Loxias | Loxias 13 Le récit au théâtre (2): scènes modernes et contemporaines | I. Le récit au théâtre: scènes modernes et contemporaines 

Marine Bachelot  : 

Le teatro-narrazione italien, espace d’hybridation générique au service d’un projet civique

Résumé

À partir du milieu des années 1990 émerge en Italie un courant de théâtre nommé teatro-narrazione, que l’on peut traduire en français par théâtre de narration ou théâtre-récit, porté par des artistes toujours plus nombreux et des générations variées. Cette forme théâtrale épique replace au cœur du dispositif théâtral l’art de l’acteur-narrateur et l’objet que sa parole et son corps engendrent, le récit. Le teatro-narrazione hérite de nombreux modèles ; il peut en particulier être considéré comme un avatar contemporain du théâtre de monologues de Dario Fo, et de son projet culturel et politique. Les récits du teatro di narrazione puisent leurs racines et leurs modes de fonctionnement dans la tradition fabulatoire populaire des conteurs-narrateurs, mais utilisés pour relater des évènements d’histoire et de mémoire collective tragiques, ils sont aussi travaillés sur le mode de la reconstitution documentaire, assumant une dimension civique et politique. Tous les phénomènes d’hybridation générique dont joue le teatro-narrazione contribuent à soutenir ce projet civique, et à lui conférer autant d’épaisseur que de richesse.

Index

Mots-clés : civique , épique, politique, récit, théâtre, théâtre documentaire

Plan

Texte intégral

À partir des années 1990 se développe en Italie un courant théâtral nommé teatro di narrazione ou teatro-narrazione1, que l’on peut traduire en français par théâtre de narration ou théâtre-récit.

Le teatro-narrazione, comme son nom l’indique, est une forme théâtrale centrée sur le récit, une forme théâtrale épique. Il repose tout entier sur la présence d’un acteur-narrateur, le plus souvent seul en scène, qui par la voix, la gestualité, le corps, fait naître et anime un récit de plusieurs heures face à l’assemblée des spectateurs. En France cette forme théâtrale n’a pas d’équivalent connu ; on pourrait lui associer le modèle du conte, ou encore du one-man show, mais ce serait là une approche réductrice : le teatro-narrazione s’en distingue nettement, par la tradition dans laquelle il s’enracine, par les ambitions dont il est porteur.

Si le teatro-narrazione apparaît au moment de son explosion comme une véritable « invention », en rupture franche avec le théâtre visuel et spectaculaire qui s’est généralisé sur les scènes européennes dans les années 80, il est pour autant héritier de nombreuses traditions et filiations, qu’il réinvente en fonction des exigences du contemporain. Il participe également d’une forme de renouveau du théâtre politique en Italie en ce milieu des années 1990 : une large partie des productions du teatro-narrazione assume en effet une dimension de « teatro civico », de théâtre civique et politique, revendiquée comme telle par les artistes qui le pratiquent, qui se traduit autant dans les thèmes et contenus des spectacles que dans les circuits de diffusion adoptés2.

Dans une archéologie récente, le teatro-narrazione hérite directement d’un modèle issu du théâtre des années 1960-70, porté par un homme de théâtre italien célèbre, prix Nobel de littérature en 1997, Dario Fo. Dario Fo, au moment de mai 1968, rompt avec les circuits théâtraux officiels, pour se faire « jongleur du peuple ». La référence au modèle du jongleur médiéval se concrétise dans le spectacle Mistero Buffo3, fruit d’un travail de recherche et de redécouverte de mystères, fables bibliques et représentations sacrées du moyen-âge, exhumation pour Dario Fo d’un pan authentique de culture populaire. Réinvestissant la tradition du jongleur médiéval, Dario Fo, seul en scène face au public des usines, des Maisons du peuple et des quartiers, raconte et représente des histoires sacrées teintées de lutte des classes : fables savoureuses qui font apparaître une satire très nette du pouvoir et des puissants, présentent une vision prolétarienne d’un Christ défenseur des pauvres et des opprimés face à un Dieu le Père qui pratique l’abus de pouvoir, célèbrent le bon sens populaire, magnifient le corps, ses nécessités et ses instincts, fidèles à la culture populaire médiévale décrite par Bakhtine4. Le projet politique du Mistero Buffo, en ces années 1970, est de participer à l’élaboration d’une contre-culture, en commençant par rendre au peuple d’aujourd’hui la culture dont il a été dépossédé, celle-ci ayant été effacée ou mise de côté durant des siècles par l’historiographie des classes dominantes. La langue des jongleries de Dario Fo, mélange et métissage de différents dialectes italiens, complète ce projet de contre-culture.

Dario Fo pratique ainsi un art du rapprochement et du mélange des genres (la culture biblique populaire et la lutte des classes, la condition du peuple médiéval mise en parallèle avec celle du peuple d’aujourd’hui, etc) qui peut apparaître comme audacieux et particulièrement pertinent pour les uns, assez peu fondé historiquement et scientifiquement pour les autres. Qu’importe, puisque c’est la cause qui compte. Dario Fo est aussi un affabulateur génial, qui ne se prive pas de réécrire, de réinventer, de ré-élaborer à partir des textes-source.

Si l’on doit insister sur ce modèle fondateur, c’est qu’au-delà de la forme théâtrale proprement dite, c’est également un projet culturel et politique qui est implicitement repris par le teatro-narrazione, selon des modalités assez différentes, et au sein d’une époque plus inquiète.

Ainsi, les artistes qui se font narrateurs dans les années 1990-2000 ont pour point de départ commun le constat ou la sensation aiguë d’un vide dans la transmission de l’histoire et de la mémoire collectives, sentiment générationnel partagé. Leurs spectacles semblent s’attacher à combler ce vide, à rétablir ou rechercher la vérité sur certains faits occultés ou oubliés, à réinventer petit à petit des pans entiers de la mémoire collective.

Les travaux de Marco Paolini, des artistes du Teatro Settimo à Turin (Gabriele Vacis, Laura Curino), de Marco Baliani, et désormais d’une jeune génération de narrateurs (Ascanio Celestini, Roberta Biagiarelli, etc.) ont tous en commun un travail sur la mémoire – non dans des perspectives de commémoration, mais bien de transmission d’une connaissance et d’une conscience collectives.

Le spectacle qui fait date, et qui popularise cette forme de « teatro civico » (« théâtre civique ») est Il racconto del Vajont5, créé en 1994 et joué des dizaines de fois en Vénétie puis dans le reste de l’Italie, avant d’être diffusé à la télévision publique en 1997. Marco Paolini, dans cette « oraison civique »6, s’attache au fil d’un récit de plusieurs heures à retracer la catastrophe du Vajont, considérée depuis toujours comme une « catastrophe naturelle », désormais lointaine dans les mémoires : en octobre 1963, dans les Dolomites, un pan de montagne s’effondre dans le lac de retenue du barrage du Vajont, et la vague d’eau soulevée par la chute inonde et anéantit plusieurs villages, faisant des milliers de morts. Dans son récit, Paolini remonte aux années 1930, fait émerger les aberrations scientifiques et politiques qui ont conduit à la construction du barrage et au désastre : tout un pan de l’histoire italienne est ainsi raconté, à travers l’histoire du Vajont et des habitants de cette région. La disparition de ces villages sous les eaux devient également le symbole de la disparition irréversible de la culture et de la civilisation paysanne et montagnarde, au  nom du progrès, de la généralisation de la société de consommation qui advient dans ce milieu des années 1960.

Ce sont souvent des tragédies contemporaines, dont les êtres humains sont les seuls protagonistes et responsables, que ce teatro-narrazione engagé sur le terrain civique et politique7 prend en charge. Plusieurs spectacles s’attachent ainsi à replonger dans l’histoire obscure des attentats des « années de plomb » : Corpo di Stato. Il delitto Moro8 de Marco Baliani sur l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades rouges ou I Tigi-Canto per Ustica9 de Marco Paolini sur la tragédie de l’avion mystérieusement abattu au-dessus de l’Adriatique en 1980. La mémoire industrielle et ouvrière italienne fait l’objet elle aussi d’explorations et d’interrogations, avec par exemple Fabbrica10 d’Ascanio Celestini, ou le diptyque Olivetti11 de Laura Curino et Gabriele Vacis. Des évènements plus récents, d’échelle internationale, peuvent devenir la matière de récits théâtralisés : A come Srebrenica et Tchernobyl Report12, deux spectacles de Roberta Biagiarelli.

Ces premiers éléments de présentation du teatro-narrazione, en guise d’entrée en matière, laissent entrevoir combien celui-ci est le fruit d’éléments et de réalités composites : cette forme théâtrale fondée sur le récit peut se lire comme un espace d’hybridation des genres extrêmement riche. Des modalités et éléments hétérogènes y sont en effet présents, sous des régimes d’alliance, de fusion, de cohabitation ou de co-existence – parfois paradoxaux, mais toujours féconds. Les narrateurs du teatro-narrazione n’adoptent pas tous les mêmes stratégies d’hybridation, et des configurations différentes naissent d’un récit et d’un spectacle à l’autre. Cependant, qu’elle qu’en soit la nature, ces cohabitations et ces croisements concourent et contribuent tous, d’une façon ou d’une autre, au projet civique qui sous-tend ce théâtre.

Le teatro-narrazione fait le pari d’une forme théâtrale essentiellement fondée sur le récit, avec en son centre un seul acteur, source de théâtralité. Au début des années 1990, le spectacle Kohlhaas13 de Marco Baliani, inspiré d’une nouvelle de Heinrich von Kleist, provoque une sorte de révélation pour la critique et le public : l’acteur, assis sur une chaise durant toute la représentation, se contente de raconter, rythmant son récit par la voix et la tension du regard, recréant par de micro-phénomènes physiques (battement du pied) des moments de récits épiques (galops et cavalcades de chevaux). Cette forme épurée et intense apparaît à l’époque comme exemplaire de la puissance du récit théâtral réduit à sa plus stricte expression.

Si le théâtre du jongleur de Dario Fo se présentait comme un récit porté par un acteur d’une corporéité virtuose, pratiquant un jeu engagé et impressionnant, sorte de commedia dell’arte stylisée et débarrassée de tout folklore, chez les narrateurs contemporains, le corps est beaucoup moins présent. Ceux-ci se déplacent peu sur la scène, emploient essentiellement les bras et le haut du corps en accompagnement de la narration, utilisent très fugitivement l’art du mime. La sobriété semble de mise, y compris dans les dispositifs scénographiques. Dans Radio clandestina14, spectacle racontant l’épisode du massacre des Fosses Ardéatines à Rome, Ascanio Celestini se tient debout dans le noir, s’éclairant le visage sous différents angles selon les moments du récit, à l’aide d’une simple ampoule pendue au bout d’un fil.

Le teatro-narrazione rompt ainsi de façon radicale avec le théâtre spectaculaire et visuel des années 1980-1990, caractérisé par des scénographies esthétisantes et chargées, créant une mise en scène parfois considérée comme redondante par rapport au texte (ce qu’en France Michel Vinaver a qualifié par le terme de « mise en trop »15). Outre le désir de replacer au centre de la scène l’art du comédien et sa parole, le retour en force et la vogue croissante d’un théâtre aussi épuré s’expliquent aussi par des critères de conjoncture économique, tant il est vrai que des spectacles fondés sur la performance d’un seul acteur sont moins coûteux à créer et à diffuser aujourd’hui que des productions plus importantes.

Le teatro-narrazione est-il un ennemi du théâtre comme le font entendre certaines voix qui commencent à s’inquiéter de sa généralisation dans le paysage théâtral italien? S’il rompt clairement avec l’art de la mise en scène tel qu’il s’est développé et institué au XXème siècle, il renoue pour autant avec une forme primitive et antique du théâtre : un acteur disant un texte face à une assemblée de spectateurs. L’acteur-narrateur du teatro-narrazione, issu de la collectivité et porteur d’un récit qui concerne cette même collectivité, pourrait bien être vu comme une sorte de coryphée contemporain, auquel il arrive d’ailleurs fréquemment de dialoguer avec l’assemblée des spectateurs au cours du spectacle, par un jeu d’adresses et de questions qui ne sont pas toujours rhétoriques. Outre cette parenté structurelle possible avec le théâtre grec antique dans sa forme primitive (avant même l’arrivée des protagonistes), cet art dans l’alliance du récit et du théâtre que pratiquent les acteurs-narrateurs provient plus directement de la tradition italienne des cantastorie, des conteurs-fabulateurs. Tous les acteurs-narrateurs qui pratiquent aujourd’hui cet art ont en commun d’avoir été fascinés dans l’enfance par les récits d’affabulateurs de métier, mais aussi fréquemment de grands-parents, d’oncles et de tantes experts dans l’art de raconter des histoires. Plusieurs d’entre eux (Marco Baliani, Marco Paolini, Laura Curino) ont commencé leur carrière dans le théâtre pour enfants et adolescents, terrain d’apprentissage propice pour le métier de narrateur, où ils ont appris à être extrêmement au fait des rythmes et des dynamiques de construction d’un récit, des moments où l’attention se relâche chez les spectateurs, de la façon dont captiver un auditoire.

Si les modèles cités – le coryphée grec antique, le conteur-fabulateur, le « jongleur » Dario Fo – se situent dans une même lignée générique, il en est un quatrième duquel on peut rapprocher la figure de l’acteur-narrateur du teatro-narrazione, plus étonnant et dissonant. À regarder en effet les captations de certains spectacles de teatro-narrazione, où l’acteur-performer, muni d’un micro-cravate, s’adresse aux spectateurs de façon directe en entrée de spectacle (par exemple au début des captations du Racconto del Vajont et de I Tigi-Canto per Ustica de Marco Paolini, tournées en direct sur les lieux des évènements évoqués), on voit malgré soi s’interposer fugitivement le modèle du présentateur de télévision, ou du journaliste, messager des temps contemporains. Mais ce moment dure peu, et quand le récit commence réellement, c’est une traversée délibérément théâtrale qui débute pour l’assemblée des spectateurs, fondée sur la voix et le corps narrants de l’acteur.

Qu’en est-il alors de la dynamique de cette traversée théâtrale ? De la cohabitation du récit et du théâtre, des modalités épiques et dramatiques dans le corps-même du spectacle, à travers le corps et la voix d’un narrateur unique? Et de leur effet sur les spectateurs ?

Le narrateur du teatro-narrazione est un « nouveau performer épique »16, comme l’ont qualifié Claudio Meldolesi et Gerardo Guccini, capable de raconter et d’animer un long récit, d’incarner et de faire vivre plusieurs personnages si besoin est.

Dans certains spectacles, souvent chez les narrateurs de la jeune génération, il arrive que le narrateur adopte un statut fictionnel dès l’entrée en scène : dans Fabbrica, Ascanio Celestini se fait la voix du jeune ouvrier qui chaque jour a écrit une lettre à sa mère pour dire la vie de l’usine et surtout retransmettre les histoires qu’on lui a racontées, prolongeant la chaîne narrative ; dans Tchernobyl Report, basé sur les textes de La Supplication de la journaliste et auteure biélorusse Svletana Alexievitch17, Roberta Biagiarelli incarne la femme qui raconte à la première personne l’histoire de son mari disparu, « liquidateur » de la centrale nucléaire. Pour autant, la forme théâtrale n’adopte pas d’artifice scénique contribuant à l’illusion, et l’acteur ne se lance jamais dans une action de type naturaliste sur scène, bien au contraire ; le récit reste au centre, avec un narrateur qui choisit simplement d’assumer une identité fictionnelle, pour mieux retranscrire et habiter la parole d’un personnage – ce qui modifie la perception et la réception émotionnelle du spectateur auquel il est demandé de souscrire à cette semi-dramatisation, d’oublier l’identité du narrateur pour écouter la voix du personnage.

Mais dans la majorité des spectacles, et notamment chez Marco Paolini, le narrateur assume totalement son identité de personne, d’organisateur et de performer total du  récit.  

Dans le Mistero Buffo, Dario Fo faisait de même. Il avait cependant inventé une dramaturgie en deux temps : un premier volet où le narrateur s’adresse simplement au public en exposant des faits, en racontant le début de l’histoire, suivi d’un second volet, où l’acteur entre véritablement en jeu, et se met à représenter l’histoire en incarnant ou figurant les personnages. Cet aller-retour du récit au jeu, de l’épique pur à un jeu épique dramatisé créait un plaisir ludique pour le spectateur, heureux de voir l’acteur accomplir devant ses yeux le « passage au jeu ».

Le spectateur d’aujourd’hui peut aussi goûter au plaisir de voir le narrateur contemporain faire vivre plusieurs personnages au sein-même de son récit, mais de manière plus fugitive et synthétique. Dans le Racconto del Vajont de Marco Paolini, par exemple, au fil du récit adviennent fréquemment des scènes dialoguées, des échanges rapides entre des personnages. Le jeu épique dramatisé va donc intervenir sur le mode de l’esquisse : le narrateur, sans cependant les incarner, adopte les voix, les accents des personnages, animant ainsi une véritable galerie de figures, figures qui deviennent les protagonistes épars d’un plus grand récit. Paolini fait revivre et exister un véritable peuple de personnages : paysans-montagnards dont les villages et les vies ont été engloutis par la catastrophe, géologues, ingénieurs, industriels et hommes politiques qui ont ausculté, colonisé, transformé la montagne, journalistes et enquêteurs, etc. Des voix et figures du passé émergent donc tout au long du récit, ramenées à la vie par le narrateur qui remplit son rôle de passeur de mémoire, non sans humour : les moments de dialogues aménagés au sein du récit sont souvent les vecteurs privilégiés d’une tonalité ludique et comique, puisque l’acteur y joue de ses talents d’imitateur synthétique, ainsi que de l’art de la réplique et du bon mot. Les dialogues, instance dramatique, dessinent donc des espaces pour la mémoire, faisant revivre des voix du passé, qu’elles soient réelles ou fictionnelles. Outre le récit-cadre et les moments dialogués, Marco Paolini jalonne également son texte d’adresses au public, sur un mode didactique et épique. Ainsi, Il racconto del Vajont commence par une simple question adressée aux spectateurs (« Quanto pesa un metro cubo d’acqua ? » - « Combien pèse un mètre cube d’eau ? ») et se poursuit par une brève « leçon » d’hydraulique et de géologie, doublée de l’évocation des lieux et des évènements dont il sera question dans le spectacle.

L’adresse au public, le récit-cadre, les dialogues, sont autant de modalités, qui alternées, croisées, entremêlées, créent l’incroyable dynamique et la rythmique du récit de Marco Paolini. Le narrateur réussit le prodige de tenir son auditoire en haleine pendant plus de quatre heures (dans la version longue du spectacle), amenant des informations autant que des pans d’histoire, faisant vivre des personnages, exprimant aussi son point de vue de citoyen et d’homme. Si le spectacle est fondamentalement épique, il n’exclut pas la dramatisation, au sens où le récit est construit sur des principes de suspens, de suspension dans l’action, de retours en arrière ou de sauts temporels, qui créent une tension forte, surtout quand les faits racontés ont le poids de la réalité. Par ailleurs Marco Paolini, quand il joue sur les lieux-mêmes des évènements évoqués par le spectacle, accroît la dramatisation du temps, en faisant référence à « l’heure du drame » au sein de son récit. Il demande au public d’être attentif au temps qui passe, temps qui finit par atteindre l’heure fatidique – où, il y a 34 ans, un pan de montagne s’est écroulé dans le lac du Vajont ; où, il y a 20 ans, un avion DC9 a sombré dans les flots. Alors que le temps spectaculaire coupe habituellement le spectateur du temps réel, Marco Paolini demande au public de ne pas perdre ce temps de vue, de ne pas l’oublier – façon d’ancrer le récit dans un ici et maintenant chargé de mémoire et d’histoire.

Une autre hybridation intrinsèque au teatro-narrazione est l’alliance entre le genre documentaire et le genre fictionnel. Les spectacles, qui s’emparent d’affaires ou de pans de l’histoire mal connus pour les restituer à la mémoire collective, doivent tenir le pari d’une grande rigueur documentaire et éthique. Mais le travail de narrateur est aussi un travail de conteur, de raconteur d’histoires. Du cantastorie (« conteur d’histoires ») au contastorie (« menteur »), il n’y a qu’une lettre et qu’un pas – que Dario Fo a franchi souvent dans sa liberté et sa fantaisie d’affabulateur. Les narrateurs contemporains, étant donnés les sujets qu’ils prennent en charge, ne peuvent s’accorder la licence de tels franchissements. Quand Roberta Biagiarelli va recueillir les témoignages de femmes bosniaques qui ont vécu le massacre de Srebrenica en 1995 pour son spectacle A come Srebrenica, quand Marco Paolini retrace la catastrophe du Vajont en travaillant sur les actes du procès et sur les rares ouvrages existants à l’époque sur l’affaire, la question de la place de la fiction dans le récit, et même tout simplement de sa possibilité, se pose avec acuité, d’un point de vue dramaturgique mais aussi éthique.

Les spectacles « civiques » du teatro narrazione se situent donc au croisement d’un double héritage : celui de la tradition fabulatoire populaire, avec sa liberté d’invention, et celui du théâtre documentaire de Peter Weiss18, avec son exigence de rigueur et de vérité. Que produit cette alliance paradoxale ? Comment s’organise-t-elle et se manifeste-t-elle ?

Là encore, les méthodes divergent d’un spectacle à l’autre. Dans Fabbrica, Ascanio Celestini réinsère les témoignages et les histoires qu’il a recueillis pendant plusieurs mois auprès d’ouvriers et d’anciens ouvriers de la sidérurgie au sein d’une sorte de fiction-cadre (les lettres quotidiennes qu’un jeune ouvrier écrit à sa mère). Il réalise ainsi une opération de fusion (et donc de réécriture) des témoignages rassemblés, dans la parole d’un personnage unique et fictif, et dans un récit épistolaire qui emprunte beaucoup aux schémas de la narration populaire orale (structures répétitives et cycliques, mise en place d’une galerie de personnages hauts en couleurs, etc.). Fabbrica, par le dispositif fictionnel qu’il met en place, frappe peut-être d’une légère déréalisation les contenus documentaires qui sont la base du récit. Un spectateur ignorant tout du processus de création du spectacle pourrait recevoir le spectacle comme une fiction, imaginée ou fabulée.

Ce phénomène ne peut se produire face aux spectacles de Marco Paolini, ce dernier n’adoptant en général pas d’identité fictionnelle en tant que narrateur, et utilisant une toute autre technique d’insertion des documents et informations. La modalité didactique a déjà été évoquée, permettant de délivrer très simplement au public un certain nombre d’éléments et d’informations. Paolini est expert dans l’art du montage, agençant et faisant coexister dans son récit des documents bruts, des commentaires, des dialogues, qui construisent une perception dynamique des événements. À titre d’exemple, on peut décrire brièvement la construction du début du Racconto del Vajont. Après le préambule qui annonce au public la nature et l’ambition du spectacle, Paolini se lance dans le récit d’un souvenir d’enfance : le matin du 10 octobre 1963, sa mère pleure dans la cuisine tandis que la radio annonce que « Longarone n’existe plus ». Suit l’évocation animée des trajets en train sur la route des vacances, où ce village de montagne constitue une gare de passage. Sans transition, Paolini enchaîne un texte qui décrit, avec des mots choisis, un paysage post-apocalyptique de village dévasté ; ce texte se révèle être un article de journal d’époque, comme le narrateur l’explique dans le commentaire qui suit, avant de dépeindre les journalistes et envoyés spéciaux débarquant dans la montagne au lendemain de la catastrophe, piétinant dans la boue, parfois chassés à coups de pierres par les montagnards. Autre texte cité ensuite, celui de Dino Buzzati, écrivain qui signe lui aussi un article de presse dans les jours qui suivent la catastrophe du Vajont. Ces deux articles cités ont en commun, outre leur grandiloquence grave, de présenter les évènements tels qu’il furent perçus à l’époque : une terrible catastrophe naturelle, une tragédie où nul homme n’a mis les mains. Ce montage alterné de souvenirs, d’inserts d’articles d’époque, de brefs commentaires explicatifs de la part du narrateur, crée une tension et une implication fortes pour le public, et provoque le désir d’en savoir plus. Mais Paolini esquisse un nouveau point de fuite, revient sur le souvenir d’enfance, évoque avec humour les réactions différenciées des « papas » et des « mamans » face à la nouvelle du désastre, parle longuement des voyages en train de l’adolescence et des livres qu’on y lit. Jusqu’à arriver au livre de Tina Merlin ; livre acheté au hasard dans une gare, livre qui présente une autre version des faits sur la catastrophe du Vajont. Et le récit peut de nouveau revenir au discours documentaire.

Il n’est pas anodin que dans cet exemple de coupe dans la construction du récit, la référence autobiographique soit si présente. C’est là un autre trait de ce théâtre documentaire contemporain : le narrateur se met en scène dans le récit, parle à la première personne, et par-là même justifie et légitime sa parole, et les informations qu’il délivre aux spectateurs. Pour le narrateur, avouer et assumer ouvertement son implication personnelle, la genèse du travail, les raisons qui y ont mené, fait aussi partie de l’éthique du récit et participe du dispositif de sa légitimation. Ces inserts autobiographiques contribuent évidemment à rendre le récit plus vivant et séduisant que s’il s’agissait d’une suite de documents et de faits exposés par un intermédiaire impersonnel.

Pour que ces spectacles documentaires « civiques » puissent fonctionner, le contrat avec le spectateur doit être tacite mais net : les faits que rapporte ou raconte le narrateur sont vrais et vérifiés. Mais ce postulat de sérieux et de véridicité des contenus n’empêche le jeu sur la fiction et l’affabulation, dans des cadres circonscrits du récit. L’espace autobiographique du narrateur, dans une certaine mesure, peut être l’un de ces cadres. Le narrateur est évidemment libre de fabuler sur sa propre biographie, d’exagérer des situations, de faire passer pour vrais des faits qui ne le sont qu’en partie. Une marge de transformation de la réalité est en tout cas présente, comme dans l’autofiction. La limite de cette liberté est sa coexistence avec des éléments du récit qui reposent quant à eux sur une très grande rigueur documentaire, sur une exigence de vérité. Les dialogues, aménagés dans le corps du récit, constituent un autre espace d’affabulation et d’invention pour le narrateur : n’ayant en général pas vécu les situations qu’il évoque, ni entendu les paroles des êtres qui s’y trouvaient, il a toute licence pour les recréer. Il peut retracer ou inventer les détails de ces situations, dessiner des personnages et des figures, qu’ils soient historiques ou anonymes, jouer à mettre en place des dialogues fictifs qui contribuent à rendre vivants le récit et le peuple de personnages évoqué. Face au récit-cadre qui comporte davantage d’éléments explicatifs, d’informations documentaires, et nécessite peut-être une forme d’écriture plus rigoureuse, les dialogues (et donc le mode dramatique) deviennent par excellence des espaces de fiction et d’affabulation.

La dernière forme d’hybridation que l’on peut relever au sein du teatro-narrazione concerne la langue : dans les récits de nombreux narrateurs, l’italien et les dialectes régionaux se croisent et coexistent, donnant un relief et une couleur particulière aux spectacles de chaque narrateur. En effet, les narrateurs du teatro-narrazione se définissent et sont souvent identifiés par leur origine régionale : Marco Paolini est un narrateur vénète, Ascanio Celestini est romain, Laura Curino turinoise, et ainsi de suite. Leur façon de parler, de raconter, d’utiliser la langue porte la marque de cette origine régionale : un accent  et une cadence particulière, des mots et expressions en dialecte. En Italie, ces réalités et différences linguistiques, dialectales et régionales sont beaucoup plus diversifiées et soulignées qu’en France. Elles ne sont pas le signe d’un repli communautaire, mais d’un lien vivant entretenu avec le passé. Les narrateurs usent de traits dialectaux qui leur viennent directement de la culture populaire narrative, des récits des fabulateurs et des conteurs, dont ils prolongent la tradition à leur façon. Les langues des narrateurs et leur diversité constituent aussi une forme de résistance à un italien appauvri, uniformisé et artificiel qui est par exemple celui de la télévision.

L’enracinement régional des narrateurs se manifeste même au-delà de la langue : les thèmes et contenus des spectacles qu’ils créent ont très souvent un lien avec leur région d’origine et de résidence. Ainsi trois spectacles « civiques » de Marco Paolini sont liés à des lieux géographiquement situés en Vénétie : le barrage du Vajont dans les Dolomites, l’île d’Ustica sur la mer Adriatique, et l’usine pétrochimique de Porto Marghera près de Venise. Les spectacles d’Ascanio Celestini sur la mémoire de la seconde guerre mondiale s’attachent à retracer les épisodes qui concernent la métropole romaine. Là non plus, il ne s’agit pas de régionalisme, mais plutôt d’une sensibilité et d’une méthode que les altermondialistes ne renieraient pas. En se penchant sur des évènements ou affaires très locales, en partant de faits précis et proches géographiquement, les narrateurs sont amenés à étendre les dimensions de leur récit à d’autres lieux, d’autres temps, d’autres personnes : des images et des logiques historiques, politiques, économiques, plus globales, se déplient dans le récit. Les spectateurs, qui peuvent se sentir attirés et intéressés par un spectacle qui concerne un lieu ou une réalité attachés à leur région et à leur cadre de vie, sont ainsi amenés à connaître, à comprendre et à prendre conscience de la logique des évènements à un niveau plus large.

Ce tour d’horizon du teatro-narrazione, vu sous l’angle de l’hybridation générique, a pour ambition de commencer à traduire et appréhender la richesse, l’intérêt et la complexité d’une forme théâtrale essentielle dans le paysage artistique italien et malheureusement encore presque inconnue en France. L’archéologie des modèles dont hérite et que met en jeu le teatro-narrazione pourrait encore être creusée, de même que l’analyse des modalités narratives et théâtrales qui y cohabitent. Mais l’urgence serait peut-être de permettre à ces récits d’être traduits en français – l’exemple de leur dramaturgie pouvant constituer un apport immense pour ceux qui aujourd’hui chez nous cherchent à donner un souffle au théâtre politique.

Notes de bas de page numériques

1 De nombreux articles et ouvrages sont parus récemment pour décrire le « phénomène » et les acteurs du teatro-narrazione. Voir en particulier le dossier « Teatro di narrazione » dans la revue Hystrio XVIII.1, janvier-mars 2005, pp. 2-37. Une bibliographie plus complète figure en fin d’article.
2 Les spectacles du teatro-narrazione se jouent dans des lieux très variés : scènes de théâtres, mais aussi places publiques, parcs, écoles, universités, hôpitaux, cercles militants, etc.
3 Dario Fo, Mistero Buffo, Einaudi, Torino, 1977. Vidéo du spectacle : Mistero Buffo, parte I e II, Einaudi, 1997. Edition française : Dario Fo, Mystère-bouffe, Dramaturgie, Paris, 1984.
4 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la renaissance, Gallimard, 1970.
5 Marco Paolini et Gabriele Vacis, Il racconto del Vajont, éditions Garzanti, Milan, 1997.
6 Le titre complet du spectacle est Il racconto del Vajont – orazione civile : Le récit du Vajont – oraison civique. 
7 Une autre appellation courante de ce théâtre est teatro d’impegno civile, « théâtre d’engagement civique », « théâtre engagé civiquement ».
8 Marco Baliani, Corpo di Stato. Il delitto Moro, Rizzoli, 2004. Spectacle créé en 1998.
9 Marco Paolini et Daniel Del Giudice, I-Tigi. Canto per Ustica, Einaudi, Torino, 2001 (livre et vidéocassette). Spectacle créé en 2000.
10 Ascanio Celestini, Fabbrica. Racconto teatrale in forma di lettera, Donzelli, Roma, 2003 (livre et CD audio).
11 Laura Curino e Gabriele Vacis, Olivetti – Camillo : alle radici di un sogno, Baldini & Castoldi, Milano, 1998 (spectacle créé en 1996).  Adriano Olivetti-Il sogno possibile, spectacle créé en 1998, texte non édité.
12 A come Srebrenica et Tchernobyl Report de Roberta Biagiarelli, deux spectacles respectivement créés en 1999 et 2004.
13 Marco Baliani, Kohlhaas, Edizioni Corsare, Perugia, 2001. Spectacle créé en 1991.
14 Ascanio Celestini, Radio clandestina. Memoria delle Fosse Ardeatine, Donzelli, Roma, 2005 (livre et DVD). Spectacle créé en 2000.
15 Michel Vinaver, « La mise en trop », in Théâtre/Public n° 82-83, juillet-octobre 1988.
16 « nuovo performer epico », Gerardo Guccini, Introduction au dossier « Teatro di narrazione », in Hystrio XVIII-1, op. cit., p.6.
17 Svletana Alexievitch, La supplication. Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, J.C. Lattès, Paris, 1998.
18 Peter Weiss, « Notes pour un théâtre documentaire », in Du palais idéal à l’enfer ou du Facteur Cheval à Dante, Kimé, Paris, 2001.

Bibliographie

Dossier « Teatro di narrazione » in Hystrio XVIII.1, janvier-mars 2005, pp. 2-37.

Dossier « Scrivere e riscrivere. L’invenzione della memoria » in Patalogo n° 26, 2003, pp. 211-230.

Dossier « Teatro politico » in Hystrio XVI.2, avril-juin 2003, pp. 12-43.

Dossier « Teatro d’impegno civile » in Sipario n° 673-674, juillet-août 2005, pp. 10-21.

Fernando Marchiori, Mappa mondo. Il teatro di Marco Paolini, Einaudi, Torino, 2003.

Andrea Porcheddu (a cura di), L’invenzione della memoria. Il teatro di Ascanio Celestini, Il principe costante, Pozzuolo del Friuli, 2005.

Silvia Bottiroli, Marco Baliani, Zona Edizioni, 2005.

Pour citer cet article

Marine Bachelot, « Le teatro-narrazione italien, espace d’hybridation générique au service d’un projet civique », paru dans Loxias, Loxias 13, mis en ligne le 29 avril 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1105.

Auteurs

Marine Bachelot

Marine Bachelot, née en 1978, est doctorante en Études théâtrales, et chargée de cours en Arts du Spectacle à l’Université Rennes 2. Elle prépare une thèse consacrée aux pratiques et mutations du théâtre militant en France, Belgique et Italie, des années 1980 à nos jours, et est membre du groupe de recherche « Théâtre politique » rattaché à l’Université de Paris X. Elle est par ailleurs dramaturge et auteur au sein du Théâtre de Folle Pensée (Saint Brieuc) et de la compagnie Lumière d’août (Rennes). Elle a signé plusieurs articles dans les revues Théâtres en Bretagne, Europe, ainsi que des publications en ligne sur des sites théâtraux.