Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Françoise Willmann  : 

Interactions de la science et de la fiction  L’œuvre littéraire de Kurd Lasswitz (1848-1910)

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Texte intégral

En Allemagne, la deuxième partie du xixe siècle et le début du xxe sont marqués par ce qu’on a appelé le « triomphe de la science », mais qui ne rend compte que d’une partie de la réalité, car ce triomphe — on utilise souvent la métaphore militaire de la marche triomphale (Siegeszug) — implique aussi résistances et conflits. Le néokantisme, tendance philosophique dominante, véritable mouvement culturel, porte la marque de ces affrontements. Protagonistes et partisans des sciences se réclament volontiers de Kant, soit pour récuser le soupçon de vouloir imposer des représentations du monde hostiles à la philosophie, soit pour mieux écarter Hegel, Schelling, et plus généralement la « philosophie de la nature » à laquelle ils reprochent d’avoir tout fait pour entraver leur progression. Mais la science étant loin d’être homogène, les lignes de partage traversent aussi son propre terrain. En témoignent les grandes querelles du xixe siècle, celle du matérialisme et du darwinisme, ou le débat suscité par Emil du Bois-Reymond lors de son discours débouchant sur la fameuse interjection « Ignorabimus », appliquée à la question de la matière et de la conscience.1 Les savants défendent leurs positions respectives à travers discours et écrits, à l’intérieur de leurs disciplines, à l’égard des disciplines rivales. Ils s’impliquent également dans la conquête de l’espace social et dans la conquête des esprits, notamment par la vulgarisation, une activité particulièrement florissante entre 1848 et 1914.2

Science, vulgarisation et littérature

Kurd Lasswitz3, proche du néokantisme de Hermann Cohen ou de Paul Natorp, est l’un de ceux qui ont tenté de dépasser la conflictualité de l’époque, en investissant l’ensemble du champ culturel, affirmant très tôt que « la science peut et doit être vulgarisée » et dans le même temps que « la science comporte énormément d’éléments poétiques ».4 Titulaire d’un doctorat de physique, il se consacre aussi bien à l’histoire de l’atomisme qu’à la vulgarisation des sciences et de leurs promesses et problèmes potentiels. Cela passe par des ouvrages philosophiques destinés tantôt aux scientifiques, tantôt à un public plus large, mais aussi par des articles dans les feuilles culturelles de journaux, par des comptes rendus de lecture d’ouvrages scientifiques dans des revues littéraires, et, pour une part non négligeable, par la fiction.

Sur la base d’une adhésion à la théorie critique kantienne, Lasswitz prend le parti des sciences tout en ne cessant de poser la question de leurs limites, ce qui l’amène aussi à les ébranler. Que leur développement soit un facteur de progrès dans l’histoire de l’humanité ne fait aucun doute pour lui. Il en affirme la force théorique, explicative, civilisatrice, et se fait l’avocat de sa liberté : la connaissance scientifique doit être autonome et il n’appartient à aucune instance extérieure de se mêler de la régenter. Cependant, les enjeux de l’existence humaine ne se réduisent pas à ceux de la connaissance, car la raison, l’éthique et l’esthétique la déterminent avec une égale légitimité. Aussi, les interactions des sciences, relevant de la connaissance rationnelle, avec les autres domaines de la vie humaine doivent-elles faire l’objet de mises en questions qui s’imposent notamment dans l’œuvre littéraire. Dans ses textes d’histoire et de philosophie des sciences, Lasswitz a pour principal objectif d’analyser la compréhension moderne de la matière. Dans ses textes de vulgarisation, il propose une réflexion sur la manière d’ajuster la vision du monde de ses contemporains au progrès scientifique. Dans sa littérature, il retourne à la complexité du réel, et replace les conquêtes des sciences et surtout les questions qu’elles suscitent dans leur environnement culturel et social.

On a souvent cru devoir souligner les faibles mérites littéraires des romans et contes de Lasswitz, relevant le décalage entre l’ingéniosité scientifique et technique de son imaginaire, et l’absence d’ambition novatrice du point de vue de l’écriture. On lui a reproché le peu de crédibilité de ses personnages, déploré leur manque d’épaisseur psychologique, dénoncé leur idéologie bourgeoise. Les quelques textes narratologiques de l’auteur soulignent du moins le sérieux de son investissement et s’inscrivent en faux contre l’idée que cette fiction ne serait que distraction, jardin secret d’une carrière consacrée à la science. En même temps, ils affirment une conception très classique de la littérature, focalisée sur l’identification du lecteur aux personnages mis en scène. Mais en réalité, la richesse de l’œuvre littéraire de Lasswitz est ailleurs.

De fait, ses contes et romans sont avant tout des contes philosophiques, jamais exempts d’une visée didactique. L’auteur y défend une vision de l’homme et de la société dans la continuité des idéaux des Lumières. Les objectifs des sciences et des techniques, auxquelles Lasswitz attribue des potentialités hautement civilisatrices et culturelles, sont évalués à cette aune. Pour autant, si ces récits se mettent au service d’idées, voire de thèses, les réponses ne sont pas données. L’humour, voire l’auto-ironie, sont un marqueur essentiel de l’ouverture caractérisant la plupart des expériences de pensée proposées.

S’appuyant sur Kant et sur la recherche scientifique de son temps, Lasswitz défend l’idée que la science ne décrit pas un monde extérieur tel qu’il est, mais construit ce qu’elle appelle la nature en tant que domaine soumis à des lois, à partir du divers qui nous est donné par nos sens et auquel nous donnons forme par notre entendement. Cette activité de connaissance est motivée par la volonté de comprendre et de maîtriser le monde, mais plus nous progressons, et plus nous sommes également confrontés à nos limites. La perspective humaine, caractérisée par la nécessité et la relativité, est par définition incomplète. Plus nous avançons en connaissance, plus celle-ci se révèle insuffisante, appelant incessamment à son dépassement. De plus, l’univers de la science est admirable, mais il ne représente à l’évidence qu’une partie de la réalité, ou plutôt une réalité parmi d’autres. L’homme a conscience d’être doté d’une volonté qui doit pouvoir s’exercer, que la liberté éthique doit pouvoir coexister avec la loi scientifique. Notre constitution nous pousse autant à la création poétique qu’à la création scientifique. Les valeurs de l’art, de l’éthique et de la religion sont donc aussi légitimes que les concepts de la science. En d’autres termes, si l’homme a un indéniable besoin de connaissance, il a un besoin tout aussi vital de satisfaire sa sensibilité et d’exercer son imagination, notamment à travers la pratique de la littérature.

Cependant, la littérature apparaît rarement chez Lasswitz comme une activité qui aurait sa fin en soi. Il s’en sert plutôt comme d’un médium complémentaire de son activité de vulgarisateur, lui permettant de mettre en débat la portée humaine, sociale et culturelle des sciences. La projection dans d’autres temps et d’autres espaces est le procédé qui a le plus marqué ses lecteurs. Néanmoins, on ne saurait en réduire la fonction à l’anticipation de réalisations scientifiques et techniques. L’écriture de Lasswitz se caractérise aussi par un certain nombre de figures récurrentes, liées à sa réflexion épistémologique et ses principes structurants de la narration. J’en soulignerai ici, à travers quelques exemples, deux aspects : derrière la multiplication des points de vue se manifeste une pensée de la relativité (non du relativisme) ; l’un des enjeux de ces expériences imaginaires réside dans l’investigation des limites, notamment à travers le triangle (relationnel).

Changements de perspective : la relativité des points de vue

Le progrès scientifique et technique modifie profondément notre vision du monde, notre rapport à la vérité, et fait vaciller les représentations traditionnelles concernant la place de l’homme dans l’univers. Désormais, l’homme semble se réduire à un conglomérat d’atomes parmi d’autres, un peu plus élaboré certes, mais néanmoins négligeable au vu de l’ensemble. Lasswitz récuse ce type de matérialisme tout en interrogeant les représentations métaphysiques et morales anciennes, l’insignifiance ou la supériorité, leur préférant un concept axiologiquement neutre, la relativité, également objet de sa réflexion épistémologique. Renversements, changements d’échelle, investissement anthropomorphique d’éléments naturels — gouttes d’eau, grains de poussière, fourmis, etc. — création de nouveaux univers, sont autant de procédés permettant des changements de perspective propices à l’exploration des différents règnes de la nature et aptes à suggérer des réponses à la question de la place de l’homme ou du sens que dans sa vie peut prendre la connaissance.

Prenons un exemple : Aus dem Tagebuch einer Ameise5 (Extraits du journal d’une fourmi, publié en 1890) inverse le rapport entre l’homme et l’animal en s’inscrivant dans une tradition ancienne réinterrogée. Les fourmis fascinent l’époque : elles incarnent les angoisses accompagnant l’explosion des grandes villes, ou inspirent au contraire l’admiration devant leur organisation sociale raffinée. Sur le plan scientifique, le récit fait écho aux travaux de l’entomologiste Karl Ernst von Baer.

Le journal d’une fourmi nous livre les réflexions d’une intellectuelle se consacrant à l’étude des humains. On obtient ainsi une mise en abyme doublée d’un travail sur la perspective. Le cheminement de la fourmi reprend les étapes de la recherche humaine : elle va de préjugés naïfs en découvertes troublantes, de révolutions intellectuelles en incompréhensions persistantes, se laisse entraîner à des investigations au péril de sa vie et s’interrompt à la fin de son cycle naturel. Elle est travaillée par des questionnements philosophiques, métaphysiques et moraux et tout particulièrement intriguée par ce que les hommes appellent amour et qu’elle s’efforce d’appréhender. Elle y parvient tant bien que mal, mais échoue tout à fait à saisir aussi peu que ce soit la notion de liberté.

Ses propos se caractérisent avant tout par ce qu’il faut bien appeler son fourmicentrisme. Ainsi, le miroir qu’elle tend au lecteur du conte fait-il apparaître principalement l’anthropocentrisme de la connaissance. La fourmi est la mesure de toute chose : ses interrogations sur l’homme partent de son propre point de vue sur le monde, et reposent tout d’abord sur ce qui en est la base : ses sens. Parce qu’elle et ses semblables communiquent par leurs antennes, que les hommes en ont de très grossières (les bras !), qui visiblement ne sont pas rattachées au cerveau, elle doute qu’ils aient quelque intelligence. La hiérarchie implicite dans l’ordre des êtres vivants détermine l’intensité de l’intérêt qu’on leur porte, éveillé au premier chef par la proximité à l’égard de soi-même. La narratrice avoue avoir longtemps estimé que les oiseaux étaient davantage dignes de son attention. Ils semblaient en effet partager de nombreuses caractéristiques avec les fourmis ; l’homme, au contraire, en paraissait très éloigné, sauf par son habileté à construire ses habitations. La marque la plus évidente de son altérité, sans cesse rappelée, est sa taille, la grossièreté de sa constitution, sa balourdise. Le désir de connaissance s’avère déterminé par des critères — ressemblance, considération liée au danger représenté par l’espèce, utilité — tout à fait subjectifs, dans tous les sens du terme, épistémologique et quotidien. L’appréciation des qualités se fait de la même manière : les habitations des hommes intéressent davantage que celles des oiseaux parce qu’elles sont plus proches, notamment en tant qu’habitat collectif, de celles des fourmis. En même temps, la considération des fourmis pour leur objet d’étude est limitée : elle s’accroît au fur et à mesure que progresse la connaissance, mais reste empreinte, sinon d’hostilité, du moins de condescendance, voire de mépris, car bien évidemment, le rapport au monde des fourmis est le critère de jugement suprême : que les fourmis sont les reines de la création est une évidence première et inébranlable.

Ceci explique l’émotion suscitée par la découverte du langage et de l’écriture des humains, facultés que l’on croyait l’apanage des fourmis, émotion déterminée davantage encore par l’émerveillement devant leur propre travail de découverte. L’on s’étonne également que les hommes vénèrent des dieux. Les fourmis quant à elles ont non seulement leur foi en une divinité, mais aussi une éthique exigeante. La rédactrice du journal s’inquiète de certains projets d’expériences sur les hommes prévoyant de coloniser leur cerveau et craint qu’ils souffrent de ce qu’elle estime une cruauté. (Il est vrai que l’inquiétude pour la santé des colonisatrices n’est pas absente de ses réflexions.) Au contraire, il existe différentes espèces de fourmis, qui ne font pas bon ménage. Ainsi ne va-t-il pas de soi de comprendre la langue des fourmis rouges et celles-ci sont blâmées pour leur sentiment de supériorité reposant, selon la diariste, sur le simple fait qu’elles n’ont pas d’esclaves. Les différentes espèces de fourmis sont même impitoyables les unes pour les autres, et s’entretuent peut-être plus allègrement que les humains. La dimension satirique est transparente et omniprésente : elle s’applique à l’homme dans toutes ses dimensions, à ses mœurs et à ses méthodes et présupposés scientifiques.

Fourmicentrisme et anthropocentrisme se dévoilent réciproquement. L’animal et l’homme ont en commun une vie sociale organisée, où les individus ont des fonctions précises et identifiables. Ce fonctionnement permet et empêche à la fois la compréhension, car les ressemblances induisent en erreur plus sournoisement que les dissemblances. Celles-ci encouragent la curiosité et la recherche, mais celles-là favorisent les conclusions hâtives et les quiproquos. Les fourmis, par exemple, sont intriguées par les points communs que les hommes semblent avoir avec elles ; c’est le cas de l’aptitude à communiquer. Les investigations dans cette voie les rapprochent de la vérité, mais les font prendre l’encrier pour une glande.

Le Journal d’une fourmi met en avant, grâce à la fiction, que la connaissance dépend de l’organisation sensible et intellectuelle du sujet connaissant, et fait apparaître la connaissance elle-même comme un processus toujours menacé par l’enfermement dans le point de vue propre. Cependant, la critique de l’anthropocentrisme a ses limites, puisque ce dernier est nécessairement constitutif de notre rapport au monde et à la connaissance ; il s’agit en revanche de le faire apparaître – ce qui revient également à poser la question des conditions de possibilité de la connaissance – dans le but de dépasser la source d’erreurs qu’il constitue aussi bien.

Avec les apparences de la légèreté, le conte met en évidence que l’expérience d’imagination qu’il propose consiste à repérer des lignes de fracture. Il ne s’agit pas d’inverser les rôles, de mettre sur le même plan l’homme et l’animal, mais, en se jouant des travers de celui-là, d’aboutir au repérage des véritables différences. Ainsi, le conte réaffirme la supériorité humaine, mais ce n’est pas la supériorité de la raison, intellectuelle ou instrumentale. On peut imaginer l’animal intelligent, mais c’est tout de même à l’instinct qu’il obéit avant tout, à l’instinct, qui s’oppose à la liberté. Le glissement de perspective aboutit à déplacer les accents, à relativiser la valorisation de l’intelligence cérébrale, et en filigrane, des conquêtes de la connaissance scientifique, au profit de l’éthique.

Le jeu, avec les perspectives est au cœur de bien d’autres contes, et, on le voit, il a des implications multiples. Il est surtout le thème même du récit Tröpfchen (La petite goutte d’eau) qui reprend et enrichit également en 1890 un conte paru dès 1878, Vom Tropfen, der die Welt sehen wollte6 (Aventures d’une goutte d’eau qui voulut parcourir le monde), et raconte le récit de voyage d’une goutte d’eau qui subit événements et métamorphoses propres à sa nature. Initialement goutte de rosée, puis jetée dans un torrent, elle est tantôt entraînée par un courant, tantôt retenue dans un étang. Il arrive qu’elle se retrouve prisonnière, dans une bouteille, dans un arrosoir ou dans un flacon. Pour finir, elle retrouve la mer, s’évapore et devient nuage. Elle voit ainsi le monde sous des angles inaccessibles à l’être humain, et fait faire bien des découvertes au lecteur, grâce à une multitude de points de vue insoupçonnés. Ce périple n’est pas gouverné par le hasard, il a un objectif précis : la goutte d’eau s’y est en effet lancée, poussée par une curiosité singulière ; elle brûle de savoir ce qu’est un homme. Son point de vue spécifique lui fait, bien entendu, commettre quelques erreurs à la fois plaisantes et édifiantes. Elle se trouve confrontée à un scientifique arrogant, efficace mais inconscient de ses limites, à une araignée qui se prend pour le centre de l’univers, à un poète, etc. Elle apprendra pour finir qu’une question comme la sienne ne peut trouver de réponse simple, mais surtout que connaître exige l’adoption d’un point de vue adéquat pour saisir l’objet étudié. Aussi, la relativité qu’elle découvre et fait découvrir ainsi au lecteur, n’est-elle pas un relativisme : il ne suffit pas de prendre conscience de l’importance du point de vue, il convient aussi de se placer à la bonne distance, de saisir la bonne focalisation, le bon réglage du microscope.

Limites

Les enquêtes épistémologiques auxquelles Lasswitz associe son lecteur grâce à ses fables aux allures de divertissement font une large place à l’investigation des frontières entre l’homme et son objet d’études, la nature. On pourrait soupçonner, dans sa manière de faire de certains éléments de cette dernière les personnages principaux de ses récits, une tentation romantique que viendrait appuyer son intérêt pour Gustav Theodor Fechner, auquel il a consacré une biographie et qu’il a réédité. Les éléments, minéraux, végétaux, qui figurent au centre de ses récits sont la plupart du temps mus par une profonde curiosité à l’égard du monde humain, laquelle peut aller jusqu’au désir de fusion, comme en réponse au désir de connaissance des hommes. Mais c’est là que l’on atteint une limite infranchissable et, en tant que telle, symbolique. Ces promenades imaginaires au royaume que l’homme veut se soumettre explorent la tentation d’empathie avec le monde physique qui l’entoure et établissent clairement l’inanité des rêves de complicité, en montrant la confusion sur laquelle ils reposent.

Le roman Aspira,7 en témoigne le plus nettement. Il raconte l’histoire d’Aspira, une nuée (nuage est féminin en allemand) fascinée par les humains qu’elle voit creuser la montagne pour réaliser des objectifs qu’ils semblent s’être fixés ; elle les voit animés d’une volonté, et rêve dès lors de comprendre ce phénomène qui lui est si étranger. Elle obtient de l’Être suprême de s’incarner temporairement en une jeune femme, chimiste de son état et venue se reposer dans ces lieux. Sa première rencontre sous cette forme d’emprunt lui fait croiser le chemin de l’ingénieur en charge du tunnel qui l’a tant intriguée, et qui tombe amoureux d’elle. Or, la jeune chimiste est fiancée à un collègue, et Aspira se trouve ainsi prise dans une relation triangulaire qui finit d’autant plus mal qu’elle-même, en tant qu’élément naturel, est absolument imperméable à l’amour, ce qui rend sa relation avec « son » fiancé encore plus difficile que celle avec l’ingénieur. Néanmoins, on voit la dimension métaphorique de cette constellation : Aspira, la nuée, désire de toute son âme venir en aide aux hommes. Elle rêve de rapprocher les deux univers, d’aider à creuser le tunnel une entreprise bien engagée mais dangereuse en raison du caractère imprévisible des éléments naturels. D’une part, elle ne parvient pas, malgré tous ses efforts, à vaincre l’hostilité de ses semblables, rochers, torrents, nuages, etc. à l’égard des hommes, d’autre part, les hommes de leur côté, rejettent catégoriquement l’idée que les éléments naturels puissent eux aussi être dotés d’une âme. La relation avec le fiancé scientifique s’en trouve menacée, et l’ingénieur paiera de sa vie la folie d’avoir cédé à l’attirance de ce monde radicalement étranger.

La nature et l’homme sont deux univers inconciliables, et s’il n’est pas illégitime d’imaginer que la première soit animée, il est inconcevable qu’une communication puisse s’établir ailleurs que dans le domaine de la poésie ou du sentiment religieux. Car s’il n’y a pas de fusion possible entre les deux univers, c’est aussi que la tentation elle-même relève d’un quiproquo : la goutte d’eau appartient à une autre réalité que les équations de la thèse de physique de Lasswitz. Ces deux réalités coexistent légitimement, mais ne peuvent se confondre qu’au prix de la superstition ou d’un mysticisme destructeur

La relation triangulaire impossible est une figure à laquelle Lasswitz recourt dès ses premiers récits, et elle a, dans des contextes très différents, une fonction constante. Dans Aspira, ce n’est pas à un vaudeville que nous avons affaire, mais bien à une réflexion, sur un mode poétique, sur les relations entre la science, la technique et la nature. Dans Bis zum Nullpunkt des Seins (1871) et Gegen das Weltgesetz (1877),8 la relation complexe entre deux hommes et une femme signifiait des tensions insolubles entre des postures philosophiques.

La première narration (Jusqu’au point zéro de l’être) nous transporte en l’an 2371. Aromasia, une artiste célèbre, est aimée de deux hommes des plus dissemblables, l’un, Oxygen, du parti des « objectifs », l’autre, Magnet, du parti des « ardents ». Le premier est fabricant de temps — il possède une entreprise produisant des appareils capables de modifier les conditions atmosphériques —, le second est poète. Ce triangle est asymétrique : Aromasia aime Oxygen, dont elle ne partage pas la vision du monde, tout en étant liée d’amitié avec Magnet, dont elle est très proche par ses conceptions philosophiques et esthétiques. Le système d’attirances qui est ainsi mis en place ne peut qu’échouer. La relation triangulaire apparaît d’emblée comme un principe structurant qui comporte une dimension symbolique essentielle. Elle représente une limite reposant sur la nature et la liberté humaines et affirme la suprématie de l’affect sur la raison. Sur le plan plus spécifiquement littéraire, on observe une priorité qui ne se démentira pas : Lasswitz privilégie des relations entre les personnages où la dimension symbolique voire allégorique des constellations prime sur la psychologie des individus.

Le récit Gegen das Weltgesetz (Contre la loi de l’univers) prolonge Bis zum Nullpunkt des Seins 1505 ans plus tard. Le triangle relationnel qui le structure met cette fois-ci aux prises Lyrika, une artiste d’un genre nouveau, appelée « psychiste », Kotyledo, un botaniste, et Atom, un chimiste de renom. Cette fois-ci, Lyrika aime Kotyledo dont elle est proche à tous égards, mais Atom, contestant la légitimité de cet amour réciproque au nom de la loi qui régit l’univers, conforté en cela par les calculs d’une mathématicienne, prétend lui-même aux faveurs de l’artiste. L’opposition entre Atom et les deux autres protagonistes débouche sur un affrontement sans merci. La relation triangulaire sonde une incompatibilité profonde entre un scientisme ivre de sa prétention à la toute-puissance et la volonté de préserver des idéaux menacés. Ces derniers triompheront, mais la tension qui caractérise la constellation révèle une inquiétude sous-jacente : la tendance à l’hégémonie des sciences et techniques représente bien un danger pour les valeurs esthétiques et éthiques de l’humanisme.

Rationalité scientifique vs relations émotionnelles

Ces relations triangulaires mettent en scène des enjeux divers, mais toujours caractérisés par l’exploration d’une limite infranchissable. Il ne s’agit pas de poser des interdits, mais de repérer des points d’appui face à l’ampleur et à la profondeur des changements en cours. Le triangle, incarnation de la vérité mathématique, du moins dans la tradition euclidienne, est une figure de la certitude qui permet également, par son caractère élémentaire, la réduction à l’essentiel. Dans les contes et romans de Lasswitz, il rend visible la trame de configurations qui renferment les problèmes-clés suscités par les bouleversements de l’époque.

Car quel que soit l’enthousiasme soulevé par les promesses de progrès scientifique et technique, on ne peut éviter la question des dangers encourus. Dans Gegen das Weltgesetz, le saut dans le temps ne traduit pas la volonté de battre des records d’anticipation. Il intègre la nécessité de concevoir le progrès sur le long terme. Lasswitz accorde à l’humanité un millénaire, au cours duquel s’épanouissent toutes les potentialités des sciences et des techniques, avant d’enrer dans une phase de stagnation puis de régression (qui n’est pas sans rappeler la fin du xixe siècle), suivie d’une série de catastrophes naturelles (auxquelles les hommes ne peuvent rien). La sortie de cette période de ravages est difficile, mais débouche sur la prise de conscience de la nécessité de confier à la science l’amélioration de l’homme lui-même, et c’est ainsi que l’on entre dans une ère où, mesure parmi d’autres, émerge l’idée d’intervenir directement sur le développement du cerveau. C’est dans ce contexte que se situe la narration évoquée plus haut, une aventure à la Jules Verne d’où nos deux amoureux à l’ancienne sortent vainqueurs. Que les prétentions de la science de pointe soient incarnées par le protagoniste obligé pour finir de céder la place est un des indices qui donnent à penser que Lasswitz ne saurait être considéré comme un précurseur enthousiaste du transhumanisme. Le triangle permet de formaliser les oppositions tout en faisant surgir clairement l’inconciliable : les prétentions hégémoniques de la science doivent capituler devant la puissance des émotions, qui imposent par là même leur légitimité.

Dans Auf zwei Planeten9, Ell, le métis Martien/Terrien aime Isma, l’épouse de son collègue Torm. Isma n’est pas insensible à l’amour d’Ell, sans pour autant remettre en cause sa relation conjugale. Ici, ce sont les ambivalences du cœur humain, la complexité des désirs qui fixent la limite, dans un contexte où les Martiens portent, au nom de la liberté et de la dignité de l’individu qui correspondent à leur niveau élevé de civilisation, des exigences proches des partisans de l’amour libre. L’ouverture des sentiments qu’ils professent est sympathique mais tente peu les humains. Pour Lasswitz, en tout cas, l’amour semble devoir être exclusif et fusionnel, et se dérobe foncièrement à la rationalité.

Une nouvelle qui imagine un Miroir du cerveau (Der Gehirnspiegel10) illustre de manière très concentrée l’antagonisme potentiel entre le rêve scientifique de clarté et d’efficacité et les troubles de l’âme humaine. Ce dispositif permet en effet de faire apparaître sur un écran les traces d’une mémoire perdue, ce qui s’avère utile lorsqu’on a égaré ses clés, mais qui peut être gênant si la même opération de sauvetage des pensées enfouies libère des sentiments inavouables. D’autres contes, notamment les contes tardifs, éprouvent les potentialités des sciences et des techniques en confrontant des inventions séduisantes à leurs implications inattendues, comme dans Der Traumfabrikant (Le fabricant de rêve, paru en 1886).

Fig.1 : Kurd Lasswitz (1848-1910)

Une fonction majeure de l’œuvre littéraire de Lasswitz réside ainsi dans l’exploration des frontières entre les différentes dimensions de l’expérience humaine, destinée à repérer les limites sur lesquelles il est possible de prendre appui pour assurer le progrès auquel Lasswitz veut croire. La science se voit investie d’une mission essentielle dans cette espérance, mais, née du besoin de savoir et de maîtriser, elle doit se garder d’empiéter sur les domaines de la vie humaine régis par d’autres lois. Ce sont ses limites qu’explore l’imaginaire déployé dans les contes et les romans, et c’est pourquoi les configurations y sont plus importantes que la vraisemblance ou l’épaisseur psychologique des personnages, par exemple. Mais c’est aussi parce que c’est de ses limites qu’il est question, que s’impose, face aux interrogations de la goutte d’eau sur ce qu’est l’homme, l’idée que c’est dans le poète que son essence se trouve le mieux incarnée.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 Cf. Andreas Daum, Wissenschaftspopularisierung im 19. Jahrhundert : bürgerliche Kultur, naturwissenschaftliche Bildung und deutsche Öffentlichkeit, 1848-1914, Oldenbourg, München, 1998.

3 Cf. F. Willmann, « La lampe de la science et les bulles de la fiction, Kurd Lasswitz », in Alliage n° 32, 1997, pp. 49-54. ; cf aussi F. Willmann, Science, philosophie et littérature au service de la culture : l'œuvre de Kurd Lasswitz (1848-1910), à paraître aux Presses universitaires de Nancy.

4 Thèses défendues lors de la soutenance du doctorat de physique sur les gouttes d'eau suspendues aux corps solides, et figurant en annexe : K. Lasswitz, Über Tropfen, welche an festen Körpern hängen und der Schwerkraft unterworfen sind. Inaugural-Dissertation, F.W. Jungfer's Druckerei, Breslau, 1873.

5 Kurd Lasswitz, Seifenblasen, Lüneburg Dieter von Reeken, Kollektion Lasswitz , 2010. Ce volume contient en outre les contes mentionnés suivants : Tröpfchen et Der Traumfabrikant.

6 Kurd Lasswitz, Vom Tropfen, der die Welt sehen wollte, Trewendts Volkskalender für 1878, Breslau, 1878.

7 Kurd Lasswitz, Aspira, Lüneburg, Dieter von Reeken, Kollektion Lasswitz 7, 2010.

8 Les deux récits sont rassemblés sous le titre Bilder aus der Zukunft, DvR, kl 1.

9 Kurd Lasswitz, Auf zwei Planeten, dvr, kl 4/5.

10 Kurd Lasswitz, Nie und immer, dvr, kl 6.

Pour citer cet article

Françoise Willmann, « Interactions de la science et de la fiction  L’œuvre littéraire de Kurd Lasswitz (1848-1910) », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, Interactions de la science et de la fiction  L’œuvre littéraire de Kurd Lasswitz (1848-1910), mis en ligne le 08 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4228.

Auteurs

Françoise Willmann

Maître de conférences à l’université de Lorraine. Elle s’intéresse notamment à la place et au rôle des sciences dans la société et la culture au xixe et au xxe siècle, et plus particulièrement aux rapports entre science et littérature. Son travail d’habilitation, Science, philosophie et littérature au service de la culture : l’œuvre de Kurd Lasswitz (1848-1910), doit paraître prochainement aux Presses universitaires de Nancy.