Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Elsa Poupardin  : 

De l’humour scientifique sur l’enfer

Plan

Texte intégral

Ils vont le plus souvent par trois : un mathématicien, un physicien et, au choix, un informaticien, un économiste ou un biologiste. Ils doivent affronter des situations plus ou moins baroques : faire démarrer une voiture, multiplier trois par trois ou encercler des poules avec une barrière. Diffusés sur le web depuis son origine, ces textes « humoristiques » mettant en scène des scientifiques circulent dans toutes les langues.

Ces micro-fictions adoptent la même logique que celles qui présentent les musiciens d’un orchestre ou les adeptes de différentes religions. Les réactions des héros suivent les stéréotypes respectifs qui leur ont été attribués (les altistes jouent faux, les physiciens posent des hypothèses de travail improbables, etc.). Circulent d’autres textes, moins fréquents, qui traitent également de science et proposent des fictions plus complexes, ne relevant pas simplement d’un bon mot ou d’une chute. Aucune des nombreuses recherches menées sur les « blagues » ou sur la littérature humoristique ne s’est préoccupée de distinguer particulièrement un humour scientifique.

Les acteurs de la vulgarisation scientifique semblent, ces derniers temps, particulièrement attachés à souligner le lien entre humour et sciences. En 2011, l’American Association for the Advancement of Science a organisé, lors de sa convention annuelle, une conférence originale intitulée « The Science of Comedy : Communicating with Humor » dont l’objectif était de montrer comment on peut utiliser l’humour sans compromettre l’intégrité du message scientifique. L’Espace des sciences Pierres-Gilles-de-Gennes, plus ambitieux, a organisé, fin 2012, à Paris, une exposition participative « La science, une histoire d’humour ». Elle aspirait à montrer « comment, à travers l’humour, la science réfléchit sur elle-même, et la société sur la science ».

L’humour autour des sciences est donc convoqué par les médiateurs sous des motifs variés, les blagues elles-mêmes étant rarement classées sous l’étiquette de vulgarisation. Il ne s’agira pas ici de prouver la singularité d’un humour scientifique ni d’établir une typologie exhaustive de ses formes, mais d’essayer à partir d’un texte d’en aborder différents éléments constitutifs et de les situer par rapport à d’autres écrits sur la science.

Le texte anonyme, qui nous sert de base comparative circule sur l’internet depuis la fin des années 90,1 dans un grand nombre de langues. Il possède une structure narrative assez classique :

« Un professeur de physique bientôt à la retraite était en train de préparer son dernier examen pour ses élèves. Il s’agissait de thermodynamique. L’humeur joyeuse, il décida que le sujet de l’examen
 serait : « L’enfer est-il exothermique 1 ou endothermique 2 » (1 évacue la chaleur, 2 absorbe la chaleur)

La plupart des étudiants ont exprimé leur croyance en utilisant la loi de Boyle (si un gaz se dilate, il se refroidit, et inversement) ou ses variantes. Cependant, un étudiant eut la réponse suivante :

 » Premièrement, nous avons besoin de connaître comment varie la masse de l’enfer avec le temps. Nous avons besoin de connaître à quel taux les âmes entrent et sortent de l’enfer. Je pense que nous pouvons assumer sans risque qu’une fois entrées en enfer, les âmes n’en ressortiront plus. Du coup, aucune âme ne sort. 

De même, pour le calcul du nombre d’entrées des âmes en enfer, nous devons regarder le fonctionnement des différentes religions qui existent de par le monde aujourd’hui. La plupart de ces religions affirment que si vous n’êtes pas membre de leur religion, vous irez en enfer. Comme il existe plus d’une religion exprimant cette règle, et comme les gens n’appartiennent pas à plus d’une religion, nous pouvons en déduire que toutes les âmes vont en enfer...

Maintenant, regardons la vitesse de changement de volume de l’enfer parce que la loi de Boyle spécifie que « pour que la pression et la température restent identiques en enfer, le volume de l’enfer doit se dilater proportionnellement à l’entrée des âmes ».

Par conséquent, cela donne deux possibilités :

1, si l’enfer se dilate à une moindre vitesse que l’entrée des âmes en enfer, alors la température et la pression en enfer augmenteront indéfiniment jusqu’à ce que l’enfer éclate.

2, si l’enfer se dilate à une vitesse supérieure à la vitesse d’entrée des âmes en enfer, alors la température diminuera jusqu’à ce que l’enfer gèle.

Laquelle choisir ?

Si nous acceptons le postulat de ma camarade de classe Jessica, m’ayant affirmé durant ma première année d’étudiant : « Il fera froid en enfer avant que je couche avec toi », et en tenant compte du fait que j’ai couché avec elle la nuit dernière, alors l’hypothèse doit être vraie. Ainsi, je suis sûr que l’enfer est exothermique et a déjà gelé…

Le corollaire de cette théorie, c’est que comme l’enfer a déjà gelé, il s’ensuit qu’il n’accepte plus aucune âme et, du coup, qu’il n’existe plus... Laissant ainsi seul le paradis, et prouvant l’existence d’un Être divin, ce qui explique pourquoi, la nuit dernière, Jessica ne cessait de crier « Oh....mon Dieu !.... » (Cet étudiant est le seul ayant reçu la note 20/20) »

Dans un premier temps, la copie peut nous rappeler les « perles » d’examen. Ces « stupidity jokes », décrites en particulier par Christie Davies,2 forment le gros des troupes de l’humour sur la science. Elles reposent sur la bêtise supposée d’un des protagonistes de l’histoire. Dans les « perles », le profane, l’ignorant, est considéré d’un œil moqueur ; dans les « blagues » scientifiques, on insiste plutôt sur les défauts respectifs des chercheurs dans différentes disciplines.

Le texte sur l’Enfer n’entre pas dans cette catégorie. Il souligne l’intelligence de la réponse et non pas son hétérodoxie ou son imbécillité. Il s’attache à justifier, dans chaque version, la question peu académique posée à l’étudiant et à dédouaner l’enseignant. C’est la petite folie du professeur qui part à la retraite, ou encore :

« Le professeur n’avait aucune idée de la façon dont ses élèves allaient réagir, il ne savait comment il noterait les copies non plus, mais il
 était prêt à récompenser tout travail dont la logique tenait debout. »

Parfois, l’introduction précise que la question était un bonus, etc. L’important est que le lecteur ne s’interroge pas sur la question elle-même et ne la remette pas en cause, mais focalise son attention sur la réponse proposée. La complicité avec le lecteur ne s’opère au détriment ni du profane, ni de l’expert.

L’humour dérivé de la rumeur urbaine

Par ailleurs, notre copie en évoque une autre, construite sur le même modèle. La « copie de philosophie », dont le contenu est répertoriée depuis longtemps comme une légende urbaine, raconte l’histoire suivante : un étudiant qui doit répondre à la question : « Qu’est-ce que le culot, le risque, le courage ? » tente sa chance par un laconique : « Ça ». Il obtient une excellente note.

Selon la définition de Jean-Bruno Renard,3 pour qu’un récit puisse être rangé dans la catégorie des rumeurs urbaines, il doit être anonyme, présenter

« de multiples variantes, de forme brève, au contenu surprenant, raconté comme vrai et récent dans un milieu social dont il exprime de manière symbolique les peurs et les aspirations. »

Le texte sur l’Enfer, anonyme, circule bien sous différentes formes, même si la fiction principale reste inchangée. Il a surtout évolué dans le temps. Les premières versions aboutissaient à la conclusion que, faute d’avoir pu coucher avec Jessica, l’Enfer était exothermique.4 Autour de 2006, le dénouement change, l’étudiant aboutit à la même conclusion, mais à partir d’un fait contraire (Jessica ne se refuse plus). Une troisième variante, légèrement plus longue, cohabite depuis 2006 avec cette deuxième version et se termine par le corollaire (Oh mon Dieu..). Nous n’avons pas trouvé trace de la première version en français, ce qui montre bien l’origine anglaise du texte, d’ailleurs maladroitement traduit5 (« rate » traduit ici par taux, « assume » par assumer, etc.).

La modification de certains éléments mis en scène dans le récit, remplacés par des éléments équivalents, montre bien le souci d’adapter l’histoire à l’environnement culturel des destinataires. « Jessica, la copine de classe » s’appelle parfois Teresa, Natacha ou « Thérésa Leclair de 1990 (c’est la fille qui était ma voisine de résidence universitaire quand j’étais en première année) ». L’université prend la couleur géographique de la langue dans laquelle est racontée l’anecdote : université de Montréal, de Nanterre, examen de chimie à Washington ou de « termodinámica en cc físicas de Valladolid ». C’est une caractéristique des rumeurs urbaines que de vouloir être géographiquement proches du lecteur pour paraître plus vraies.

D’autres transformations du texte ont également pour objectif d’insister sur la réalité de la copie en resituant l’action et la source du récit.6

« La réponse d’un étudiant a été si loufoque que le professeur l’a partagée avec ses collègues, via l’internet, et c’est pourquoi vous avez le plaisir de la lire. »

Comme pour n’importe quelle rumeur urbaine, l’histoire est parfois rapportée par « l’ami d’un ami ».

« Mon amie Michèle me rapportait récemment la réponse à une question bonus d’un examen de physique /chimie. »7

Chaque milieu social génère ses propres anecdotes où les individus du groupe se sentent impliqués. Selon Jean-Bruno Renard, l’anecdote de la dissertation de philosophie qui circule principalement dans les lycées appartient, avec un grand nombre de rumeurs sur les enseignants, au folklore narratif des lycéens :

« Cette anecdote plaît parce qu’elle est une revanche des lycéens contre la position dominante du professeur de philosophie, un antidote au stress de la découverte et de l’apprentissage de cette discipline difficile, ainsi qu’une compensation à l’angoisse que crée la situation d’examen. »

Le texte sur l’Enfer et ses variations, sont donc à envisager comme une version universitaire de cette légende urbaine, partie prenante du folklore de l’étudiant en sciences.

L’humour dans l’anecdote historique morale

Doit-on ranger notre texte dans la même catégorie que les anecdotes historiques drôles qui fleurissent sur les grands hommes de science ? Ainsi, la confrontation apocryphe entre Niels Bohr et Ernest Rutherford autour d’un baromètre. Elle présente l’inventivité de Bohr, jeune étudiant, qui propose des solutions variées et fantaisistes à un énoncé de physique soumis par un de ses professeurs.8 Alors qu’il doit montrer comment il est possible de déterminer la hauteur d’un immeuble à l’aide d’un baromètre, il offre, entre autres choses, d’attacher le baromètre à une corde en étant sur le toit, de le laisser descendre jusqu’à peu près le niveau de la rue ; puis de le faire balancer comme un pendule afin de calculer la hauteur de l’immeuble à partir de la période des oscillations. Il propose également d’aller frapper à la porte du concierge et de lui donner un baromètre en échange d’un renseignement sur la hauteur de l’immeuble. L’enseignant, écœuré, lui accorde finalement une très bonne note pendant que Rutherford, observateur sagace, note la vivacité de l’étudiant et la déroute de son collègue.

Les « morales » sont multiples : on peut discerner un Nobel dès sa jeunesse parfois, l’enseignant passe à côté du génie de ses étudiants, etc. L’humour fait passer la leçon, mais c’est bien à une fable que l’on a affaire. Notre copie sur l’Enfer, à l’opposé, n’a aucun caractère moralisateur.

L’humour « scientiste »

Le caractère humoristique de la copie sur l’Enfer ne vient pas seulement d’une situation : un élève face à son enseignant, mais également de son thème. Au départ peu corrosif, puisqu’il ne remet pas en question l’existence de l’Enfer, le texte conclut à sa non-existence. Tout en égratignant au passage les croyants, qui finissent tous en Enfer.

Il peut donc être rapproché d’un certain nombre d’écrits humoristiques appliqués à des questions religieuses, qui discutent un aspect ou un autre des textes bibliques. Des scientifiques calculent la masse d’eau nécessaire au déluge ou les températures supposées de l’enfer et du paradis9. Ces papiers sont de fait assez agressifs, puisqu’ils prétendent montrer la supériorité des calculs scientifiques sur les évaluations imprécises des théologiens.

Les textes humoristiques qui s’attaquent à la religion ne s’appuient, dans leur très grande majorité, que sur des arguments scientifiques ou religieux. C’est généralement aussi le cas de ceux qui s’en prennent au merveilleux. Les « attaques » contre le Père Noël en sont de bons exemples. Ces petites argumentations, que l’on retrouve dans toutes les langues, sont bâties sur le désir de prouver l’impossibilité physique de l’existence du Père Noël.10

Une des versions les plus diffusées est anonyme et semble une variation autour d’un texte publié dans les années 90.11 Je citerai ici sa conclusion :

« La charge pesant sur le traîneau est un autre élément intéressant de l’enquête. En supposant que chaque enfant reçoit en tout et pour tout un jeu de Lego de taille moyenne (poids d’un kilogramme), le traîneau transporte alors environ 321 000 tonnes, sans parler du Père Noël qu’on a toujours décrit comme étant ostensiblement obèse. Sur terre, un renne classique ne peut pas tirer, disons, plus de 150 kilos. Même en supposant qu’un renne volant (s’il en existe) puisse tirer dix fois la charge normale, on n’arrive pas au résultat avec huit ou même neuf d’entre eux. Non, il faut en fait 252 000 rennes ! Un renne (anémique) pesant en moyenne 75 kilos, on arrive à une charge totale de 396 000 tonnes sans compter le traîneau ! Finalement, 396 000 tonnes se déplaçant à 1 040 kilomètres par seconde provoquent une énorme résistance de l’air. Les rennes sont en fait élevés à la même température qu’une navette spatiale rentrant dans l’atmosphère terrestre. Les deux rennes de tête absorbent une énergie de 14,3.1030 joules. En bref, ils se désintègrent presque instantanément, exposant les rennes qui les suivent. Les 252 000 rennes sont donc entièrement pulvérisés en moins de 4,26 millièmes de seconde. Un Père Noël de 150 kilos (poids, répétons-le, ridiculement sous-estimé) serait cloué au fond de son traîneau par environ 2 275 tonnes de pression. Cette force le tuera sur le coup, lui broyant les os, pulvérisant sa chair, le transformant en gelée rose. Conclusion de l’enquête : si un jour, le Père Noël a vraiment livré des jouets la veille de Noël, il est maintenant mort depuis longtemps. Désolé pour ceux qui perdent ici leurs dernières illusions. »

Il n’est pas question de la toute-puissance de la science dans notre copie de physique. Celle-ci ne s’appuie pas uniquement sur des arguments scientifiques ou religieux. Son raisonnement est franchement délirant et décrédibilise la démonstration et la science exposées.

L’humour et le Ig Nobel

Le texte sur le Père Noël, comme celui sur l’Enfer, fait un usage abondant du langage de la science : les chiffres, le vocable (postulat, corollaire), les appels aux lois scientifiques, les tournures verbales (« supposons », « admettons »). Cependant, ces références sont accessoires. Il est inutile de connaître ou de comprendre les lois de Boyle-Mariotte ou de l’accélération, ces dernières sont rappelées dans le cœur du texte. Les calculs peuvent être erronés et les théories approximatives, peu importe. Par exemple, à partir de postulats contraires (Jessica cède ou non aux avances de l’étudiant), la conclusion reste immanquablement que l’Enfer est exothermique. Ce n’est pas la connaissance exacte de la science qui crée le comique. À la différence des textes proposées par The Journal of Irreproducible Results (jir) ou la revue Annals of Improbable Research (air).

Ces deux revues visent essentiellement des spécialistes pouvant lire et décoder un certain nombre de références scientifiques, et demeurent en quelque sorte à l’intérieur du champ scientifique. Par exemple, il faut connaître l’énergie potentielle pour comprendre ce qu’il y a de drôle à la recommander quand on veut cuire une dinde. Ce type d’humour a aujourd’hui la faveur des médias. La cérémonie des Ig-Nobel, organisée par air et qui atteint un très large public, décerne chaque année un prix aux chercheurs dont les « découvertes » ou les « accomplissements » peuvent apparaître bizarres, drôles ou absurdes. Les organisateurs revendiquent « de stimuler l’intérêt de la population pour la science ».

Les Ig-Nobel sont une « parodie proscience »12 et en aucun cas, la dénonciation de la futilité de certaines recherches scientifiques. Dans ce type d’humour, la beauté ou l’utilité de la science reste sans limite : une démonstration qui semble imbécile peut être pertinente ; une démonstration vraiment absurde ne peut en aucun cas être le fait de la communauté scientifique, mais suscite des clins d’œil appuyés. Ce n’est pas le cas de notre copie sur l’Enfer qui se rapproche davantage de la pataphysique que de la véritable parodie.

L’humour juif

Reste à considérer un trait courant de l’humour sur les sciences que l’on retrouve dans notre texte : l’auto-ironie. C’est une science prétentieuse qu’on nous présente mais dont l’utilité sociale est réduite brutalement. Elle ne peut résoudre les problèmes les plus importants ou plus précisément ceux qui ne relèvent pas de sa compétence.

Cet humour est dénué d’agressivité : pas de souffre-douleur. Le scientifique et le lecteur sont tous deux épargnés. Le premier comme le second parce qu’ils sont pleinement conscients de l’absurdité du texte. Il ne s’agit pas de se moquer de celui qui croit à l’Enfer, mais de faire sourire face à la détermination du scientifique qui voudrait prouver son inexistence. Cela rappelle une forme d’humour bien particulière, celle pratiquée dans les histoires juives.

Ici, la charge peut sembler dirigée contre le Juif lui-même et son univers culturel, mais cette auto-agression est forcément accompagnée d’une charge de sympathie et d’affection. L’attachement aux valeurs s’y fait toujours sentir.

« L’autocritique, aussi acerbe soit-elle, reste symbolique, l’humour sert en effet de masque, il permet d’exprimer l’inavouable sous une forme socialement acceptable et de se libérer des étreintes d’une culture qui est par ailleurs valorisée. L’humour a ainsi un aspect libérateur mais également catalyseur, les histoires n’ont pas fonction de porter atteinte aux fondements de la société juive, mais à la régénérer en en exorcisant les conflits. »13

Cela semble le cas de la science dans notre copie de thermodynamique.

D’autres cibles privilégiées de l’humour juif, repérées par Muriel Klein Zolti, se retrouvent ici. Les histoires juives présentent souvent une « dérision du rituel ». Elles impliquent le doute, le scepticisme, même si elles ne véhiculent aucune intention sacrilège, ni blasphématoire. Nombreuses sont celles qui pervertissent le sens du rituel religieux en l’appliquant à mauvais escient. C’est le cas dans cet article, quand le matériel théorique scientifique est combiné avec l’anecdote personnelle. Pour aboutir à une conclusion certaine, il faut combiner l’avertissement prémonitoire de Jessica et la loi de Boyle.

D’après Klein-Zolti, la satire de la spéculation talmudique est également un ressort fréquent des histoires juives. Le comique réside dans le gâchis que représente la mise en œuvre d’un important dispositif réflexif pour un résultat qu’on aurait pu atteindre par la perception ou par une réflexion bien plus courte. L’abstraction atteint alors un sommet, l’idéalisme ignore délibérément le réel, et, au besoin, le nie. La copie de thermodynamique montre comment une argumentation très articulée et a priori logique (syllogisme), reposant sur le verbe (la parole de Jessica), peut être développée à propos de n’importe quoi.

Ces étranges caractéristiques signent un humour des opprimés, produit par une minorité en réaction à la situation difficile qui lui est faite, un humour de « pessimistes », choisissant de rire malgré une situation désolante dans le monde. Les scientifiques sont-ils vraiment les auteurs de ces plaisanteries ? On pourrait faire l’hypothèse que c’est pour conjurer leur solitude qu’ils inventent ces histoires. Mais comment savoir s’ils en sont vraiment les auteurs ? Ne peut-on imaginer derrière la floraison des plaisanteries sur la science, que ce soient les profanes qui se désolent ainsi d’en être exclus, tout en marquant leur attachement à ses valeurs ? A moins bien sûr que ce soient les médiateurs qui cherchent ainsi à faire passer ces mêmes valeurs...

Une vulgarisation drolatique

La copie sur l’Enfer n’est pas la parodie de n’importe quelle science, il ne s’agit pas de la science institutionnelle, celle dont parle les Annals of Improbable Research, mais de la science telle que l’imaginent les profanes. C’est donc la parodie d’une science qui s’exerce sur n’importe quel sujet, qui se prétend capable d’apporter une solution à tous les problèmes du monde. Si l’on sourit, c’est bien parce que l’on rencontre cette science là tous les jours dans nos magazines, c’est de la science vulgarisée qu’il est question.

L’incongruité est le moteur principal du comique dans notre texte comme dans beaucoup d’autres « blagues scientifiques ». Elle transparaît quand des termes ou des références très éloignés sont brutalement rapprochés. Loi de Boyle versus « extase de Jessica ». Quand il y a un décalage entre le faible outillage théorique mis en place et l’ambition de la question. C’est l’usage de termes dans des registres éloignés qui fait sourire. C’est le recouvrement de deux sens,

« de deux discours, de deux genres, de deux modes, l’un comique et l’autre « engagé », « impliqué », qui s’imposent ensemble dans un sourire irrémédiablement mêlé. »14

Ces deux registres se retrouvent dans les textes de vulgarisation classiques sans pour autant créer un effet comique. Ils sont plus discrètement mêlés, et le rendu du texte est souvent d’un sérieux glacial.

Après avoir tenté de combiner vulgarisation et fiction, les médiateurs se raccrochent aujourd’hui à l’humour pour faire passer leur message. La présence de science ou de scientifique dans une blague ne signifie pas que celle-ci puisse être automatiquement cataloguée comme vulgarisation.

La fiction scientifique s’est souvent soldée par de retentissants échecs, le recours à l’humour n’est peut-être pas plus pertinent. La volonté désespérée des médiateurs d’injecter du rire risque de déstabiliser la vulgarisation. Son statut est en effet fragile, coincée qu’elle est entre littérature et science. Insister sur la dualité de son discours, rappeler son déchirement entre désir de présenter la Science dans ce qu’elle a de plus complexe et langage profane et vulgarisé est périlleux. La vulgarisation pourrait se transformer en un gigantesque éclat de rire.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 Christie Davies, « Searching for jokes : language, translation and the cross-cultural comparison of humour », in Toby Garfitt, Edith McMorran & Jane Taylor (dirs.), The anatomy of laughter, London, Legenda, 2005, pp. 70-85.

3 Jean-Bruno Renard, Rumeurs et légendes urbaines, seconde édition Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 6.

4 « If we accept the quote given to me by Therese Banyan during Freshman year [that it will be a cold night in hell before she sleeps with me] and take into account the fact that I still have not succeeded in having sexual relations with her, then [option] 2 cannot be true [; thus] hell is exothermic », in

5 Dans le texte original: « First, we need to know how the mass of Hell is changing in time. So we need to know the rate that souls are moving into Hell and the rate they are leaving. I think that we can safely assume that once a soul gets to Hell, it will not leave. Therefore, no souls are leaving. »

6 Parfois c’est un simili scan de la copie elle-même qui est envoyé, parfois ce sont des noms qui sont précisés : « Dr Schambaugh, of the University of Oklahoma School of Chemical Engineering, Final Exam question for May of 1997. Dr Schambaugh is known for asking questions such as, « Why do airplanes fly? » on his final exams. His one and only final exam question in May 1997 for his Momentum, Heat and Mass Transfer II class was: « Is hell exothermic or endothermic? Support your answer with proof » et « The student, Tim Graham, got the only A », in

7 http://www.epistole.fr/archives/2009/12/07/16058223.html

8 On trouve sans difficulté une version de l’anecdote sur wikipedia :

9 Cf. un panorama des textes sur le sujet chez Jean-Marc Lévy-Leblond, La vitesse de l’ombre : aux limites de la science, Seuil, 2006, pp. 79-93.

10 Voir par exemple l’article de Robert Billing, « Harnessing the brane-deer », Nature, vol. 456, no 7224, 2008, pp. 1007‑1008.

11 Un article relativement similaire intitulé « No, Virginia, there isn't a Santa Claus » est paru dans Spy magazine en janvier 1990. L’origine du texte est encore discutée. Voir le billet de blog de Bruce Handy qui revendique sa paternité en 2011 ;

12 Yves Gingras & Lionel Vécrin, « Les prix Ig-Nobel », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 141-142, no 1, 2002, pp. 66‑71.

13 Muriel Klein-Zolty, « Humour et religion », Revue des sciences sociales de la France de l’Est, no 21, 1994, pp. 78‑84.

14 Jean-Marc Moura, « Humour et littérature par temps de comique médiatique », Esprit, no 1, 2011, pp. 49‑65.

Pour citer cet article

Elsa Poupardin, « De l’humour scientifique sur l’enfer », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, De l’humour scientifique sur l’enfer, mis en ligne le 08 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4223.

Auteurs

Elsa Poupardin

Enseignante-chercheure en sciences de l’information et de la communication à l’université de Strasbourg et participe aux activités de recherche du Laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication. Ses recherches portent notamment sur la vulgarisation des sciences (sciences de la matière et sciences sociales) à partir d’analyses de médias. Ses derniers travaux portent sur l’engagement politique des chercheurs.