Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Steffen Richter  : 

Une mondialisation prémoderne Les deux planètes1 de Kurd Lasswitz (1848-1910)

Plan

Texte intégral

C’est à 6356 kilomètres d’altitude au-dessus du pôle Nord que les Martiens ont installé une gare cosmique. Depuis cet endroit, le regard balaie un vaste paysage : de l’embouchure du Ienisseï à l’est au Grönland à l’ouest, en passant par les Alpes au sud. Trois scientifiques partis à la découverte du pôle Nord sont là,

« plongés dans la contemplation de ce paysage qu’aucun œil humain n’avait eu la chance de voir jusqu’alors. Jamais encore, ils n’avaient pris conscience de ce que cela signifie que d’être projeté dans l’univers sur cette petite graine tourbillonnante que l’on nomme la Terre. » (azp, p. 90)

Cette vue d’en haut n’est pas sans ambivalence : d’un côté, elle inspire aux habitants de la terre l’humilité qui convient à leur infime petitesse dans l’univers. D’un autre, cette vue panoramique fait apparaître la Terre dans son unité. Les trois Allemands avaient déjà eu l’occasion, auparavant, d’apercevoir une carte géographique martienne qui leur avait paru incompréhensible. Elle figurait la moitié nord du globe jusqu’au 30ème degré de latitude et englobait même des contrées encore parfaitement inconnues des chercheurs. Le point de vue cartographique surplombant des Martiens confère à l’homme sa juste dimension dans l’univers, mais lui permet également d’avoir conscience du « grand tout », de la globalité du monde.

L’expédition partie à la recherche du pôle Nord comprend le savant Josef Saltner, l’astronome Karl Grunthe et l’expert en aéronautique scientifique Hugo Torm. Les trois hommes ne découvrent pas seulement le pôle Nord, mais également une station que les Martiens y ont installée sans que personne, sur la Terre, s’en soit aperçu. Quelques humains vont se rendre sur Mars, mi-hôtes, mi-otages de ces extra-terrestres intelligents et amicaux. On fait connaissance, ce qui n’empêchera pas la rencontre des deux cultures de se faire sur le mode du heurt.

En 1897, Kurd Lasswitz, pionnier du roman d’anticipation de langue allemande, se trouve avec sa fiction martienne Auf zwei Planeten (azp) en bonne compagnie. L’Italien Giovanni Virginio Schiaparelli ayant cru découvrir en 1877 des canaux sur Mars, la fin du xixe siècle se trouva confrontée à un véritable déluge de romans martiens. La plupart du temps, on y traite d’un conflit entre les cultures, et la plupart du temps, la Terre tout entière est concernée. Cela ne va pas forcément de soi, en ce siècle des États-Nations encore moins en Allemagne, « nation tardive ». Lasswitz, lui non plus, ne se limite pas à l’horizon national : lorsque les trois savants découvrent la station des Martiens, c’est l’Europe qu’ils veulent en informer (azp, p. 17) et non pas l’Allemagne. Et lorsqu’ils survolent le pôle, ils sablent le champagne pour fêter leur succès en portant un toast à l’humanité.

Par ailleurs, Lasswitz partage avec d’autres fantasmagories martiennes de son époque l’adhésion à l’idée darwinienne de l’évolution. C’est ainsi qu’il tient la planète Mars, plus ancienne que la Terre, pour la planète la plus évoluée (azp, p. 44). Cette avance comporte des aspects éthiques, sociaux et politiques. Mais ce sont avant tout la science et la technique qui fondent la supériorité des Martiens. C’est en effet grâce à la science et à la technique que la société martienne a pu réaliser certains des rêves qui, autour de 1900, font partie de l’arsenal utopique communément partagé sur la Terre. La faim, souvent considérée dans la science-fiction à ses débuts comme le noyau de la question sociale, est maîtrisée grâce à la production chimique des aliments. On ne tire plus l’énergie d’un charbon sale, mais d’un Soleil propre. Et surtout, les Martiens ont réalisé de diverses manières les fantasmes de vol, un topos commun à toute la science-fiction. Lasswitz est passé de la machine volante, moyen de communication sur la terre, au vaisseau spatial permettant de sillonner l’univers. On privilégie le principe « plus léger que l’air », c’est-à-dire le modèle du ballon et du Zeppelin, — il est vrai qu’il faudra encore quelques années avant que le vol motorisé s’impose selon le principe « plus lourd que l’air ». Les Martiens de Lasswitz sont l’incarnation même de l’idée de légèreté : sur leur planète, ils ne sont soumis qu’à un tiers de la pesanteur terrestre. Ils ont également appris à s’affranchir de la gravitation et savent l’utiliser de manière ciblée. Cela les rend « maîtres du Système solaire » (azp, p. 45). Les Martiens ont compris que la gravitation est la force qui relie le Soleil et les planètes, faisant des corps présents dans l’univers un seul ensemble unitaire (azp, p. 45). Du coup, la gravitation est un médium de l’universel, comparable à l’éther.

La société martienne imaginée par Lasswitz définit clairement ses priorités. S’agissait-il « de résoudre une tâche technique, les luttes partisanes cessaient. » (azp, p. 203). La technique prime sur la politique. Mais il ne faut pas s’y tromper, il ne s’agit pas d’une simple domination unilatérale de la raison instrumentale. La technique est bien plutôt un élément d’intégration dans la société et garantit la paix. C’est là un rêve que Lasswitz a également caressé ailleurs que dans ses textes de fiction :

« Que l’on songe, dit-il dans un essai, à quel point le caractère international de la technique et de l’industrie est une force au service du rapprochement entre les peuples. Le fait que les inventions procèdent les unes des autres, la nécessité d’échanger idées et matériaux, tout cela force à des échanges pacifiques, de sorte que les nations apprennent à s’apprécier et que la concurrence généralisée sert au bien commun. […] L’humanité s’enchaîne en un organisme étroitement unifié. »2

On voit que le progrès technique entraîne ici explicitement la mondialisation.

Organismes et infrastructures

L’« organisme étroitement unifié » dont rêve cet essai apparaît dans le roman sous forme de diverses infrastructures qui ne sont pas exclusivement de nature technique. J’entends ici par infrastructures ce que l’historien Dirk van Laak définit comme « des médias d’intégration de l’espace et du temps ». Il voit dans les infrastructures des

« systèmes d’objets médiateurs qui se sont glissés entre les hommes et la nature de manière incroyablement durable, en tant que dispositifs de transports et de communication et d’installations servant à l’approvisionnement et à l’évacuation. »3

Les infrastructures, on le verra, servent en outre de symboles représentant un pouvoir, mais aussi de moyens pour imposer une domination.

La pléthore de médias en charge de la communication, des transports et de la gestion des ressources dont dispose la société martienne chez Lasswitz montre l’importance que revêtait la réflexion sur les infrastructures autour de 1900. En outre, il apparaît clairement que l’avenir rêvé est mondial, et que le principe du réseau est l’une de ses caractéristiques essentielles. Il y a tout d’abord les dispositifs locaux, clapets de téléphone et autres tubes pneumatiques dans la station martienne du pôle Nord. Ils servent à une communication généralisée, qui n’exclut personne (utilisable également, il est vrai, pour la surveillance). Et il y a la télégraphie et la téléphonie à l’échelle mondiale, au moyen de rayons lumineux, permettant d’échanger des dépêches entre la Terre et Mars — grâce à la vitesse de la lumière, par conséquent, ce qui veut dire quasiment en temps réel pour les petites distances. En outre, la projection futuriste de Lasswitz recourt à un ingénieux système de voies et moyens de communication. Outre les voies sur lesquelles on glisse, et les voies sur lesquelles on roule, où biens et personnes sont acheminés sur de longues distances à une vitesse de 400 km par heure, un « réseau dense » (azp, p. 166) de voies à degrés représente le clou de ces aménagements :

« Cette voie à degrés était un idéal de route, en elle se trouvait réalisé le fantasme du poète qui imagina dans son conte de fées que ce ne serait plus le voyageur qui se déplacerait, mais le chemin lui-même. » (azp, p. 166)

Il va de soi que ces routes atteignent, elles aussi, des vitesses extrêmes. La communication intraplanétaire, avec ses multiples niveaux et degrés adaptés aux différents besoins, se trouve complétée par la communication interplanétaire des vaisseaux spatiaux. Ils atteignent des vitesses allant jusqu’à 100 km par seconde. Très vite, on instaurera des liaisons régulières entre la Terre et Mars. On distingue nettement les contours d’un programme de rationalisation caractéristique de la modernité technique : les résistances opposées par l’espace sont éliminées, les vitesses élevées abrègent le temps investi.

Les fantasmes d’intégration jouent également un rôle déterminant lorsqu’on s’intéresse aux infrastructures destinées à la gestion des ressources. Dans la littérature, contrairement à la réalité, les Martiens se sont effectivement équipés de canaux. Ceux-ci traversent les hauts-plateaux plus ou moins désertiques et distribuent l’eau sur toute la planète. Leur trajectoire suit « de très anciennes voies culturelles » désormais muées en « routes industrielles » (azp, p. 167). C’est ainsi que l’on a obtenu des « bandes culturelles » (azp, p. 213) irriguées, identifiables depuis la Terre où elles apparaissent comme des « bandes sombres ». Les plaines également sont parcourues de bandes décrivant des lignes droites, de « larges routes illuminées par les éclairages artificiels » (azp, p. 222) On pourrait dire, avec Deleuze et Guattari, que l’espace « lisse » du désert est » strié » par la route, cette infrastructure qui rend l’espace accessible et l’ordonne. Ces bandes parallèles, véritables incarnations de la rationalité, sont des lignes qui s’emparent de l’espace et le découpent.

Tout au long de ces « routes cosmopolites » (azp, p. 168) est fabriquée la richesse alimentaire de la planète Mars. C’est là en effet que l’on extrait la roche et qu’on la métamorphose en protéines et hydrates de carbone, uniquement à l’aide d’air et d’eau, loin de toute méthode agricole classique. Le désert d’où provient la roche est le réservoir d’énergie à proprement parler : on y tire profit du rayonnement solaire en le transformant en électricité. Les habitants du désert le parcourent, allumant et éteignant les conduites électriques au lever et au coucher du Soleil.

Le texte révèle une conscience aiguë d’un problème fréquemment associé aux infrastructures : la question de la propriété. Les grandes entreprises qui collectent le rayonnement sont certes des entreprises privées, mais le capital qui s’y trouve investi (de même que dans les entreprises de transport) provient de l’État. La production des biens n’est pas soumise, dans le détail, à des réglementations précises ; néanmoins un « gouvernement central » fixe un « budget de rayonnement » annuel et détermine la quantité d’énergie que l’on est autorisé à recueillir du Soleil (azp, p. 231). Hormis cette centralisation discrète de la gestion des ressources, la constitution globale de la société martienne a également une dimension politique. Cette société est dirigée par un « Conseil central », responsable devant un Parlement fédéral. L’administration technique, avec ses installations et infrastructures les plus importantes — transports, irrigation, aéronautique — est soumise à ce Conseil central. Des infrastructures financières et sociales complètent cette organisation. C’est ainsi que le montant des prêts sans intérêts — pour le cas où un habitant aurait subi des pertes en raison de « circonstances malheureuses » (AZP, p. 231) — est fixé de manière centralisée. On organise également une redistribution de la richesse sociale par la fiscalité, afin d’assurer à chacun un minimum vital. Une armée de fonctionnaires fait en sorte que tout se passe sans heurts.

Cette administration politique fait du tout constitué par ses 154 Etats

« Un ensemble inséparable, empêchant que des États singuliers, même parmi les puissants, ne se détachent de l’ensemble de la planète, pas plus qu’un organe du corps humain ne peut se soustraire à la circulation sanguine. » (azp, p. 213)

Ainsi, la formation politique, avec ses administrations économiques et sociales, est comparée à un organisme et à la circulation sanguine qui l’irrigue ; dans cette image convergent la représentation d’un organisme naturel et celle d’une société mondialisée. Ce n’est pas par hasard que cette image surgit chez Lasswitz. Elle renvoie à des discours de l’époque provenant de la philosophie de la technique et de la géographie politique. Je m’appuierai ici, pour la première, sur Ernst Kapp, pour la seconde, sur Friedrich Ratzel.4

Organisme, infrastructure et globalité dans la philosophie technique et la géographie politique

Si Ernst Kapp, le fondateur de la philosophie de la technique allemande n’est pas entièrement tombé dans l’oubli, c’est probablement parce qu’il représente une conception de la technique comme « projection d’organe » affinée et développée après lui par Arnold Gehlen notamment.

L’idée de « projection d’organe » est également liée à l’idée de l’État comme organisme naturel. Pour Kapp, libéral déçu par la révolution de mars 1848, et qui émigra en Amérique, une administration mécanique de l’État mène au despotisme, une administration organique en revanche, à la liberté. Dans son œuvre majeure, Principes d’une philosophie de la technique de 1877, Kapp a présenté cette conception de manière nuancée. L’État, dit-il, serait la

« res interna de la nature humaine en train de devenir res publica et externa, sa projection organique totale. » (Kapp, 2007, p. 267)

Selon lui, les techniques modernes et les infrastructures qu’elles fondent doivent être comprises comme des parties constitutives de l’État, qui représente précisément cette projection totale organique, non seulement en un sens métaphorique, mais bien réellement. Or, ce qui est intéressant, c’est que pour Kapp, hégélien et penseur systématique, cela fait longtemps déjà que les inventions techniques singulières ont acquis une qualité nouvelle. C’est ainsi qu’il écrit dans ses Principes :

« Nous quittons à présent le domaine que nous avons étudié jusqu’ici, dans lequel les œuvres de la technique restent sporadiques bien que répandues partout en grande quantité, pour diriger notre attention sur les puissants moyens de culture qui, tels les chemins de fer et les télégraphes qui s’étendent aujourd’hui aux différentes régions du monde, que dis-je, au globe terrestre tout entier en un lien continu, bien plus que de simples » appareils » se présentent comme de véritables systèmes. » (Kapp, 2007, p. 142)

Kapp décrit par conséquent très tôt le lien entre infrastructures de communication modernes et mondialisation. De plus, les installations et infrastructures se constituent chez lui en systèmes de médiation globaux, en termes extrêmement proches de ceux de Lasswitz :

« Dans cette unification des voies ferrées et des lignes à vapeur en un tout fermé, le réseau d’artères qui assure la circulation des moyens de subsistance de l’humanité est la copie du réseau des vaisseaux sanguins dans l’organisme. » (Kapp, 2007, p. 149)

Cette rencontre entre infrastructure, organisme et mondialisation, affirmée dans la philosophie de la technique, offre, bien entendu, un arrière-plan opportun à la littérature de science-fiction, fondamentalement proche de la technique, et en nourrit l’imaginaire.

Cependant, au même moment, les réseaux de transports et de communication pris comme des organismes, occupent également cette science émergente qu’est la géographie politique. D’une part, les infrastructures ont une dimension d’intégration au niveau de l’espace national. C’est ce qu’ont montré le chemin de fer en Allemagne ou en Suisse, le trafic fluvial et aérien en Amérique du Nord. D’autre part, cependant, les infrastructures tendent toujours potentiellement à transcender cet espace national.

« Le commerce mondial, écrit le fondateur de la géographie politique en Allemagne, Friedrich Ratzel, tend à transformer toute la terre en un organisme économique unique, au sein duquel les peuples et les pays ne seront que des organes plus ou moins subordonnés. » (Ratzel, 1988, p. 28)

Ratzel mobilise lui aussi explicitement la conception de l’État comme organisme vivant. Pour lui non plus, il ne fait aucun doute que l’avenir sera mondial. Cependant, l’espace géographique n’étant pas une ressource infinie, sa répartition sera une question de puissance et de volonté politique. Pour Ratzel en tout cas, seule méritera le qualificatif de politique « réaliste » celle qui

« garantit au peuple en développement le sol indispensable, parce qu’elle a su définir les buts lointains auxquels aspire l’État. » (Ratzel, 1988, p. 18)

En cela, il vise le colonialisme, allemand notamment, de la fin du xixe siècle, en tant que mouvement de pensée et de pratique politique.

Il va de soi que la science-fiction à ses débuts se nourrit de constellations politiques, économiques et scientifiques réelles. On pense en l’occurrence à l’unification du Reich de 1871, à la politique coloniale active en Afrique depuis 1884 ou à la deuxième révolution industrielle qui vit la chimie et l’électricité succéder au charbon et à l’acier. D’un autre côté, cependant, la philosophie de la technique et la géographie politique ouvrent un espace où elle peut également puiser ses idées. Les visions d’avenir expansionnistes, nationalistes et agressives sont poussées à l’extrême, ou, dans le cas de Lasswitz, reformulées par une imagination pacifiste et cosmopolite.

La dictature éducative coloniale

La rencontre entre le discours colonial et la science-fiction est une donnée commune au genre naissant, depuis le début du roman de Jules Verne, Cinq semaines en ballon, jusqu’aux Space operas et aux films populaires Star Wars de George Lucas, qui transposent l’idée de Frontier dans l’espace. Partout, on traite des pratiques coloniales et de la critique du colonialisme.

Grâce à leur supériorité technique, les Martiens de Lasswitz brisent la résistance militaire des habitants de la Terre en un temps record. Les communications fluviales et les câbles télégraphiques — toujours des infrastructures — s’avèrent des points particulièrement vulnérables. Détenir les infrastructures permet souvent de régler de manière décisive la question du pouvoir. Après leur victoire, les Martiens étendent leur réseau civilisateur à la Terre entière. Parmi les mesures qu’ils prennent, figurent l’introduction d’aliments chimiques, mais surtout l’institution d’une scolarité obligatoire dans des écoles de formation continue (abritées dans des casernes démilitarisées). Quiconque s’oppose aux nouvelles réglementations fait l’objet de sanctions allant de l’internement dans un « laboratoire psychologique » où l’on radiographie les cerveaux et photographie les rêves (azp, p. 254) aux travaux forcés dans les champs de rayonnement solaire au Tibet. Là aussi, le recours aux infrastructures joue un rôle important. C’est ainsi qu’une agglomération rebelle se voit refuser un arrêt sur la ligne aérienne reliant le pôle Nord à Rome, c’est-à-dire le raccordement à une infrastructure de communication majeure (azp, p. 241). On est donc en droit de parler d’une dictature (ré)éducative des Martiens. Alors qu’on met en place, sur la Terre, un « protectorat » qui souligne les ambitions coloniales au niveau du lexique utilisé, on installe sur Mars un « musée de la Terre », où l’on montre vêtements, objets du quotidien et images d’humains. Ceux-ci sont exposés sur la planète Mars tout comme les noirs d’Afrique sont exposés dans un musée colonial européen.

Il fallait s’y attendre : la lutte des hommes contre les envahisseurs de la planète Mars engendre des animosités nationales — par exemple sous forme d’idées patriotiques qui occupent en particulier les Anglais et les Allemands. La suprématie de la société martienne, mondialisée, s’affiche clairement, celle-ci parlant dès le départ d’une seule voix, alors que les nations terriennes poursuivent chacune leurs intérêts particuliers. Il faudra attendre la création d’une « Organisation générale des hommes », c’est-à-dire une association cosmopolite, lancée par les savants allemands, pour qu’un soulèvement contre la domination étrangère soit possible. On voit que des directions de pensée plutôt antagoniques, telles la critique coloniale et l’utopie de la mondialisation, se trouvent ici conciliées. De fait, la résistance aboutit à la libération. Mais celle-ci ne sera réalisée que lorsqu’on aura atteint une égalité technique. Le pouvoir des vaisseaux spatiaux martiens sera brisé seulement quand ils seront confrontés à la concurrence de vaisseaux terriens équivalents. Il revient à un groupe d’ingénieurs états-unisiens, « cachés au plus profond de la forêt vierge » de copier la technique martienne. Finalement, c’est le sens du sacrifice de citoyens américains qui finira par sauver la Terre (azp, p. 349). Lasswitz anticipe le pronostic de William T. Steads, qui parlera peu après de « l’américanisation du monde » comme de la « tendance » la plus importante du xxe siècle. Cependant, ces États-Unis, devenus certes « la puissance de pointe sur la terre » ne sont pas pour autant conçus comme hégémoniaux. Dans un premier temps, les prouesses techniques états-unisiennes rassemblent la Terre et préparent le terrain pour la paix entre les planètes. On le voit, là aussi : pour Lasswitz, l’avenir est mondialisé et il n’exclut personne.

Et qu’en est-il des savants ? Patriotes amoureux et migrants

On a souvent observé que la littérature de science-fiction se trouve dans une posture ambivalente : elle traite de thèmes très avancés, mais le fait dans le cadre d’une esthétique littéraire prémoderne, voire antimoderne. Que l’on place l’inconnu au cœur du connu s’explique évidemment par une fonction du nouveau genre : la vulgarisation de la science moderne et de la technique. Et Lasswitz s’est, de fait, considéré explicitement comme médiateur de ce point de vue.

Face à la technique moderne, qui révolutionne les perceptions de l’espace et du temps, Auf zwei Planeten présente un programme narratif fort peu audacieux. La structure narrative respecte — en dépit de la volonté d’intégrer mondialisation et interconnexion dans la représentation — un modèle bi-polaire : nous, les hommes, eux, les Martiens. Le narrateur occupe une perspective que rien ne vient limiter, il s’introduit dans les pensées et les sentiments de tous les personnages. Il n’en reste pas moins un homme et accapare tout ce qui est étranger sans autre forme de procès : ses Martiens sont la plupart du temps des hommes déguisés : tantôt bien braves et modestes, tantôt agressifs et ambitieux, mais également amoureux et jaloux. Le théâtre du roman est étonnamment provincial. Même lorsque l’action oblige à se rendre à Berlin, il n’y a guère de place pour l’urbanité. La métropole qui produit une intensification de tous les moyens de communication et de transport et constitue ainsi le germe du monde global, ne joue guère de rôle ici. Et dans l’avenir martien, il n’y a pas de grands ensembles urbains. Alors que la sociologie considère l’émancipation à l’égard de l’espace de proximité et la conquête du lointain comme autant de signes de la modernité, le texte littéraire en reste ici au stade où l’on privilégie l’espace de proximité et sa chaleur par rapport au lointain associé au froid. En effet, de petites villes telles que Bozen ou Friedau, d’où viennent les protagonistes, sont plus importantes que Berlin. L’atmosphère de nature idyllique sur la Terre fait oublier jusqu’aux vitesses élevées grâce auxquelles les vaisseaux spatiaux survolent les paysages. Lasswitz est ici très loin des récits épiques d’une folle mobilité, tels qu’on les trouve à la même époque chez Jules Verne.

La provincialité prémoderne semble également distinguer la troupe des personnages mis en scène. Les trois voyageurs du pôle Nord sont tous trois des scientifiques : Hugo Torm, spécialiste de l’aéronautique, Karl Grunthe, astronome, Josef Saltner, savant. Pour autant, ce ne sont pas des professeurs Tournesol, des génies isolés perdus dans leur travail intellectuel. Ils forment au contraire un collectif de héros aux dispositions très pratiques et ressemblent plutôt au type nouveau qui émerge avec le roman utopique technique, voire la science-fiction plus tardive, celui de l’ingénieur. Plus précisément : ils se trouvent au seuil d’un nouveau paradigme de ce type de personnage. En effet, seul Grunthe correspond, du moins en partie, à cette image de l’ingénieur : dans son attitude avec les femmes, il se montre particulièrement embarrassé ; il communique d’une manière

« brève, presque sèche. Rien n’était excessif, aucune supposition, pas de jugement subjectif, tout était clair, comme une démonstration mathématique. » (azp, p. 138)

La technique et les infrastructures, qui toutes deux visent la fonctionnalité et l’efficacité, font émerger un ensemble de protagonistes idoine. Le technicien, tout comme le technocrate de la science-fiction ultérieure est une figure du froid. C’est ce qui frappe déjà chez Hans Dominik, élève et admirateur de Kurd Lasswitz, bien plus populaire que lui, plus controversé aussi du fait de sa proximité avec les utopies völkisch et de ses convictions nationales-socialistes. Dans le roman de science-fiction, l’infrastructure typique au niveau de la distribution des personnages, est constituée d’ingénieurs, d’administrateurs et de financiers, réunis autour de grands projets techniques. Il se crée ainsi une sorte de front froid. Afin de susciter dans ces textes destinés à un public large un foyer de chaleur, il faut y imbriquer une histoire d’amour, pimentée d’un peu de jalousie. Il faut surtout une figure féminine et sensible. On observe aussi cet arrangement chez Lasswitz. On trouve chez lui un personnage de ce type, en la personne de l’épouse du chef de l’expédition, Torm, et la jalousie joue un rôle important. Il n’y a guère pourtant, chez Lasswitz, de froids technocrates entièrement modernes. Même Grunthe sent son cœur battre lorsqu’il voit la Terre occupée. Les scientifiques de Lasswitz ne sont en aucun cas des originaux amputés émotionnellement. Ce sont des patriotes, des amoureux, voire les deux. Cela mène à l’amour interplanétaire entre Saltner et La, une charmante Martienne. Mais au contraire de bien des textes de science-fiction, cette idylle n’est pas un simple élément décoratif, elle remplit une fonction structurelle dans la lutte pour la paix entre les planètes.

Tous ces aspects propres au récit classique forment un contraste très net avec les spéculations techniques du roman.

Mais n’oublions pas Friedrich Ell, véritable « âme de l’association internationale pour la recherche polaire », celui qui a préparé et financé l’expédition au pôle Nord (azp, p. 39). Il est, comme nous le révèle peu à peu le roman, le fils d’une Allemande et d’un astronaute martien abandonné sur la Terre lors d’une précédente expédition. Savant retiré dans la petite ville de Friedau, il y mène ses recherches et y occupe un observatoire. C’est lui le vrai savant, bien plus encore que les trois découvreurs du pôle Nord. Mais Ell est en même temps celui qui, dans le conflit entre la Terre et Mars, est des deux côtés. Il paie son appartenance partielle aux deux cultures par une non-appartenance partielle et la solitude qui en résulte. Migrant de la deuxième génération, il relève de l’entre-deux. C’est lui qui rédige le premier dictionnaire allemand-martien. C’est lui qui ressent tout particulièrement le devoir de rétablir la paix. C’est lui enfin qui suit son devoir sans faillir, et sacrifie au bout du compte sa vie pour la paix sur les deux planètes. Ell, le migrant, est une figure éminemment moderne, qui permet de poser les questions de l’altérité, de l’étrangeté et de l’identité. Et il est, sans aucun doute, un savant. Le savant serait par conséquent prédestiné au rôle de médiateur. Un médiateur entre différents ordres de savoir et de vie.

Ell éclaire également la manière dont l’auteur de science-fiction Kurd Lasswitz conçoit sa fonction. La maison pourvue d’un observatoire habitée par Ell à Friedau est construite sur le modèle de celle où Lasswitz lui-même a vécu à Breslau (aujourd’hui Vroclaw), ville où il a grandi. La topographie de la petite ville de Friedau correspond à Gotha, la ville de Thuringe où Lasswitz a passé la plus grande partie de sa vie, comme professeur de lycée enseignant les mathématiques, la physique et la philosophie. Le nom Ell, pour finir, a été mis en rapport avec l’initiale du nom de Lasswitz lui-même. Il ne s’agit pas ici de proposer une interprétation biographique ou psychologique du roman. Il s’agit de la manière de comprendre la fonction du premier auteur de science-fiction allemande, à la fin du xixe siècle, à un moment où modernisation technique et modernisation sociale ont lieu à des vitesses différentes. Il s’agit de la manière dont Kurd Lasswitz se conçoit, en tant que savant, scientifique et romancier, de la manière dont se conçoit un individu souvent incompris, médiateur entre les savoirs et les cultures.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 Kurd Lasswitz, Über Zukunftsträume, pp. 317-318, in Kurd Lasswitz, Bis zum Nullpunkt des Seins, Utopische Erzählungen, herausgegeben von Adolf Skerl, Berlin, Verlag Das Neue Berlin, 1979.

3 Dirk Van Laak, « Garanten der Beständigkeit. Infrastrukturen als Integrationsmedien des Raumes und der Zeit », in : Doering-Manteuffel, Anselm (Hg.) unter Mitarbeit von Elisabeth Müller-Luckner : Strukturmerkmale der deutschen Geschichte des 20. Jahrhunderts, München, Oldenbourg, 2006, p. 167.

4 Ernst Kapp, Principes d'une philosophie de la technique. Traduction et présentation, Grégoire Chamayou, Paris, Vrin, 2007 (édition originale, 1877) ; Friedrich Ratzel, Géographie politique. Traduction Pierre Rusch, sous la direction scientifique de Charles Hussy, Genève, éditions régionales européennes, sa, 1988 (édition originale, 1903).

Pour citer cet article

Steffen Richter, « Une mondialisation prémoderne Les deux planètes1 de Kurd Lasswitz (1848-1910) », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, Une mondialisation prémoderne Les deux planètes1 de Kurd Lasswitz (1848-1910), mis en ligne le 08 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4225.

Auteurs

Steffen Richter

Né en 1969, travaille au département de Langue et de littérature germanique à l´université de Braunschweig. Sa thèse de doctorat traite de l´esthétique post-avantgardiste en Allemagne, en Italie et en France. Parmi ses projets de recherche figure la relation entre la littérature et les infrastructures des transports et de la communication. Dernière publication, Der Literaturbetrieb. Eine Einführung. Texte – Märkte – Medien, Darmstatd, wbg, 2001.

Traducteurs

Françoise Willmann