi bien que par la symbolique des couleurs45 ou celle des motifs, de la nuit et de la lumière46, de la prison et de la liberté47. Autant d'effets de contrastes n'ont pas pour but, ici, de signifier l'inconstance de la nature du poète pour qui « le changeant » est « couleur infame »48, mais bien plutôt de restituer l'histoire intérieure d'une création. L' « Epistre II du despourveu à Madame la duchesse d'Alençon » est, de ce point de vue, essentielle. Sa forme dialoguée permet de mettre en scène les protagonistes du recueil : Mercure, à la fois le Dieu de l'éloquence, le roi François Ier et le Christ ; l'autheur-Marot ; Crainte ; Bon espoir49. Se trouve ainsi annoncé l'agencement formel et narratif de L'Adolescence : l'aventure de l'écriture au service du Prince du Monde et du Prince du Ciel. D'un côté Crainte-désespoir fait écho à l'épître au lecteur en rappelant la jeunesse, la faiblesse, l'imperfection du poète « commençant » mais, de l'autre, Bon espoir engage en la « voie d'honneur » de poésie qui se trouve ainsi définie bien avant l'Epistre au Roy de 152750. Tout en reprenant un lieu commun des rhétoriqueurs, Marot dévoile déjà le sens de sa quête : créer une poésie nouvelle dont le cœur, avant même l'esprit et l'imagination, est le maître d'œuvre51, créer une royale poésie au service d'une princesse dont l'image se superpose à celle de la Dame du Temple de Cupido.
Parquoy amy, si tes dictz sont decens,
Tu congnoistras (Et de ce ne te doubte)
A quel honneur viennent Adolescens
En deschassant crainte, soucy, et doubte.52
17Le titre même du recueil prend alors une autre résonnance. À la manière de Rabelais qui, écrivant en 1521 à Guillaume Budé, se qualifie d'« adolescens »53, Marot conserve ce terme moins sans doute pour désigner précisément une tranche d'âge que pour caractériser un état d'esprit. L'Adolescence clémentine est l'étape du « commençant », comme La suite est celle du « persévérant » qui tend vers œuvre plus « parfaite »54. La « curieuse » affirmation de l'épître liminaire sur le nouvel ordre du livre se trouve ainsi éclairée : en 1538, Le poète marque sa volonté de présenter son œuvre comme un itinéraire reconstitué de ses tribulations. Le classement par genre — Epistres, complaintes, Epitaphes, Ballades, rondeaux, Chansons — laisse, certes, apparaître d'abord le bon disciple qui cultive un art de rhétorique hérité de ses pères55. Pourtant la trame essentielle du recueil n'est pas là mais dans les regroupements thématiques qui, à l'intérieur de chaque cycle, restituent la dynamique d'un cheminement. Après une « Oraison contemplative devant le crucifix », méditation obligée avant tout voyage spirituel, les Epistres, qui montrent d'abord les enjeux de la quête poétique — bien au delà des genres rhétoriques56 —, laissent entendre la voix du poète officiel, glorifiant à sa manière la puissance du royaume57, et celle du poète courtisan, brillant dans la veine amoureuse (V, VI) ou burlesque (VIII, IX), jouant de virtuosité pour mériter la faveur royale (VII) ; puis les Epistres disent, à travers « l'enfermement » de 1526 (X, XI) la fragilité de cette fortune mondaine et la difficulté du chemin de Ferme Amour :
Je ne t'escry de l'amour vaine, et folle,
Tu voys assez, s'elle sert, ou affolle:
Je ne t'escry ne d'Armes, ne de Guerre,
Tu voys, qui peult bien, ou mal y acquerre:
Je ne t'escry de Fortune puissante,
Tu voys assez, s'elle est ferme, ou glissante:
Je ne t'escry d'abus trop abusant,
Tu en sçais prou, et si n'en vas usant:
Je ne t'escry de Dieu, ne sa puissance,
C'est a luy seul t'en donner congnoissance.58
18Les complaintes et les Epitaphes, au centre de L'Adolescence clémentine, montrent encore le poète officiel avec un genre et une terminologie qui pourraient se rattacher à une méditation traditionnelle devant la mort59 si Marot n'indiquait finalement au « viateur » la véritable leçon dans l'Épitaphe de Jean Serre : rire et pleurer, les deux conviennent dans ce voyage où seul le but est important60. Les Ballades reprennent alors l'antithèse de la liesse et de la douleur dans une ordonnance narrative qui dessine la destinée du poète : les jeux et les apprentissages de la jeunesse folle, la recherche de la bonne fortune, les désirs et les souffrances de l'amoureux constant, le serviteur exact des Princes, le chrétien persécuté mais toujours fidèle à la sainte Église. Les rondeaux ne font que développer dans une autre tonalité, et d'emblée sous le signe de la maîtrise rhétorique (I), la fresque biographique du poète infortuné : poète de cour chantant l'amour et les dames, poète royal mais avant tout poète de l'alliance, de la constance et de l'espérance. Le Rondeau parfait (LXVIII) où l'on cherche en vain la « perfection » formelle61, parfait en tout cas le récit d'une destinée, parce qu'il en dévoile le sens:
En liberté maintenant me pourmaine,
Mais en prison pour tant je fuz cloué :
Voyla comment Fortune me demaine.
C'est bien, et mal. Dieu soit de tout loué.62
19Le dernier rondeau oriente la lecture des Chansons qui ferment L'Adolescence : le thème de l'amour et de l'espérance, le motif du jardin d'amour, l'évocation de ferme Amour, s'ils conviennent à des chansons profanes, se prêtent également à l'interprétation allégorique que réclamait le Temple de Cupido. Ainsi au plan linéaire d'une destinée authentique se superpose une lecture transversale qui pourrait être guidée par l'Oraison devant le Crucifix : la fermeté de coeur et l'espérance promettent, au-delà de la crainte et des labeurs, la « liesse celeste »63. Le thème de la paix qui traverse tout le recueil apparaît mieux encore comme un des aspects de sa cohérence intérieure. La réflexion de l'historiographe sur le « triomphe » des armes non seulement aboutit à une louange humaniste de la paix64, mais se déplace, de motif en motif, vers une métaphore spirituelle. Depuis les épîtres, ballades ou rondeaux de circonstances sur le triomphe de la paix jusqu'aux chansons sur l'alliance amoureuse65, en passant par le rondeau Du Vendredy Sainct sur la « nouvelle alliance », se tisse un réseau d'images qui semblent être les étapes d'une méditation sur « la fille de Jesuschrist nommée Paix », sur la « colombelle » du jardin de Ferme Amour66.
20Dans cette manière de comprendre le texte, qui certes n'exclut pas les autres « leçons » de vie plus immédiates, L'Adolescence clémentine , marque déjà un itinéraire et un projet nés de la rencontre, que Marot personnifiera dans Le Balladin, avec la figure de la belle Christine. La Dame qui invite le pèlerin à l'aventure porte plusieurs noms, celui de Marguerite d'Angoulême dans l’« Epistre du despourveu », celui de Claude de France dans le Temple de Cupido , mais a toujours le même visage, celui de Ferme Amour et de Paix divine. Bien avant les oeuvres de la maturité, le poète, grâce à une allégorie qui prend forme dans la récurrence thématique et dans l'économie du recueil, donne à son « coup d'essai » la valeur d'une quête dont il connaît à présent le sens et le but :
Or taschons à trouver la chose,
Que je cherche au temple d'Amours.67
21Plutôt que de voir dans l'Adolescence clémentine l'expression d'une pensée et d'un art poétique dont Marot se serait ensuite éloigné, on peut y cerner une volonté d'appropriation de ses racines spirituelles et culturelles, fécondant le désir de liberté et invitant à continuer le voyage.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Evelyne Berriot-Salvadore, « Le « pèlerinage de vie humaine » de Clément Marot », paru dans Loxias, Loxias 15, I., Marot: réédition du colloque de Nice 1996 et autres articles, Le « pèlerinage de vie humaine » de Clément Marot, mis en ligne le 14 décembre 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1426.
Auteurs
Université de Montpellier III