Loxias | Loxias 10 Doctoriales II | I. Doctoriales 

Jacques Pereira  : 

Du commerce des biens et des hommes chez Montesquieu (d’après L'Esprit des lois)

Résumé

Il serait vain de chercher chez Montesquieu autre chose que les premiers rudiments d’une science économique que le XVIIIe siècle ne parviendra pas à constituer : par le fait, les intuitions économiques, chez cet auteur, restent largement tributaires d’une approche morale qu’il saura rendre originale en la compliquant d’une perspective politique et sociologique. C’est ainsi que l’examen du texte montre que s’établit discrètement tout un réseau d’analogies éclairantes entre les développements sur la doctrine du commerce et les vues sur les codes de bienséances : ces rapprochements féconds montrent assez que du point de vue de l’anthropologie comparative circulation des marchandises et système de bienséance ne sont que deux sous-ensembles du vaste système d’échange à quoi se ramène le commerce des hommes qui est le tout de la société civile et politique. C’est la théorie de la monnaie développée essentiellement dans le livre XXII de L'Esprit des lois, comme théorie générale du signe social, qui semble fournir la clef de cette double interprétation. Ainsi la politesse apparaît-elle comme une économie de la sociabilité dont Montesquieu, lorsqu’il se penchera sur le cas problématique de la société chinoise, fera un outil conceptuel qui lui permettra de poser un diagnostic de despotisme plus sûrement que par la voie de l’analyse politique.

Index

Mots-clés : Chine , commerce, monnaie, Montesquieu, sociabilité

Plan

Texte intégral

1Sur la question du commerce et de la monnaie, Montesquieu n’innove pas. Il est l’homme de son temps, et l’on chercherait vainement quelque point de doctrine sur l’échange ou les prix qui ne figurât déjà chez Bodin ou Locke1. De la même façon, ses considérations sur la bienséance et les codes de politesse reflètent aussi bien ses pratiques mondaines que l’influence de Méré, La Rochefoucauld ou La Bruyère.

2Une fois de plus nous pourrons vérifier que son originalité se situe sur un autre plan. Si sa pensée économique est délibérément restrictive, puisqu’elle ne connaît que l’échange et tend à exclure les activités de production2, c’est, bien sûr, parce qu’il est tributaire des conceptions de son époque ; mais ne serait-ce pas aussi qu’il s’accommode fort bien d’un état du discours économique qui lui permet de pousser sa recherche d’une cohérence globale du fait social en s’essayant à de discrets rapprochements entre les lois qui régissent l’échange des richesses et les codes qui structurent la sociabilité ? Nous tenterons de voir en quoi sa position sur les signes monétaires a pu jouer un rôle décisif dans la conduite d’une telle entreprise.

3Dans un second temps, nous montrerons que cette démarche n’a pas qu’une valeur heuristique mais qu’elle semble encore impliquée dans l’analyse critique : elle permet notamment à Montesquieu de dissiper le doute qui planait sur la nature exacte du régime chinois et de mettre en évidence tout ce qui, à ses yeux, peut séparer une société monarchique d’une société despotique.

4Le Livre XX de L'Esprit des lois développe une doctrine du commerce qui s’établit clairement dans un rapport dialectique avec le système des mœurs. Il préfigure à ses yeux, en plein XVIIIe siècle, une société planétaire qui n’existe pas politiquement, et qui d’ailleurs ne semble pas près de trouver sa traduction politique. Chez Montesquieu, le commerce, tous les commentateurs l’ont retenu, a une vertu civilisatrice :

Le commerce a fait que la connaissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout : on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens3.

5Curieusement, la théorisation du commerce commence, au Chapitre 3, par une analyse de la pauvreté qui doit être considérée comme la passion, le mobile de l’acte commercial, c'est-à-dire le pendant du principe en politique. Ainsi y a-t-il deux espèces de pauvreté, parfaitement antinomiques :

Il y a deux sortes de peuples pauvres : ceux que la dureté du gouvernement a rendus tels ; [...] les autres ne sont pauvres que parce qu’ils ont dédaigné, ou parce qu’ils n’ont pas connu les commodités de la vie4.

6Pour la première, que l’on peut considérer comme un effet politique d’institutions dans lesquelles on n’aura pas trop de difficultés à reconnaître le despotisme, il n’y a presque aucune vertu, parce que leur pauvreté fait une partie de leur servitude.5  

7La seconde ― que l’on pourrait identifier avec la frugalité des classiques, exaltée régulièrement d’ailleurs dans l’esprit vieux-romain et qui n’est pas sans affinités avec la vertu républicaine ― est à considérer soit comme une espèce de naïveté ou de virginité historique soit, mieux encore, comme une forme de pureté maintenue par un effort de la volonté, auquel cas elle apparaît de nouveau comme un effet politique. En tout état de cause, cette pauvreté fait une partie de leur liberté6.

8Cette présentation diérétique de la pauvreté nous en rappelle une autre :

Les coutumes d’un peuple esclave sont une partie de sa servitude ; celles d’un peuple libre sont une partie de sa liberté7 .

9Cette analogie nous invite à appréhender la pauvreté au moins autant comme un trait moral constitutif du génie national que comme une donnée physique objective, un manque quantifiable ; avec ce corollaire que les besoins qui l’accompagnent sont alors largement l’expression de cette disposition de caractère. Plus précisément, pour les peuples dont la pauvreté s’identifie avec une vertu, force est d’accorder qu’elle entretient avec les besoins un rapport ambivalent : cette pauvreté est presque toujours la cause ou l’effet d’une maîtrise du besoin. Autre conséquence de cette représentation de l’ordre économique, le besoin n’émerge dans sa réalité de besoin que comme demande, c'est-à-dire comme capacité d’échanger ou d’acheter :

[…] dans le cas de l’achat, le commerce se fait à proportion des besoins de la nation qui demande le plus ; et […] dans l’échange, le commerce se fait dans l’étendue des besoins de la nation qui demande le moins, sans quoi cette dernière serait dans l’impossibilité de solder son compte8.

10Il convient de s’attarder sur ce fait que chez Montesquieu la pauvreté ne s’oppose pas tant à la richesse qu’au luxe9 : en définitive, l’indigence brute10 s’efface devant le réinvestissement philosophique et moral des notions de pauvreté et de besoin. Il est significatif que la science économique naissante du début du XVIIIe siècle se développe comme analyse de la circulation des richesses, et non pas de leur production et de leur répartition : c’est que dans cette comptabilité déréalisante, directement inspirée par le mercantilisme, les besoins épargnés sont immédiatement convertibles en richesses, et par le fait d’une prime à la vertu, les peuples les plus pauvres finissent par être les plus riches ( Tyr, Marseille, Venise, la Hollande)11. Dans ce cadre, l’appréhension du champ de l’échange commercial ― dégagé du plan de l’économie réelle d’une manière qui sera décisive pour l’évolution de la pensée politique de Montesquieu et de sa génération ― ne peut trouver sa consistance de savoir que dans un réseau conceptuel qui procède d’une étude recentrée sur les données sociales, historiques et culturelles : relations interindividuelles, rapports de la société civile au gouvernement, peuplements successifs des voies de communication12. C’est donc en sociologue et en anthropologue que Montesquieu appréhende un ordre économique de la circulation des biens qui offre au XVIIIe siècle les prémices de sa mondialisation13, et cette analyse se déploie dans la stricte continuité de son étude des lois naturelles et positives qui informent le corps social comme totalité cohérente.

11Les observations précédentes sont à lier avec ce fait que notre auteur reste très évasif sur les lois qui établissent et régulent le marché, se contentant d’expliquer que :

[…] deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels14.

12La question de l’ajustement de la dépendance et des besoins mutuels reste entière et ne reçoit pas de réponse dans l’exposé du système du commerce. De fait, c’est dans sa théorie de la monnaie (livre XXII) que nous trouverons le détail des facteurs qui permettent de fixer le rapport de dépendance entre deux nations, interprétable en termes de richesse relative. En tout état de cause, cette loi de réciprocité ne peut accéder à sa pleine validité que si l’on suppose, avec Montesquieu, qu’à l’occasion de l’échange matériel, toujours déséquilibré et presque toujours injuste15, c’est autre chose qui circule ; ou pour le dire d’une autre manière, plus proche de la réalité du texte, à condition d’admettre que le commerce est pensé sur un autre modèle relationnel qui est celui de la communication16 pour lequel celui qui s’appauvrit a quand même quelque chose à gagner au compte de son humanité.

13Comme nous le verrons plus bas, cette théorie de la monnaie a ceci d’intéressant qu’elle semble constituer une théorie générale du signe social à une époque où la conception même du signe subissait les profondes mutations qui accompagnaient la formation de savoirs nouveaux intégrant l’analyse expérimentale, les probabilités et la combinatoire, et conditionnés par le préalable d’une dissociation du signe et de la ressemblance au profit de la représentation17.

14Le Chapitre 3 du livre XXII distingue entre monnaies réelles et monnaies idéales.

15La monnaie réelle c’est celle qui représente la valeur de son titre en métal ; la monnaie est d’autant moins réelle, ou d’autant plus idéale, que sa valeur réelle s’éloigne de sa valeur affichée. Il est intéressant d’observer que ce que l’on pourrait appeler l’idéalisation de la monnaie, c'est-à-dire le fait pour une monnaie de se rapprocher de l’abstraction (ou de l’arbitraire) du signe, est perçue comme l’effet d’une opération frauduleuse qui finit, à la suite des retranchements successifs du métal fin, par vider le signe monétaire de sa substance. Même si Montesquieu concède qu’il s’agit là d’une tendance historique presque inéluctable, il n’en prône pas moins une attitude volontariste qui tient à la fois de l’éthique et de l’art politique :

Pour ôter la source des abus, ce sera une très bonne chose dans tous les pays où l’on voudra faire fleurir le commerce, que celle qui ordonnera qu’on emploiera des monnaies réelles, et que l’on ne fera point d’opération qui puisse les rendre idéales.18

16Cet attachement à une monnaie titrée ne s’explique pas par le seul réflexe thésaurisateur du petit gentilhomme bordelais, non plus d’ailleurs que par le traumatisme de l’affaire Law ; plus profondément, c’est dans la conception même du fonctionnement du signe monétaire comme signe naturel qu’une telle position trouve sa justification.

17Le chapitre 2 qui posait une définition de la nature de la monnaie, “ la monnaie est un signe qui représente la valeur de toutes les marchandises ”, prenait grand soin de l’affecter d’une loi de réversibilité :

de même que l’argent est un signe d’une chose et la représente ; chaque chose est un signe de l’argent et le représente.

18C’est cette loi de réciprocité qui crée, à ses yeux, les conditions d’une certaine continuité de l’espace commercial unifié à l’échelle planétaire, dans lequel les choses sont signes les unes des autres et l’argent est signe de l’argent (change) 19.

19Pour Montesquieu être signe de et représenter sont une seule et même chose mais la capacité du signe à représenter tient à la nature de sa liaison avec ce qu’il désigne. Pour le signe naturel, il doit être à la fois partie intégrante du désigné et distinct de lui ; c'est-à-dire, dans le cadre de l’analyse des richesses, une richesse parmi les richesses, et qui les mesure toutes selon une proportion établissant de manière spontanée, complexe et instable sa représentativité :

     Le tout de l’or et de l’argent disponibles dans le monde
Unité monétaire =
     Le tout des marchandises négociables dans le monde

20Aussi importe-t-il que soient maintenues quelques contraintes : il faut d’abord qu’il demeure quelque chose de réel dans la représentation. En fait, Montesquieu ne conçoit pas, ou refuse d’accorder, que la monnaie, marchandise elle-même, puisse représenter d’une autre manière que ne le font les marchandises, c'est-à-dire concrètement, par son contenu ou sa matière. D’une certaine façon, l’idéalité contrarie la représentativité, et l’état réel de la monnaie est son seul véritable état idéal20.

21Seconde contrainte : il faut encore tenir compte de cette loi par laquelle la multiplication des signes, réels ou idéaux, entraîne mécaniquement une perte de représentativité de chaque signe21. Et notre auteur s’attarde longuement, par exemple, sur ce fait que l’arrivée massive d’argent américain en Europe a diminué proportionnellement le pouvoir d’échange de ce métal22, de même que si l’on avait retranché une part de métal fin de chaque unité de monnaie.

22D’un projet de Traité des devoirs qui n’a pas abouti Montesquieu a conservé quelques fragments manuscrits dans Mes pensées23. Nous y trouvons un début de théorisation de la bienséance comme champ relationnel où circulent notamment un ensemble de signes d’appel, à forte valeur performative donc, et qui constituent la politesse :

Il faut […] chercher à prévenir par nos égards tous les hommes, tous les hommes avec lesquels nous vivons : car, ordinairement, comme nous n’avons pas plus de droit d’exiger de la complaisance des autres, qu’eux de nous, si chacun s’attendait mutuellement, aucune des deux parties n’aurait d’égards pour l’autre ; ce qui rendrait la société dure et ferait un peuple barbare24.

23Il ne semble guère difficile de mettre en évidence à quel point ce champ relationnel répond lui-même à une logique d’ordre économique à travers ses règles de fonctionnement. Plus que d’un enchaînement causal, qui n’a guère de sens à ce niveau d’analyse, il s’agit en fait du redoublement ou de la spécialisation d’un même modèle comportemental. Dans les deux cas, politesse et négoce répondent à la même loi fondamentale qui est d’instituer une réciprocité d’intérêt ou de gratification :

[…]de là naît la politesse qui flatte autant ceux qui sont polis que ceux à l’égard de qui ils le sont25.

24La différence, d’ordre secondaire, c’est qu’à travers la politesse ce qui est en jeu c’est, non pas ce que l’on a, mais ce que l’on vaut, sur le crédit que l’on nous accorde :

Et telle est la disposition des choses et des esprits dans une nation polie qu’un homme, quelque vertueux qu’il fût, s’il n’avait dans l’esprit que de la rudesse, serait presque incapable de tout bien et ne pourrait qu’en très peu d’occasions mettre sa vertu en pratique26.

25Dans les deux cas encore, c’est une règle générale que dans la mesure où la société est plus policée, les échanges tendent à porter plus sur les signes des choses que sur les choses elles-mêmes :

Dans le monde, disait Cleland, il y a bien des gens qui paraissent vertueux, qui ne sont que vains, mais c’est la même chose pour la société : la vanité y représente la vertu, comme le billet de banque représente l’argent. 27

26Indice supplémentaire de cet isomorphisme : le concept opératoire de représentation qui semble régir le fonctionnement des deux systèmes de l’échange et de la bienséance. Il reste à voir si ce concept de représentation développe bien dans le second cas les caractéristiques du signe monétaire et, notamment, rencontre les limites structurelles qu’il imposait à sa représentativité.

27La pensée 1271 insiste sur le fonctionnement extrêmement codifié de cette bienséance qui a bien la structure d’un système de signes :

Cette disposition intérieure (la politesse) a produit chez tous les peuples un cérémonial extérieur qu’on appelle la politesse et la civilité ; qui est une espèce de code de lois non écrites que les hommes ont promis d’observer entre eux.

28Mais si le signe de bienséance présente un signifiant marqué par la pluralité ― ce que suggère la notion de cérémonial ― on ne laisse pas d’être frappé par la simplicité de son signifié, ou plutôt par sa globalité puisqu’il intéresse l’ensemble des signes. De fait, la marque de politesse s’interprète en termes de présence ou d’absence, dans le cadre donc d’une logique binaire et, à quelques nuances près, qui sont liées aux circonstances, la lecture que requiert la manifestation de cette marque est univoque :

Et ils sont convenus qu’ils prendraient pour une marque d’estime l’usage qu’on en ferait à leur égard, et qu’ils s’offenseraient si on ne les observait pas.28

29De sorte que l’on peut s’attendre à ce que s’établisse un équilibre entre la propension à la prolifération des signes, et cette unicité d’un signifié centré sur la gratification que dispensent ces mêmes signes ; dans la mesure, en tout cas, où le code des bienséances garde quelque chose de sa capacité à donner du prix aux êtres. C’est ce que nous allons vérifier immédiatement en nous attardant sur la politesse à la française.

30Observons que l’approche anthropologique de Montesquieu s’enrichit encore d’une perspective comparatiste, “ [l]es peuples barbares ont peu de ces lois, mais il y a de certaines nations chez lesquelles elles sont en si grand nombre qu’elles deviennent tyranniques et vont à ôter toute liberté : comme chez les Chinois ” 29, qui permet de situer la France dans une sorte de juste milieu :

Nous avons, en France, fort diminué notre cérémonial, et aujourd’hui, toute la politesse consiste, d’une part, à exiger peu des gens, et, de l’autre, à ne donner point au delà de ce que l’on exige.30

31On notera que la formule de la politesse française pose clairement la reconnaissance sociale de soi par l’autre dans un rapport d’échange dont la nature économique saute aux yeux. Il s’agit de ne point donner sans retour, et que ce retour soit lui-même réglé sur la réalité de notre besoin. Ainsi, nous explique Montesquieu, non sans malice :

Le changement est venu de la part des femmes, qui se regardaient comme les dupes d’un cérémonial qui les faisait respecter31.

32S’il fallait attribuer de toute force un nom avouable à ce supplément de satisfaction que les femmes ont pu trouver dans un tel changement, celui de galanterie32 conviendrait peut-être assez bien. Bornons-nous à remarquer qu’avant de se reconstituer en code autonome ou spécialisé, il procède essentiellement d’une diminution du cérémonial de politesse. Celle-ci a eu visiblement pour effet immédiat de réajuster la dépendance mutuelle sur la représentation que chacun se donne de sa part d’humanité et de ses attentes, représentation qu’il lui est toujours agréable de voir partager à d’autres.

33Mais ce même changement nous ramène à la théorie de la monnaie dans laquelle Montesquieu semble distinguer trois états de l’échange, clairement présentés comme trois états de civilisation33. Celui du troc des vrais biens, échange direct de biens d’usage, qui ignore la pondération du signe monétaire : il rend difficile l’ajustement des valeurs engagées autant que celui des besoins, et fait que l’échange est rarement exact34. Celui des monnaies réelles où les signes s’alignent en valeur sur ce qu’ils représentent parce qu’ils sont à eux-mêmes leur propre encaisse : en les manipulant on montre son fonds et l’on y puise. Celui des monnaies idéales, enfin, où les signes n’ont plus de valeur que nominale et de convention. Ils simulent mais ne représentent pas. Ce troisième état n’est pas perçu comme un progrès : tout montre que son histoire, au contraire, est celle d’une corruption, contre laquelle il convient de réagir.

34Or, c’est selon une série parallèle que s’enchaînent les moments de la communication codifiée : grossièreté [ou barbarie] politesse manières, c'est-à-dire vers une idéalité qui se déprend de plus en plus de toute personnalisation des rapports et de tout investissement affectif dans la mesure où elle glisse insensiblement de l’impulsion naturelle aux mœurs, pour se sublimer dans les manières. Ce troisième état appelle une révolution comme l’ont faite les femmes en France, même si c’est pour lui substituer une autre corruption que Montesquieu juge sévèrement dans la pensée 1272, mais qu’il réévalue très nettement dans L'Esprit des lois.

35Si l’on veut confirmer ces vues théoriques sur la politesse et trouver un exemple intéressant de leur exploitation critique, c’est vers le livre XIX de L'Esprit des lois que nous devons nous tourner. L’auteur y développe le concept d’esprit général d’une nation35 et s’attarde sur celui de la nation chinoise qui présente une architecture tout à fait singulière.

36On connaît le dilemme que pose la Chine à Montesquieu, et qui s’exprime au chapitre 21 du livre VIII :

Avant de finir ce livre, je répondrais à une objection qu’on peut faire sur tout ce que j’ai dit jusqu’ici. Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la Chine comme d’un gouvernement admirable, qui mêle ensemble dans son principe la crainte, l’honneur et la vertu. J’ai donc posé une distinction vaine lorsque j’ai établi les principes des trois gouvernements.

37Bref, soit la typologie des gouvernements est fausse et c’est tout l’édifice de L'Esprit des lois qui est ruiné, soit ce sont les bons Pères qui ont été abusés. Finalement il optera pour cette dernière hypothèse, et tranchera en affirmant que l’empire chinois est bien despotique quand on y regarde de près. Mais, visiblement mal à l’aise, il éprouvera le besoin de nous en persuader dans les lignes suivantes, démarche assez inhabituelle chez Montesquieu qui d’ordinaire ne prend guère la peine d’amener les preuves à charge lorsqu’il s’agit d’établir un tel diagnostic.

38Les législateurs chinois, nous dit-il au chapitre 17 du livre XIX, “ [c]onfondirent la religion, les lois, les mœurs et les manières : tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu ; les préceptes qui regardent ces quatre points furent ce que l’on appela les rites ”.

39Pour l’Européen qu’il est, passablement agacé par la sinophilie ambiante, force est de reconnaître avec ses contemporains le redoutable rendement social d’une telle formation morale qui semble mettre la Chine à l’abri de toute pénétration culturelle. Aussi va-t-il s’efforcer de montrer en quoi cette configuration très particulière de l’esprit général, n’a su, à la Chine, qu’engendrer des institutions politiques despotiques.

40La morale36 chinoise, inspirée des livres canoniques de Confucius, se réduit à une somme infinie de rites de civilité. Cette morale qui s’éprouve par le respect des rites est aussi bien une religion, mais elle est alors laïque et civile. Le culte des morts n’est pas fondamentalement différent du culte des pères vivants, c’est le même code37, dit Montesquieu, et qui n’actualise jamais qu’un dogme unique : la piété filiale. Cette piété filiale, pilier de la société chinoise, est assortie de ce qu’il appelle un retour d’amour qui assure la circulation des marques d’affection : celui qui est ainsi respecté, père, mandarin, empereur, se doit d’aimer d’une tendresse paternelle celui qui le vénère.

41Le chapitre 16 introduit du point de vue qui nous intéresse une distinction décisive entre politesse européenne et civilités chinoises :

La civilité vaut mieux, à cet égard, que la politesse. La politesse flatte les vices des autres, et la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c’est une barrière que les hommes mettent entre eux pour s’empêcher de se corrompre.

42Il va de soi que cette distinction subtile entre politesse et civilité se justifie plus par l’étymologie que par l’usage, mais dans cette confrontation particulière, elle trouve une portée singulière. Il faut y voir, bien sûr, une évaluation de nos bienséances européennes où la politesse semble dominer. La politesse est la qualité morale qui favorise le mieux la sociabilité monarchique dans la mesure où elle répond exactement aux attentes d’un honneur très attaché à ce qu’on reconnaisse sa distinction. D’ailleurs, ajoute Montesquieu, c’est par orgueil que nous sommes polis. La civilité chinoise inverse le jeu et grandit l’Autre par notre seul abaissement, l’entraînant à se rabaisser lui-même dans une rivalité positive qui fait perdre à chacun toute chance de s’étaler dans ses fausses splendeurs et ses mérites louches.

43Quand deux mandarins se rencontrent, ils entrent dans un potlatch où ce que l’on donne est ce à quoi on tient le moins : l’humilité, dont on veut bien être prodigue dans la mesure où l’on est assuré d’un retour. De l’aveu même de Montesquieu, l’efficacité des civilités chinoises est évidente.

44Pourtant, il va nous montrer qu’elles sont à la fois un signe et un facteur certains de despotisme, comme l’énonçait la pensée 1271.

45Politesse et civilité constituent bien deux économies de la bienséance radicalement opposées dans leurs principes : dans un cas, il s’agit de s’en tenir à une sorte d’équilibre minimaliste, dans l’autre, au contraire, de multiplier les situations et les signes de dépendance. Si une telle opposition est possible, c’est que la nature des signes sociaux change profondément d’un code à l’autre.

46Tout d’abord, Montesquieu s’efforce d’établir que si Confucius avait en vue de fonder un code unique qui confondît les lois, les mœurs et les manières, “ c’est que les mœurs représentent les lois, et les manières représentent les mœurs ”. 38

47Ainsi les législateurs chinois surent exploiter une relation de représentation constitutive de la structure de tout esprit général et qui en assure la cohésion : manières mœurs lois, mais en même temps il est évident que ce redoublement dans la représentation se traduit nécessairement par un changement de plan. Si l’on conçoit à peu près dans quel type de redondance à réversibilité au moins restreinte, le code des mœurs peut se déployer en intériorisant celui des lois, la restitution indirecte de ce dernier par le langage ostentatoire des manières apparaît plus problématique : elle ne peut procéder que d’un mouvement que chacun qualifiera, à sa convenance, d’épuration ou d’abstraction, mais qui, en tout état de cause, tire la représentativité vers une interprétation en termes d’idéalité. Ce que confirme immédiatement Montesquieu :

Il y a cette différence entre les mœurs et les manières, que les premières regardent plus la conduite intérieure, les autres l’extérieure.39

48Les manières ne sont que les mœurs qui se donnent à voir selon une procédure qui tend à transposer l’estime de soi ou des autres dans une marque extérieure qui en tient lieu autant qu’elle lui sert d’indice : le Chinois règle sa sociabilité sur des obligations formelles, il se paie de mots et de gestes garantis pour tous par leur exacte conformité avec le cérémonial. Ici les signes qui circulent ont l’immatérialité du papier–monnaie, le taux de l’échange est pré-fixé par les livres des rites qui ne font pas acception de la personne mais s’alignent sur le grade ou le titre40.

49Un second élément de réponse est fourni au chapitre 27 du livre XIX :

Plus il y a de gens dans une nation qui ont besoin d’avoir des ménagements entre eux et de ne pas déplaire, plus il y a de politesse. Mais c’est plus la politesse des mœurs que celle des manières qui doit nous distinguer des peuples barbares.41

50La politesse est un code où il doit rester quelque chose de la franchise des mœurs42 dans ses démonstrations de sorte que, chaque fois, l’on y donne de soi, sauf à s’avilir d’y mélanger de la mauvaise foi exactement comme l’on falsifierait le titre de la monnaie.

51Comme ce même honneur qui sert de principe au gouvernement monarchique, et qui n’est au bout du compte qu’amour-propre et narcissisme de caste, en constitue le ressort, le signe de politesse, tel qu’on peut le voir fonctionner dans une monarchie, fonde sa réalité et sa réversibilité sur le fait que le système dans lequel il prend place est médiatisé par la grandeur absolue du prince :

L’air de la cour consiste à quitter sa grandeur propre, pour une grandeur empruntée. Celle-ci flatte plus un courtisan que la sienne même. Elle donne une certaine modestie superbe qui se répand au loin, mais dont l’orgueil diminue insensiblement, à proportion de la distance où l’on est de la source de cette grandeur43.

52Ce schème qui la structure n’est pas sans rappeler la conversion du change monétaire. L’homme de cour44 vit d’une grandeur empruntée qui devient l’étalon et l’élément modérateur de toutes les figures idiosyncrasiques de l’orgueil. Comme le monarque est au centre du pouvoir administratif et financier, que tout va à lui et que tout part de lui, de même, il est au centre du système des bienséances dont il assure la polarisation. Il donne sens et mesure de la même façon exactement que la monnaie du pays le plus riche (la Hollande à cette époque) règle le rapport instable entre toutes les autres ; mais comme la monnaie du pays le plus riche est aussi de toutes la plus réelle, de même cela suppose que la grandeur du monarque soit aussi réelle qu’absolue45.

53Au contraire, avec la Chine, il semble que nous touchions aux limites de la représentativité du signe social : les civilités chinoises, apprises dans les livres des rites, par une éducation qui tient du conditionnement46, ont perdu tout ancrage dans la réalité des mœurs et se déploient dans un espace social où rôles et statuts se sont totalement substitués aux individus. Ce qui manque à la bienséance chinoise c’est ce désir de plaire, qui est le moteur du commerce des hommes, comme le besoin, dont il est une figure particulière, est celui du commerce des biens. Les civilités chinoises sont bien une monnaie idéale en ce sens que les signes de déférence multipliés à l’infini ne renvoient plus à aucun référent humain identifiable, dans une sorte d’inflation ou de luxe protocolaire qui finit par investir la totalité d’un champ relationnel privé de son centre47 : l’empereur n’est jamais grand lui-même que d’une grandeur idéale, instituée par le faste et la rigueur de son culte officiel48.

54Ainsi Montesquieu se plaît-il à identifier dans les faux émois de l’étiquette chinoise ce principe de séparation et cette nullité des personnes qui assurent la relative stabilité des régimes despotiques. Dans cette société en apparence pacifiée, il note que les hommes et les femmes ne se communiquent pas49, que le commerce extérieur est presque inexistant, que les lois n’y sont que des règlements domestiques brutaux, que la justice, terrible dans ses sentences en première instance, dissimule son arbitraire dans la comédie d’une grâce impériale qui vient immanquablement les radoucir. Bref, le fonctionnement strictement mécanique et prévisible des manières chinoises construit une économie particulièrement sophistiquée du corps social qui se représente naturellement dans un corps politique capable plus qu’un autre de donner le change sur des signes idéaux de modération.

55Il est intéressant de constater que c’est essentiellement en déchiffrant l’économie des codes sociaux de la nation chinoise que Montesquieu conforte le jugement politique qu’il porte sur elle. Il est plus intéressant encore d’observer que cette voie lui permet de faire mieux sentir combien ce qui sépare la monarchie d’un despotisme à la chinoise tient moins aux institutions, qui ne manquent pas en Chine50, qu’aux mœurs dont toute nation est collectivement dépositaire.

56Cette étude nous aura peut-être aussi permis de mieux comprendre dans quel type nouveau de rationalité s’installait résolument le discours de Montesquieu. Une fois de plus, nous pouvons vérifier que son originalité, dans ces domaines particuliers de l’échange comme dans tous les autres ― le droit, la religion, l’éducation, les règles du mariage et la condition de la femme ― se situe dans la recherche d’une cohérence globale des caractères d’une société. A cette fin, il a su élaborer la langue politique capable de mettre en lumière ce que l’on pourrait appeler des résonances de structures dans un champ social qu’elles unifient. Cette communication des éléments de la totalité sociale prend forme, en effet, dans une poétique de la pensée51 qui, sans négliger les ressources de l’ellipse, de la fiction éclairante, ou encore l’infraction raisonnée52 par rapport aux figures de discours et de pensée, sait aussi opérer, plus discrètement mais avec la même efficacité, le rapprochement des domaines et des plans par contamination lexicale (représenter) ou par réorientation sémantique (pauvreté, luxe ou besoin). Chaque fois, des mots anciens trouvent une consistance conceptuelle immédiatement repérable dans leur capacité opératoire :

J’ai eu des idées nouvelles ; il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions 53.

Notes de bas de page numériques

1 D’autant que la réflexion classique sur l’ordre économique s’est largement nourrie de l’expérience historique, et de la contribution intellectuelle de ses acteurs dont il faut encore tenir compte : Colbert, Vauban, Law, F. Melon l’ancien secrétaire de ce dernier, et l’ami personnel de Montesquieu.
2 Ce qui pourrait surprendre de la part d’un voyageur qui a fait collection d’observations techniques sur les systèmes d’exploitation des mines du Harz ou les machines de dragage des canaux de Venise, sans jamais perdre de vue les considérations de rendement. Sur la relative pauvreté des considérations économiques dans L'Esprit des lois, voir P. Vernière, Montesquieu et L'Esprit des lois ou la raison impure, SEDES, 1977, pages 86 à 89.
3 De l'Esprit des lois, XX, 1. Notre edition de référence est celle de R. Caillois, à la Bibliothèque de la Pléiade, 1976.
4 De l’Esprit des lois, XX, 3.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 De l’Esprit des lois, XIX, 27.
8 De l’Esprit des lois, XXII, 1.
9 On trouve au livre VII un intéressant essai d’expression mathématique du luxe qui est évalué comme un multiple du besoin et fonde cette évidence que le luxe se nourrit de l’inégalité des conditions qu’il relance en retour. Par le fait, le luxe est une donnée essentiellement morale : une nation où tous seraient riches, mais égaux dans la richesse, ignorerait ce qu’est le luxe. Observons que Montesquieu, tout en ne rejetant pas formellement le luxe, semble plus proche, à certains égards, de Rousseau que de Voltaire.
10 A peine la misère fait-elle une timide apparition au chapitre 16 du livre V quand Montesquieu décrit la pauvreté spécifique des nations despotiques.
11 De l’Esprit des lois, XX. Voir la distinction très nette que Montesquieu établit entre commerce de luxe et commerce d’économie. Le premier est décrit comme commerce de consommation, voire de dilapidation, il est caractéristique non pas tant des peuples riches que des monarchies ; le second est cette activité besogneuse qui consiste à acheter et transporter pour d’autres (en l’occurrence les pays dilapidateurs)  : ce commerce d’économie est plus approprié à des sociétés républicaines, aristocratiques ou démocratiques, et il n’exclut pas une certaine prospérité matérielle.
12 Parmi bien d’autres références, voir XIX, 8 sur le rôle des femmes, de la galanterie et de la mode dans les pratiques de luxe ; VII, 4 sur leur répression par les lois somptuaires ; XXI, 20 sur les juifs et le commerce ; XXI , 6 sur les échanges entre l’Europe et l’Orient.
13 De l’Esprit des lois, XXI, 22  : “ L’Europe fait le commerce et la navigation des autres parties du monde ; comme la France, l’Angleterre et la Hollande font à peu près la navigation et le commerce de l’Europe ”.
14 De l’Esprit des lois, XX, 2. Il va de soi qu’avec les aménagements qui s’imposent cette règle vaut aussi bien pour les particuliers.
15 Voir De l’Esprit des lois, XXI, 21, où Montesquieu soutient le monopole commercial dans les colonies des Indes, source de profits considérables pour la métropole, et qui va contre l’intérêt même des colons.
16 Au sens, bien sûr que Montesquieu donne à ce terme  : se mélanger, faire passer un peu de soi en l’Autre dans une réciprocité d’influence qui est fortement marquée par la forme pronominale intransitive  : la politesse des mœurs vient de ce que les hommes et les femmes se communiquent.
17 M. Foucault, Les mots et les choses, bibliothèque des Sciences humaines, NRF, 1974, page 77. Sur la révolution classique des langages, des logiques et des savoirs, voir Chapitre III pages 60 à 91. Retenons ce qui nous intéresse directement de cette analyse qui reste décisive. Disons brièvement que jusqu’à la Renaissance tardive, le signe fonctionne par analogie. Il s’insère dans le monde, dans une proximité troublante avec les choses qu’il désigne et dont il partage l’être. Sa naturalité ne fait pas de doute, et les lois qui régissent l’assemblage des signes sont des lois d’affinité que l’homme recense ou exhume plutôt qu’il ne les crée. La ressemblance est aussi bien alors dans la forme des signes que dans leur contenu. A l’Age classique, les choses et les mots vont se séparer, ouvrant la question du lien du signe au signifié, et donc celle du sens qui se marquera par un glissement du désigner au représenter. Désormais le pouvoir du signe est de représenter, c’est-à-dire d’être en place de. Mais la représentation ne pose pas seulement une similitude massive, elle se constitue dans un jeu complexe de l’identité et de la différence, et c’est cette dernière qui devient déterminante pour décider si une représentation est distincte, et dans quel ordre elle vient par rapport aux autres. Cette maîtrise de la différence dans la similitude ouvre à l’activité rationnelle des perspectives inouïes parce qu’elle autorise l’abstraction jusqu’à l’exténuation de toute similitude, dans le signe linguistique et le symbole mathématique par exemple. La distinction entre signes naturels et signes conventionnels devient déterminante, et c’est désormais le signe de convention, parce qu’il se prête à toutes les combinaisons, qui va imposer sa suprématie sur les signes naturels trop adhérents : il suffit qu’une série de signes soit constamment associée à une série de signifiés pour que les manipulations logiques dans lesquelles cette série est engagée fassent sens et langage. Bien sûr, tous les domaines du savoir et de la pratique ne vont pas se plier au même rythme à cette refondation du signe, et les pratiques monétaires en particulier, avec les questions de matière, de poids et de marque vont témoigner longtemps encore de ce conflit entre les deux ordres de signes.
18 De l’Esprit des lois, XXII, 3.
19 De l’Esprit des lois, XXII, 10.
20 Il n’y a pas lieu de penser que le papier-monnaie échappe à la règle, et le passage du chapitre 2 livre
21 De l’Esprit des lois, XXII, 8.
22 Sur cette question, voir également les Considérations sur les richesses de l’Espagne, pages 9 et suivantes, tome 2. Edition Caillois des Œuvres complètes. Ce mécanisme de dépréciation du signe que décrit Montesquieu recoupe largement les effets de ce que nous appelons inflation dans nos économies modernes qui reposent sur des monnaies-signes pouvant se déprécier par rapport à leur encaisse, soit parce que celle-ci diminue soit parce qu’elles-mêmes se multiplient. Mais dans un univers économique où prévaut le principe de la réalité de la monnaie, les événements monétaires qu’il analyse peuvent tout aussi bien être liés à un accroissement massif de l’encaisse qui entraîne des dérèglements dans le rapport entre le métal-monnaie et le métal-marchandise. A la Renaissance, par exemple, des quantités prodigieuses d’or et d’argent inutilisables, circulant en concurrence avec la monnaie, submergent et asphyxient littéralement les circuits du change et de l’échange  : qu’irait-on acheter de l’or avec de l’or, d’autant que chaque opération déprécie un peu plus le métal ? C’est alors le système tout entier, comme circuit de communication, qui se brouille et perd du sens : en fait, ce que montre bien Montesquieu, c’est qu’il y a plutôt altération de la fonction du signe que simple dévaluation, même si cette dernière reste quantifiable.
23 Pensées-Le spicilège, Pensée 1270, édition L. Desgraves. Le reste de ce traité a été “ récupéré ” pour partie dans De L'Esprit des lois.
24 De l’Esprit des lois, XXI, 22.
25 De l’Esprit des lois, IV, 2.
26 Pensées-Le spicilège, Pensée 1270, voir également De l’Esprit des lois, IV, 2.
27 Pensées-Le spicilège, Pensée 601.
28 Ibid.
29 Ibid.
30 Ibid.
31 Ibid.
32 Pensée- Le spicilège, Pensée 1275. La galanterie que Montesquieu, comme son siècle, décrit à la fois comme un langage et comme une forme plus ou moins mimée de la consommation “ ce désir général de plaire produit la galanterie, qui n’est point l’amour, mais le délicat, mais le léger, mais le perpétuel mensonge de l’amour ”, De l’Esprit des lois, XXVIII, 22. Le champ sémantique du mot est relativement ouvert  : de la gentillesse prévenante en général au respect dû aux dames, jusqu’au commerce amoureux. Dictionnaires de l’Académie de 1694 et 1762.
33 Qui ne doivent pas nécessairement être compris comme trois étapes historiques.
34 De l’Esprit des lois, XXII,1.
35 Chapitre 4 : “ Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement ; les exemples des choses passées, les mœurs, les manières ; d’où il se forme un esprit général qui en résulte. A mesure que dans chaque nation une de ces causes agit avec plus de force, les autres lui cèdent d’autant. ”. Sur l’importance capitale de cette notion, voir notamment J. Goldzink, Montesquieu et les passions, PUF, “ Philosophies ”, pages 101 à106.
36 Par morale, chez Montesquieu, il faut entendre, bien sûr, la somme des mœurs d’une société, laquelle fait une norme de conduite dont le respect appelle le titre de vertu dans cette société.
37 De l’Esprit des lois, XIX, 19.
38 De l’Esprit des lois, XIX,16.
39 Ibid.
40 S’il fallait encore prouver la sûreté des intuitions sociologiques de Montesquieu, il suffirait de montrer à quel point le cas chinois vérifie cette loi générale selon laquelle le commerce d’une nation a du rapport à ses mœurs, à son gouvernement, à sa religion. La Chine, par exemple, ignore la monnaie d’or et d’argent ; celle qui y a cours est parfaitement idéale : titrée, lorsqu’elle est en cuivre, selon les ressources métalliques du moment, elle peut aussi bien être en étain, en plomb, en terre cuite. Cette nation, par ailleurs, a eu souvent recours depuis le VIIIe siècle au papier-monnaie pour régler ses crises  : Montesquieu, qui a lu Marco Polo, sait que ce papier avait alors cours forcé au risque de la vie pour celui qui le refusait ou pour celui qui le contrefaisait. (Le Devisement du monde, livre II, chapitre XCVII, Editions La Découverte, page 247). Les relateurs des Lettres édifiantes et curieuses confirment le fait, et si Voltaire veut voir une marque de haute civilisation dans cette monnaie arbitraire, notre auteur, qui puise aux mêmes sources, n’en souffle mot tant il lui paraît évident au contraire qu’une société despotique serait en désaccord avec elle-même si elle ignorait ces pratiques monétaires. (De l’Esprit des lois, XXII, 2.) Notons que nous rejoignons là cette notion capitale de relations compréhensives dont R. Aron fait un des aspects novateurs de la méthode d’investigation de Montesquieu et qui lui vaut une place méritée parmi les fondateurs des sciences sociales modernes (Les étapes de la pensée sociologique, Montesquieu, Coll. “ Tel ” Gallimard, page 65).
41 De l’Esprit des lois, XIX, 27.
42 De l’Esprit des lois, IV, 2 Cette franchise peut être opposée à la fourberie proverbiale des Chinois : XIX, 20.
43 De l’Esprit des lois, IV, 2.
44 Montesquieu peut aussi être très sévère avec le courtisan quand les mœurs tournent aux manières. Voir De l’Esprit des lois, VIII, 7.
45 La grandeur, bien sûr, n’est pas le pouvoir  : elle est de l’ordre du valoir [XII,27], et procède, elle-même, de la dynamique de la société monarchique (III, 7) prise dans ses équilibres subtils (II, 4 ; III, 10 ).
46 Sur l’éducation chinoise, voir De l’Esprit des lois, XIX,17.
47 La figure hiératique de l’empereur, par exemple, n’apparaît pas sur les monnaies chinoises car ce serait une impiété, dit le P. Du Halde, qu’elle passe ainsi de main en main. Voir Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, tome 2, page 166
(document électronique Gallica BNF).
48 Voir notamment De l’Esprit des lois, XII, 7.
49 De l’Esprit des lois, XIX, 13.
50 Rappelons que pour Montesquieu, dans le despotisme ordinaire, le caprice du prince, le conseil du vizir et les préceptes de la religion font l’essentiel des institutions politiques. La Chine, à cet égard, constitue une exception, et c’est là tout le problème !
51 G. Benrekassa, Montesquieu An 2000, bilan, problèmes, perspectives, Revue Montesquieu N°3,1999.
52 Ibid.
53 De l’Esprit des lois, Avertissement de l’auteur. Reprenant de C. Lefort le concept d’œuvres de pensée (des œuvres de savoir auxquelles le rapport au langage est essentiel dans leur objet même), G. Benrekassa montre qu’après plus de deux siècles de dépeçage disciplinaire (Montesquieu écrivain, moraliste, politique, historien, juriste, sociologue, philosophe), un des aspects marquants du renouveau des études sur cet auteur tient à cette volonté de conduire inséparablement l’analyse d’une écriture et celle d’une pensée pleinement consciente de s’élaborer dans cette écriture. Il y a un style philosophique de Montesquieu qui assure à cet auteur une place bien à part dans l’Histoire des idées, ne serait-ce que par sa manière délibérée de s’afficher en rupture ouverte avec la facture traditionnelle du traité savant, aux niveaux de la dispositio et de l’elocutio. (voir notamment pages 27 à 30). Dans la perspective de notre étude, notons, par exemple, que c’est à juste titre qu’il reconnaît à Montesquieu le mérite d’avoir fait des termes de “ modération ” et de “ mœurs ” de vrais concepts politiques. Mais la liste des mots qui ont ainsi fait l’objet d’une réévaluation théorique décisive, dans le cadre d’une éloquence raisonnée qui a pu parfois sonner étrangement aux oreilles de ses contemporains, pourrait s’allonger considérablement  : loi, climat, honneur, vertu, liberté, corruption, religion…

Pour citer cet article

Jacques Pereira, « Du commerce des biens et des hommes chez Montesquieu (d’après L'Esprit des lois) », paru dans Loxias, Loxias 10, mis en ligne le 15 septembre 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=116.


Auteurs

Jacques Pereira

Agrégé de lettres, docteur en Littérature française, CTEL, Nice