Loxias | Loxias 8 (mars 2005) Emergence et hybridation des genres 

Jean-Marc Lemelin  : 

Le rythme, le style, le genre et le récit et

Du déclin de l’histoire à la montée du discours ou

De la différence sociale à la différence sexuelle dans le cinéma de Denys Arcand

Index

Mots-clés : discours , genre, histoire, narratologie, parole, récit, rythme, style, voix

Plan

Texte intégral

Mes recherches portent, d’une part, sur la psychanalyse et la grammaire (soit la linguistique, soit la sémiotique), d’autre part, sur la préhistoire et la biologie ou l’éthologie et donc sur la question ou le problème de l’origine ; j’ai ici cherché à concilier surtout la seule première partie des occupations qui sont les miennes depuis une trentaine d’années et les préoccupations qui semblent être celles des équipes ou des groupes de recherche dans la section de Lettres modernes de cette université. Mon point de vue ou mon parti pris est celui de la grammaire, la littérature n’étant jamais que l’art de la grammaire ou du langage. J’espère ainsi contribuer à une épistémique des études littéraires par : la science affective et subjective du sens ou de la vie,  la théorie fondamentale et radicale du sujet et l’esthétique transcendantale ou immanente que j’appelle pragrammatique et qui substitue le seul nom de l’Homme, le Nom propre, au nom de Dieu…

Comme j’ai déjà pu m’en rendre compte en 1987 et en 1994 à Paris, il y a toujours le risque pour un destinateur étranger de sous-estimer ou de surestimer son destinataire ; si je me suis trompé de destination, je m’en excuse sincèrement à l’avance. J’ai divisé mon exposé en quatre parties :

  • La parole et la voix

  • Le style et le genre

  • Le rythme et le récit

  • L’histoire et le discours

La première et la dernière partie sont beaucoup plus brèves que les deux autres.

L’objet ou le sujet de notre théorie est la triple articulation du sens (de la vie) par l’homme, le langage et le monde et, dans les temps historiques, par le travail, la technique et le capital (ou la culture du capital) ; le langage, qui est l’essence du sens comme orientation, direction et destination, est lui-même triplement articulé par la parole, la langue et le discours : il est l’orient du sens, qui lui-même n’a pas d’orient, c’est-à-dire de finalité, d’eschatologie, de téléologie. Nous ne sommes pas parmi les linguistes qui identifient la parole et le discours : le discours est communication ou performance, la langue est signification ou compétence et la parole est énonciation et elle est de l’ordre d’une in-compétence à signifier et à communiquer. L’homme ne parle pas pour communiquer, mais parce qu’il y a de l’incommunicable et de l’irreprésentable, l’affect ou l’affectivité du sens qui déborde toute représentation. De cette manière, la parole, c’est « lalangue » (en un mot) selon Lacan ou le « dict » ou la « dite » selon Heidegger. Dans le célèbre dicton de Lacan, « Moi, la vérité, je parle », et dans celui moins fameux d’Henry, « C’est moi la Vérité », on n’a pas vu que la vérité, ce n’est pas moi mais ce qui parle ; que ce n’est pas moi qui parle mais la parole…

La parole est la voix, la « vive voix » [Fonagy], comme rythme et comme récit. Au niveau même des catégories grammaticales de la langue, il y a détermination par la voix (euphorique ou dysphorique, positive ou négative, active ou passive) de l’aspect, de la modalité, du mode et du temps, comme du nombre et du genre par la personne ; la voix est la voie de la personne et donc de la deixis comme personne, espace, temps et ponctuation ou sentiment de la situation : du « je – ici - maintenant - il y a ou il en est ainsi »… La deixis n’est rien de moins que le Dasein ; le Dasein  n’est rien de plus que la deixis ! L’homme ne possède pas le langage ; c’est le langage, c’est-à-dire la parole, qui possède l’homme. Le rythme, comme tempo et momentum, comme tension, est la source et la route du style ; quant au récit, c’est l’archigenre : c’est la grammaire du sens ! Tout texte est récit ; cela ne veut pas dire que tout texte est narratif, mais qu’il n’y a pas de sens – ni de science – sans récit…

Du rythme au récit, la parole est donc la liaison des modes morpho-syntaxiques (descriptif, narratif, informatif, argumentatif) et des mo(n)des d’existence et, tout au moins en français, des catégories grammaticales de la langue et des parties morphologiques du discours par les particules de l’archétexte – ce que nous appelons les grammèmes, à la suite de Pottier, mais d’une manière sensiblement différente - et non de l’architexte ; les grammèmes sont des anaphores, des déictiques ou des phatèmes : ce sont les morphèmes grammaticaux libres parmi les monèmes, qui incluent aussi les morphèmes grammaticaux liés, les morphèmes lexicaux (les préfixes et les suffixes) et les lexèmes. Par les modes ou les mondes d’existence, nous entendons la virtualisation, la potentialisation, l’actualisation et la réalisation, qui correspondent respectivement à l’infinitif (qui est le mode virtuel et infini), au subjonctif (qui est le mode potentiel et indéfini), à l’impératif (qui est le mode actuel et défini) et à l’indicatif (qui est le mode réel et fini) ; le participe serait ainsi transfini et temporel par rapport au spirituel et à l’éternel. Il y a ici concordance entre la sémiotique du langage naturel et la sémiotique du monde naturel… 

Nous ne vivons pas seulement à l’infinitif !

La parole est la ponctuation du monde par l’homme. Elle est la signature du langage ; elle est à la langue et au discours ce que l’imagination, qui est « la faculté de présentation » et d’anticipation de la mort, est à la sensibilité et à l’entendement : elle est « la racine des deux souches », comme disait Heidegger dans son analyse de la première version de la Critique de la raison pure de Kant… En outre, la voix est au regard ce que l’affect est à la représentation et ce que l’immanence de l’homme est à la transcendance du monde; enfin, elle est animalité et oralité.

Le style et le genre sont les deux mamelles de la critique littéraire;  l’histoire littéraire leur ajoute les écoles, les courants ou les mouvements littéraires aux suffixes en « isme », dans un va-et-vient entre la psychologie et la sociologie, entre la biographie ou la bibliographie et l’historiographie. L’histoire littéraire est ici entendue comme l’histoire documentaire de la transcendance de la littérature. Le style de l’ouvrage et le genre de l’œuvre tiennent lieu de concepts scientifiques pour la poétique ; l’art, c’est l’œuvre, et l’œuvre, c’est le style ; de même que le style, c’est l’homme, c’est l’auteur, que ce soit un auteur individuel : l’écrivain, ou un auteur collectif : une société historique, une classe sociale, une identité sexuelle, une communauté ethnique, pour l’esthétique transcendante qui sous-tend la poétique et donc la stylistique.

Pourtant, chez Platon et chez Aristote, les types de discours prévalent sur le style et sur le genre et ils se définissent par rapport à la mimèsis et à la diègèsis, qui dérivent de la physis et de la poiêsis ou de la tekhnê : il y a présentation et production avant qu’il n’y ait représentation. Pour Aristote, la poésie représentative est mimétique ; quant à la diègèsis, elle peut être mimétique ou non. Pour Platon, seule la poésie narrative est représentative ; de là, le rapport paradoxal de Platon au théâtre et à la tragédie, alors que sa philosophie est autant dialogique que dialectique…

C’est ainsi qu’ont eu lieu toutes sortes de glissements et de déplacements conceptuels de la poétique à l’esthétique (transcendante) :

1) confusions de la poiêsis et du poétique, du poétique et de la poésie, de la poésie et du poème et du poème et du vers ;

2) identification ou opposition de la diègèsis et de la mimèsis ;

3) identification de la mimèsis et du lyrique (alors confondu avec le poétique) ;

4) confusion aussi de la diègèsis et de l’épique et de l’épique et de l’épopée ;

5) association du vers à la poésie et de la prose à l’éloquence.

Avec les Formalistes russes, de 1915 à 1930-35 et la poétique française des années 1960-70 et sous l’essor de la linguistique, vont se mettre en place les couples suivants :

1) la narration et la monstration, le sujet et la fable, l’anecdote et l’intrigue, le thème et le motif chez les Formalistes russes ;

2) le discours et le récit historique (le récit ou l’histoire) chez Benveniste ;

3) le monde commenté et le monde raconté ou le commentaire et le documentaire (ou le récit), chez Weinrich ;

4) Le discours (du récit) ou la narration et l’histoire (ou la diégèse), chez Genette ;

5) le récit et l’histoire, chez Bal ;

6) la narration (incluant la description) et la fiction, chez Ricardou ;

7) la narration d’une part et les actions et les fonctions d’autre part, chez Barthes ;

8) la situation et le contexte, chez Culioli.

À la suite de ce dernier, mais en nous en écartant, nous distinguons la situation de l’énonciation et le site de l’énoncé, qu’elle inclut et qui inclut lui-même le contexte ; c’est-à-dire que les modes d’énonciation prévalent sur les genres  d’énoncé, qu’ils les déterminent ou les prédéterminent.

Mais revenons d’abord aux genres et à leur histoire.

Dans l’Antiquité, il n’ y a pas vraiment lieu de parler de littérature et donc de genres littéraires ; il y a la poésie, qui est musique, la musique étant à l’âme ce que la gymnastique est au corps dans l’éducation des guerriers. Il y a cependant lieu d’identifier et de distinguer des discours ; ou plutôt, des (archi)discours esthétiques :

1) un (archi)discours lyrique,

où l’énonciation est réservée au poète-scripteur confondu avec le narrateur, lui-même parfois confondu avec l’acteur ; y domine la situation du monologue : le je ;

2) un (archi)discours épique,

où l’énonciation alterne du narrateur aux acteurs, du monologue au dialogue ; mais y dominent la situation de narration et l’action : le il ;

3) un (archi)discours dramatique,

où l’énonciation est réservée aux personnages, aux acteurs, au dialogue : le je-tu ;

4) un (archi)discours tragique,

où l’énonciation appartient à une quatrième personne, à la personne d’univers, au destin impersonnel ou unipersonnel, à la destinée de l’homme face à la mort et aux dieux et qui est d’essence cathartique, la catharsis étant un programme ou un principe de vie.

Au Moyen-Âge, vont se constituer deux autres (archi)discours : un (archi)discours chevaleresque-romanesque (ou courtois) et un (archi)discours carnavalesque-grotesque (ou grivois).

Le système esthétique des (archi)discours ne se confond pas avec le régime littéraire des (archi)genres, que sont le poème, l’épopée (et « l’épopée moderne » selon Lukacs : le roman), le drame et la tragédie. Par exemple, la tragédie allie un (archi)discours tragique (qui n’est pas exclusif à la tragédie), deux discours littéraires, le théâtre et la poésie (en vers) (les deux existant  aussi sans la tragédie), le spectacle et un programme ou un principe de vie, comme nous l’avons déjà indiqué de la catharsis ; tragédie, dont le rythme se caractérise par la lenteur, alors que la comédie est rapide, est une tragédie accélérée…

Mais, dans la mouvance de la poétique, on a cherché à identifier et à réduire les (archi)discours aux (archi)genres, les modes d’énonciation aux genres d’énoncé, les discours aux discours littéraires et à une soi-disant littérarité – au détriment de la littéralité et de la textualité ; de là, selon nous, toutes les tentatives avortées ou stériles d’un arriver à une génologie, à une typologie des genres, jusqu’à Todorov et Genette !

Cela ne veut pas dire que le désir ou la volonté d’en arriver à une typologie des discours n’est pas, elle cependant, légitime ; mais est-elle possible ? Il ne suffit certainement pas d’associer le style ou le discours direct et le discours rapporté, le style ou le discours indirect et le discours narrativisé et le style ou le discours indirect libre et le discours transposé ; il faut aussi chercher du côté de l’acte de langage et des actes de discours ou des discours en acte (descriptif, narratif, informatif, argumentatif, judicatif, délibératif, constatif, performatif, etc.), ainsi que du côté de la pragmatique des actes illocutionnaires et de la force illocutoire (et élocutoire).

Il faut surtout chercher du côté du repérage grammatical et du brayage linguistique, du côté du débrayage (vers le site de l’énoncé ou du monde, vers l’objet ou le spectateur) et de l’embrayage (vers la situation de l’énonciation ou de l’homme, vers le sujet ou l’acteur), pour un arriver à une classification, voire à une typologie, des beaux-arts. Ainsi, dans un ordre croissant du débrayage à l’embrayage, se distinguent la chanson, la musique et le chant, de même que la peinture, la gravure et la sculpture (portrait minéral, portrait animal ou divin et portrait humain) ou la photographie, le cinéma et la performance. En peinture, il y a la peinture figurative (débrayée) et la peinture abstraite (embrayée) ; mais au sein même de la peinture figurative, il y a gradation ou dégradation du débrayage à l’embrayage : culture vivante (peinture sacrée), culture morte (peinture profane), nature vivante (paysage) et nature morte (image), en passant par le portrait (visage) et l’autoportrait (autovisage). Il en est de même dans les belles-lettres, de la littérature orale, épique ou romanesque ou de la « romance » au théâtre et à la poésie…

Fermons cette parenthèse pour revenir à nos moutons.

Lorsque nous sommes arrivé ici, à l’Université de Nice, en septembre, nous avons appris que la première année du DEUG en Lettres modernes était séparée de la deuxième par une division historique du corpus, du présent au passé – ce que nous ne pouvons que saluer et approuver - ; mais nous avons été surpris de voir inclus dans l’époque moderne le XVIIIe siècle : le XVIIIe siècle a été bien court et c’est tout au plus une époque de transition vers la modernité littéraire. Pourtant, on parle déjà de philosophie moderne, avec Descartes, au XVIIe siècle ; le sociologue Michel Maffesoli, dans sa conférence de vendredi dernier (le 7 mai 2004), intitulée « La part du diable ; précis de subversion postmoderne » (du livre du même titre), fait, lui, remonter cette modernité à Augustin ! Cependant il n’est question d’art moderne que depuis les Impressionnistes… En outre, le siècle – une durée de cent ans (surtout quand elle commence par un et finit par zéro) – n’a aucune espèce de pertinence historique et encore moins théorique, surtout quand l’histoire littéraire s’aligne sur l’histoire économique et politique de la France ou d’une autre formation sociale. Et qui sait si le XXe siècle est lui-même fini et quand ? - Mais il est vrai qu’il peut y avoir une justification administrative d’un tel découpage…

Cependant, il demeure que la Révolution française de 1789 a séparé la littérature de la philosophie et qu’elle a coupé l’histoire de la littérature en deux : avant et après une révolution bourgeoise. La preuve en est bien simple ; il suffit d’examiner justement le corpus reconnu par l’histoire littéraire de France :

1) avant la Révolution, le corpus est un fourre-tout, il y a de tout : mystères, farces, fabliaux, soties, chantefables, fables, récits de voyage, romans en vers, romans épistolaires ou théâtraux, tragédies, comédies, drames, mélodrames, essais historiques, philosophiques ou théologiques, chroniques mondaines ou morales, sentences, maximes, traités, mémoires, pensées, lettres et mêmes ouvrages scientifiques, L’Encyclopédie en premier ; avant 1789, tout est littérature, la littérature n’y a encore rien de spécifique, sinon de passer d’un état du français à un autre, d’un idiome à l’autre : de l’ancien français, qui n’est pas encore la langue française, au moyen français et au français classique et moderne ;

2) après la Révolution, la bourgeoisie se constitue ou se reconstitue une histoire, d’avant et de sa révolution, et elle se constitue une histoire littéraire où la littérature devient un art autonome ou relativement autonome et où elle s’avère de plus en plus synonyme de fiction (romanesque, théâtrale ou poétique), le roman, avec la multiplication thématique de ses sous-genres, arrivant même pour certains à s’accaparer la totalité du territoire de la fiction, comme Balibar et Macherey l’ont montré, sinon démontré. En même temps que la littérature française se détache des autres arts, de la philosophie et des sciences de la nature ou de la vie et même des sciences dites humaines (malgré Balzac et Zola), elle se divise en deux sphères (Bourdieu et Cie) et elle se rattache aux belles-lettres et s’attache à la fiction.

Cependant, la fiction n’est pas un genre ni un genre un et encore moins un genre littéraire : même si la littérature française devient générique, après la Révolution, la fiction – que l’on y inclut ou non la poésie et le théâtre – n’est pas spécifique à la littérature : la fiction échappe à la spécificité littéraire – s’il y en a une, que ce soit la littérarité ou une autre notion idéologique - ; mais elle n’échappe pas au récit ; tout autre discours ou (archi)discours, non plus ! Et il n’y a pas de fiction sans diction ; il n’y a pas de fiction ou de diction sans récit.

Mais, en même temps que l’histoire littéraire – celle des historiens et des historiographes, celle des manuels – se fonde sur et dans les genres, les écrivains, eux, les construisent et les déconstruisent, avant et après la Révolution : Montaigne, Rabelais, Pascal, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Diderot, Sade, Chateaubriand, Balzac, Hugo, Baudelaire, Lautréamont, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Flaubert, Proust (pourtant surestimé et surétudié), pour nous arrêter là, car après on assiste à l’éclatement des genres, qui est caractéristique de la littérature du XXe siècle. Cela avait déjà été le cas en peinture, en sculpture, en architecture, en musique, à l’opéra, au cinéma, avant que le théâtre lui-même ne se détache de la littérature et ne devienne un art autonome, où la mise en scène prime sur la mise en mots (depuis Jarry et Artaud). Éclatement des genres, mélange ou fusion des genres, confusion ou tri vers l’abstraction, où l’affect l’emporte sur la représentation, c’est-à-dire l’embrayage sur le débrayage. Art pur ou art qui se supprime (Malévitch, Tinguély)… - Mais non pas l’art pour l’art ; plutôt l’art par l’art !

C’est pourquoi il n’y a pas de loi du genre qui tienne : « la loi du genre » de Genette, Derrida l’a déconstruite en 1980 [Glyph # 7] ; car ce n’est jamais que le genre de la loi, de la loi de l’espèce : le genre n’est pas un « cas d’espèce» ; or, c’est un cas d’espèce qu’il nous faut !

La voix est rythme et récit ; c’est pourquoi il importe de bien distinguer la voix narratologique et la voix narratique :

1) la voix narratologique (ou narratrice), c’est la voie du phéno-texte, c’est-à-dire de ce qui est perçu et conçu par le regard, par la transcendance du regard, et qui est de l’ordre du visible et du lisible ou de l’optique; c’est la voix personnelle du narrateur (hétérodiégétique, homodiégétique ou autodiégétique) ; c’est la voix narratoriale, le regard étant vue et vision, voir et savoir de l’espace et le phéno-texte étant la saillance du regard ;

2) la voix narratique, c’est la voie du géno-texte, c’est-à-dire du sens qui borde et déborde la signification  et qui est de l’ordre du scriptible ou de l’audible et du tangible, de l’haptique, de la saisie et de la visée du temps, qui échappe à la saillie du regard, le géno-texte étant la prégnance de la voix, l’immanence de la voix  ; la voix narratique est donc la seule voix narrative, la voix impersonnelle mais impérative et génitive du rythme et du récit, de la narrativité et non de la simple narration.

La voix narratrice est la narration de l’action , la relation d’une anecdote (résumé, synopsis, thème) et l’exposition d’une intrigue (scénario, motif) ; elle s’accompagne de la description de l’atmosphère (image, visage, paysage) et de la présentation de la pensée (thèse) ; la narration est la manière et le sujet de la voix, ce n’en est pas la matière ou la fable. Tandis que la voix narrative est la matière même du récit : ce n’est qu’un « filet de voix »… La voix narrative (narratique et rythmique : grammatique plutôt que grammaticale) est phrasé, récitatif ; c’est la voix cyclothymique de la passion, dans cet aller-retour de (l’action de) la passion à l’action (de la passion) en passant par la passion de l’action, la passion étant aussi passivité et patience… La voix n’est pas proprement vocale (parlée ou écrite) mais orale : physique, physiologique, phonétique, musicale, articulatoire, oratoire – sans parler de la voix démocratique, juridique, politique. La voix est le caractère tangible et intangible de l’oralité et de l’animalité de l’homme et donc de la parole, dont elle est la signature : l’écriture avant la lettre – l’archiécriture selon Derrida, la « tonalité fondamentale » et affective (la Stimmung) selon Heidegger.

Nous en concluons donc que la narratologie n’est pas la théorie du récit (qui n’est pas « discours du récit » mais récit du discours), de la narrativité et de la textualité du récit dans son oralité et sa littéralité, mais la théorie de la narration, plus particulièrement de la narration écrite, littéraire, romanesque, de l’écrit littéraire dans sa littérarité. La narration, ce n’est jamais que le « proto-récit » [Victorri]. La lecture du dernier livre de Gérard Genette, Métalepse ; de la figure à la fiction [Seuil (Poétique). Paris ; 2004 (144 p.)] nous conforte dans l’avis que la narratologie est la continuation de l’histoire littéraire, qui est une pratique sans théorie, et de la critique romanesque ou cinématographique par d’autres moyens poétiques et rhétoriques, qui favorisent encore l’extrait, l’académique citation et récitation, plutôt que le texte ; ces moyens ont pour effet de neutraliser ou de niveler la puissance grammaticale de l’ancienne rhétorique. La narratologie est la relève de l’histoire et de la critique en études littéraires !

Ce qui nous ramène au récit.

Comme déjà annoncé, sinon énoncé, le récit est irréductible à un genre,  à un genre littéraire, à un genre romanesque, théâtral ou poétique, ou à un sous-genre romanesque ; c’est l’archigenre et l’architexte (mais dans un sens différent de celui de Genette) : c’est la grammaire du sens et le sens de la vie – quand elle en a un !

Dès qu’il y a nom propre – et il ne faut pas oublier que le titre est le nom propre du texte -, il y a récit ; il y a récit dès qu’il y a énoncé : une phrase est déjà un récit : un drame avec des acteurs, écrivait Tesnière en 1950 ! Le récit est la vie du sens. Pour Robin Dunbar et quelques autres, le langage – c’est-à-dire l’homme : Homo sapiens, dans la juste réduction du genre à l’espèce – commence avec le commérage, soit avec la transmission de l’information à des fins de survie ; mais le commérage, en sa « fonction narrative », présuppose le récit : le récit est constitutionnel et non institutionnel comme le discours ; Leibniz aurait dit « institutif » ; nous disons « constitutif » de l’espèce humaine : c’est, lui, un « cas d’espèce » et non de genre.

Le récit est construction et reconstruction, mais aussi déconstruction ; il est construction ou reconstruction du monde en même temps qu’il est déconstruction du langage, soi de lui-même, et pas seulement en littérature ; en musique et en peinture aussi, avec le dodécaphonisme ou le jazz libre et avec l’abstraction : le récit musical atteint sans doute son plus haut degré de déconstruction avec les partitions d’un Anthony Braxton ou les non-partitions d’un John Cage et le récit pictural avec ces toiles ou tableaux sans autre titre qu’un numéro et sans autre narrativité que la gestualité qu’elle présuppose, chez Pollock et Riopelle encore plus que chez Klee et Kandinsky. Mais l’art qui demeure le plus descriptif et le plus narratif est sans doute l’architecture, qui est le récit de l’abri et l’abri du récit, le récit de l’habitat et de l’habiter, comme Heidegger l’a montré avec insistance et malgré la résistance de ses adversaires ou ennemis qui ne sont pas en mal d’être… - Sauf que d’autres animaux que l’homme se construisent déjà des abris ! Depuis les débuts de l’art, il y a 50 000 années, il y a un continuel va-et-vient entre le débrayage et l’embrayage, entre un art débrayé et un art embrayé : entre le figuratif et l’abstrait ou entre le naturalisme et le schématisme, dans l’art paléolithique par exemple.

[Voir l’appendice]

L’art moderne a confondu le récit et la représentation, la destruction de la représentation et la déconstruction du récit ; mais le récit a résisté, même quand « les grands récits » selon Lyotard ont été contestés ou rejetés ; sauf que Lyotard n’a en rien considéré les deux grands récits qui dominent en Amérique du Nord : la biologie de l’évolution et la grammaire générative, les deux ayant la prétention d’être le récit scientifique par excellence : l’archirécit ! Or, si on peut considérer que la littérature, de la mythologie au journalisme, est un archérécit et que le cinéma est un mégarécit, il n’y a pas d’autre archirécit ou métarécit  que le récit lui-même, de la technique du récit au récit de la technique ; même quand le récit devient aberrant ou délirant, comme « l’ontologie du cyborg » du cyberféminisme total d’une Donna Harraway, comme le « bioprophétisme » létal d’un James Watson ou comme le technoscientisme global d’un Gilbert Hottois, tous les trois dans la négation de l’interdit du meurtre et la dénégation de la mort, de la castration et de la finitude. Or, comment la vie et le sens, l’homme et le monde pourraient-ils être infinis, tandis que l’Univers est lui-même fini (sans être fermé) [voir Roland Lehoucq. L’Univers a-t-il une forme ? Édition actualisée. 2004. Flammarion (Champs # 562). Paris ; 2002 (176 p.)] ?… Par ailleurs, l’inversion finale et définitive du récit est tout aussi impensable et improbable que l’inversion du platonisme ou de la métaphysique comme histoire de l’humanisme !

Les quatre grands récits que sont la biologie et l’histoire ou la préhistoire, la grammaire et la psychanalyse s’articulent avec les quatre « grands Discours » selon la sémantique qui est « l’envers de la psychanalyse » : le Discours du Maître (ou le pouvoir obsessionnel de la politique et de la religion) et le Discours de l’Universitaire (ou le savoir paranoïaque de la science et de la philosophie, jadis du côté du Discours maître dans l’onto-théologie), le Discours de l’Hystérique (ou le vouloir du jeu et de l’art ou de l’amour) et le Discours de l’Analyste (ou le falloir de la vérité).

En conclusion de cette section et pour récapituler, la voix est rythme et récit. Le rythme est une opération qui a pour essence le temps, c’est-à-dire, en dernière instance, l’instant : l’immédiateté (originaire) et la tonalité (mortuaire) de la finitude (radicale et natale : agonale). Le temps n’est pas devant les deux yeux mais entre les deux oreilles ! Qui dit temps dit évidemment modalisation et temporalisation, mais aussi temporisation et espacement de l’aspectualité ainsi qu’aspectualisation de la modalité et du mode ; temporation du temps, mais aussi de l’espace et de la personne, il y a par l’aspect et modulation de l’aspect par la voix. C’est la voix, soit l’investissement thymique ou la proprioceptivité de l’affect, qui donne de la valeur à la valeur, qui fixe donc la valence. Le rythme est l’essence de la voix, qui est l’essence de la parole, elle-même essence du langage. Le rythme est l’opération de ponctuation du site de l’énoncé par la situation de l’énonciation, de la signification par l’énonciation, du parcours génératif de l’action par le cours génitif de la passion : de la semiosis par la deixis.

[Voir JML :  « Le rythme de l’énoncé et le rythme de l’énonciation» dans Le sujet, p. 131-145 et les « Autres études » de mon site. Voir aussi les autres théories du rythme suivantes : celle des « chaînes opératoires » de Leroi-Gourhan, dont ressort un déterminisme technique (et physique) du geste autant qu’un déterminisme symbolique (et esthétique) de la parole ; celle de Jousse et de certains psycholinguistes comme Segui et Ferrand, pour qui la parole consiste en une série de « gestes articulatoires » ; celle de la « forme-sens » (de l’écriture à la traduction) de Meschonnic, que vous connaissez sans aucun doute ; celle de la « tension » de Zilberberg, pour qui le style (de vie) serait la force de la forme (de vie)].

Le récit au sens restreint est histoire et discours : l’histoire est ici entendue autant comme sujet ou discipline historique [Historie] que comme son objet [Geschicte] et comme fiction ; le discours est entendu comme le discours de l’histoire et le discours sur l’histoire, de même que comme diction. Ainsi, l’histoire du cinéma québécois ou canadien-français, comme la littérature québécoise ou canadienne-française, est-elle l’histoire du passage du documentaire (canadien-français) au commentaire (québécois). Pendant longtemps, la section francophone de l’Office national du film [ONF] n’a produit et réalisé que des documents plus ou moins nationalistes ou régionalistes, tandis que l’Église catholique au Québec finançait des films de fiction à but moral ou religieux.

Le cinéaste Denys Arcand n’a pas échappé à cette trajectoire et il a commencé sa carrière par une série de documentaires, où dominent l’histoire ou la critique de l’histoire ; il a alors réalisé : Le confort et l’indifférence, La route vers l’ouest, Champlain, Les Montréalistes, On est au coton (interdit de 1970 à 1976) et Québec : Duplessis et après…. Ces documentaires historiques ou politiques sont déjà travaillés et travestis par le discours, un discours critique envers la société québécoise. Les trois films de fiction qui suivent sont La maudite Galette, Réjeanne Padovani et Gina ; ce sont des films encore préoccupés par des problèmes historiques et politiques qui occupent les classes sociales ; mais, lentement, la différence sexuelle prend le dessus sur la différence sociale, les titres des deux derniers films mentionnés en étant l’indice le plus concret…

Après avoir travaillé à la télévision pendant une dizaine d’années et avoir réalisé la série Duplessis et Le crime d’Ovide Plouffe, Arcand s’est fait connaître hors du Canada avec Le déclin de l’empire américain, qui est véritablement le déclin de l’histoire au profit du discours ou de la mise en scène, la fiction ou le monument s’imposant sur le document ou l’archive ; même si une préoccupation sociale s’y énonce et reviendra dans les films suivants : le système de santé, qui est la panacée de la vieillesse, alors que le système d’éducation est celle de la jeunesse ; le parti de la jeunesse devrait pourtant être : pas d’âge pour voter et pas d’heure pour fermer !… La lutte des générations redouble la lutte des sexes et les deux remplacent la lutte des classes sociales et la lutte des langues, qu’Arcand avait systématiquement associées jusque-là, les ouvriers ou les pauvres parlant français et les patrons ou les riches parlant anglais au Québec.

Le déclin de l’empire américain est le premier volet d’une trilogie incluant aussi Jésus de Montréal et Joyeux calvaire. Après avoir tourné en anglais, le metteur en scène y a ajouté un quatrième volet, pour en faire une sorte de tétralogie, Les Invasions barbares : après la trilogie de tragédies du discours, est venue une sorte de comédie de l’histoire, qui n’est pas drôle, la mort de l’historien (acteur) étant la mort de l’Histoire (actant) et « les invasions barbares » ne pouvant venir qu’après le déclin d’un empire qui n’a d’américain que le déclin de l’empire de l’Histoire. Après le purgatoire du Déclin de l’empire américain (le stationnement), le ciel de Jésus de Montréal (le Mont-Royal) et l’enfer de Joyeux calvaire (la rue et le métro), nous voilà dans les limbes avec Les Invasions barbares (la nouvelle chambre à l’hôpital) [voir la première de couverture du scénario d’Arcand publié chez Boréal. Montréal ; 2003 (224 p.)]!

Danielle Conway a montré, dans un mémoire de maîtrise que nous avons dirigé [Jésus de Montréal : le sacré et le profane ou La rencontre de l’art et des médias : Université Memorial (Saint-Jean, Terre-Neuve, Canada), août 1998 (VII + 115 p.)], comment il y a passage de l’histoire au discours et de la différence sociale à la différence sexuelle dans Jésus de Montréal, comme dans Le déclin de l’empire américain ; et dans Les Invasions barbares, ajouterons-nous : transition d’une castration à l’autre, de la naissance à la mort en passant par la maladie et l’agonie – débandade, débâcle, défaite, déroute, déconfiture ! Le déclin de l’empire américain, c’est le déclin de l’histoire, le déclin de l’écriture, le déclin du livre [voir l’affiche du film]. Est-ce l’effet du vieillissement, quand l’âme se sépare du corps comme le dit Gilbert Simondon ?

Mais l’on retrouve la même évolution chez un Jean-Luc Godard…

Ce passage correspond à l’emphase sur l’embrayage plutôt que sur le débrayage ; c’est-à-dire que l’illusion énonciative (ou connotative) y prévaut sur l’illusion énoncive (ou dénotative : référentielle) ; mais l’embrayage, même central, capital ou cardinal, ne peut qu’être un simulacre, un retour radical ou fondamental à l’énonciation étant impossible pour l’animal humain, qui est le seul animal à la fois embrayé et débrayé (surtout au niveau temporel). Comme animal parlant, l’homme est condamné au débrayage énonciatif initial qui le fonde et qui est la définition même de son oralité (débrayée) par rapport à son animalité (embrayée). Mais un débrayage total (à la fois actantiel, spatial et temporel) – de l’espèce humaine à une espèce technique ou de l’être de sens au seul être de technique par exemple – serait fatal à l’humanité – final

La parole est la condamnation de l’homme, sa damnation : le malêtre  du parlêtre ; mais c’est un mal immanent ou transcendantal, incontournable et irréversible…

L’inhomme, le posthomme, le surhomme ou le transhomme  ne parlera pas : de la parole sans écriture à l’écriture sans parole, ce sera peut-être « l’être-assis » et « l’être-souris » !…

Je vous remercie de votre présence et de votre patience.

Il en est sans doute de même en philosophie ou en politique et ailleurs. Ce que Jean-François Mattéi, philosophe de cette université, appelle et intitule « la barbarie intérieure », en opposant à tort la vie (embrayée) et le monde (débrayé), n’est jamais qu’un aspect de l’embrayage. En dernière instance, toute une série de couples de concepts ou de notions (qui ne sont pas des contraires) dérivent de l’embrayage et du débrayage, qui sont donc irréductibles au seul langage puisqu’ils orientent le sens ; ce sont, ou bien des états ou des procès embrayés, ou bien des états ou des procès débrayés  :

EMBRAYAGE / DÉBRAYAGE
immanence / transcendance
subjectivité / objectivité
intériorité / extériorité
tonalité / intentionnalité
attention / intention
affectivité / effectivité
intensité / extensité
mélange / tri
compréhension / extension
réduction / donation
description / explication
constitution / institution
inspiration / expiration
sensible / intelligible
sujet / objet
« subjectus » / « subjectum »
être / avoir
matière / énergie
substance / étendue-forme
essence / existence
présence / manifestation
prégnance / saillance
puissance / acte
repos / mouvement
tempo / momentum
vie / mort
nature / culture
inné / acquis
instinct / intelligence
cerveau / esprit
organisme / environnement
germen / soma
génome / métabolisme
génotype / phénotype
gène / protéine
hormone / neurone-synapse
ADN / ARN
molécule / cellule
facteur / fonction
tension / génération
formation / transformation
instruction / traduction
variation / sélection
individuation / spéciation
hérédité / héritage
génétique / généalogie
éthologie / ethnologie
structure / histoire
évolution / ponctuation
physique / métaphysique
ontologie / phénoménologie
gnose / théologie
pratique / théorie
capitalisme / démocratie
forces de production / rapports de production
infrastructure / superstructure
« machine de guerre » / « appareil de capture »
valence / valeur
idiolecte / sociolecte
sexualité / parenté
sang / rang
filiation / alliance
sexe de l’individu / survie de l’espèce
différence sexuelle / différence sociale
interdit de l’infeste / interdit de l’inceste
totémisme / exogamie
totem / tabou
rite / mythe
jeu / fête
jouissance / joie
plaisir / loisir
souffrance / douleur
paresse / caresse
sensualité / tendresse
solitude / solidarité
isolement / exil
vengeance / justice
fait / droit
échange (dette/dot) / don
technique / technologie
image / spectacle
pays(age) / voyage
« monstre » / monde
imagination / raison
passion / action
désir / loi
processus primaires / processus secondaires
principe de plaisir / principe de réalité
pulsions de vie / pulsion de mort
pulsion / fantasme
racisme / humanisme
sexisme / féminisme
masochisme / sadisme
forclusion / refoulement-défoulement
hystérie / obsession
dépression / manie
schizophrénie / paranoïa
psychose / névrose
dionysien / apollinien
volonté de puissance / éternel retour
système / procès
schéma / usage
code / message
information / transmission
mémoire / programme
vocabulaire / grammaire
paradigme / syntagme
métaphore / métonymie
condensation / déplacement
modulation / modalisation
animalité / oralité
affect / représentation
voix / regard
rythme / récit
style / genre
mélodie / harmonie
prosodie / phonématique
écriture / lecture
révélation / tradition
création / récréation
géno-texte / phéno-texte
force illocutoire / contenu propositionnel
situation de l’énonciation / site de l’énoncé
cours génitif / parcours génératif
deixis / semiosis
BRAYAGE / REPÉRAGE

C’est ainsi que se distingueraient un ouvrage très débrayé comme Être et temps de Heidegger et un ouvrage très embrayé comme L’essence de la manifestation d’Henry ; il y aurait donc des philosophies débrayées et des philosophies embrayées ou une tendance débrayée et une tendance embrayée dans chaque philosophie […]

Le motif moteur de cette intervention est le récit, le récit de l’homme et le récit du monde, en les deux opérations capitales ou cardinales de l’énonciation que sont le repérage et le brayage,  celui-ci comprenant deux procédures générales ou principales : l’embrayage et le débrayage ; le récit définit ainsi l’homme comme étant l’animal débrayé (ou détaché). Depuis, nous avons été surpris de retrouver dans la traduction française d’Empire de Michael Hardt et Antonio Negri [10/18 # 3635. Paris ; 2000 (576 p.)], une prise de parti euphorique, positive et active ou optimiste en faveur du récit de la biopolitique et du biopouvoir selon Foucault, qui culmine dans la postmodernité. À l’Empire est opposée « l’altermondialisation », un « contre-empire », qui prend la forme d’un « grand syndicat », du « nomadisme », de la « désertion », de « l’exode » et des « nouveaux barbares ». Soit ! Nos auteurs ne semblent pas se rendre compte, malgré quelques précautions justifiées par l’ambiguïté, que, dans leur livre, l’empire du Récit s’inverse dans le récit de l’Empire. Les manipulations génériques et génétiques y sont convoquées : « Les corps eux-mêmes se transforment et mutent pour créer le nouveau corps « post-humain », « nouvelles mutations », « nouveaux mélanges », « nouvelles hybridations », « exode anthropologique », « mutation ontologique », « formes nouvelles de main-d’œuvre […] chargées de produire de nouveau l’humain – c’est-à-dire le post-humain ». Ainsi la « fable de Donna Harraway » [sic] serait-elle plus efficace (« intéressante », « importante ») que « la phase déconstructive de la pensée critique » ou que « les théories de la déconstruction » [« Intermezzo : le contre-empire » (p. 257-272 et p. 529-532)]…

Il est surprenant qu’un penseur aussi honnête et aussi lucide que Negri – que nous avons beaucoup lu et un peu enseigné et dont nous continuons à respecter la très grande érudition et l’insubordination ou la rébellion – s’égare dans « l’ontologie du cyborg » des « cyberpunks » : peut-être est-il mal guidé, mal conseillé, mal accompagné par Hardt – comme Deleuze l’avait été par Guattari (et par Reich et son « orgone ») ou comme le sont les deux premiers par les deux derniers : « Deux textes interdisciplinaires nous ont servi de modèles tout au long de la rédaction de cet ouvrage : Le Capital de Marx et Mille plateaux par Deleuze et Guattari » [P ; 497, note 3] !

L’imposante documentation de cet ouvrage – soixante pages de notes ! – le met cependant à l’abri de la critique unilatérale et injuste d’un Alain Badiou [Circonstances, 2 ; Irak, foulard, Allemagne/France. Léo Scheer (Lignes). Paris ; 2004 (128 p.) ; voir le témoignage même de Negri qui invalide de telles critiques. Du retour. Abécédaire biopolitique. Entretiens avec Anne Dufourmantelle. Calmann-Lévy (Le Livre de Poche biblio essais # 4363. Paris ; 2002 (224 p.)]. Sans doute parce que Marx y prévaut sur Deleuze et Guattari. Il en ressort pour nous que la rapports de production se réduisent de plus en plus aux forces de production et les agents à l’argent, en même temps que le travail vivant devient du travail mort, sous la gouverne du fétichisme de la marchandise et du spectacle. Comme nous, à la suite de Debord, il y a près d’une trentaine d’années, Negri définit le prolétariat autrement que par la seule classe ouvrière (industrielle) ; comme nous, il y a une dizaine d’années, il en appelle à l’abolition des frontières : ce qu’il nomme de manière contradictoire « le droit à la citoyenneté mondiale », puisqu’il ne s’agit ni d’un droit (juridique) ni d’une citoyenneté (politique) de la multitude mais d’un devoir (éthique) et d’une destinée (agonique) de la solitude. Il ne faut rien attendre de l’État (monarchique, oligarchique, aristocratique ou démocratique) ou du Parti, ni de la Nation ou du Peuple et de la Masse ; la révolution ne viendra pas plus des Etats-Unis que de l’Angleterre, comme l’espérait Marx. La liberté – l’activité du prolétariat, l’activité qui n’est pas (que) le travail : une force de travail qui n’est plus le seul travail de la force – continue de se chercher une autre voie et une autre voix ou un autre nom que le capitalisme et la démocratie ou que le socialisme et la dictature du prolétariat : changer le monde ! changer l’homme ? changer la vie…

Pour citer cet article

Jean-Marc Lemelin, « Du déclin de l’histoire à la montée du discours ou », paru dans Loxias, Loxias 8 (mars 2005), mis en ligne le 15 mars 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=101.

Auteurs

Jean-Marc Lemelin

Professeur au Memorial University of Newfoundland, Canada