Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Mélanie Fraisse  : 

Des chiffres et des lettres dans Les employés de Balzac. Ce que la fiction donne à voir de l’administration

Plan

Texte intégral

Parmi les nombreux romans et essais composant La comédie humaine d’Honoré de Balzac, certains sont méconnus. Les employés, paru originellement en feuilleton sous le titre La femme supérieure entre le 1er et le 14 juillet 1837 dans le journal La presse, est à ranger dans cette catégorie. Remaniée de nombreuses fois et de fond en comble par l’auteur, la version finale de ce texte est intégrée en 1844 aux Scènes de la vie parisienne et s’organise en trois parties inégalement distribuées.1 Celle qui est le cœur du roman, de loin la plus volumineuse, s’intitule « Les bureaux » et met en perspective toute son intrigue : qui aura la place du défunt chef de division au sein d’un ministère ravagé par ceux que Balzac nomme « les tarets », petits employés médiocres qui sévissent sous la Restauration ? Car la lutte qui habite l’univers clos de l’administration entre le Ier Empire (1804-1815) et la Monarchie de Juillet (1830-1848) est révélatrice des mutations sociohistoriques et des tensions politiques qui parcourent notamment le premier tiers du xixe siècle. Plus encore, dans le contexte d’émergence d’une démocratie libérale, tiraillée entre une souveraineté monarchique et une autre, nationale, se dessinent en creux les affrontements d’une aristocratie en déclin et d’une bourgeoisie en pleine ascension. C’est ainsi sous le régime politique de la Charte, à la fin du règne de Louis xviii et le début de celui de Charles x, que se déroule cette histoire, dont je vais essayer de dégager la « physionomie », pour reprendre une expression fétiche de l’auteur. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet et d’appuyer l’« effet de réel »2 produit par ce roman vieux de plus d’un siècle et demi, quelques éléments de contexte méritent d’être mentionnés.

Si le thème de la bureaucratie a émaillé la littérature française de cette époque, rares sont les œuvres qui ont décrit si subtilement les pratiques administratives et politiques en les intégrant à un récit à la fois fictionnel et réel. Guy Thuillier et Anne-Marie Meininger ont rappelé ce que le roman de Balzac devait aux Mœurs administratives de Gilbert Ymbert (1825) et aux Scènes de la vie bureaucratique d’Henri Monnier (1835).3 Par la suite, ont été notamment publiés Les gens de bureau d’Émile Gaboriau (1862), ainsi que les livres Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert (1881) et Bel-Ami (1885) de son disciple, Guy de Maupassant, romans où l’univers bureaucratique apparaît en toile de fond. Les employés se distingue pourtant de ces derniers ouvrages car les expériences de l’auteur, la vie de son entourage (en particulier de sa sœur Laure et de son mari, Monsieur de Surville) ou celle de ses contemporains ont particulièrement déterminé et alimenté la création balzacienne. En fait, ce livre dépeint au vitriol la vie parisienne des bureaux, des salons, ou les jeux de pouvoir et de basses machinations d’hommes et de femmes, que Balzac a côtoyés ou observés en son temps. Il dresse ainsi dans ce chapitre de La comédie humaine un portrait peu reluisant du régime de la monarchie constitutionnelle et de ses mœurs. Comparé à une machine qui soumet les hautes places, comme les plus petites, à l’influence parlementaire, au sens de l’entregent et à l’opinion, l’État français fait de ses employés des rouages qui n’espèrent et n’aspirent qu’à » être plus ou moins graissés » jusqu’à l’heure de leur pension (p. 48). Un véritable gouvernement des médiocres est à l’œuvre et s’appuie sur

« La bureaucratie, pouvoir gigantesque mis en mouvement par des nains. » (p. 44)

Mon intention dans cet article est de présenter la trame narrative du roman, en revenant sur certaines thématiques qui, à mon sens, illustrent les rapports de la fiction littéraire à la science historique et administrative du xixe siècle. Je montrerai comment, dans cette fiction mais plus généralement dans la pratique administrative française, les chiffres et les lettres sont les ressorts privilégiés, voire exclusifs, du gouvernement des hommes, d’hier comme d’aujourd’hui. Au-delà donc du prétexte narratif, j’aimerais montrer jusqu’à quel point cette fable sur les employés est une histoire de la qualification et de la quantification au moment même où naît la science administrative moderne à travers laquelle se conjuguent les domaines industriel, bureaucratique et scientifique en une vaste machinerie politique. Car, comme l’écrivait Meininger à ce propos :

« Les réalités connues éclairent le romanesque, mais, plus encore, le romanesque conduit à la mise au jour d’un champ autrement important de réalités parfaitement ignorées ».

Comme, par exemple, celle des « faiseurs d’argent par la machine, la technique, l’industrie »4 qu’incarnent les tarets par l’intermédiaire de Falleix, Mitral, Gobseck ou Godard. Cette association de spéculateurs, venus pour la plupart d’Auvergne et officiant de manière déguisée, est désignée sous le nom de la Bande noire par une poignée d’historiens.5 Enrichis par le rachat et la vente de bâtisses et terrains confisqués au clergé et à la noblesse à la suite de la Révolution, ces individus se rallient à des œuvres collectives chaque fois qu’il en va de leur intérêt (personnel) pécuniaire.6 En tirant discrètement les ficelles industrielles, administratives et financières du temps historique que représente la monarchie constitutionnelle, les personnages de Balzac animent aussi la grande transformation politique et économique de notre temps.

La trame narrative du roman : la lutte des places dans une médiocratie de papier

Xavier Rabourdin, chef de bureau au ministère des Finances, est un employé consciencieux et méticuleux dans son travail et aspire, comme tant d’autres à la même époque, à gravir les échelons de la hiérarchie administrative. Marié à Célestine et poussé par l’ambition de sa femme à être une « Rabourdin de quelque chose », il entreprend la rédaction d’un vaste plan de réformes qui le mobilisera durant trois ans à compter de l’année 1821 (il s’agit historiquement de l’instauration du ministère Villèle, le plus long que la Restauration ait connu). Dans le plus grand secret et assisté par un surnuméraire dans le besoin répondant au nom de Sébastien de La Roche, Monsieur Rabourdin entend simplifier le système bureaucratique dans son ensemble. Non pas, ou pas seulement, parce qu’il a été écarté du poste de chef de division au profit de Monsieur de La Billardière, mais davantage parce qu’il est déçu par les hommes et les principes qui guident l’administration française de son époque. Son dessein, présenté par Balzac comme « une idée à la fois ambitieuse et généreuse » (p. 42), dépasse ses seuls intérêts ou le ministère dans lequel il est employé et vise une réorganisation complète de l’administration d’État. En inventant une nouvelle nomenclature ministérielle, c’est une réforme qui touche autant les employés, les finances publiques que le système gouvernemental, tous trois rongés jusqu’à la corde. Pour Rabourdin, l’absence de continuité entre le gouvernement et l’administration depuis 1’avènement du bicaméralisme – chacun servant tout le monde, c’est-à-dire personne – et le recours exclusif, à compter du régime de la monarchie constitutionnelle, à la « puissance d’inertie appelée le Rapport » – qui dévoie la parole par la promesse de l’écriture, du calcul et du classement – paralysent la décision politique.

Par la voix de ce chef de bureau mais aussi celle d’autres personnages, Balzac se livre à une critique en bonne et due forme de la bureaucratie. En montrant comment s’est instaurée une véritable « révolution de papier »7 sous le régime des Bourbons, il critique le privilège accordé aux « critères politiques au détriment de toute compétence ».8 L’analyse est cinglante. Car si la bureaucratie est

« Lente et insolente, [qu’]elle enserre un peu trop l’action ministérielle [et] étouffe bien des projets [ou] arrête le progrès, […] l’administration est admirablement utile […]. Ne fût-ce qu’à soutenir la papeterie et le timbre. » (p. 287)

Au-delà du fait que la voie administrative dénature l’action, Rabourdin s’indigne que cette dernière se plie dans ce canevas centralisé et scripturaire, qui attire dans ses fils de

« Pauvres employés lutta[nt] contre une aristocratie dégénérée qui venait pâturer sur les communaux de la bourgeoisie, en exigeant des places pour ses enfants ruinés. » (p. 46)

Et si chacun des employés a pour mission, à longueur de journées, de recopier des actes officiels, des décrets, des rapports, des jugements, etc., bref, de démultiplier un document tout en en conservant l’originalité et la lettre de celui-ci, aucun ne veut perdre sa place, aussi rébarbative soit-elle. Car faire (ou ne pas faire) que la copie soit conforme à l’original, c’est-à-dire unique tout en étant paradoxalement plurielle, peut procurer quelque avantage : être au cœur d’une machine de pouvoir et prétendre, l’occasion venue, à une place plus confortable. La lettre, manipulation de l’action gouvernementale, est aussi manipulée par les employés, et une véritable « course » se joue sous la Restauration, dont Jean-François-Alfred Bayard se faisait le chantre désabusé dans une comédie-vaudeville en 1830. Aussi l’écriture, qu’elle soit littéraire ou mathématique, fictionnelle ou scientifique, donne à voir un aspect particulier de la Restauration et de la condition de l’employé de bureau. S’il n’y a pas d’employé sans bureau – et dans quel état pitoyable au xixe siècle –, il n’y a pas de bureau sans papier.

Le plan Rabourdin : réforme des employés et fiscalité

Par la diminution du nombre de ministères (passant de sept à trois), Rabourdin entend bouleverser la manière dont fonctionnent les institutions de son temps, ravagées par deux conceptions antagonistes du lieu où doit se situer la souveraineté dans l’État. Au sujet de la médiocrité qui sévit dans les bureaux, la réduction du personnel est encouragée afin que celui-ci soit mieux employé. Selon lui, c’est en augmentant les salaires, en permettant une mobilité ascendante des employés recrutés jeunes et en supprimant les pensions, que l’État pourra s’appuyer sur des individus motivés. Sans la nécessité de mener une activité parallèle pour subvenir à leurs besoins, ils pourront ainsi remplir leurs fonctions et assurer les missions à eux confiées jusqu’à la fin de leur carrière. Car jusqu’ici et à tous les étages, par l’effet du bicaméralisme et du ministérialisme postrévolutionnaires, gouvernement et bureaucratie se rendent chacun la monnaie de leur pièce. Plus que les hommes et leur nombre, ce sont bien les intérêts qui priment et, à ce jeu, chacun veut a minima conserver sa place. Le rapport de Rabourdin vise donc à répondre à la question posée par Bixiou9 à la fin du roman :

« Quel est l’État le mieux constitué, de celui qui fait beaucoup de choses avec peu d’employés, ou de celui qui fait peu de choses avec beaucoup d’employés ? » (p. 278)

Le projet Rabourdin ne s’arrête pas pour autant au seul univers des bureaux, mais embrasse aussi le champ de la fiscalité. Dans un contexte d’imposition (directe et indirecte) importante et ce, indépendamment des catégories sociales considérées, il estime que la population est tirée à hue et à dia, sans que l’État en tire un avantage quelconque. Entravée par une fiscalité du patrimoine, des revenus ou de la consommation qui s’abat de manière indifférenciée, en temps de guerre comme en temps de paix, la prospérité du pays pourrait être consolidée par un moyen fort simple selon lui : réunir toutes les perceptions fiscales en une seule, qui taxerait la consommation plutôt que la propriété. L’impôt des portes et fenêtres ou la contribution des patentes sont profondément modifiés voire supprimés. Par ailleurs, l’État, en ne possédant ni domaines (forêts, mines, exploitations) ni industries, n’est ainsi propriétaire de rien mais administre tout. Il laisse opérer la main invisible et régule au besoin, en cas de guerre ou d’aléas. Fort de l’idée selon laquelle « le budget n’est pas un coffre-fort, mais un arrosoir » (p. 52), Rabourdin est persuadé que la contribution à l’impôt peut être mieux répartie et économiquement plus attrayante tout en étant moins contraignante. Car

« Diminuer la lourdeur de l’impôt n’est pas en matière de finances diminuer l’impôt, c’est le mieux répartir ; l’alléger, c’est augmenter la masse des transactions en leur laissant plus de jeu ; l’individu paye moins et l’État reçoit davantage. » (p. 52)

Fig.1 : Illustration de Daumier, représentant Xavier Rabourdin, parue dans La presse, édition du 14 juillet 1837, p. 4

Rapport (au) secret et indiscrétion de l’administration

Mêlant les enquêtes quantitatives et qualitatives, épisodiques ou de longue traîne, et dans des secteurs aussi divers que variés, la science administrative est portée par des fonctionnaires civils, des officiers généraux de divisions militaires, la police politique ou de simples employés de bureau, comme dans ce roman. Cet « enfantillage des hommes d’État modernes, qui croient que les chiffres sont le calcul » (p. 287) n’est guère suivi durant la Restauration, hormis dans les secteurs industriel, agricole ou social (recensement national de la population en 1821, enquête sur les « sourds-muets » de 1823 ou sur « le machinisme et son développement » en 1825). Toutefois, en marge de ce genre d’enquêtes d’État plus ou moins classiques, s’étendant sur un point particulier ou général, commencent à s’en développer d’autres, plus politiques, à partir de 1814. Jules de Polignac ou François Guizot appellent ainsi de leurs vœux l’établissement d’enquêtes d’opinion publique qui permettraient de mesurer l’état d’esprit de leur temps. Il s’agit ainsi de décrire les mœurs des administrateurs, agitateurs, ou autres bienfaiteurs, sur le ton de la « conversation familière », pour reprendre une expression de l’époque. Si la statistique peut être spécialisée, l’enquête politique possède aussi une forte dimension policière, marquée notamment par les pratiques de la police secrète sous Fouché durant l’épisode impérial.10 Comme l’ont démontré les travaux historiques de Ilh, Kaluszynski, Pollet, Denis, Karila-Cohen ou bien About, l’histoire des enquêtes administratives se rattache à l’émergence des sciences de gouvernement et des savoirs policiers qui permettent de comprendre rétrospectivement l’état des esprits sous le régime de la Restauration. Tiraillée par des antagonismes profonds, legs de la période révolutionnaire et du régime impérial, l’histoire des pratiques de renseignement, à l’âge de l’État-nation naissant, s’arc-boute progressivement à un ensemble bigarré de théories scientifiques et philosophiques. Et c’est en cette fin d’année 1824 que le moment semble des plus propices à Rabourdin pour présenter son projet de réforme générale au gouvernement en place. Car, à la suite de l’accession au pouvoir de l’ambivalent Charles x, monarchistes et libéraux soutiennent à présent la politique du roi et de son ministère.

Avec le concours de confrères œuvrant pour le compte d’autres ministères mais n’étant pas « dans la confidence de ses immenses travaux » (p. 94), cet employé de bureau esquisse dans le plus grand secret un mémoire, digne d’un homme d’État, qu’il pense pouvoir mettre en œuvre en l’espace de vingt ans. Outre la réforme de l’administration et des finances, Rabourdin a pris soin d’élaborer les fiches de tous les employés de l’administration centrale des ministères parisiens afin d’étayer sa vision et de lui donner « du corps ». Ces « herbiers »11 content ainsi par le menu l’état de leur fortune, de leurs fréquentations ou de leurs activités en dehors du bureau. Suivent enfin des conseils pour s’assurer de reconnaître le dévouement et les aptitudes des candidats aux fonctions administratives. Au-delà donc de l’information statistique nécessaire à l’action du gouvernement, le mémoire produit par ce chef de bureau fournit une grille d’identification des personnes afin que, sans entourloupe, les ministres s’entourent bien.

« Mais ce beau travail, fruit de dix années d’expérience, d’une longue connaissance des hommes et des choses, obtenu par des liaisons avec les principaux fonctionnaires des différents ministères, sentait l’espionnage et la police pour qui ne comprenait pas à quoi il se rattachait. » (p. 95).

Faire d’un art, une science : l’arithmétique politique en action

Définitivement, le rapport de Rabourdin est un concentré de ce que la science administrative synthétise et développe, surtout dans la seconde moitié du xixe siècle : l’état minutieux de la vie de la population, de ses faits et gestes, de ses forces et faiblesses. En effet, les monographies et les études quantifiées coexistent et participent à une » arithmétique politique » que Diderot définit comme

« celle dont les opérations ont pour but des recherches utiles à l’art de gouverner les peuples, telles que celles du nombre des hommes qui habitent un pays ; de la quantité de nourriture qu’ils doivent consommer ; du travail qu’ils peuvent effectuer ; du temps qu’ils ont à vivre ; de la fertilité des terres ; de la fréquence des naufrages, etc. »12

À l’aide de chiffres et de lettres, l’arithmétique politique se construit et s’adosse à des enquêtes et des rapports administratifs, plus ou moins réguliers et plus ou moins bien menés. De l’Ancien Régime jusqu’à la fin du règne de Louis-Philippe (1830-1848),

« On était encore dans l’idée que la statistique était moins la constitution de séries chiffrées que la description aussi exacte que possible d’un pays à une époque donnée. »13

Si le chiffre, à l’époque de l’intrigue, n’a pas encore l’ascendant sur la lettre en raison de grossières et importantes erreurs dans les statistiques de population ou dans les recensements notamment, il dégage déjà une certaine aura. Par exemple, les parlementaires s’en saisissent pour demander des comptes à l’action gouvernementale14 ou le gouvernement en réclame afin de mener à bien sa politique. La création d’une « statistique officielle de la République » date vraisemblablement de 1800 et « son caractère était tout autant politique et administratif que statistique », comme le démontre l’historien Bertrand Gille dans Les sources statistiques de l’histoire de France (p. 123). Au gré des gouvernements qui se succèdent, cette statistique publique connaît une destinée fluctuante. Abandonnée en 1812 et recréée en 1833, elle se déploie sous les auspices des services de la « Statistique générale de la France » entre 1840 et 1940 et, depuis 1946, sous l’égide de l’«  Institut national de la statistique et des études économiques ».15 Entre-temps, René Carmille introduit l’idée d’attribuer un numéro d’identité à l’ensemble de la population – le numéro de sécurité sociale – durant son passage à la tête du « Service national de la statistique » sous l’Occupation.16

En guise de conclusion : les ustensiles de la cuisine administrative

L’intrigue du roman prend place précisément au cœur de cette configuration historique, durant laquelle s’élabore la pratique moderne du renseignement étatique, à la lisière du bureaucratique et du politique.17 Le plan de Rabourdin,

« si vaste en apparence, si simple en réalité, qui supprimait tant d’états-majors et tant de petites places également inutiles, exigeait de continuels calculs, des statistiques exactes [et] des preuves évidentes. » (p. 55)

À la manière d’un Buffon, l’histoire sociale à laquelle se prête Balzac trouve son assise dans les théories physiognomonistes de Lavater ou dans celle du magnétisme animal de Mesmer. Alors que le comte des Lupeaulx – personnage occulte de La comédie humaine, secrétaire général auprès du ministère, maître des requêtes et fréquentant pour ses affaires personnelles le clan des tarets –, est un « reptile » (p. 60), les employés de la division de La Billardière sont décrits comme des « mammifères à plumes » dont on ne sait s’ils

« se crétinisent à ce métier, ou s’ils ne font pas ce métier parce qu’ils sont un peu crétins de naissance. » (p. 141)

Pour Colleville, commis principal, les anagrammes sont érigées au rang de science et permettent, à partir du prénom, nom et qualités de la personne, de sonder le caractère des uns ou figurer quelque destin caché des autres. Ainsi, selon lui, « Xavier Rabourdin, chef de bureau » donne :

« D’abord rêva bureaux, E-u ... Saisissez-vous bien ?... et il eut ! E-u fin riche. Ce qui signifie qu’après avoir commencé dans l’administration, il la plantera là, pour faire fortune ailleurs. » (p. 150)

Thuillier, son acolyte, « prétend [quant à lui] que l’anagramme [est] un calembour en lettres » (p. 132). Enfin, le chercheur qui s’intéresserait à la « physionomie de l[a] signature » de Gobseck, y décèlerait sans doute

« quelque animal, […] où l’initiale et la finale figurent une vorace gueule de requin, insatiable, toujours ouverte, accrochant et dévorant tout, le fort et le faible. » (p. 231)

À travers tout cet art de déceler « la vérité » au moyen de l’arithmétique politique, qu’elle soit littéraire ou mathématique, la pratique administrative du renseignement s’est attachée progressivement à faire de ce savoir un objet scientifique et technique solide sur lequel elle pouvait s’appuyer. À tel point qu’aujourd’hui, ces « ustensiles de la cuisine administrative » (p. 106) se développent et s’intègrent à la définition et à la protection de l’identité ou à la gestion des espaces et de leur accès notamment.

Fig.2 : Signature de Gobseck, parue dans La presse, édition du 12 juillet 1837, p. 3

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 Cette expression est issue de Dominique Rosse, « Satire et mise en abyme dans « Les employés » de Balzac », L’année balzacienne, 5 (1), 2004, pp. 402-406.

3 Voir notamment : Anne-Marie Meininger, « » Les employés » : Réflexions sur la création balzacienne », Revue d’Histoire littéraire de la France, 67(4), 1967, pp. 754-758 ; Guy Thuillier, « Comment Balzac voyait l’administration », La revue administrative, vol. 8, 1955, pp. 384-397 ainsi que du même auteur : « En marge de Balzac : Les scènes de la vie bureaucratique (1835) d’Henry Monnier », La revue administrative, 54(320), 2001, pp. 129-137.

4 La préface d’Anne-Marie Meininger met au jour de manière admirable le jeu du clan des tarets et celui de des lupeaulx, en rappelant à quel point Balzac s’est inspiré de ses contemporains pour établir les grands traits de ces personnages et rendre compte ainsi de l’ancrage sociopolitique des hommes de son époque. Les citations proviennent des pages 8 et 18.

5 Voir Bertrand Gille, Recherches sur la formation de la grande entreprise capitaliste (1815-1848), Paris sevpen, 1959 ; Michel Bruguière, Gestionnaires et profiteurs de la Révolution : l'administration des finances françaises de Louis xvi à Bonaparte, Paris, Olivier Orban, 1986 ; Nicole Mozet, « La bande noire ou un morceau d'histoire post-révolutionnaire dont la littérature n'a pas raconté l'histoire », in Geoffrey T. Harris, Peter Michael Wetherill (dir.), Littérature et révolutions en France, Amsterdam, Rodopi, 1990, pp. 61-75.

6 Les tarets se retrouvent d’ailleurs attablés chez les Saillard et les Baudoyer à faire des parties de boston où le principe repose sur une alliance temporaire afin de remporter le nombre de plis annoncés.

7 Delphine Gardey, Écrire, calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Paris, La Découverte, 2008.

8 Vincent Denis, « L’épuration de la police parisienne et les « origines tragiques » du dossier individuel sous la Restauration », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 59(1), 2012, p. 9.

9 Dans le roman, Bixiou est commis aux finances depuis 1819 dans le bureau Baudoyer et parallèlement dessinateur. Ses illustrations lui valent une certaine renommée, en particulier au moment des affaires Fualdès en 1817-1818 (assassinat de l’ancien procureur impérial pour raison d’État) et de Castaing en 1823 (médecin empoisonneur dévoré par l’appât du gain). Sur la scène mondaine, il est l’égal de des Lupeaulx, secrétaire général du ministère, et tout comme lui méprise Rabourdin.

10 Voir Pierre Karila-Cohen, « La formation d'un savoir composite : les enquêtes sur l'opinion sous la monarchie constitutionnelle (1814-1848) », Revue d'histoire des sciences humaines, 19(2), 2008, pp. 29-49 ; Vincent Denis, « Entre police et démographie », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 133, juin 2000, pp. 72-78.

11 Éric Heilmann, Des herbiers aux fichiers informatiques. L’évolution du traitement de l’information dans la police, Thèse de sciences de l’information et de la communication, Strasbourg, université de Strasbourg ii, 1991.

12 Voir Denis Diderot, « Arithmétique politique », Encyclopédie, 1751, p. 678.

13 Bertrand Gille, Les sources statistiques de l’histoire de France. Des enquêtes du xviie siècle à 1870, Paris-Genève, Librairie Droz et Librairie Minard, 1964, p. 186.

14 La Cour des comptes est ainsi créée en 1807. Selon Balzac, sa mission consiste en ce que des « juges sévères poussent le talent du scrupule, le génie de la recherche, la vue du lynx, la perspicacité des comptes jusqu’à refaire toutes les additions pour chercher des soustractions. » (p. 288)

15 Alain Desrosières, L’argument statistique. Pour une sociologie historique de la quantification, Paris, Presses de l’École des mines, 2008, p. 23.

16 En son temps, Guillauté avait produit en 1749 un mémoire dans lequel il défendait un enregistrement obligatoire et régulier des Parisiens. Quant à Fouché, il crée en 1806, un passeport dit « uniforme » et infalsifiable pour assurer l’efficacité du contrôle policier.

17 Sébastien Laurent, « La naissance du renseignement étatique en France au xixe siècle, entre bureaucratie et politique », Revue d’histoire du xixe siècle, vol. 35, 2007, pp. 109-124.

Pour citer cet article

Mélanie Fraisse, « Des chiffres et des lettres dans Les employés de Balzac. Ce que la fiction donne à voir de l’administration », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, Des chiffres et des lettres dans Les employés de Balzac. Ce que la fiction donne à voir de l’administration, mis en ligne le 08 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4219.

Auteurs

Mélanie Fraisse

Doctorante en sciences de l’information et de la communication à l’université de Strasbourg et participe aux activités de recherche du Laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication. Elle prépare actuellement une thèse sur la question de l’identification biométrique dans le service public éducatif français.