Loxias | Loxias 13 Le récit au théâtre (2): scènes modernes et contemporaines | I. Le récit au théâtre: scènes modernes et contemporaines 

Loredana Trovato  : 

Céline dramaturge, ou comment narrer le théâtre

Résumé

Le but de cette contribution est d’analyser la fonction et les « stratégies » du récit dans la production dramaturgique célinienne afin de mettre en évidence sa portée innovante dans la construction d’un ‘roman dans le théâtre’. Sa prose, ses dialogues, ses personnages partagent la complexité de ses romans, ainsi que le récit contribue à la définition du ‘moi’ et à l’expression des idées. Son souci est la vérité. La vérité est, pour lui, représentation. Le théâtre doit donc servir à la représentation du réel (= de la vérité). De plus, ses pièces théâtrales relèvent de la diègèsis en tant qu’objets de la mimèsis, tandis que le récit est diègèsis en tant que défini par la mimèsis. Pour en conclure que le récit n’est pas dans le théâtre, c’est le théâtre.

Index

Mots-clés : Céline , diègèsis, mimèsis, récit, théâtre

Plan

Texte intégral

L’œuvre de Céline est un songe de l’imagination insurgée.
Un songe fabuleux qui s’embarque vers les hécatombes,
vers les pirates des mers, et qui lève son étendard
sur des villes incendiées et sur des naufrages.
(Pol Vandromme, Céline)

L’enivrement provoqué par le théâtre, par la parole et le geste mimétique, par les corps souples des danseuses est tout pareil à l’effet de l’absinthe sur les poètes maudits qui songeaient aux paradis artificiels peuplés de Muses enchanteresses. Lorsqu’il décide de soumettre le manuscrit de sa première pièce théâtrale à Gallimard, le jeune médecin Destouches avait déjà fait l’expérience de la guerre, de la douleur, de la « vacherie en bottes ». Il avait ressenti les dangers de la colonisation en Afrique et les attraits trompeurs des métropoles américaines pendant qu’il travaillait pour la Fondation Rockfeller et pour la Société des Nations. Hostile aux drogues et à l’alcool, il était « ensorcelé » par les jambes musclées des danseuses : la perfection, la coordination et la grâce de leurs mouvements les rendaient semblables à des esprits féeriques, à des créatures du « rêve éveillé ».

Épris par un romantisme démodé à l’époque du progrès scientifique, autant que moderne bohémien d’un continent l’autre, Céline débute comme dramaturge en 1927 avec L’église. Toutefois il rate son coup. Gallimard refuse la pièce, écrivant dans la fiche de lecture qu’elle a « de la vigueur satirique, mais manque de suite. Don de la peinture des milieux très divers1. » Elle recèle déjà tous les thèmes céliniens et annonce Voyage au bout de la nuit par les (més)aventures de son protagoniste, Bardamu. Enfin publiée en 1933, elle n’obtient pas la même faveur du public « à cause – affirme-t-il – de l’acte S.D.N. 2 ». Céline vivant, elle ne fut jouée qu’une seule fois, à Lyon, en 1936, par une troupe d’amateurs. La représentation dura cinq heures et n’eut aucun succès. Céline s’en ouvrit beaucoup plus tard dans une lettre à Milton Hindus : « Je n’ai pas le don du théâtre – du dialogue seulement – La pièce est ratée – Je n’aime pas les échecs3. »

Toujours, il considérera sa pièce comme injouable, inadaptable et intraduisible : son « ours » ou, ironiquement, « du Shakespeare revu par Berlitz4 ». Cependant Céline n’abandonna jamais son rêve de la dramaturgie : pendant la même année 1927, il écrivit une pièce de 54 feuillets dactylographiés intitulée Périclès. Il s’agissait, selon la définition de son auteur, d’une « farce en trois tableaux et petits divertissements », dont le titre fut corrigé en Progrès.

L’œuvre qui nous est parvenue consiste en quatre tableaux et ne fut publiée qu’en 1978. Comme dans la tradition du roman célinien, elle se joue entre réalisme et féerie, en présentant un curieux mélange de genres qui va de la pièce de boulevard, au ballet-rêve, à la comédie, aux chœurs des anges. En outre, elle annonce à la fois la peinture des mœurs et des personnages de Mort à crédit et l’imaginaire féerique des ballets.

Tout au long de sa production romanesque, il continue à écrire d’autres textes qui témoignent son intérêt pour le théâtre (et le cinéma5) : deux scénarios, Secrets dans l’île (1935) et Scandale aux Abysses (1950) ; un synopsis, Arletty, jeune fille dauphinoise, qui paraîtra en 1983 ; plusieurs ballets, dont trois contenus dans Bagatelles pour un massacre (« La naissance d’une fée », « Voyou Paul. Brave Virginie », « Van Bagaden », 1937) et d’autres rassemblés en 1959 dans une édition illustrée, sous le titre de Ballets sans musique, sans personne, sans rien. Or, si on considère qu’il meurt en 1961 après avoir achevé Rigodon, on peut affirmer que sa production littéraire se développe sur deux axes superposés : le premier, celui du succès et du scandale des romans et des pamphlets ; le deuxième – caché dans un tiroir secret – celui de l’amertume pour l’échec de ses épreuves théâtrales et de ses ballets. Les trois ballets contenus dans Bagatelles pour un massacre furent proposés à des directeurs de théâtre jusqu’en Russie, mais ne furent jamais mis en scène, ce qui resta une déception très grande pour Céline. Pourtant les deux axes peuvent se définir comme parallèles car ils s’influencent mutuellement. Autant ses romans fondent leur diègèsis sur la mimèsis théâtrale, autant ses pièces relèvent de la diègèsis en tant qu’objets de la mimèsis. Cette bi-univocité ne se réalise pas comme opposition de termes, elle relève plutôt d’une symbiose qui manque également dans la théorie classique. L’exigence de la diègèsis se manifeste dans la nécessité, pour Céline, d’exprimer ses idées, d’afficher le « réel », de se faire « chroniqueur » avant qu’écrivain d’histoires. Il affirme souvent que son but est LA vérité, non pas SA vérité. En même temps, cela implique la mimèsis en tant que moyen de représentation fidèle de la réalité puisque la tâche de l’artiste – tout comme du philosophe – c’est la recherche de la vérité et, donc, de la réalité6.

Ce principe peut être envisagé comme à la base du processus de symbiose des genres, ou bien d’hybridation générique, qui se réalise dans la présence (continue) du récit dans le théâtre de Céline. Toutefois, il faut établir en quelle mesure L’église « prélude diégétiquement à Voyage7 » ; les stratégies que Céline utilise afin de véhiculer son message et de transmettre sa propre esthétique au public/lecteur ; enfin, le rôle des scénarios et des ballets dont la théâtralité est très faible cédant la place à la narration.

Barthes a depuis longtemps défini le théâtre comme « machine cybernétique », « polyphonie informationnelle », la théâtralité comme « épaisseur de signes8 » qui dépasse le texte pour s’expliquer sémiotiquement dans la pluralité et la « littéralité » des objets de la scène. Cependant, hors de la textualité, on ne peut pas confier à la seule théâtralité la tâche de la représentativité. De même, un texte de théâtre peut être lu comme « non-théâtre », il peut être « romanisé9 » (et donc analysé selon les critères narratologiques). Malheureusement cela implique souvent une séparation (non pas une réciprocité) entre le texte lu et le texte représenté, si bien que la question de la pertinence du terme ‘récit’ à propos d’une pièce de théâtre suscite encore maints débats critiques à cause de l’entrecroisement des genres.

Le récit se situe entre texte représenté et texte écrit (l’élément scriptural) ; il se présente comme le résultat d’une tension entre le pôle de l’univers diégétique – le raconté – et celui de l’agent organisateur – le racontant – se caractérisant par une dyscrasie de l’ordre temporel et de l’histoire. Si, dans une pièce de théâtre, les événements se déroulent selon un ordre logique, séquentiel et cohérent, le récit a pour fonction de défaire cohérence et séquentialité afin de mieux expliquer des faits textuels, de donner d’autres éléments pour la compréhension du texte et des personnages, ou encore pour exprimer des idées, des opinions en marge de l’action. Il peut se déterminer alors comme facteur de libération des contraintes du texte comme acte scénique. Car il se pose entre l’actualisation scénique du texte et l’histoire représentée ; car il n’est pas assujetti aux axes de l’hinc et nunc du discours théâtral, même s’il s’en sert.

Au-delà de l’opposition temps de la représentation/temps représenté, on peut situer un temps du récit (scénique et textuel) qui ne fait partie des événements que de façon marginale et qui est offert au spectateur (ou au lecteur) par l’intermédiation d’un personnage-narrateur. Concernant la diègèsis non mimétique, le récit participe alors d’un statut narratif qui, d’ailleurs, ne peut pas être accordé aux dialogues car ils « montrent » l’histoire10. L’opposition s’établit pourtant entre le récit « rapporté », qui peut être ‘réglé’ à partir des critères narratologiques, et le dialogue « montré », ce qui cause une hybridation générique.

Ces considérations nous permettent de structurer l’analyse des pièces de Céline (en particulier de L’église et de Progrès) à partir de la simple opposition binaire récit/dialogue – un jeu de miroirs où l’image qui se réfléchit vient toujours parfaitement d’en face. Et pourtant, ils ne peuvent pas préciser le statut de textes comme les scénarios et les ballets qui, en dépit de leur nature présupposée représentative, se caractérisent par une narrativité très accentuée.

Le récit peut donc receler une double nature : point de départ, il contribue à la définition de l’action, des données spatio-temporelles et des personnages; point d’arrivée, il nous oblige à remettre en jeu l’idée de théâtralité et de représentation à travers la narration et le rapport non conflictuel mimèsis/diègèsis.

La question de l’unité d’action hante le théâtre classique et moderne dès ses célèbres querelles pour son importance dans l’explication des idées de théâtre et de théâtralité. L’action est, en effet, le lien entre le texte (qui, d’ordre scriptural, présente un récit narratif des événements) et le théâtre comme lieu physique et dynamique. Point de rencontre entre la mimèsis et la diègèsis, elle caractérise le théâtre comme machine cybernétique et véhicule la multiplicité des signes de la théâtralité.

Tout en refusant les unités de temps et de lieu, la révolution romantique avait légitimé l’unité d’action aux fins de cohérence et de compréhension de l’œuvre. Une action simple, censée de plus peindre l’homme, le monde et la vie dans leur vérité et apte à signifier la totalité du réel. Elle se définit donc comme dynamique, représentative et linéaire dans son développement de l’histoire. Cependant, c’est le XXe siècle qui cause un changement radical des idées et de la vie des hommes. Freud, Bergson, Proust, la chaîne de montage et la colonisation avaient annihilé l’idée positiviste de la totalité humaine, de même que le progrès rapide et inattendu – où la recherche de points de repère, quels qu’ils soient, était impossible –, et l’acharnement de l’homme contre l’homme dans la barbarie de deux guerres mondiales.

Miroir de la société, le théâtre avait sans doute la fonction de réfléchir cette fragmentation de la totalité. De son côté, le dramaturge utilisait le théâtre comme un moyen pour exprimer ses idées, pour transmettre son message, pour servir de guide (même en dépit de ses incertitudes) au peuple étourdi par la modernité. Bref, l’action insuffisante à la représentation de la complexité du réel, le théâtre devient un lieu des idées à travers lequel le dramaturge peut expliquer les événements de l’histoire, se raconter et esquisser les faiblesses ou la grandeur des êtres humains. En ce sens, l’action cède sa place à la pensée en marquant la scène comme statique et fixe, hors de toutes linéarité ou congruence temporelle. Par contre, le récit peut aller au-delà de l’action, de la représentation et de toute contrainte scénique. L’église, par exemple, s’adonne entièrement à l’expression des idées céliniennes plus qu’aux événements ou aux actions des personnages. Si le but présupposé de l’auteur est la représentation de la réalité et de la vérité à travers la mimèsis théâtrale, il réalise pourtant une scène statique, où l’action occupe un rôle marginal, tandis que le récit s’impose sur le dialogue et la suite des événements.

C’est justement à partir de la courte préface rédigée dix ans après la première édition de la pièce que Céline offre à son public sa poétique théâtrale en se moquant de toutes les conventions littéraires et dramaturgiques :

Dix ans qui viennent de passer… La pièce que vous allez lire nous vieillit d’autant… Pourtant nous n’avons pas changé grand’chose en la donnant hier à l’imprimeur… Tout de même… Cette petite Janine qui se résignait alors, nous l’avons fait revenir… avec un revolver… Trois lignes, tout à fait à la fin… Vous verrez… Elle va brutaliser notre comédie… Pourquoi ? Est-ce là tout ce que nous avons appris en dix ans ?… Mais vous-même11?

Cette préface met à nu les mécanismes de composition du texte. Céline montre son pouvoir de modifier l’histoire tout en n’accordant aucune autonomie (textuelle ou scénique) à la pièce. C’est l’auteur qui décide du développement de son œuvre et de l’actualisation de sa matière lorsqu’il insère les trois lignes de Janine avec son revolver. Il se moque aussi de la bienséance et de l’unité de ton par la brutalité de l’action ajoutée. Enfin, il s’en prend à la fonction didactique du théâtre par l’allusion à la guerre, à l’emprisonnement au Danemark et à la proscription de ses œuvres.

La pièce, divisée en cinq actes comme dans la tradition du drame, ne respecte pas les contraintes du genre. Les didascalies présentent un souci des détails et une description minutieuse de l’endroit qui offrent à l’œuvre un certain air naturaliste, ainsi qu’une dimension romanesque.

Du point de vue de l’action, l’acte premier se déroule en Afrique où le docteur Bardamu travaille pour le compte de la Société des Nations. Il est chargé de conduire des recherches sur les maladies infectieuses et sur les conditions d’hygiène des colonies. Sous ses yeux : le spectacle de la mort, de la pauvreté, de la maladie, de l’aliénation psychologique et morale des fonctionnaires, de leur sadisme et de leurs abus sur les populations indigènes. Toutefois, il apparaît toujours impassible devant les horreurs dont il est témoin. De plus, il semble ne pas (ré)agir, comme s’il était un des spectateurs de la pièce. Cela parce que l’action est presque nulle, si bien que tout l’acte se caractérise par un développement statique des dialogues et l’accumulation de récits. Ni l’arrivée en scène du médecin inspecteur Clapot, ni encore la mort du Docteur Gaige n’entraînent de mouvement ou ne donnent de l’essor : tout se passe au fil des souvenirs et des discours rapportés (« il m’a dit », « il m’a raconté ») de façon que l’action devienne secondaire par rapport à la nécessité d’exprimer ses opinions et ses vérités sur l’état des colonies et sur la conduite maladroite des fonctionnaires.

 L’acte II présente Bardamu à New York, au Quick Theatre de Vera Stern, où il est allé rejoindre Mme Gaige pour l’informer de la mort de son mari. Encore une fois, peu d’actions et d’événements se déroulent sur la scène, tandis que l’on assiste au défilé de personnages ambigus et de danseuses sans scrupules. Céline a trop de choses à dire pour le contenir dans l’espace d’un acte : il doit présenter ses personnages, expliquer leurs actions, narrer leur vie ou la relier à l’histoire. Il fixe un lieu global où dérouler l’action dans un temps fictif qui ne correspond pas au temps réel pendant lequel la pièce est jouée. Ces deux temps sont quand même insuffisants car sa narration se développe dans un passé qui n’est pas joué, mais qui est rapporté par un narrateur-personnage.

Le rapport se modifie à partir de l’acte III où la pièce retrouve sa dynamique de l’action. Céline veut que son public connaisse la vérité : il faut donc une diègèsis mimétique qui représente tout ce qui se passe dans les bureaux de la S.D.N. Après les leitmotive de la mort et de la beauté des danseuses, la guerre et les juifs. C’est, en effet, le début de la haine des pamphlets.

Enfin, les deux derniers actes se déroulent dans un contexte ouvrier d’ivrognes, de policiers et d’une petite fille boiteuse qui aime Bardamu. Ici c’est l’actualité de Céline, médecin de la banlieue parisienne. L’action prévaut alors sur le récit car, ayant déjà raconté son passé, il ne doit que parler de son présent.

Une fois définie la nature du rapport récit-action représentée dans L’église à travers un système binaire d’oppositions, il faut maintenant essayer de comprendre comment on peut classer les scénarios et les ballets. Du moment qu’ils n’ont jamais été mis en scène, ils ne restent que de nature scripturale. Cela signifie que l’action qu’ils décrivent est uniquement potentielle : ils ont, par contre, la structure des récits brefs et des nouvelles. Ils alternent aussi la narration et la description aux dialogues en se développant sur un axe diachronique et linéaire où la fable se rapproche de l’histoire. Si, dans L’église, la signification politique, sociale et personnelle du récit marque l’époque de l’engagement célinien, les ballets et les scénarios – de par leur nature – peuvent marquer l’époque du désengagement, du désenchantement en faveur d’une poétique du « métro émotif » et de la « petite musique ».

Outre l’action, le récit modifie les données spatio-temporelles car il s’insère dans le discours en le coupant et en arrêtant le temps de l’histoire et de l’action. Il relate d’un temps déjà passé ou rapporte des idées reçues en se situant au-delà de l’espace scénique. Sa fonction est donc très variée et très importante puisqu’il permet de narrer des événements ou de présenter des personnages sans apporter de changements significatifs à la scène ou prolonger le temps de la représentation.

Toute une bonne partie du dialogue Bardamu-Tandernot-Pistil à l’acte premier de L’église comprend des récits qui se développent dans un cadre spatio-temporel différent. D’abord, Bardamu demande à Tandernot de lui raconter l’arrivée du Docteur Gaige et celui du petit major afin d’exposer au public la situation de départ de l’œuvre.

TANDERNOT
Il était bien mal foutu hier soir… Il est arrivée ici par le « Gouverneur Picot », ce vieux rafiot, deux jours avant vous. Ils voyagent avec des bagages, ces gars-là ! […] il a commencé à avoir de la fièvre presque aussitôt. Pour moi, il a apporté ça avec lui de chez les colonies anglaises. (p. 15)

Maître dans l’art de la description, Céline utilise souvent le récit dans son œuvre quand il veut souligner des faits ou des événements dont les effets ont dirigé les actions du présent. Voilà alors Tandernot qui répète à maintes reprises qu’il se trouve en Afrique « depuis vingt ans » avec « un seul adjoint pour l’administration d’un territoire presque aussi grand que sept départements français » (p. 20) ; ou Clapot qui met en évidence son expérience et ses connaissances du territoire africain (p. 41).

De même, certains récits de l’acte II rapportent des événements ayant eu lieu quelques jours avant l’action scénique, comme ceux d’Élisabeth qui raconte la « party » chez Wolworth afin de justifier sa conduite actuelle ou qui parle de Paris et de l’Afrique afin de faire connaître son passé.

ÉLIZABETH
Elle était hier avec moi chez Wolworth qui commandite la prochaine revue ici et tu sais qu’il voulait lui imposer la petite Maldrom, parce que, figure-toi qu’il a été pris avec la petite Maldrom en auto fermée, par la police de Cockney-Island, vendredi soir. (p. 75)

Ou bien Flora qui raconte son arrivée à New York à la suite d’Élisabeth :

FLORA
Eh bien ! J’avais un magasin, place de la Madeleine, de modes ; ça allait : un ami m’avait monté ça. Et puis, je donnais des petites fêtes… des petites fêtes… le soir, des petites partouzes, quoi. Tant que j’ai invité des clients et des clientes, on ne payait pas très bien mes factures, mais enfin ça allait tout de même. Puis, un jour, j’avais trop bon cœur, je me suis laissé aller à inviter mes ouvrières. Oh ! alors, ça a été fini, ça a été la faillite. [...] Alors Élisabeth m’a trouvé quelque chose ici, elle m’a emmenée. (pp. 90-91)

La pièce offre une floraison de récits dont les plus intéressants sont, sans doute, ceux de Bardamu, d’abord tellement méfiant envers la possibilité de se raconter que, lors de la conversation avec Darling, il remarque qu’il parle de la mort du Docteur Gaige, « puisque vous y tenez » :

BARDAMU
Tenez, puisque vous y tenez, je vais vous raconter ce qui s’est passé. Il est mort, le Docteur Gaige, un dimanche, dans la nuit, dans un endroit où il y avait des feuilles et des moustiques. Je ne sais pas s’il y avait plus de feuilles que de moustiques. Il a filé en asphyxie, il m’a semblé, à moi, en pneumonie. Clapot, pour lui, c’est de la fièvre jaune, raide comme balle. [...] Il y avait Pistil qui était saoul, Clapot qui était furieux, Tandernot qui était inquiet et tout le monde qui avait chaud, et le nègre qu’on engueulait. (pp. 105-106)

À travers ce récit Bardamu semble créer une autre scène dont il précise l’endroit en donnant des détails pour la rendre plus vivante aux yeux de Darling et du public. De plus, ses remarques sur l’esprit des personnages en donnent une peinture assez réaliste qui contribue à la méta-théâtralité de cette scène.

Bardamu se fait aussi chroniqueur dans un récit ironique du débarquement de Monmouth en Angleterre :

BARDAMU
Ah ! Le débarquement de Monmouth, je vous le disais, c’est un petit morceau épatant. (Il s’anime.) Il est là, Monmouth, il débarque sur un petit coin perdu de la côte anglaise. il vient de débarquer. Ses partisans ne sont ni très sûrs, ni très nombreux, il n’a pas beaucoup d’argent. Il fait un petit temps d’enterrement. Il a d’énormes ambitions. (p. 109)

En tant que moyen pour rapporter des faits déroulés hors scène, dont les effets ont été ressentis par les personnages, le récit sert au développement séquentiel (et logique) de la pièce. On ne pourra pas comprendre les motifs du départ de Vera à la suite de Bardamu en France, sans le récit de la fuite de Max au Canada.

MARCEL
[…] Max a filé par le Canada à six heures du matin; la police était chez nous à huit heures. On m’a demandé ce que je faisais; je leur ai dit que Max était parti par le « Youpinioum » […] ils ont pris un canot entier au large de l’Île du sable, un canot qui était plein de choses à fumer. (pp. 113-114)

À partir de l’acte III, le déplacement spatio-temporel a la fonction d’expliquer et de montrer au public la situation internationale à l’époque de la pièce : les conflits, les problèmes de l’économie, le fantôme d’une guerre mondiale se résument dans le récit de l’affaire tchouco-maco-bromo-crovène. Raconté par un délégué venu à la Société des Nations pour en demander la résolution, il est de même rapporté par Yudenzweck :

YUDENZWECK, téléphone.
(Il dicte:) « Le délégué tchouco-maco-bromo-crovène interviewé à la sortie du conseil s’est montré tout à fait satisfait de l’entretien qu’il venait d’avoir avec l’ambassadeur de la Péloponie. L’honorable délégué aura d’ailleurs d’autres entretiens avec ses collègues dans la journée, en vue de conclure un pacte de neutralité transitoire ! » (p. 149)

En tant qu’expression de sa poétique et de son esprit, Céline utilise l’ironie et la satire pour dénoncer les erreurs de la diplomatie et pour annoncer l’inévitable guerre même à travers le déplacement spatio-temporel causé par le récit aussi.

La définition de l’hic et nunc témoigne donc d’une complexité qu’on retrouve également dans les ballets et dans les scénarios. Comme on l’a schématisé, chaque pièce débute par une indication précise du lieu et du temps de déroulement de l’action, peut-être afin d’en donner une caractérisation réaliste ou d’en mieux déterminer le contexte, ce qui détermine leur développement narratif plutôt que scénique :

Image1

Secrets dans l’île, Scandale aux Abysses et Foudres et flèches ne présentent pas d’indications chronologiques : les derniers parce qu’il s’agit de deux ballets de sujet mythologique, le premier parce que plusieurs données textuelles en précisent la collocation temporelle à l’époque actuelle (en particulier, « La rumeur circule dans l’île que cette Erika est une ‘star’ de cinéma en Amérique, en Allemagne… »12).

La description réaliste et détaillée des endroits et des époques n’empêche pas l’auteur d’exploiter le pouvoir de l’illusion scénique dans Voyou Paul. Brave Virginie, où, en dépit du soin des détails, le lieu n’est que peint sur le rideau. Ce qui veut prouver que Céline se moque des conventions en faveur d’une liberté de l’imagination, du style et du langage qui caractérisera toute sa poétique d’après-guerre.

Une des fonctions typiques du récit dans le théâtre c’est de mieux caractériser les personnages. L’auteur peut donc présenter un portrait assez détaillé d’un ou de plusieurs personnages en ajoutant aussi ses considérations sur leur psychologie ou leurs actions.

Dans l’acte I de l’Église Bardamu, parlant avec Tandernot, lui demande d’un certain « petit major », personnage absent physiquement, quoique toujours dans la scène, dont ils en discutent la maladie et la mort :

BARDAMU
Ah !… Je ne sais pas… Et votre petit major ?
TANDERNOT
Oh ! lui, il est mort à trois jours d’ici en brousse et deux jours avant l’arrivée de l’Américain. Ça s’est passé vite. (p. 15)

  Ils révèlent tous les détails concernant son âge, sa carrière et son caractère :

TANDERNOT
Vingt-trois ans ; il sortait de l’école de Bordeaux ; il avait l’air de bien plaire l’indigène… Il était doux, et sérieux; il ne parlait pas beaucoup. […] Il faisait la route par là, ou plutôt Pistil devait faire faire les travaux de la route, et en même temps, le petit major vaccinait la population. (pp. 17-18)

De plus, le récit a la fonction d’expliquer la conduite des personnages, leur apathie et leur ataraxie, comme Pistil qui justifie ses malheurs en racontant sa vie monotone et médiocre de petit fonctionnaire :

PISTIL
Mon devoir, d’accord, je le fais avec un coupe-coupe et deux balais, et encore faut être juste, le coupe-coupe c’est les Mamaloutassas qui me le prêtent… Je fais tailler dans la brousse les arbres au ras du sol ; c’est un peu long, parce qu’il y en a qui sont larges comme cette case-ci… Je mets un village tout entier là-dessus, et j’te cogne… Je les persuade gentiment à l’aide des tirailleurs que la France me confie. [...] Je fais ça depuis vingt ans, je suis un pionnier, moi, Docteur ! (p. 29)

Une fois revenu en France, il narre – tout au long d’une logorrhée verbale – des malheurs de sa maladie et de son commerce dans la banlieue parisienne après avoir réussi à ne plus repartir pour les colonies :

Où j’étais en Bragamance, y avait une de ces épidémies, que je suis tombé malade […]. Six mois à l’hôpital… Ils savent pas encore de quoi. Mais j’ai mon idée… Et puis, convalo en France. Moi, je leur avais dit: « Vous savez, si vous me renvoyez là-bas, je fais un malheur… » […] Alors, ils ont écrit, je leur z’ai répondu ; on s’a écrit comme ça longtemps. Moi, j’étais en face, là, dans une petite pension […]. Il y avait ce bistrot à vendre vingt mille balles, je me suis dit : Ça c’est mon affaire ! J’y retournerai pas en Bragamance, et j’y suis pas retourné, mais, nom de Dieu, je l’ai eue la retraite […]. (p. 187)

Dans Progrès, on ne retrouve qu’un seul récit, celui de Mme Doumergue expliquant les raisons de sa conduite et de son choix de rester vierge bien qu’elle ait aimé trois fois dans sa vie. Ici, Céline aime faire le portrait d’une femme honnête qui a décidé de s’adonner entièrement à Dieu et à la musique et qui s’oppose aux femmes de la maison de rendez-vous du troisième tableau.

MME DOUMERGUE
[…] le troisième c’était un passant, je l’appelle ainsi le chéri parce qu’il faisait d’humbles courses dans les magasins, mais il avait des mains adorables et je les lui faisais pour rien, il demeurait à côté de chez moi dans un modeste logement à Asnières, il était brusque, mais ne parlait jamais de mon âge, il aimait la musique, je l’ai éloigné avec chagrin, il a bien failli me ravir à Dieu, ce fut, je l’espère, mon dernier péril et mon dernier amour humain. J’offrirai enfin mon cœur, mon corps et mes souffrances à l’Élu […]. Mon piano m’a guidée, soutenue, j’ai donné à mon piano tout ce que je refusais aux hommes, il me l’a rendu13.

 Ce portrait recèle l’image idéale de la femme célinienne et, en particulier, de sa bien-aimée grand-mère maternelle qui, à Asnières, avait ses magasins. Céline veut la rendre une figure littéraire, ainsi que créer un mythe des souvenirs de son enfance heureuse, justement à partir de la vie réelle, du vécu existentiel. Ce qu’on retrouve aussi dans L’église, lorsque Flora essaie de convaincre Bardamu à l’épouser en lui disant qu’elle fait bien la cuisine. Il lui répond alors en lui racontant les malheurs de son passé :

BARDAMU
Ça, vous ne m’aurez pas de ce côté-là. Figurez-vous que depuis l’enfance, j’ai été habitué à mal manger. Chez mon père, petit pharmacien à Courbevoie, c’était le préparateur qui faisait la cuisine. Pour le goût, ça dépendait de ce qu’il avait touché dans l’heure qui précédait, tantôt c’était au salicylate de soude, tantôt au véronal, mais c’était jamais bon. Plus tard, j’ai mangé au régiment, c’était dans la cavalerie ; ça sentait surtout ce que vous savez. Après, c’était comme étudiant, je mangeais principalement des sandwichs et comme j’avais dans les doigts l’odeur de la dissection, c’est tout vous dire ! Alors, à présent, hein ! il m’arrive dans la bouche ce qu’il arrive ; ça vient, comme ça vient […]. (p. 96)

Les expériences de Bardamu appartiennent aussi à son auteur : Céline est né à Courbevoie ; il a fait la guerre dans la cavalerie ; après, il a étudié pour devenir médecin. Cette ressemblance entre l’écrivain et son personnage justifie la fonction du récit comme moyen pour véhiculer le rapport (pseudo-)autobiographique entre Bardamu et Céline. Rapport qui se détermine enfin d’un point de vue artistique car Bardamu raconte à Flora avoir essayé de faire du théâtre – « à en écrire plutôt » – en même temps qu’il faisait sa médecine (pp. 86-87).

En tant que défini par un code et transmis par un canal, le récit est un moyen pour véhiculer un message. Au-delà des « inconvénients » et des critiques qu’on peut adresser au schéma de la communication14, il est assez important pour notre analyse en raison du fait qu’il est possible de retracer dans le récit célinien toutes les fonctions de la communication définies par Jakobson. À la suite de sa poétique du « métro émotif », Céline exploite surtout la fonction émotive en ajoutant des onomatopées et des interjections dans ses récits et ses dialogues afin de marquer la condition de son émetteur. Il utilise aussi la fonction phatique (qui s’exprime par des intercalations comme « vous savez ») à travers laquelle il règle la communication entre deux personnages, le protagoniste et le public/lecteur. Ou encore la fonction conative et référentielle visant à mieux s’expliquer et essayer de convaincre son destinataire. Ou enfin, la fonction métasémiotique à travers la réticence (« je ne dirai plus ») et les questions (rhétoriques) et la fonction poétique, lorsqu’il insère des métaphores ou des similitudes pour expliquer sa pensée et son message.

Pourtant, ni les ballets et les scénarios, ni Progrès n’utilisent souvent le récit qui, au contraire, est largement exploité dans L’église. Raison pour laquelle elle est souvent considérée comme une pièce engagée en dépit du fait que Progrès aussi contient beaucoup de l’amertume de l’écrivain envers la société de son époque. En fait, Progrès se joue sur le fil de l’action représentée – de la monstration – tandis que L’église sur le nœud du récit, de l’histoire rapportée, de sorte qu’on peut les définir à partir de l’opposition dynamique-statique de la scène.

Le récit est d’abord le moyen pour véhiculer le message politique de l’auteur, comme, par exemple, son analyse de la notion d’anarchie :

TANDERNOT
Oh ! vous êtes anarchiste aussi, eh bien, je suis bien entouré !
BARDAMU
Oh ! moi, vous savez, monsieur Tandernot, je le suis comme tout le monde ; en théorie, vous avez raison, mais pour l’être complètement anarchiste, il faudrait ne plus avoir besoin de bouffer… Les vrais anarchistes, ce sont les gens riches, voyez-vous. (p. 31)

Pendant tout l’acte premier, les personnages de Bardamu et de Pistil ont aussi la fonction de dénoncer les dangers de la colonisation (« tout ça c’est bon dans l’imagination des Européens », p. 54), en affirmant que les populations de l’Europe perdent « beaucoup de temps à regarder au dehors d’elle », tandis que « les choses importantes […] se dirigent du dedans » (p. 162).

PISTIL
[…] Ça veut avaler l’Afrique, en long, en travers, en auto, en bateau, et comment alors qu’y se dégonflent ! Ah ! si je pouvais bouffer ailleurs, comment que j’y foutrais le feu, moi, aux colonies ! À toutes vous m’entendez ! À toutes ! Qu’on n’en parle plus ! jamais ! […] Les colonies, moi, je vais vous dire : c’est fait pour les singes pendant la journée et les chacals pendant la nuit. Il y a qu’un bon moment, c’est le crépuscule, eh bien ! c’est l’heure des moustiques. (p. 55)

Cette critique du système colonial vise aussi l’Amérique et le principe démocratique. Lors de la conversation avec Flora, Bardamu lui reproche de ne pas avoir respecté « l’ordre social », d’avoir « mélangé les derrières ». Elle répond qu’en Amérique « tous les derrières se valent », en provoquant la riposte ironique de Bardamu-Céline: « C’est le derrière démocratique, mais il est vraiment beau. » (p. 91).

Son pessimisme ne se révèle pas seulement en parlant des colonies ou de la laideur des villes américaines (p. 90), mais aussi dans les récits de Bardamu sur les hommes, les sentiments et l’art. On retrouve alors son idée sur la vérité (p. 105) et la mort, leitmotiv de ses œuvres (« La vérité dans ce monde, hein, c’est la mort ! La vie, c’est une ivresse, un mensonge », p. 102), ainsi qu’une des premières manifestations de son antisémitisme, à l’acte II, lors d’une conversation sur la science avec Flora :

BARDAMU
La science, au fond, c’est essayer de comprendre, et si on tient tant que ça à comprendre, je suis arrivé à penser que c’est qu’on a peur de tout. Les animaux ne cherchent pas à comprendre, voyez-vous, c’est parce qu’ils n’ont pas si peur que nous. Nous, nous avons une frousse terrible, de la naissance à la mort ça ne nous quitte pas. alors ça nous force à penser, à faire de la science […]. Les plus intelligents parmi les hommes, ce sont les plus froussards. Voyez les Juifs ! Ce n’est pas l’intelligence qui est noble, c’est la peur. Faire dans sa culotte, voyez-vous, c’est le commencement du génie. (pp. 84-85)

Le discours sur la peur des hommes revient encore une fois dans une conversation avec Yudenzweck où Bardamu justifie son choix de la médecine :

Voilà ! J’aime mieux les rapports avec ceux qui sont malades. Ceux qui sont bien portants, sont si méchants, si bêtes; ils veulent avoir l’air si malins, aussitôt qu’ils tiennent debout, que tout rapport avec eux est presque aussitôt malheureux ! Quand ils sont couchés et qu’ils souffrent, ils vous foutent la paix. Vous comprenez ? (p. 172)

L’acte III – en raison de son setting – peut être considéré comme le plus politique puisqu’on retrouve la plupart des considérations céliniennes sur la guerre, la politique et les hommes. Dans sa tirade, le colonel hongrois exprime l’idée de Céline sur les populations européennes et leur notion de paix :

Je m’en flatte, Miss Broum, mes manœuvres ressemblent à de véritables guerres. Ce sont des manœuvres […] tragiques. D’ailleurs, c’est assez facile. Nos populations ne croient pas à la paix. On n’a jamais pu leur faire croire à la paix. On a beau leur dire que nous sommes des soldats de la paix, elles ne le croient pas ; tant pis pour elles, hein ! (p. 133)

Très intéressant pour sa charge et son mélange d’ironie, de satire, d’amertume et de pessimisme le discours de l’idéaliste scandinave sur la guerre, où on peut retracer le nœud du pacifisme célinien :

[…] je vais justement porter à la Commission du Désarmement un petit plan pour rationaliser la guerre… En voulant la supprimer à toute force, vous savez, et tout d’un coup, c’est folie… ! […] Nous procédons par paliers, au lieu de supprimer la guerre d’un seul coup, nous la rendons sportive. Ce n’est plus la brutalité primitive déchaînée ; nous la maîtrisons, nous lui donnons des règles, et voilà. Tout d’abord, j’organise un conflit : Caglaterre contre Soviétie, août-septembre; en septembre tout s’arrête, on signe de nouveaux pactes, on réorganise la carte d’Europe, on répare les dommages, ça n’a pas duré deux mois. […] En octobre, repos, novembre-décembre, l’hiver, une belle rencontre dans les contrées chaudes, plus de pneumonies, plus de pieds gelés ! Péloponie-Castagniade contre Ibériques… Vous voyez… Tout se passe sur les bords de la Méditerranée […]. C’est l’époque rêvée. Pour l’été, une belle coalition, mais entièrement maritime, dans la Baltique; l’eau est bonne, à température ambiante, pas de danger… jolie bataille navale. (pp. 155-156)

Ou bien le discours de Bardamu sur la morale du monde, expliquée à travers un syllogisme :

Apprenez, Pistil, que depuis la genèse, le grand principe de la morale de ce monde, c’est la production. Les plaisirs sont improductifs, donc les plaisirs sont immoraux, c’est même pour cela que le plaisir est immoral. S’emmerder sur une tâche aride est productif, donc s’emmerder est moral. Les protestants savent s’ennuyer mieux que personne au monde, aussi, sont-ils moraux et productifs et dominent-ils le monde. (p. 34)

Le pessimisme de Céline ne se manifeste pas seulement à un niveau politique, idéaliste ou social, il s’exprime aussi dans les rapports individuels, dans l’amour physique et absolu de deux êtres dont la raison de s’aimer, à son avis, « c’est de la peur de mourir » (p. 252) :

BARDAMU
Mais, je n’ai pas besoin d’être aimé, mon petit, là, à la fin, ni adoré, moi, je m’en fous, Janine, d’être adoré ! À quoi que ça sert-y d’être adoré ? Voulez-vous me le dire ? Est-ce que ça m’empêchera d’avoir un cancer du rectum, si je dois en avoir un ! (p. 252)

Finalement, on peut ainsi résumer la question du récit dans le théâtre célinien :

  • 1. Le souci célinien est la vérité. La vérité est, pour lui, représentation. Le théâtre doit donc servir à la représentation du réel (= de la vérité).

  • 2. Ses pièces théâtrales relèvent de la diègèsis en tant qu’objets de la mimèsis. Le récit est diègèsis en tant que défini par la mimèsis.

  • 3. Le récit n’est pas dans le théâtre, c’est le théâtre.

  • 4. Le récit altère le cadre spatio-temporel, relate d’une autre action et, pourtant, participe aux événements de la pièce en permettant le déroulement de l’histoire.

  • 5. Quoiqu’ils décrivent une action, les ballets et les scénarios relèvent d’une nature romanesque qui remplace la dramaturgie et qui souligne leur hybridation générique. Cependant, dans les pièces théâtrales, la notion d’hybridation s’entrecroise avec celle de cohésion entre l’action et le récit sans en déterminer l’opposition.

Notes de bas de page numériques

1 La fiche de lecture est mentionnée par F. Gibault, Céline. 1894-1932, Le Temps des espérances, Paris, Mercure de France, 1985, p. 274.
2 Lettre à Robert Denoël, le 3 août 1933, Céline. Textes et documents 3, Paris, B.L.F.C., 1983, p. 73.
3 Lettre à Milton Hindus, 29 mai 1947, dans F. Gibault, Céline. 1932-1944 : Délires et persécutions, Paris, Mercure de France, 1985, p. 69.
4 Lettre à Joseph Delteil, 15 mai 1933, dans F. Gibault, Céline. 1932-1944 : Délires et persécutions, Paris, Mercure de France, 1985, p. 69.
5 Cinéma et théâtre partagent, selon Céline, le même souci de représentation du monde. Le cinéma surtout permet une peinture plus fidèle de la réalité et de la fiction jusqu’à « tuer » la littérature purement descriptive, le cinéaste disposant de moyens techniques pour montrer sémiotiquement les « choses ».
6 Ce principe n’est pas célinien, car on le retrouve déjà dans la poétique de Diderot. En effet, le théâtre de Céline se rapproche quelque peu du drame bourgeois par son souci de réalisme ; il accorde aussi beaucoup d’importance au dialogue, à la pantomime et au ballet dans la représentation des « actions importantes dans la vie ». Il en diffère pourtant dans la question du principe d’unité et dans l’idée du théâtre comme école de vertu.
7 Philippe Destruel, Louis-Ferdinand Céline. L’écriture en conflit, Paris, Nathan, « HER », 2000, p. 18. À voir aussi H. Godard, Poétique de Céline, Paris, Gallimard, « NRF », 1985.
8 R. Barthes, « Littérature et signification » (1963), dans Essais critiques, Paris, Éd. du Seuil, 2000, p. 267. Ailleurs il avait défini la théâtralité comme « le théâtre moins le théâtre », une « sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur » (« Le théâtre de Baudelaire », Ivi, p. 45).
9 A. Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Éditions sociales, 1982, p. 19.
10 Le verbe « montrer » est ici employé par dérivation de sens du terme « monstration », qui a été largement exploité par André Gaudreault (à voir notamment Du littéraire au filmique. Système du récit, Paris, Éd. Nota Bene-Armand Colin, 1999). La « monstration » – qui remplace le trop abusé « représentation » – présuppose le lien entre le texte/le dit et les objets scéniques. Ces objets sont de nature sémiotique et leur définition – dans le sens d’une étude des icônes visuelles – nous permet d’établir la signification totale du texte. La recherche de cette totalité est à la base de l’idée célinienne de théâtre, pour qui représenter correspond à affirmer des vérités universelles.
11 L.-F. Céline, L’église, Paris, Gallimard, 1952, p. 7. Dorénavant, toute citation de cette pièce sera tirée de cette édition.
12 L.-F. Céline, « Secrets dans l’île », dans Ballets sans musique, sans personne, sans rien, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 2001, p. 18.
13 L.-F. Céline, « Progrès », dans Ballets sans musique, sans personne, sans rien, cit., pp. 194-195.
14 Voir, notamment, J.-M. Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, Paris, Éds. du Seuil, coll. « Essais », 1996.

Pour citer cet article

Loredana Trovato, « Céline dramaturge, ou comment narrer le théâtre », paru dans Loxias, Loxias 13, mis en ligne le 14 mai 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1139.

Auteurs

Loredana Trovato

2005: Doctorat (Littérature Française : méthodologies d’analyse des textes littéraires ; Dissertation sur Louis-Ferdinand Céline; Université de Catania). 2005-2006: « Professore a contratto » de Langue Française à l’Université de Messina (Italie). Publications sur Louis-Ferdinand Céline, Alfred Jarry, Eugène Ionesco, René Clair. Champs d’étude : littérature et langue (fin XIXème et XXème siècles).