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Bruno Bureau  : 

Pollentia, la tragédie d’Alaric et son dénouement. Une lecture de Claudien, Bellum Geticum 481-687

Résumé

Dans la dernière partie du Bellum Geticum, Claudien présente la victoire remportée par Stilicon à Pollentia (avril 402) comme le dernier acte d’une tragédie qui prend sa source dans l’hybris d’Alaric et son désir de détruire et humilier l’empire romain d’Occident après avoir saccagé et humilié les provinces orientales. La dramatisation de la narration historique ouvre pour le poète la possibilité de façonner une image de Stilicon en véritable défenseur de la romanité en face des attaques barbares et en incarnation de la justice divine, défendant et protégeant l’Empire romain contre toute forme d’attaque ou de guerre étrangère.

Abstract

In the last part of his Bellum Geticum, Claudian presents Stilico’s victory at Pollentia (April 402) as the last act of a tragedy initiated by Alaric’s hybristic desire of destroying and humiliating the Western Roman Empire, after having sacked and humiliated the Eastern Roman provinces. This dramatization of historical narrative offers an interesting epidictic way for shaping the picture of the magister militum Stilico as the true defender of Romanitas in front of barbaric assaults, and the incarnation of divine Justice defending and protecting the Roman Empire against any foreign invasion and war.

Index

Mots-clés : Alaric , barbares, Claudien, Honorius, Stilicon

Géographique : Occident romain

Chronologique : Antiquité tardive

Plan

Texte intégral

1La conclusion de la Guerre contre les Gètes1 achève la mise en scène du retournement manifesté au vers 435 (O quantum mutata tuo fortuna regressu ! : ô combien la Fortune changea de visage avec ton retour). Alors que Rome était plongée dans l’effroi par l’arrivée d’Alaric en Italie du nord, Stilicon, par son retour avec des troupes fraîches et de qualité qu’il vient de recruter, inverse le cours des événements et opère une miraculeuse transformation que le poète met sur le compte de la Fortune ; cela constitue le destin d’Alaric comme une forme de tragédie dont la μεταβολή s’opèrerait au milieu du poème et aboutirait ici à la totale humiliation du Goth (600-601) :

Altius haud umquam toto descendimus ense
In iugulum Scythiae
 :

Jamais nous n’avons enfoncé plus profond toute notre épée dans le cou de la Scythie.

2Cette composition tend à imposer cette lecture tragique qui met en scène le retournement de la fortune d’Alaric, du sommet de sa puissance à l’humiliation totale, mais, d’une façon qui rappelle l’insertion dans une tragédie comme Les Perses d’un discours politique, avec une forte dimension polémique en faveur de l’Occident et contre l’Orient. On a donc ici l’utilisation d’une mise en scène tragique pour faciliter l’exploitation politique de ce que Claudien présente comme une victoire. Ces éléments amènent alors à noter dans notre passage plusieurs étrangetés : 1-la bataille n’est pas décrite, elle est contournée par diverses stratégies : individualisation d’un exploit, vision de détails, mais pas de récit circonstancié comme on pourrait l’attendre pour une si grande victoire ; pour quelles raisons faire ainsi une impasse sur ce qui devrait être le cœur même du récit ? 2-le poète prend une position omnisciente pour imaginer ce qui se passe dans le camp goth et qu’il ne peut connaître ; quel est l’intérêt de mettre en scène l’adversaire de manière aussi longue ? 3-le poète présente la défaite de Pollentia à la fois comme une punition de l’hybris d’Alaric et comme la réparation d’un ensemble d’erreurs ou de trahisons commises par la cour d’Orient, la tragédie rejoignant ici le manifeste politique ; quel est alors l’importance que le poète veut donner à son récit dans l’affirmation des prétentions de l’Occident face à l’Orient ? Le dernier vers du passage (647 : Discite uesanae Romam non temnere gentes : Apprenez, races barbares folles, à ne pas mépriser Rome) ouvre d’ailleurs sur une valeur d’exemplarité de ce récit qui constitue comme une sorte de morale de ce qui est bien une fabula (à la fois fable morale et texte théâtralisé).

3Le premier élément qui caractérise ce texte est la mise en scène tragique qui est ici adoptée par le poète pour peindre la victoire de Stilicon, mais surtout l’humiliation d’Alaric ; cette mise en scène simplifie le réel dans le but de mettre en évidence l’opposition de deux modèles, l’un fait de vertu, l’autre d’hybris, la uictoria Romana repoussant, grâce aux valeurs romaines, la dévastation et le chaos qui caractérisent le commandement d’Alaric ; mais tout cela n’est évidemment pas innocent et ne sert pas uniquement à embellir le récit : cette construction particulièrement étudiée sert, en conclusion du poème, à l’exploitation politique de cette soi-disant victoire dans une logique occidentale et stiliconienne.

1. La mise en scène de la tragédie finale

4Si l’on peut caractériser cette fin comme une forme de tragédie, c’est que le poète y déploie des éléments propres à ce genre, dans une construction qui met en valeur le « retournement » caractéristique : en construisant des discours qui prennent la forme d’un agôn, le poète oppose deux types de caractères, des personnages conscients de leurs responsabilités et un chef dominé par l’hybris ; le but est clair : c’est de souligner que les dieux (ou le surnaturel) punissent la démesure d’Alaric en se servant des armes romaines ; le rôle du poète est alors d’accompagner sa mise en scène tragique en prenant le rôle du chœur qui commente et éclaire l’action.

1.1- Discours et agôn tragique

5Le poète met en place, dès le début, un cadre qui prépare à une première forme d’agôn, entre Alaric et les siens (480-481) :

Crinigeri sedere patres, pellita Getarum
Curia :

Voici que siégea ce sénat chevelu, cette curie de Gètes couverts de peaux

6Cette présence d’un chœur de vieillards qui va affronter le délire de puissance de son chef crée des figures positives et raisonnables opposées à la folie de l’autre personnage. Nommés patres et curia2, termes qui renvoient à une sorte de double du Sénat de Rome3, leur mise en scène aboutit à l’émergence d’une figure de coryphée qui va dialoguer directement avec le chef et qui est construit comme un juste conseiller (492-495) :

per tot certamina docto
Crede seni, qui te tenero uice patris ab aeuo
Gestatum parua solitus donare pharetra
Atque aptare breues umeris puerilibus arcus :

Crois-en un vieil homme que tant d’affrontements ont rendu savant, qui t’ayant tenu lieu de père depuis ton âge tendre, a eu coutume de te faire présent d’un petit carquois et d’attacher sur tes épaules d’enfant un arc court.

7Le personnage accumule sur lui les éléments topiques du bon conseiller : il est vieux et expérimenté (docto seni4), il est, avec le chef qu’il conseille, dans un rapport paternel (uice patris5), construit par une relation longue (tenero ab aeuo6) et pleine d’affection (solitus donare7). Or, si ce personnage prend la parole, c’est que nous sommes dans un momentum tragique où le danger est immense (491-492) :

Sed numquam Mauors adeo constrinxit in artum
Res, Alarice, tuas :

Mais jamais, Alaric, Mars n’a à ce point mis ta situation en péril.

8En faisant que les Goths eux-mêmes insistent sur le danger de la situation, Claudien ne rendra que plus évident l’aveuglement d’Alaric, face à un appel à l’évidence (513 : scis ipse : toi-même tu le sais) et la proposition d’une solution à la fois sûre et honorable (499-504) :

Nunc saltem, si cura tibi manet ulla tuorum,
His claustris euade, precor, dumque agmina longe,
Dum licet, Hesperiis praeceps elabere terris,
Ne noua praedari cupiens et parta reponas
Pastorique lupus scelerum delicta priorum
Intra saepta luas :

maintenant du moins, s’il te reste quelque souci du sort des tiens, échappe-toi de ce piège, je t’en prie, tant que les colonnes ennemies sont loin, tant que cela t’est permis, vite, glisse-toi hors des terres d’Hespérie, de peur qu’en cherchant à faire du butin nouveau, tu ne perdes celui que tu as acquis et que, toi qui es un loup, tu ne paies au berger, enfermé dans un enclos, le prix de tes fautes passées.

9Pour défendre l’intérêt général (si cura tibi manet ulla tuorum8), ce qui est le rôle du bon chef, Alaric doit renoncer à son désir (ne cupiens9), et se replier (elabere, euade10), sans perdre la face car il reste un lupus11.

10Le ton plein de déférence, precor12, d’un personnage dont l’auctoritas est si grande, ne rend que plus patent l’aveuglement d’Alaric dès l’introduction de la seconde partie de l’agôn, sa réponse (518-520) :

Talia grandaeuum flammata fronte loquentem
Obliquisque tuens oculis non pertulit ultra,
Sed rupit rabidas accensa superbia uoces :

Voilà ce que disait ce vieillard ; le front enflammé, Alaric lui lançant un regard torve n’en toléra pas davantage, mais son orgueil s’embrasa et il éclata en paroles de rage.

11La superbia, la rabies, le regard qualifié de torve, obliquis oculis, construisent l’image topique du tyran jouet de ses passions et en font un personnage tragique (cf. le Xerxès des Perses), opposant ainsi, dans une construction de dialogue tragique, le juste conseiller et le tyran aveuglé, avant d’ajouter un troisième personnage, celui du héros qui va servir d’instrument à la punition du tyran, Stilicon, dont on annonce en réponse à cet agôn une tirade (558-559) :

Nec non et Stilicho pugnam poscentia mouit
Pleno castra gradu dictisque instigat euntes :

En même temps Stilicon aussi mit en mouvement à marche forcée son camp qui demandait le combat et, tandis qu’ils marchent, il les encourage de ces mots.

12Le poète met donc clairement en place des scènes de tragédie dans une logique où il veut souligner que ce n’est pas tant Stilicon qui punit Alaric que l’ordre du monde et des dieux qui ne peuvent tolérer une telle offense à Rome.

1.2- Le surnaturel vengeur

13Le vieux Goth, qui est sage et pieux, sait en effet que les dieux protègent Rome et que l’attaquer est sacrilège (509-511) :

nec numina sedem
Destituunt: iactata procul dicuntur in hostem
Fulmina diuinique uolant pro moenibus ignes,
Seu caelum seu Roma tonat :

et les puissances divines n’abaissent pas ce lieu qui est leur séjour. On dit que des éclairs y sont lancés contre les ennemis de loin et que des feux divins volent pour défendre ses murs, que ce soit le ciel ou la déesse Roma qui tonnent.

14En invoquant clairement, alors qu’il n’est pas Romain, une protection surnaturelle de la Ville (nec numina destituunt13, fulmina14, diuini ignes pro moenibus15), le vieil homme souligne qu’en attaquant Rome, Alaric se condamne lui-même à la colère des dieux et appelle sur lui-même une sorte de malédiction. Or Alaric, lui, est présenté, dans sa réponse, comme s’appuyant sur une fausse piété qui invoque des dieux impuissants face aux dieux de Rome (Claudien « oubliant » au passage qu’Alaric est chrétien, comme Stilicon16) ; prenant foi sur des promesses de succès attendues d’eux (528-529) :

Non ita di Getici faxint manesque parentum,
Vt mea conuerso relegam uestigia cursu :

Que les dieux des Gètes et les mânes de mes pères ne fassent pas que je retourne sur mes pas en faisant faire demi-tour à ma course,

15il se présente comme l’élu du destin (540 : Sic me fata fouent : voilà comment les destins me favorisent) qui a su parfaitement se concilier des dieux qui l’encouragent à son projet (544-549) :

Hortantes his adde deos. non somnia nobis
Nec uolucres, sed clara palam uox edita luco
“Rumpe omnes, Alarice, moras ; hoc impiger anno
Alpibus Italiae ruptis penetrabis ad urbem”.
Huc iter usque datur. quis iam post talia segnis
Ambigat aut caelo dubitet parere uocanti? :

Ajoute à cela les dieux qui m’encouragent. Ce ne sont pas des songes, ni des oiseaux, mais une voix claire qui s’est fait entendre ouvertement dans un bois sacré : “Cesse de tergiverser, Alaric ; cette année, si tu te dépenses, tu franchiras les Alpes italiennes et pénètreras jusqu’à l’Urbs17”. Voilà le terme du chemin qui m’est fixé. Qui après cela va rester sans rien faire à douter ou hésiter à obéir quand c’est le Ciel qui appelle ?

16En opposant la prophétie explicite qu’il a reçue (palam uox edita18) à des formes de communication divine qui, du coup, deviennent inférieures (non somnia nobis / Nec uolucres19), le chef se construit une image de la faveur des dieux (hortantes deos20, caelo uocanti21) qui justifie ce qu’il prend pour de la piété (quis dubitet parere22). Fort de ce soutien, il en vient, faute tragique majeure, à énoncer bien imprudemment contre lui une sorte d’auto-malédiction marquée par le futur catégorique (530-531) :

Hanc ego uel uictor regno uel morte tenebo
Victus humum :

Cette terre, soit je la vaincs et suis son roi, soit elle me vainc et je la possèderai par ma mort.

17Cette mise en scène de la vraie piété du vieillard et de la fausse piété d’Alaric aboutit logiquement à ce que la malédiction tragique lancée par le chef se retourne contre lui, et explique / implique [ou bien ai-je mal compris ?] ainsi Pollentia dans une logique surnaturelle (631-634) :

Sed dea quae nimiis obstat Rhamnusia uotis
Ingemuit flexitque rotam : domat aspera uictos
Pauperies, unoque die Romana rependit
Quidquid ter denis acies amisimus annis :

Mais la déesse de Rhamnonte qui fait obstacle aux vœux excessifs a gémi et fait tourner sa roue ; une rude pauvreté dompte les vaincus, et en un seul jour la ligne de bataille romaine a racheté tout ce que nous avions perdu en dix ans.

18La défaite de Pollentia est au moins autant la conséquence de l’hybris d’Alaric (nimiis obstat uotis23) que le rétablissement de l’ordre politique du monde, mis à mal par Alaric (rependit / amisimus24).

1.3- Le poète dans le rôle du chœur

19Dans cette mise en scène de la tragédie d’Alaric, le poète se donne clairement le rôle du chœur, personnage non tragique qui éclaire les événements. Lors de sa première intervention, à la fin de l’agôn entre Alaric et son vieux conseiller, il tire la morale de cette première phase autour de l’aveuglement d’Alaric et de la ruse tragique des dieux et du destin qu’il démasque (552-557) :

O semper tacita sortes ambage malignae
Euentuque patens et nescia uatibus ipsis
Veri sera fides ! Ligurum regione suprema
Peruenit ad fluuium miri cognominis Vrbem
Atque illic domitus uix tandem interprete casu
Agnouit dubiis illusa uocabula fatis :

Sorts toujours pleins de malignité dans vos muettes ambiguïtés, tardive confiance dans la vérité, qui apparaît par le résultat et demeure cachée des devins eux-mêmes ! Au bout de la région de Ligurie, il parvient à un cours d’eau dont le nom est étonnant : c’est l’Urbs. Et c’est là qu’il est dompté et c’est enfin à peine, quand son malheur se fit l’interprète de l’oracle, qu’il reconnut que le destin douteux avait joué sur les mots.

20La prophétie reçue par Alaric a été mal interprétée par le chef dans son aveuglement (dubiis illusa uocabula fatis25), mais le poète coryphée, lui, a vu le dénouement et peut donc opposer à la croyance le réel (interprete casu26), manifestant ainsi clairement à l’auditoire le mécanisme tragique dans des vers qui rappellent clairement l’Œdipe roi (Euentuque patens et nescia uatibus ipsis / Veri sera fides !27). La sera fides du chœur montre la prégnance du réel sur l’illusion tragique qui a emporté Alaric et construit la figure du poète comme le double romain du sage vieillard : ce qu’annonçait le vieillard, le poète le voit ici confirmé.

21Plus loin, Claudien reprend le rôle du coryphée pour faire la laudatio funebris de l’Alain tué au combat28 (590-593) :

Felix Elysiisque plagis et carmine dignus,
Qui male suspectam nobis impensius arsit
Vel leto purgare fidem ; qui iudice ferro
Diluit immeritum laudato sanguine crimen !:

Heureux est-il, digne des rivages élyséens et de notre chant, lui qui brûla d’une grande ardeur de laver pour nous même au prix de sa mort une loyauté mal considérée ; qui, en prenant pour juge son épée, lava une accusation injustifiée dans un sang glorieux !

22Dans cette forme de deuotio (laudato sanguine29) à dimension expiatoire (purgare fidem30, diluit31) pour une faute qu’il n’a d’ailleurs sans doute pas commise (immeritum crimen32) et qui n’est pas précisée33, le poète peut, tel le chœur, souligner l’amour et le respect que Rome porte à ses auxiliaires et vice-versa. D’ailleurs, dans cet épisode et tout le récit de ce qui entoure la bataille, le poète endosse cette fois le rôle du messager qui raconte la bataille décisive (cf. Les Perses) (598-603) :

Quis Musis ipsoque licet Paeane recepto
Enarrare queat, quantum Gradiuus in illa
Luce suae dederit fundator originis urbi ?
Altius haud umquam toto descendimus ense
In iugulum Scythiae, tanta nec clade superbum
Contudimus Tanain uel cornua fregimus Histri :

Qui pourrait raconter, quand bien même sous l’influence des Muses ou de Péan lui-même, quel grand don Gradivus le fondateur fit ce jour-là à la Ville dont il est l’origine ? Jamais nous n’avons enfoncé plus profond toute notre épée dans le cou de la Scythie, jamais nous n’avons frappé d’un si grand désastre le Tanaïs orgueilleux ni ainsi brisé les cornes de l’Hister.

23Le topos de l’impossibilité à dire (quis enarrare queat34) dispense d’un récit circonstancié au profit d’impressions qui rendent non la bataille, mais son « état d’esprit », la protection que les dieux donnent à leur ville (quantum Gradiuus in illa / Luce suae dederit fundator originis urbi35). Cela explique l’absence de récit : peu importe ce qui s’est passé dans le détail, car le poète-coryphée représente la voix de Rome qui ici exulte devant la victoire de ses dieux et plus tard, dans sa dernière intervention, le poète-coryphée se confronte directement au chef déchu pour railler sa superbia uana après le récit de la victoire et de la libération des captifs (623-630) :

Quis tibi tunc, Alarice, dolor, cum Marte perirent
Diuitiae spoliisque diu quaesita supellex
Pulsaretque tuas ululatus coniugis aures,
Coniugis, inuicto dudum quae freta marito
Demens Ausonidum gemmata monilia matrum
Romanasque alta famulas ceruice petebat !
Scilicet Argolicas Ephyreiadasque puellas
Coeperat et pulchras iam fastidire Lacaenas :

Quelle fut alors, Alaric, ta douleur, quand, sous les coups de Mars, périrent tes richesses et ton mobilier longuement acquis à force de dépouilles et quand le hululement de ton épouse frappait tes oreilles, de ton épouse, qui longtemps confiante en un époux invaincu, pauvre folle, réclamait avec hauteur les colliers des mères romaines avec leurs gemmes et des Romaines comme servantes ! Évidemment, les filles d’Argos et les Corinthiennes ainsi que les belles Laconiennes, elle avait déjà commencé à s’en lasser.

24La dementia du chef et de sa femme (demens36) dans leur folie de grandeur (diuitiae, spoliis, supellex37, gemmata monilia, famulas38) s’écrase dans l’anéantissement (dolor, ululatus39). Comme le chœur tragique, le poète tire alors la conclusion de l’histoire, sur un mode à la fois moral, religieux et lyrique (635-638) :

O celebranda mihi cunctis Pollentia saeclis !
O meritum nomen ! felicibus apta triumphis
Virtutis fatale solum, memorabile bustum
Barbariae ! :

Ô Pollentia que pour tous les siècles je célèbrerai ! ô nom bien porté ! Ville bien appropriée aux heureux triomphes, sol que le destin a marqué pour notre valeur, mémorable bûcher de la barbarie !

25 

26Ainsi, cette conclusion du poème emprunte largement à la généricité tragique pour souligner deux éléments essentiels : 1-Alaric a commis un crime d’hybris en attaquant un ennemi invincible ; par sa démesure, il a attiré sur lui la colère des dieux qui l’ont châtié sans aucune pitié ; 2-la victoire romaine est certes due au courage des soldats romains, elle est aussi l’incarnation dans le réel d’une justice divine qui protège Rome et la garde contre tout danger d’anéantissement. Cette élection divine de la Ville interroge évidemment40, mais on ne peut comprendre cette insistance que si l’on voit que, derrière l’opposition entre Stilicon et Rome d’un côté et Alaric de l’autre, le poète met en scène l’affrontement de la civilisation et de la barbarie.

2. Victoria Romana : l’opposition de deux modèles de société

27Claudien, dans ce finale, oppose en effet clairement la cupidité et la démesure des barbares à l’attachement patriotique des Romains qui stimule leur héroïsme ; mais l’exemple de l’Alain, dont on peut se demander pourquoi Claudien le raconte, montre que ces deux modèles ne sont pas imperméables l’un à l’autre et qu’en un sens Rome a vocation non pas à s’opposer seulement à la barbarie, mais à assimiler et civiliser les barbares.

2.1- Hybris et cupidité des barbares

28Ce sont ses propres conseillers qui stigmatisent l’hybris et la perfidia d’Alaric, ce qui souligne qu’elle est absolument évidente et ne résulte pas d’une vue partiale qui serait celle d’un poète romain (496-498) :

Saepe quidem frustra monui, seruator ut icti
Foederis Emathia tutus tellure maneres ;
Sed quoniam calidae rapuit te flamma iuuentae,… :

souvent certes je t’ai averti en vain, de respecter le pacte conclu et de rester en sécurité sur la terre d’Emathie; mais puisque la flamme d’une ardente jeunesse t’a emporté…

29Emporté (rapuit41) par ses passions (calidae iuuentae), le chef n’écoute absolument rien (saepe frustra monui42) et s’engage dans la voie dangereuse du parjure en refusant d’être foederis icti seruator43, ce qui le met en danger, alors qu’il ne l’était pas (tutus44) ; ce portrait à charge d’Alaric aboutit, par le thème du parjure, à faire du Goth un contemptor deorum (511 : si temnis Olympum : si tu méprises l’Olympe). Or cette présentation extérieure du chef est largement confirmée par la violence des propos d’Alaric qui soulignent son mépris de la sagesse d’un vieillard qui se présentait comme un substitut de son père, dans une forme caractérisée d’impietas (521-523) :

Si non mentis inops fraudataque sensibus aetas
Praeberet ueniam, numquam haec opprobria linguae
Turpia Danuuius me sospite ferret inultus :

si le fait que tu sois gâteux et que l’âge t’ait enlevé tout bon sens ne t’assurait pas le pardon, jamais, moi vivant, le Danube ne supporterait de telles paroles outrageuses et honteuses.

30En lui reprochant son gâtisme (mentis inops, fraudata sensibus45), le chef feint de faire preuve de clémence (praeberet ueniam46), alors qu’il ne fait qu’introduire un discours qui sera marqué par l’hybris. Quand il déclare (524 : tot Augustos… fugaui : j’ai mis en fuite tant d’Augustes), qui peut-il nommer, sinon Arcadius peut-être, voire Valens si l’on se réfère à 378 (mais Alaric était bien trop jeune pour que ce soit vraisemblable) ? Cette exagération manifeste47 conduit le chef à se voir comme maître des éléments, ce que confirmait, au début du poème, la peur des Romains (525-527) :

cesserit omnis
Obsequiis natura meis ? subsidere nostris
Sub pedibus montes, arescere uidimus amnes :

alors que toute la nature a cédé devant moi et m’obéit ? Sous nos pieds les montagnes se sont abaissées, les fleuves se sont taris, nous l’avons vu.

31La domination qu’il croit exercer sur la nature (noter l’encadrement obsequiis natura meis et nostris sub pedibus avec le contre-rejet expressif) justifie son invasion et la destruction qu’il a semée partout (531-532) :

per tot populos urbesque cucurri,
Fregi Alpes galeisque Padum uictricibus hausi :

J’ai parcouru tant de peuples et de villes, j’ai brisé les Alpes, j’ai puisé l’eau du Pô dans mes casques vainqueurs

32car rien de l’arrête (cucurri, fregi, hausi) et la nature devient son esclave. Le barbare se caractérise donc par une superbia (520 : accensa superbia : son orgueil s’enflamme) qui le conduit à l’aveuglement (551 : attollunt uanos oracula fastus : des oracles exaltent sa vanité absurde) ; cette influence délétère du chef s’exerce aussi sur son épouse (dont on est pratiquement certain qu’elle n’était pas présente en 40248), constituant ainsi une sorte de couple tragique malfaisant (on pense par exemple à Egisthe, Clytemnestre) (626-627) :

Coniugis, inuicto dudum quae freta marito
Demens :

longtemps confiante en un époux invaincu, pauvre folle

33L’épouse d’Alaric n’est atteinte par la corruption morale (demens) que par contagion de son mari (freta marito), ce qui expliquera (voir plus bas) que le reste de la nation gothique soit épargné de ce portrait à charge. Cette démesure dans l’orgueil et la cupidité aveugle à ce point Alaric qu’il en vient à croire à tort, incassum, que les Romains sont des gens comme eux, avides de butin et de vaine gloire (612-614) :

Raptaque flagranti spirantia signa Corintho
Callidus ante pedes uenientibus obicit hostis
Incassum :

les statues volées qui respirent encore l’incendie de Corinthe, un ennemi rusé les dépose aux pieds de nos soldats qui arrivent, mais cela ne sert à rien

34Le rejet de l’adverbe construit tout le fossé que le poète crée entre les pires des barbares, dont le couple d’Alaric est la plus parfaite illustration, et l’attachement patriotique des Romains que le poète met en scène en contrepoint des vices des Goths.

2.2- Attachement patriotique des Romains

35L’ouverture du discours de Stilicon repose clairement sur l’argument de la conscience patriotique (560-563) :

Nunc nunc, o socii, temeratae sumite tandem
Italiae poenas, obsessi principis armis
Excusate nefas deploratumque Timauo
Vulnus et Alpinum gladiis abolete pudorem :

C’est le moment oui le moment, camarades, tirez enfin vengeance pour l’Italie qu’on a voulu profaner, faites-vous pardonner par les armes le sacrilège d’un prince assiégé, la blessure que pleure le Timave et mettez par vos épées un terme à la honte des Alpes.

36Parce qu’ils sont des concitoyens, donc des égaux de leur chef (o socii49), les Romains se battent pour leur propre terre (Italiae, Timauo, Alpinum50) et la défense de leur système politique (noter le rapprochement principis armis51) ; ce qu’ils défendent est donc, au sens propre, leur patrie, ce qui sonne étrangement dans le réel, car Claudien a dû reconnaître un fait indubitable pour ses auditeurs, à savoir que ces soldats sont pour la plupart étrangers (cf. 580-581 : Simul externis praecepta ferebat / Auxiliis : En même temps il donnait ses préceptes aux auxiliaires étrangers)52. Le discours de Stilicon s’adresse donc davantage aux auditeurs du poème (le sénat de Rome) qu’à ses destinataires diégétiques et constitue un manifeste de patriotisme romain, face à une menace qui ne concerne plus les provinces mais la mère patrie elle-même (571-578) :

Romanum reparate decus molemque labantis
Imperii fulcite umeris ; hic omnia campus
Vindicat, haec mundo pacem uictoria sancit.
Non in Threiciis Haemi decernimus oris
Nec super Alpheas umbrantia Maenala ripas
Constitimus ; non hic Tegean Argosque tuemur :
Visceribus mediis ipsoque in corde uidetis
Bella geri. Patrem clipeis defendite Thybrim :

Nous ne combattons pas dans le territoire thrace de l’Hémus, nous n’avons pas fait halte sur le Ménale qui ombrage les rives de l’Alphée ; ici ce n’est pas le Tégée et Argos que nous défendons : c’est dans nos entrailles mêmes, dans notre cœur, vous le voyez, que l’on mène la guerre. Défendez de vos boucliers votre père le Tibre.

37L’opposition entre les lieux extérieurs, qui renvoient aux deux campagnes en Grèce de 395 et 397 (Non in Threiciis, Nec super Alpheas etc.53), et l’Italie, désignée par le Tibre mais surtout comme uisceribus mediis ipsoque in corde54, impose l’idée d’une personnification de la patrie, mais qui s’étend au monde entier puisqu’en protégeant Romanum decus55 on protège en réalité l’ordre entier du monde (haec mundo pacem uictoria sancit56). Par l’identification de Rome et de l’Italie comme le vrai cœur de l’empire et de l’empire comme image politique de l’ordre du mundus, le poète peut exalter la vision topique de Romains désintéressés par le butin, face à la cupidité des barbares, car ils défendent leur mère et ne se battent pas pour de l’argent (604-609 et 614-615) :

Inuisum miles sitiens haurire cruorem
Per uarias uestes onerataque plaustra metallo
Transit et argenti cumulos et caedis auarus
Contemptas proculcat opes ; pretiosior auro
Sanguis erat ; passim neglecti prodiga lucri
Ira furens strictis odium mucronibus explet…
neque enim feralis praeda moratur,
Sed iustos praebent stimulos monumenta doloris :

Le soldat, qui a soif de boire le sang de l’ennemi, traverse les vêtements aux couleurs variées et les chariots chargés de métal et les tas d’argent et, cupide seulement de meurtre, il foule aux pieds des richesses qu’il méprise ; plus précieux que l’or était le sang ; partout une colère gaspillant un gain qu’elle méprise, en se déchaînant, assouvit sa haine à la pointe de l’épée... car leur jour fatal n’est pas même retardé par le butin, mais ces traces de notre douleur apportent aux nôtres de justes encouragements.

38Le mépris des Romains pour la richesse (contemptas57, proculcat58, neglecti lucri59, neque moratur60) s’explique par leur conscience patriotique, qui les anime d’une violence juste (iustos stimulos61), ce qui rend alors acceptable le massacre qu’ils opèrent (sitiens haurire cruorem62, pretiosior auro sanguis erat63). Cette ira furens64 n’est pas une colère aveugle et destructrice comme celle qui anime Alaric, c’est la traduction en acte d’une juste punition de ceux qui ont souillé le mode de vie romain et insulté la civilisation, d’où découle l’insistance mise sur les biens qui marquent le raffinement du monde romain (uarias uestes, metallo, argenti cumulos65), que les soldats ne veulent pas accaparer pour eux, mais récupérer pour la communauté, comme on le voit ensuite avec l’image des captifs délivrés (voir 3).

39Ce tableau conduit donc à opposer deux mondes, celui de la civilisation représentée par Rome et sa société, et celui de la barbarie qu’illustre Alaric ; toutefois, à une époque où Rome a absolument besoin des « barbares » pour assurer sa défense, Claudien se garde bien d’un discours univoque et manichéen ; il crée de façon intéressante deux figures de « barbares civilisés », une politique et une militaire, qui rompent la brutalité de l’opposition et laissent place pour des ponts entre les deux mondes.

2.3- Le cas particulier du chef Alain et du vieux Goth : vers un autre regard sur les barbares

40Bien qu’étranger et n’étant jamais venu en Italie, le vieux Goth a une conscience aiguë de la différence de civilisation : pour lui, c’est chacun à sa place (504-506) :

quid palmitis uber Etrusci,
Quid mihi nescioquam proprio cum Thybride Romam
Semper in ore geris ?:

Que m’importe la fécondité de la vigne étrusque, que m’importent Rome et son Tibre ou je ne sais quoi que tu as sans cesse à la bouche ?

41En se gargarisant (semper in ore geris) des richesses agricoles et de la beauté de l’Italie que, lui, ne veut pas connaître (nescioquam), Alaric renonce à ce qu’il est, il cesse d’être un Goth et trahit en quelque sorte sa culture en faisant de son peuple un peuple de déracinés (488-489) :

Si numero non fallor, ait, tricesima currit
Bruma fere, rapidum postquam tranauimus Histrum :

si je ne me trompe pas dans mon calcul, voici presque la course du trentième hiver66, depuis que nous avons franchi à la nage l’impétueux Hister.

42N’étant plus chez eux, mais n’étant pas dans ce qu’ils pourraient considérer comme une patrie, ces barbares sont dans un intermonde. En voulant une place qui n’est pas la leur, ils n’ont plus de place du tout67.

43Au contraire, le chef alain fournit une forme de deuotio qui s’inscrit dans la tragédie comme un épisode symbolique de l’attachement que même des étrangers ont pour Rome qui leur offre une place de choix (581-589) :

ibat patiens dicionis Alanus,
Qua nostrae iussere tubae, mortemque petendam
Pro Latio docuit gentis praeclarus Alanae,
Cui natura breues animis ingentibus artus
Finxerat immanique oculos infecerat ira ;
Vulneribus pars nulla uacat rescissaque contis
Gloria foedati splendet iactantior oris.
Ille tamen mandante procul Stilichone citatis
Accelerauit equis Italamque momordit harenam :

L’Alain marchait, acceptant volontiers son pouvoir, là où nos trompettes lui ordonnaient d’aller, et un illustre guerrier de la race alaine apprit à rechercher la mort pour la défense du Latium ; la nature lui avait donné un corps de petite taille, mais un cœur immense et avait instillé en ses yeux une colère sans pitié ; nulle partie de son corps n’est exempte de blessures et la gloire de son visage enlaidi, déchirée par par les pieux, resplendit plus orgueilleusement. Celui-ci cependant, comme Stilicon le lui demande de loin, a poussé ses chevaux rapides et mordu le sable italien.

44Parce qu’il accepte, à l’inverse d’Alaric selon Claudien, d’obéir à Rome et aux généraux romains (patiens dicionis68, mandante Stilichone69), il devient un modèle pour les siens (mortemque petendam / Pro Latio docuit70) et accède par là à une authentique gloire de héros (gloria splendet71), qui, symboliquement, dans la mort, le réunit à la terre italienne devenue la sienne (Italamque momordit harenam72) après qu’il a été paré des topoi du héros, comme par exemple un corps entièrement recouvert de blessures reçues bravement au combat.

45Cette double insertion de personnages, à coup sûr inventé pour le Goth et vraisemblablement en partie fictif pour l’Alain, permet au poète de distinguer soigneusement entre le chef dément et ses hommes qui peuvent être pleins de sagesse, et entre les bons et les mauvais barbares. Le barbare en soi n’est pas méchant, il possède des qualités de fidélité, de rusticité, de courage et de dévouement qui peuvent se dévoyer, mais aussi servir à la grandeur de Rome ; loin de tenir un discours méprisant sur les Goths, Claudien fustige l’aventure absurde où les a conduits leur chef, mais garde une certaine mesure envers les peuples eux-mêmes, bien conscient que présenter ces gens comme totalement hostiles à Rome serait provoquer leur rejet par les élites romaines (qui déjà ne les tiennent pas en grande estime) et ruinerait par là la politique de défense de l’empire pour laquelle ils sont indispensables73.

46On voit donc ici le poète se livrer à un jeu d’équilibriste entre volonté de simplification et d’idéalisation, afin d’exalter les valeurs romaines face à la barbarie, et souci de ne pas renforcer les préjugés anti-barbares qui peuvent être ceux d’une partie des auditeurs. On voit déjà ici comment le discours poétique et la mise en scène tragique peuvent se teinter d’arrière-pensées politiques.

3. Arrière-pensées politiques de ce dénouement : exploiter la victoire pour une politique occidentale et stiliconienne

47Dans les propos pleins de morgue que tient Alaric pour justifier son aventure italienne, comme dans le discours de Stilicon, Claudien glisse des piques contre l’Orient, qu’il relaie ensuite adroitement dans le reste de cette conclusion, brossant de l’empire d’Arcadius un tableau particulièrement sombre ; ce faisant, Claudien souligne par contraste que la vraie romanité se trouve dans le domaine d’Honorius, autrement dit en Occident, et qu’elle est illustrée parfaitement par Stilicon qui rend à Rome la grandeur qu’elle avait à l’époque de son apogée républicain quand elle s’imposait comme maîtresse du monde.

3.1- Une critique directe de l’Orient

48En rappelant que, par deux fois (395 et 39774), selon sa version des faits, Stilicon a eu Alaric à sa merci, mais a dû le laisser partir, Claudien insinue que c’est par la lâcheté des Orientaux75 qu’Alaric a pu se croire fort et protégé (516-517) :

Extinctusque fores, ni te sub nomine legum
Proditio regnique fauor texisset Eoi :

et tu aurais été anéanti, si, sous couvert des lois, la trahison et la faveur de l’empire d’Orient ne t’avaient protégé.

49Si, dans la faveur de l’Orient (fauor Eoi), il faut reconnaître les deux bêtes noires de Claudien, Rufin et Eutrope, ce dernier ayant donné à Alaric le titre de magister militum per Illyricum, soit l’un des cinq commandements militaires les plus importants d’Orient76, l’Orient apparaît bien comme un ennemi de Rome, incapable de se défendre autrement que par la trahison et surtout, dans un long passage du discours d’Alaric, comme celui qui a « créé » Alaric et lui a donné sa force contre Rome, en lui accordant un statut officiel et la possibilité de se renforcer légalement (533-543) :

gens robore nostra
Tum quoque pollebat, nullis cum fideret armis.
At nunc Illyrici postquam mihi tradita iura
Meque suum fecere ducem, tot tela, tot enses,
Tot galeas multo Thracum sudore paraui
Inque meos usus uectigal uertere ferri
Oppida legitimo iussu Romana coegi.
Sic me fata fouent ; ipsi, quos omnibus annis
Vastabam, seruire dati : nocitura gementes
Arma dabant flammisque diu mollitus et arte
In sua damna chalybs fabro lugente rubebat :

Notre nation était aussi en pleine puissance, quand elle ne s’affidait aux armes de personne. Mais maintenant que j’ai reçu des droits sur l’Illyrie et qu’ils ont fait de moi l’un de leurs généraux, je me suis acquis tant d’armes, tant d’épées, tant de casques, en dépensant en Thrace force sueur, et j’ai contraint par un ordre légal les places-fortes romaines à détourner pour mon usage leur tribut en fer. Voilà comment les destins me favorisent : ces gens-mêmes, que, pendant toutes ces années, j’ai ravagés, m’ont été donnés comme serviteurs ; ils me donnaient en gémissant des armes avec lesquelles je leur nuirais et l’acier molli longtemps à la flamme et avec art rougissait pour leur perte au milieu des pleurs du forgeron.

50Le commandement reçu en Illyricum (Illyrici mihi tradita iura77) n’est nullement utilisé par Alaric pour servir l’empire, mais pour son propre intérêt, l’Orient entérinant ainsi l’asservissement aux Goths d’une partie de son territoire (Oppida legitimo iussu Romana coegi78). Alaric peut alors dresser contre l’empire lui-même les armes que celui-ci lui donne (nocitura arma dabant79), et ainsi l’Orient est coupable d’avoir entretenu le chef goth dans ses rêves de conquête, d’asservissement et de grandeur.

51Cette idée, énoncée ici par le chef lui-même, est reprise par Stilicon, mais comme un argument pour montrer la faiblesse d’Alaric qui n’est fort que de la protection de l’Orient et des conflits civils (564-567) :

Hic est, quem totiens campis fudistis Achiuis,
Quem discors odiisque anceps ciuilibus orbis,
Non sua uis tutata diu, dum foedera fallax
Ludit et alternae periuria uenditat aulae :

C’est lui, le chef que tant de fois vous avez mis en déroute sur les champs argiens, celui que la discorde et un monde qui était déchiré par les haines civiles, et non sa propre force ont longtemps protégé, pendant qu’il nous trompait et se jouait des traités et faisait commerce de ses parjures tantôt dans l’une tantôt dans l’autre cour.

52Rappelant qu’Alaric est entré sur la scène politique lors de la guerre civile menée par Théodose contre l’« usurpateur80 » Eugène (392-394) (discors odiisque anceps ciuilibus orbis81), le poète présente le Goth comme un mercenaire (uenditat82) qui, après s’être vendu à Théodose, ici identifié de façon un peu rapide comme empereur d’occident, s’est vendu à l’Orient (alternae aulae83), sans jamais tenir ses promesses (periuria)84. Or cet empire oriental, qui l’a protégé et qui a montré envers lui une coupable complaisance, est finalement celui qui a été vaincu facilement et pillé par Alaric (610-612) :

Purpureos cultus absumptique igne Valentis
Exuuias miserisque graues crateras ab Argis
Raptaque flagranti spirantia signa Corintho :

Les ornements de pourpre, les dépouilles de Valens consumé par le feu, les lourds cratères pris dans la malheureuse Argos et les statues volées qui respirent encore l’incendie de Corinthe.

53Si l’on excepte le fait qu’Alaric était bien trop jeune pour avoir quelque part au désastre romain d’Andrinople et qu’absolument rien ne fait état de dégradations en Argolide et à Corinthe qui soient le fait d’Alaric85, le tableau inventé par Claudien est cohérent : il oppose un Orient fait pour l’esclavage et un Occident fait pour la noblesse, la richesse et le pouvoir, ce que le poète exprime dans l’opposition des femmes romaines et orientales (627-630) :

Ausonidum gemmata monilia matrum
Romanasque alta famulas ceruice petebat !
Scilicet Argolicas Ephyreiadasque puellas
Coeperat et pulchras iam fastidire Lacaenas :

elle réclamait avec hauteur les colliers des mères romaines avec leurs gemmes et des Romaines comme servantes ! Évidemment, les filles d’Argos et les Corinthiennes ainsi que les belles Laconiennes, elle avait déjà commencé à s’en lasser.

54La femme d’Alaric veut « monter en gamme » dans sa domesticité et rejette les orientales (Argolicas Ephyreiadasque... Lacaenas) qui, de ce fait, passent pour des esclaves de vil prix, pour s’attaquer en vain à des femmes libres et honorables (matrum opposé à puellas) et dont le statut social est infiniment plus élevé que le sien (alta ceruice).

55Ainsi, à travers le discours d’Alaric, celui de Stilicon et des allusions plus ou moins perfides du poète, cette fin propose un tableau particulièrement peu flatteur de l’Orient, qui, non seulement n’a rien fait pour soutenir Stilicon dans sa lutte contre Alaric, mais a même encouragé le Goth à des prétentions insensées, en lui donnant l’espace nécessaire à ses visées funestes. Cela implique logiquement que les Orientaux sont des traîtres86 à la vraie romanité qui, de ce fait, se trouve réfugiée uniquement en Occident.

3.2- La vraie romanité est en Occident

56Le vieux Goth, dans sa sagesse, sait (comment ? Mystère de la fiction poétique !) que la cité romaine a une place à part dans le monde et un rôle à part qui lui a été donné par le destin (506-508) :

referunt si uera parentes,
Hanc urbem insano nullus qui Marte petiuit
Laetatus uiolasse redit :

Si nos parents racontent des histoires vraies, personne qui a attaqué cette ville en ayant la folie de se fier à Mars n’en est reparti heureux de l’avoir outragée.

57On passera sur la mention des parentes qui auraient enseigné au vieillard cette vérité et qui ne servent qu’à la fiction, le tabou présenté est absolu (nullus87) et de ce fait combattre Rome relève de la folie (insano), car c’est opposer Mars à Mars (ici évidemment le mot Marte comme synonyme poétique de bello prend tout son sens). En effet, la mission de Rome est de faire régner la paix et l’ordre dans tout le monde civilisé. C’est la raison pour laquelle Stilicon rappelle les campagnes, victorieuses selon Claudien, qu’il a menées en Grèce ; c’est Rome et l’Occident qui pacifient l’Orient, incapable de se défendre seul (513-515) :

per oras
Arcadiae quam densa rogis cumulauerit ossa,
Sanguine quam largo Graios calefecerit amnes :

Tu le sais toi-même, sur les terres de l’Arcadie, quelle masse d’ossements il a entassée sur nos bûchers, de quel flot de sang il a réchauffé les fleuves grecs ;

58les hyperboles (densa, largo, cumulauerit), normales dans un discours d’exhortation, ne sont cependant pas gratuites, car elles manifestent la puissance absolue de Rome qui doit, par cette ultime victoire, faire trembler toutes les nations qui vivent aux frontières et les ramener dans la soumission ou la paix avec l’empire (568-570) :

Credite nunc omnes, quas dira Britannia gentes,
Quas Hister, quas Rhenus alit, pendere paratas
In speculis: uno tot proelia uincite bello :

Croyez-moi, maintenant toutes les nations que nourrissent la farouche Bretagne, l’Hister et le Rhin, sont aux aguets, prêts dans leurs postes d’observation. En une seule guerre venez à bout de tant de combats.

59Même si des nations dangereuses (dira88) se tiennent en embuscade contre l’empire (in speculis89), la puissance des armes occidentales qui a éclaté en Orient et éclate maintenant en occident aura un effet sur la paix du monde, car c’est de Rome et de l’Occident que dépend la défense du monde. L’encadrement par l’unique campagne contre Alaric, uno bello, de toutes les campagnes qu’il faudrait mener contre ces barbares, tot proelia90, montre clairement que la puissance des armes occidentales qui se manifeste contre Alaric, suffit à rendre à la totalité de l’empire sa tranquillité en épouvantant les peuples étrangers. Car ce combat est plus que la vengeance d’un prince et d’un général contre un envahisseur, c’est l’illustration de la mission éternelle de Rome depuis sa fondation (d’où le renvoi à Quirinus, Romulus divinisé, qui clôt pratiquement le poème) (638-639) :

nam saepe locis ac finibus illis
Plena lacessito rediit uindicta Quirino :

De fait souvent en ces lieux, sur ces terres, la pleine vengeance est revenue pour défendre Quirinus outragé.

60Ainsi, face à un Orient complice d’Alaric par faiblesse et incapable d’assurer sa sécurité, l’Occident emmené par Stilicon apparaît comme le rempart de la romanité et l’assurance de la pérennité de la grandeur romaine. Or ce discours, éminemment politique, est sans doute le but même du poème : accréditer le fait que le gouvernement de Stilicon est le seul moyen de rendre à Rome sa grandeur et d’égaler la Rome d’aujourd’hui à la Rome triomphante de la république.

3.3- Stilicon rend à Rome sa grandeur républicaine : même des ennemis comme le vieux Goth en sont témoins

61Selon la topique bien connue de l’éloge par la bouche de l’adversaire comme éloge le plus convaincant, c’est le vieux Goth qui va le premier avoir la charge de faire l’éloge du juste et sage gouvernement de Stilicon, bras armé de la justice et de l’ordre (512-513) :

A magno Stilichone caue, qui semper iniquos
Fortuna famulante premit :

garde-toi cependant du grand Stilicon, qui écrase toujours les méchants avec le soutien de la Fortune.

62Favorisé par la Fortune (Fortuna famulante) comme d’autres généraux91, le général l’est uniquement parce qu’il rétablit la justice (iniquos premit). Comme ce vieillard et le sénat qui l’entoure ont été présentés sous un jour plus que favorable (voir 1), il est évident que le Sénat (de Rome) ne peut qu’adhérer à ce que même un sénat de barbares voit de façon si transparente92. Ainsi, universellement reconnu comme porteur de la Fortuna imperii, le héros ne peut qu’apparaître en sauveur lorsque la bataille menace de tourner, par excès de bravoure, au désavantage des Romains (594-597) :

Morte uiri turbatus eques flectebat habenas
Totaque praeciso nutassent agmina cornu,
Ni celer instructa Stilicho legione secutus
Subsidiis peditum pugnam instaurasset equestrem :

Troublé par la mort de ce héros, le cavalier tournait bride et la totalité du front aurait vacillé une fois que l’aile avait été rompue, si le rapide Stilicon, après avoir rangé sa légion en ordre de bataille, n’avait suivi et ramené au combat la cavalerie en l’appuyant de ses fantassins ;

63parce qu’il incarne l’ordre (instructa legione93), et le sang-froid dans le commandement (celer94), le héros peut sauver son camp dans le péril (nutassent95) et incarner ainsi la figure, aussi providentielle et décisive que topique, du général qui, à lui seul, inverse le cours d’une bataille. Cependant cela va bien plus loin que le simple héroïsme guerrier, car la victoire romaine accomplit la libération des peuples soumis, par la faiblesse de l’Orient qui les a laissés capturer, à la tyrannie des barbares (616-622) :

Asseritur ferro captiuum uulgus, et omnes
Diuersae uocis populi, quos traxerat hostis
Seruitio, tandem dominorum strage redempti
Blanda cruentatis adfigunt oscula dextris
Desertosque lares et pignora laeta reuisunt.
Miratur sua quemque domus cladesque renarrant
Ordine; tum grati referunt miracula belli :

On arrache des fers le peuple des captifs, et tous les peuples de diverses langues, que l’ennemi avait traînés en servitude, enfin rachetés par le massacre de leurs maîtres posent de doux baisers sur des dextres couvertes de sang ; ils revoient leurs foyers abandonnés et leurs joyeux enfants. Chaque maison s’étonne de voir revenir l’un des siens et dans l’ordre ils racontent leurs désastres ; alors ils rapportent le prodige de cette guerre si bienvenue.

64Ce tableau à la forte dimension topique (le geste d’embrasser les mains de ses libérateurs) et dont l’hyperbole n’est pas absente (uulgus, populi96) n’est pas un simple ornement du triomphe de Stilicon, car dans la fin du passage, les prisonniers libérés se substituent à la figure du poète dans leur propre pays (cladesque renarrant, referunt miracula belli97) ; ils deviennent donc autant de figures du poète, autant de voix qui chantent, par leur propre expérience, la grandeur de Rome et de Stilicon et le retour de l’ordre politique du monde (Desertosque lares et pignora laeta reuisunt98). La synkrisis finale de Stilicon et Marius replace alors, pour conclure le poème, cet exploit récent dans le contexte de la libera res publica, en un geste politique fort ; l’empire, rénové par Honorius et Stilicon, est capable d’exploits qui ne peuvent se comparer qu’aux summi uiri de la république et au plus grand exploit accompli contre des barbares en Italie du nord (640-647) :

Illic Oceani stagnis excita supremis
Cimbrica tempestas alias immissa per Alpes
Isdem procubuit campis. iam protinus aetas
Adueniens geminae gentis permisceat ossa
Et duplices signet titulos commune tropaeum :
“Hic Cimbros fortesque Getas, Stilichone peremptos
Et Mario claris ducibus, tegit Itala tellus” :

C’est là que, soulevée depuis les derniers confins marécageux de l’Océan, la tempête cimbre qui avait traversé par un autre chemin les Alpes tomba sur cette même plaine. Que maintenant le temps en venant mêle les ossements de ces deux peuples et qu’un commun trophée porte cette double inscription “ici ce sont les Cimbres et les valeureux Gètes, abattus par Stilicon et Marius deux illustres chefs, que recouvre la terre italienne”.

65Le rapprochement des deux héros et des deux exploits (isdem, permisceat, duplices, commune, claris ducibus) est, dans le libellé de l’inscription, conclu par la mention décisive de l’Itala tellus, autrement dit de ce cœur de l’empire qui vivifie tout le reste. En sauvant l’Italie, Marius et Stilicon ont sauvé le monde romain et, loin de la décadence que certains au début du poème voyaient dans l’époque présente, Stilicon affirme au contraire l’éternité de la grandeur de Rome.

66 

67Nous avions en commençant pointé trois difficultés que soulève ce texte : l’impasse sur le récit de la bataille, le paradoxe de la longue mise en scène de l’adversaire, et la question du message politique délivré par cette fin de poème. Sur ces trois points nous pouvons risquer maintenant quelques conclusions.

68Claudien ne décrit pas la bataille, à la différence de Prudence par exemple, parce que celle-ci n’est pas au cœur de son projet poétique99. Le poète veut en effet donner à l’écrasement d’Alaric une dimension exemplaire, celle de la punition divine qui attend toute nation qui s’attaque à l’empire romain et entend l’envahir et le piller ; en construisant la fin de son texte comme une tragédie où sa folie des grandeurs cause la perte d’Alaric, le poète crée une sorte de « récit national » exemplaire qui souligne la grandeur de Rome quand elle sait, autour d’un summus uir, rester fidèle à ses valeurs de courage. Toutefois, fustiger Alaric ne veut pas dire et ne peut vouloir dire, dans le contexte des besoins militaires du début du Ve siècle, rejeter tous les non-Romains comme des Alaric en puissance. Montrer que les Goths d’Alaric (que Stilicon a sans doute déjà commencé à tenter de recruter), une fois leur chef ramené à la raison, peuvent montrer des valeurs réelles et un sens du respect de Rome que l’on voit éclater chez d’autres nations comme les Alains, est de bon augure pour l’avenir : de ces vaincus maintenant soumis et qui ont compris à qui ils ont affaire, Rome peut tirer de quoi maintenir sa grandeur face à d’autres peuples qui seraient tentés de se révolter. La clémence de Stilicon n’est donc pas faiblesse, mais preuve d’un sens politique éminent. Car si faiblesse il y a, elle n’est certainement pas en Occident, mais chez ceux qui ont produit Alaric, ces Orientaux intrigants et lâches qui lui ont laissé prendre son essor au lieu de le soumettre, Rufin, Eutrope et leurs sbires qui profitent de l’apathie du prince pour ravager les provinces orientales. Par delà la « victoire décisive » de Pollentia, Stilicon et Claudien voient sans doute plus loin, vers une suprématie de l’Occident (et donc de lui-même) que Stilicon n’a de cesse de tenter d’imposer. Si l’on fait le lien entre cette fin et les propos du Panégyrique pour le sixième consulat, puis le lien entre ces deux textes et le projet d’expédition en Orient de Stilicon qui ne verra jamais le jour à cause de l’invasion de 406-407, il se dessine chez Claudien un discours politique cohérent sur la bonne gouvernance de l’empire qui ne peut se trouver qu’en Occident et à Rome.

Notes de bas de page numériques

1 Claudien, Œuvres. Tome III, Poèmes politiques (399-404), éd. scientifique Jean-Louis Charlet (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2017. Les références au texte de la Guerre contre les Gètes seront dorénavant indiquées « Get. ».

2 Get. 481 et 482.

3 Claudien, Œuvres. Tome III, Poèmes politiques (399-404), texte établi et traduit par J.-L. Charlet, Paris, Les Belles Lettres, 2017, p. 356 indique à juste titre qu’il peut y avoir ici une dimension polémique, mais sans préciser laquelle ; sur ce point voir notre 3.

4 Get. 492-493.

5 Get. 493.

6 Get. 493.

7 Get. 494.

8 Get. 499.

9 Get. 502.

10 Get. 500 et 501.

11 Get. 503.

12 Get. 500.

13 Get. 508-509.

14 Get. 510.

15 Get. 510.

16 Comme le rappelle T. S. Burns, Barbarians within the Gates of Rome: a Study of Roman Military Policy and the Barbarians, ca. 375-425 A.D., Bloomington, Indiana University Pr., 1994, p. 17, la conversion au christianisme était un élément décisif pour qu’une population étrangère reçoive la receptio dans l’empire. Ce processus est encore clairement attesté après Andrinople (378) où la condition pour servir dans l’armée romaine est d’être chrétien.

17 Un « oracle » reçu par Alaric est plus ou moins attesté également chez les historiens grecs mais avec une version très différente et rapportée à la prise de Rome en 410, comme chez Socrate Hist. eccl. 7, 10, 8-9 : Λέγεται δὲ ὡς ἐπιόντι αὐτῷ ἐπὶ τὴν Ῥώμην εὐλαβής τις ἀνήρ, μοναχὸς τὸν βίον, παρῄνει μὴ ἐπιχειρεῖν τηλικούτοις κακοῖς μηδὲ χαίρειν φόνοις καὶ αἵμασιν. Ὁ δέ·«Οὐκ ἐγώ, ἔφη, ἐθελοντὴς ἐπὶ τὰ ἐκεῖ πορεύομαι, ἀλλά τις καθ’ἑκάστην ὀχλεῖ μοι βιαζόμενος καὶ λέγων· Ἄπιθι, τὴν Ῥωμαίων πόρθησον πόλιν.» (On dit qu’allant vers Rome, il rencontra un moine, qui l’exhorta à épargner le sang, et à ne point mettre son plaisir dans le meurtre et dans le carnage. Mais Alaric répliqua : « Je ne marche pas contre cet objectif de moi-même ; j’y suis poussé par je ne sais qui, qui me tourmente tous les jours, en me disant : “Va ruiner la cité de Rome” »). Il ne peut clairement pas s’agir de la même chose, et 1) soit Claudien a inventé cet oracle dans le but de créer une forme supplémentaire de tragique, 2) soit les écrivains postérieurs ont rapporté à tort cet oracle au plus grand « exploit » d’Alaric, la prise de Rome. Le fait que le poète mentionne cet oracle comme quelque chose de connu laisse entendre que la seconde solution est sans doute préférable.

18 Get. 545.

19 Get. 544-545.

20 Get. 544.

21 Get. 549.

22 Get. 549-550.

23 Get. 631.

24 Get. 633 et 634.

25 Get. 557.

26 Get. 556.

27 Get. 553-554 voir Soph. Oed. R. 709-710.

28 Cette anecdote peut avoir un fond de vérité si le Saul, général païen de Stilicon, dont Orose (7, 37) transmet le nom pour le stigmatiser d’avoir osé attaquer les Goths le jour de Pâques, est bien ce personnage, mais rien ne le prouve de façon définitive.

29 Get. 593.

30 Get. 592.

31 Get. 593.

32 Get. 593.

33 Le caractère extrêmement allusif de ce passage ne permet guère de comprendre exactement de qui et de quoi il s’agit, mais tendrait à accréditer un fait réel dont le poète parlerait sans en parler, pour des raisons qui restent obscures.

34 Get. 599.

35 Get. 599-600.

36 Get. 627.

37 Get. 624.

38 Get. 627 et 628.

39 Get. 623 et 625.

40 Honorius est un prince chrétien, dans un empire qui tourne de plus en plus le dos à la religion traditionnelle. Claudien, qui n’est pas chrétien, se plaît sans doute à colorer des images de la religion qui est la sienne un triomphe que les chrétiens comme Prudence attribuaient à la pietas chrétienne du souverain.

41 Get. 498.

42 Get. 496.

43 Get. 496-497.

44 Get. 497.

45 Get. 521.

46 Get. 522.

47 À moins qu’Alaric ne compte, dans les Augustes qu’il a mis en fuite, également Eugène... mais il servait pour le compte de Théodose, et Eugène n’était pas un prince légitime aux yeux de l’Orient ; mais, au fond, en quoi cela importe-t-il puisque ce qui compte pour le personnage de Claudien, c’est de se vanter d’une façon qui frise le ridicule ?

48 T. S. Burns, Barbarians within the Gates of Rome, op. cit., p. 191. L’existence d’une épouse d’Alaric en revanche ne fait aucun doute, elle est la sœur d’Athaulf, qui succèdera à son beau-frère à la mort de celui-ci en 410 ; il a également une fille qui épouse bien plus tard le roi de Toulouse, Théodoric, voir J. Arce, Alarico (365/370-410 A.D.) : la integración frustrada, Madrid, Marcial Pons Historia, coll. « Memorias y Biografías », 2018. p. 24-25.

49 Get. 560.

50 Get. 561, 562 et 563.

51 Get. 561.

52 Stilicon les a recrutés dans sa campagne en Rétie et dans le Norique (400-401) où selon Claudien, qui d’ailleurs modifie un peu la chronologie, il les a convaincus de servir Rome après les avoir dûment chapitrés, mais le plus probable est qu’il en a plus ou moins battus, puis a enrôlé les survivants dans son armée selon une pratique courante au IVe siècle. Voir T. S. Burns, Barbarians within the Gates of Rome, op. cit., chapitre 5. Le « en même temps » de Claudien peut certes s’appliquer à d’autres auxiliaires qui ne feraient pas partie de l’armée régulière, mais, en réalité, il n’y a guère de Romains d’Italie, voire de Gaule ou du reste de l’empire d’occident, dans l’armée de Stilicon, qui est sans doute très largement composée de contingents « barbares » plus ou moins intégrés à l’armée régulière.

53 Get. 574 et 575.

54 Get. 577.

55 Get. 571.

56 Get. 573.

57 Get. 607.

58 Get. 607.

59 Get. 608.

60 Get. 614.

61 Get. 615.

62 Get. 604.

63 Get. 607-608.

64 Get. 609.

65 Get. 605-607.

66 Cela ferait remonter l’arrivée des Goths dans l’empire à l’année 372, ce qui est moins probable que 376, voir N. Lenski, « Initium mali Romano imperio: Contemporary Reactions to the Battle of Adrianople », Transactions of the American Philological Association, vol. 127, 1997, p. 129-168 ici p. 129, mais Claudien veut un chiffre qui marque les esprits, et trente ans de la vie d’un homme de cette époque c’est pratiquement la moitié, voire plus.

67 La critique moderne a beaucoup insisté sur cet aspect de l’aventure d’Alaric dont l’obsession n’est pas de détruire comme le dit Claudien, mais bien de s’intégrer, voir en particulier J. Arce, Alarico (365/370-410 A.D.) : la integración frustrada, op. cit.

68 Get. 581.

69 Get. 588.

70 Get. 582-583.

71 Get. 587.

72 Get. 589.

73 La critique récente insiste beaucoup sur le processus de transfert de la défense de l’empire à des non-Romains et sur l’influence importante que Théodose a eue dans ce mouvement. Il faut le mettre en rapport, comme le notent T. S. Burns, Barbarians within the Gates of Rome, op. cit. et P. J. Heather, Goths and Romans 332-489, Oxford, Clarendon Pr., 1991 par exemple, avec le manque chronique d’effectifs de l’armée romaine et les difficultés quasi insurmontables pour recruter des soldats dans l’empire lui-même.

74 Version qu’il a largement développée dans le Contre Rufin et le Contre Eutrope.

75 On a souvent voulu faire des années 401-402 des années de détente des relations entre Orient et Occident après les tensions qui existent depuis 395 et qui ont abouti à faire déclarer Stilicon hostis publicus. Le principal argument pour cela est la prise conjointe de leur 5e consulat par les deux princes en 402 et le fait que Stilicon ait reconnu Flavius Fravitta le consul de 401. Cependant, ces arguments sont fragiles : la reconnaissance de Fravitta par Stilicon peut certes avoir pour but d’apaiser un peu les relations entre les deux empires qui étaient au plus mal avec la nomination d’Eutrope au consulat pour l’année 399, mais cela peut aussi correspondre à un calcul d’influence, Fravitta pouvant passer pour moins défavorable à Stilicon que le reste des ministres d’Arcadius. Le second argument est encore à mon sens plus faible, car le précédent consulat conjoint des deux frères date de 396, année où les relations entre Orient et Occident se dégradent rapidement ; le consulat de 396 peut s’expliquer comme le souci d’asseoir l’autorité des deux nouveaux princes la première année de leur règne. On constate ensuite que les deux frères puis les deux princes prennent le consulat ensemble tous les cinq ans (402, avec Théodose II 407, 412), ce qui semble avoir été une sorte de règle tacite, indépendamment de ce qui se passe entre les deux empires. Ainsi on aurait attendu un consulat conjoint en 401, mais l’instabilité de l’Orient en 400 et les exigences de Fravitta ont sans doute changé la donne, sans qu’il faille y voir le signe d’une quelconque détente, que le ton peu amène du poète envers le gouvernement oriental dément à coup sûr.

76 L’armée orientale comptait cinq maîtres des milices un per orientem, un per Thraciam, un per Illyricum avec des attributions géographiques précises et deux praesentales qui n’avaient pas d’attribution précise, mais commandaient les corps expéditionnaires et les troupes mobiles.

77 Get. 535.

78 Get. 539.

79 Get. 541-542.

80 La notion d’usurpateur et, conjointement, le rôle que des généraux romains issus de peuples germains peuvent jouer avec eux, est un concept finalement assez vague et qui autorise chez les panégyristes toutes les manipulations politiques. Une très importante et intéressante mise au point est faite par A. E. Wardman, « Usurpers and Internal Conflicts in the 4th Century A.D. », Historia: Zeitschrift für Alte Geschichte, vol. 33, no 2, 1984, p. 220-237.

81 Get. 565.

82 Get. 567.

83 Get. 567.

84 Claudien recompose clairement ici les événements dans le sens qui l’arrange. Alaric s’est certes opposé aux généraux de Théodose après la victoire contre Eugène et il a semé le trouble en Thrace, mais très vite, grâce à l’action de Rufin et Eutrope, il a été enrôlé dans l’armée romaine d’Orient, et rien ne prouve que les déprédations en Grèce que Claudien lui attribue généreusement pour l’année 396, afin de justifier l’attaque de Stilicon, aient quelque réalité : les témoignages archéologiques et le recoupement des données orientales tendent à prouver exactement le contraire ; Alaric est venu affronter Stilicon pour contrer l’offensive des armées occidentales et donc avec l’aval de l’administration d’Arcadius et il a traversé la Grèce sans coup férir ni pratiquement rien détruire (même à Athènes les « preuves » de quelque destruction sont minces).

85 La critique a longtemps pris pour argent comptant les catalogues de déprédations mises sur le compte d’Alaric en 396, l’archéologie a conduit ces dernières décennies à minimiser, voire à remettre en cause ces affirmations qui peuvent strictement relever de la « légende noire » qui s’est forgée autour du personnage ; voir par exemple J. Arce, Alarico (365/370-410 A.D.) : la integración frustrada, op. cit., p. 48 et 66 ; E. Burrell, « A Re-examination of why Stilicho Abandoned his Pursuit of Alaric in 397 », Historia: Zeitschrift für Alte Geschichte, vol. 53, no 2, 2004, p. 251-256 ici p. 256 souligne au contraire que les dégradations observables en Grèce pour cette période ont toutes les chances d’être le fait des soldats de Stilicon.

86 Il est important de noter que Claudien ne critique jamais directement Arcadius, le frère d’Honorius, empereur d’Orient, mais reste toujours vague en disant « l’Orient », « les Orientaux » etc. Une critique ouverte d’un prince légitime régnant aliénerait à Stilicon et à son poète une grande partie de l’auditoire sénatorial attaché à la légitimité impériale et à l’ordre politique, et serait impensable, quelles que soient les tensions entre les deux parties de l’empire. En épargnant toujours Arcadius mais en brocardant son entourage, le poète réussit un double coup : il se montre parfaitement révérencieux envers l’autorité légitime, en ne s’en prenant qu’à de mauvais conseillers d’un prince qu’il ne juge jamais, mais, en même temps, en montrant combien sont puissants les mauvais conseillers d’Arcadius, il souligne que, si celui-ci avait quelque compétence, il saurait s’en défaire. Or il les tolère et les laisse prospérer.

87 Get. 507.

88 Get. 568.

89 Get. 570.

90 Get. 570.

91 On pense évidemment, et Claudien veut que l’on pense, à César ou Sulla qui se disaient favorisés par la Fortune ; mais évidemment leurs actes, empreints de tyrannie et de cruauté, ne peuvent se comparer avec ceux de Stilicon qui seul est vraiment grand, car en plus d’être valeureux et victorieux, il est juste.

92 Ici apparaît la dimension polémique soulevée par Claudien, Œuvres. Tome III, Poèmes politiques (399-404), texte établi et traduit par J.-L. Charlet, Paris, Les Belles Lettres, 2017 : si une assemblée de barbares considère clairement Stilicon comme le plus juste et le plus compétent des généraux, comment le Sénat de Rome, qui le voit agir chaque jour et voit ses exploits, pourrait-il contester le pouvoir d’un si excellent dirigeant ? Or on sait bien que Stilicon est loin d’être plébiscité par le milieu sénatorial et qu’il s’est même forgé au Sénat de sérieux ennemis.

93 Get. 596.

94 Get. 596.

95 Get. 595.

96 Get. 616-617.

97 Get. 621-622.

98 Get. 620.

99 Le projet poétique tient évidemment compte du fait que, la bataille ayant eu une issue plus que douteuse (car, au moment où Claudien écrit, Alaric se promène encore en Italie ou à ses frontières), et les circonstances de celle-ci (jour de Pâques et commandement laissé à un païen) pouvant prêter à des critiques, il est prudent de souligner l’énormité du triomphe sans trop fournir de détails.

Bibliographie

Œuvres de Claudien

Claudien, Œuvres. Tome III, Poèmes politiques (399-404), édition scientifique Jean-Louis Charlet (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2017.

Études

Arce Javier, Alarico (365/370-410 A.D.): la integración frustrada, Madrid, Marcial Pons Historia, coll. « Memorias y Biografías », 2018.

Burns Thomas S., Barbarians within the gates of Rome: a study of Roman military policy and the barbarians, ca. 375-425 A.D., Bloomington, Indiana University Pr., 1994.

Burrell Emma, « A Re-examination of why Stilicho Abandoned his Pursuit of Alaric in 397 », Historia: Zeitschrift für Alte Geschichte, vol. 53, no 2, 2004, p. 251-256. https://www.jstor.org/stable/4436726

Heather Peter J., Goths and Romans 332-489, Oxford, Clarendon Pr., coll. « Oxford Historical Monographs », 1991.

Lenski Noel, « Initium mali Romano imperio: Contemporary Reactions to the Battle of Adrianople », Transactions of the American Philological Association, vol. 127, 1997, p. 129-168. https://www.jstor.org/stable/284390

Wardman Alan E., « Usurpers and Internal Conflicts in the 4th Century A.D. », Historia: Zeitschrift für Alte Geschichte, vol. 33, no 2, 1984, p. 220-237. https://www.jstor.org/stable/4435883

Pour citer cet article

Bruno Bureau, « Pollentia, la tragédie d’Alaric et son dénouement. Une lecture de Claudien, Bellum Geticum 481-687 », paru dans Loxias, 79., mis en ligne le 23 mai 2023, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=10184.


Auteurs

Bruno Bureau

Professeur de langue et littérature latines, Université Jean Moulin Lyon 3, UMR 5189 (HiSoMA). Auteur de plusieurs travaux autour de Claudien et de la représentation du pouvoir dans ses œuvres, ses recherches portent également sur la poésie épique chrétienne ; il est en particulier l’auteur d’une traduction annotée du Carmen Paschale et de l’Opus Paschale de Sédulius, d’une édition critique de l’Historia Apostolica d’Arator en collaboration avec P.-A. Deproost et de divers articles et contributions sur des sujets touchant à la poésie épique chrétienne, en particulier dans ses rapports avec l’exégèse.