Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Marianne Chouteau et Céline Nguyen  : 

Écrans, lampes et mallettes  Les objets techniques dans l’univers des Experts

p. 68-78

Plan

Texte intégral

1La technique et plus particulièrement les objets techniques (outils, machines, instruments) possèdent de fortes potentialités narratives. Qui ne se souvient des sabres laser dans Star Wars ? Qui n’a rêvé de conduire la De Lorean qui permet aux héros de Retour vers le futur de voyager dans le temps ? Et pourtant, malgré le constat de l’omniprésence de ces objets dans les fictions, la technique à leur base reste souvent impensée.1

2Les objets techniques analysés dans cet article font partie du monde scientifique contemporain. Certaines séries télévisées de fiction s’en font l’écho dans les épisodes diffusés chaque semaine. Les séries de police scientifique ou séries « Cop and Lab »2 en sont un bon exemple. Elles font vivre aux spectateurs les aventures d’experts scientifiques luttant contre la criminalité. Ces aventures n’ont pas pour vocation de diffuser des connaissances scientifiques et techniques sur la médecine légale. Il ne s’agit pas de séries à ambition didactique misant sur le récit détaillé et pédagogique de pratiques existantes : il s’agit de produits de l’industrie culturelle et du divertissement qui puisent des éléments dans un monde réel pour narrer les aventures d’une équipe et fidéliser un grand nombre de spectateurs.

3Le monde des séries « Cop and Lab » a la spécificité d’être « peuplé » d’objets techniques voire technologiques.3 Cela est particulièrement visible dans le cas des Experts, série emblématique du genre sur laquelle nous allons nous appuyer pour répondre à ces questions : Quels sont ces objets ? Comment sont-ils mis en récit ? Et quelles sont leurs fonctions dans le récit ? Après avoir présenté plus précisément la série, nous dresserons le portrait de ces objets techniques et des fonctions qu’ils jouent dans le récit, pour le spectateur plus particulièrement. Enfin, nous nous questionnerons sur les façons dont la technique (objets et pratiques liées) est exposée dans cette série et ce que cela traduit de la relation technique/société. Cette question a son importance en raison du succès de la série à travers le monde.

« Restez muet si ça vous chante, on a les preuves »4

4La série Experts est née aux États-Unis en 2000. Elle se déroule dans trois endroits différents, donnant lieu à trois franchises bien distinctes, diffusées en parallèle : Las Vegas depuis 2000, Miami depuis 2002 et enfin, Manhattan depuis 2004.5

5L’émergence du genre « Cop and Lab » aux États-Unis au début des années 2000 s’explique par la volonté de renouveler des séries policières en perte de vitesse. La spécificité du genre provient de ce que l’enquête policière s’appuie moins sur la logique du policier de terrain (enquête de voisinage, interrogatoire, etc.) que sur une enquête scientifique menée sur la scène de crime, puis dans les laboratoires de la police scientifique. L’originalité et la nouveauté de ces récits résident plus spécifiquement de l’imbrication totale entre l’enquête policière — à travers notamment les interrogatoires, les déductions, etc. — et l’investigation scientifique (recherches adn, prélèvements et analyses d’indices, utilisation d’une technologie de pointe). Toutefois, les preuves fournies par l’investigation scientifique l’emportent sur la confrontation classique des criminels et l’obtention de leurs aveux.

6Comment ce parti pris se traduit-il dans la série Experts ? Celle-ci expose le travail d’une équipe aux nombreux personnages qui œuvre au sein du service de la police scientifique de Las Vegas. Chacun a une spécialité : Catherine Willows est experte en analyse de sang, Gil Grissom, le chef, est entomologiste, Sara Sidle est physicienne, etc. Ils ont ont des histoires personnelles, elles aussi mises en récit au fil des épisodes et des saisons.6 Au départ très ténues, les histoires personnelles et privées des personnages ont au fur et à mesure pris de l’importance afin que le spectateur puisse s’identifier à eux et devenir un fidèle de la série.

7Cette série, bien que fictionnelle, se veut en partie réaliste. Elle surfe sur le vraisemblable : décors, termes employés, et personnages semblent crédibles. Il ne s’agit en aucun cas d’anticipation ni de science-fiction. Une autre caractéristique assumée des Experts est un scientisme affiché et véhiculé par des protagonistes qui voient dans la science le moyen de résoudre toutes les enquêtes. Pour comprendre comment cette identité scientiste s’est construite, il est nécessaire de faire un petit rappel historique sur les conditions qui ont présidé à la création des Experts. Le contexte politique et judiciaire américain à l’aube du xxie siècle était particulier. Deux faits ont entre autres influencé l’orientation choisie par les producteurs, réalisateurs et scénaristes de cette série : les attentats du 11 septembre 2001 et le très médiatisé procès d’o.j. Simpson.7 Même si la première saison date de 2000, les spécialistes anglo-saxons de la série établissent un lien direct entre ces deux événements et son scientisme affiché : ses concepteurs ont souhaité montrer une science qui rassure, ordonne le chaos post 11 septembre et peut anticiper les mauvais coups portés à une société fragilisée. On comprend pourquoi la première franchise se déroule à Las Vegas, ville du péché par excellence, et se poursuit, à Manhattan, lieu symbolique du chaos. L’affaire o.j. Simpson qui a passionné les États-Unis entre 1994 et 95, a, quant à elle, mis en évidence la fragilité de la police « traditionnelle » : fragilité technique dans le recueil des indices sur la scène de crime, et fragilité de l’intégrité des policiers. L’un des enquêteurs ayant été accusé de racisme, son objectivité a été mise en cause. Malgré un faisceau d’indices à charge, l’ancienne gloire du football américain a été acquittée.

8L’architecture narrative qui sous-tend la série est en grande partie fondée sur la démarche d’Edmond Locard.8 Ce médecin français (1877-1966) a bâti sa criminalistique sur le recueil d’indices sur le cadavre et leur exploitation. Cette démarche permet de remonter au coupable en s’intéressant à l’interaction physique que produit un crime. Chaque crime laisse des traces (ecchymoses, poudre, etc.) sur le corps de la victime et du coupable, comme sur la scène de crime. Ainsi, le récit de chaque épisode s’inscrit dans « le paradigme de l’indice » décrit par Jean-Marc Berlière9 et qui fonde l’émergence de la police scientifique. Cette dernière, créée en France par Alphonse Bertillon et Edmond Locard fin xixe début xxe siècle, est une réponse scientifique aux méthodes peu avouables de la police de l’époque. La nouvelle démarche s’accompagne du déploiement d’une instrumentation technique spécialisée : clichés anthropométriques, recueil d’empreintes digitales (dactyloscopie), etc.

9Depuis une trentaine d’années maintenant, les recherches en informatique, en électronique, en biologie ou dans les télécommunications, par exemple, sont entrées dans les laboratoires. Les identifications d’adn, modélisations de trajectoires balistiques, fichiers informatisés, réseaux… sont au service des médecins légistes, experts en entomologie ou en balistique dans leur quête effrénée de vérité. Cette « panoplie » est largement exploitée dans les Experts, jusqu’à en faire sa marque de fabrique. C’est ce que nous voulons décrypter.

« Ce n’est pas un gadget, c’est un révélateur d’empreintes électrostatique »10

10Le constat de l’importance de la présence d’objets techniques à l’écran a été fait à plusieurs reprises à propos des Experts.11 Pour autant, l’interprétation de cette omniprésence ne fait pas toujours l’objet d’une analyse descriptive détaillée ni d’une réflexion sur ce qu’elle apporte au public. Si, lors de travaux antérieurs12 nous avons pu montrer que les Experts fonctionnent sur le couplage bien ficelé de l’enquête policière avec l’investigation scientifique constituée par le recueil et l’exploitation d’indices, il s’agit de comprendre ici ce qu’apportent au récit les objets techniques. À quel(s) moment(s) interviennent-ils ? Les objets et leur « placement » dans le récit sont-ils récurrents d’un épisode à l’autre ? Et quelles fonctions jouent-ils, pas seulement pour l’enquête ou pour les personnages qui font avancer l’intrigue, mais aussi pour le spectateur ?

11Cette approche particulière permet de prendre du recul sur la façon dont est traité et mis en scène le rapport à la technique. S’agit-il d’un rapport de maîtrise, de domination de l’homme sur la machine ? S’agit-il d’un rapport de l’homme à une technique présentée comme universellement efficace, presque magique ? La place de la technique est-elle traitée sous le signe de la confiance, peut-être aveugle, entre des experts et leurs machines ? Enfin, que nous dit la série des liens entre technique et science : la technique est-elle seulement au service de l’investigation scientifique ou tient-elle une place à part entière ?

12Pour effectuer un repérage descriptif et comprendre les fonctions des objets techniques dans le récit, nous avons identifié des séquences types que nous avons qualifiées de « techniques ». Chaque épisode est bâti sur une même architecture constituée de séquences laissant une place importante à la technique. Par technique, nous entendons ici des séquences narratives qui ont la vocation de montrer des savoir-faire, ici émanant d’experts ou de super-techniciens. Ces savoir-faire incontestables donnent au spectateur la sensation d’entrer dans un milieu professionnel particulier ; ils sont incarnés à l’écran par les manipulations répétées voire la simple présence d’outils, d’instruments, de machines qui remplissent différentes fonctions. Ces séquences techniques se définissent donc par la valorisation d’une action couplée à un objet technique, conçu de la main de l’homme, souvent très complexe (technologique) et qui rend cette action possible. Ces séquences renvoient davantage à un faire qu’aux résultats de ce faire. L’énoncé des résultats est en effet bien souvent développé et exploité dans une séquence ultérieure.

13À partir du visionnage de plusieurs épisodes des saison-2 et saison-8 des Experts,13 nous avons dressé une « typologie ». Deux catégories principales de séquences techniques cohabitent dans chaque épisode. Elles diffèrent parce qu’elles ne s’appuient pas sur les mêmes ensembles d’objets et que ces derniers ne jouent pas les mêmes rôles sur le plan de l’investigation.

14La première fonction repose sur l’importance du prélèvement des indices. Ce prélèvement peut s’effectuer sur la scène de crime, au début de chaque épisode, suite à la découverte du corps de la victime. Il s’agit de retrouver des indices sur le cadavre (traces, coups…), sur la scène de crime ou sur le lieu où a été retrouvé le corps avant son déplacement (taches, objets déplacés, manquants, abîmés). Le prélèvement peut aussi s’opérer sur les bandes vidéo, si le lieu était sous vidéo-surveillance. Les opérations de prélèvement se prolongent parfois dans la suite du récit, en laboratoire, en fonction des premiers éléments de l’enquête. Les objets appartenant à la victime sont rapportés, observés par les experts pour y déceler de nouveaux indices qui répondent à des hypothèses ou en provoquent d’autres. L’autopsie, séquence emblématique de toutes les séries de police scientifique, en est un autre exemple. Les indices prélevés directement sur le cadavre par le médecin légiste visent à connaître l’identité de la victime, à comprendre les causes de sa mort voire, plus loin dans le récit, à remonter au coupable. Les séquences de prélèvements ne sont pas nécessairement rassemblées en un même moment du récit. Il peut être nécessaire, pour l’équipe, de revenir prélever sur un objet, sur le corps ou sur la scène de crime, un indice qui n’a pas été trouvé dans un premier temps. Les objets associés à ces séquences sont de diverses natures : l’indéboulonnable ruban de plastique jaune et noir « Crime scene : do not cross » circonscrit le périmètre du prélèvement ; les pochettes plastique où enfermer les indices, les gants de latex pour ne laisser aucune trace, les mallettes de prélèvements, les appareils photo, etc. nécessaires au fastidieux travail de repérages et de prélèvements constituent la panoplie du bon expert.

15La deuxième fonction, quant à elle, vise à montrer le déroulement complet ou partiel de l’analyse des indices recueillis. Les indices y sont mesurés, analysés, décryptés, exploités de façon à les transformer en preuves et identifier le coupable. Ces séquences se déroulent au laboratoire. Il s’agit de remonter à une empreinte adn, de retrouver une arme à partir d’une balle ou d’une douille, de consulter un fichier d’empreintes digitales ou de cartes d’identité. Certaines séquences sont basées sur des expérimentations : tester l’inflammabilité d’une substance incriminée, mesurer la résistance d’un os, etc. Ces séquences techniques d’analyses revêtent parfois un habillage spécifique. En effet, chaque épisode contient, souvent au milieu du récit, un « clip » de quelques dizaines de secondes qui met en scène, en musique et sans parole, un expert ou un technicien (et un seul) en train de mesurer, de passer au microscope, d’analyser une bande vidéo… Cette mise en scène confère à la série cet aspect visuellement fort et dynamique maintes fois relevé.

16Notons que certaines séquences techniques combinent la fonction de prélèvement et l’analyse d’indices.

Mises en scène des objets techniques et mobilisation du spectateur

17La caractérisation des séquences techniques décrites précédemment nous aide à nous familiariser avec la série et à comprendre à quoi servent les objets techniques dans le « quotidien » des experts. Voyons maintenant comment la mise en scène des objets techniques remplit différents rôles pour le spectateur. Comment cette mise en scène accroche et mobilise-t-elle le spectateur ?14

18Attester d’un monde particulier et rassurant

19Le premier rôle est de créer un monde particulier et de permettre au spectateur de l’identifier au premier regard. Il se caractérise par l’emploi d’une panoplie d’objets que l’on retrouve dans les deux catégories de séquences techniques : au moment du prélèvement et au moment des analyses d’indices.

20Cette panoplie d’objets, propre à la police scientifique et donc aux Experts, est constituée de gants, lunettes, blouses, écouvillons, loupes, cotons-tiges qui remplissent des fonctions adaptées aux besoins des policiers. Alors que les gants empêchent la contamination des preuves au moment des prélèvements sur la scène de crime, la loupe permet de voir un détail sur un vêtement, une image, une plaie, etc. Utilisés systématiquement au moment du prélèvement d’indices, ces objets apparaissent assez tôt au début de chaque épisode. Cette répétition d’épisode en épisode sert entre autres à identifier la série à travers les personnages et les décors. Face à un personnage habillé d’une blouse et de gants, muni de lunettes, d’une loupe ou utilisant un coton-tige, le spectateur sait d’emblée qu’il regarde une série policière scientifique. Il identifie les experts et leur science grâce à leur panoplie et l’habileté de leurs gestes.

21Ces mêmes objets peuvent également être mis en scène lors des séquences d’analyse. L’expert revêt son costume et ses gants, certes, mais il s’entoure aussi de machines et d’instruments qui lui viennent en aide ou peuplent le décor de son lieu de travail. Aussi, le spectateur est-il mis face à des spectromètres de masse, des ordinateurs, des machines permettant d’analyser l’adn mais aussi à des microscopes, des bocaux, des pinces, etc. Quels rôles peuvent jouer ces objets ? Ils plantent le décor, cela semble certain : l’histoire se déroule bien dans un lieu de science. Ces objets emblématiques en permettent l’identification. Mais une autre façon de comprendre leur place pourrait être aussi de rendre les lieux vraisemblables. Cette imagerie scientifique et technique donne au spectateur l’illusion d’être devant un véritable laboratoire, ou plus exactement un décor représentant un véritable laboratoire. De fait, la seule présence de ces objets, qui existent réellement pour certains, atteste que le spectateur regarde une série vraisemblable. L’idée n’est pas d’affirmer que l’histoire, les personnages ou les lieux et décors sont réels, mais conformes à ce que le spectateur imagine ou à ce qu’il attend. Le métier de policier est l’un des plus médiatisés15 et les séries participent amplement à cette médiatisation. Elles créent par ce biais un univers identifiable pour l’ensemble des spectateurs. Ces objets participent à la création de cet environnement identifiable et rassurant16 propice à la fidélisation.

22Orienter le regard du spectateur vers ce qui est important

23D’autres objets ont des fonctions différentes et participent à la structuration du récit. Les lampes de poche, spots ou appareils photo que l’on retrouve essentiellement au moment de l’arrivée sur la scène de crime permettent de diriger le regard du spectateur vers les indices, c’est-à-dire les éléments centraux du récit. Éléments déclencheurs voire perturbateurs qui vont orienter le récit et l’enquête policière, ces indices ont besoin d’être mis en lumière, soulignés, vus par le spectateur. Ces objets permettent de suivre pas à pas ce que les Experts découvrent sur la scène de crime. Ainsi, guidé par le faisceau d’une lampe de poche ou par le cadrage d’un appareil photo, notre regard suit ce que les Experts découvrent sur le corps, ou dans l’environnement direct de la victime. Le format standard de chaque épisode est de quarante-deux minutes, aussi les indices sont-ils assez rapidement repérables : là, la lampe de poche rencontre une trace de boue, de sang ou de toute autre substance identifiable, là, il reste de la poudre, là, une balle est retrouvée. Outre que cette rapidité correspond aux besoins du récit télévisuel court et moins à la réalité de l’investigation scientifique, elle témoigne de l’habitude de l’expert à trouver assez vite des indices. Il sait où regarder, quoi examiner, quoi remarquer. La mise en scène de ces séquences guide le spectateur de façon appuyée : un gros plan insiste sur un détail, un zoom focalise sur un indice et cela engage la suite du récit.

24L’usage de lampes de poche, parfois en plein jour ou visant à faire ressortir les traces dans l’obscurité, suggère deux choses :

25— La première, nous aider à identifier la nature de la séquence. La lampe de poche est souvent l’un des premiers objets utilisés : elle symbolise la première étape du travail des experts. Sans elle, le récit (et par la même occasion l’enquête policière) ne peut avancer. On pourrait aussi voir là une métaphore de la quête de vérité dans un monde obscur.

26— La seconde, opérer un travail de sélection vers ce qu’il y a d’important et de permettre une proximité évidente avec l’indice. Cette proximité est rendue possible par les mouvements de caméra et une mise en scène parfois appuyée.

27L’usage de la loupe est également interprétable de différentes façons. En général, ces outils viennent en renfort de l’œil nu. Après une première observation, l’expert confirme son intuition : il a identifié quelque chose d’étrange ou d’important, en utilisant cet objet grossissant. Ainsi, peut-il émettre de nouvelles hypothèses qui viennent confirmer ou infirmer les précédentes et le récit peut se poursuivre. En cela, la loupe est très souvent le relais vers l’annonce d’un fait important pour le récit : « Il y a des traces de poudre ! » et vers une autre étape du récit. À ce stade, l’expert voit, observe et s’aide d’outils (lampe, loupe) qui viennent augmenter ses propres capacités.

28Rendre la technique belle et magique aux yeux des spectateurs

29En même temps que les machines, instruments, objets, outils, nous aident à identifier le lieu et l’univers du récit, ils rendent le récit esthétique. Cet esthétisme provient des machines et instruments eux-mêmes : ils sont métalliques, vitrés, éclairés, etc. La mise en lumière choisie engendre une atmosphère particulière bleutée et métallique. Lors des séquences d’autopsie par exemple, les machines et instruments (balances, ordinateurs et écrans), les objets (tables d’autopsie, mobilier, lampes) rendent l’atmosphère mystérieuse. Ce décor, support d’un esthétisme froid et sombre, renforce le mystère lié à la mort. Il accentue aussi le mystère qui entoure cet endroit empli d’outils perfectionnés, ce lieu où la vérité se dévoile grâce aux connaissances et à l’habileté des médecins.

30Les séquences, similaires dans la forme à des clips musicaux et qui représentent une scène d’analyse ou d’expérimentation, ont aussi des vertus esthétiques. Cette fois, les outils et instruments sont manipulés par un expert sans explication et avec dextérité alors qu’une musique plutôt entraînante tourne en fond. Cela leur confère une part de mystère accentuée par la tension portant sur l’enchaînement virtuose des actes techniques. Ceux-ci s’appuient sur des instruments, des procédures et des savoir-faire, dans un ballet technique rapide, maîtrisé et précis ; il s’agit d’une autre forme d’esthétisme. La séquence vise souvent à produire des résultats importants (identification d’une empreinte, test d’une arme à feu, analyse d’une tache…) qui seront exploités lors d’un interrogatoire.

31Ce sont des séquences qui surgissent dans le récit et produisent une rupture. Rupture d’abord du rythme : la séquence dévoile un enchaînement d’actions très rapides, dont la durée n’a rien de commun avec la réalité : on voit par exemple le prélèvement et l’analyse d’une substance se dérouler en trente secondes. Rupture aussi de la parole : ces séquences ne sont que rarement explicitées ou accompagnées de paroles. Enfin, ces séquences interviennent dans le récit de l’investigation scientifique sans être forcément bien situées par le spectateur. Il n’est pas rare que cette séquence musicale représente une étape de l’investigation scientifique qui n’est pas en lien direct avec la séquence précédente. Ainsi, le spectateur est amené à revenir à l’analyse d’une fibre alors que la séquence d’avant n’était pas celle d’un prélèvement, mais l’interrogatoire d’un premier suspect. Le surgissement au sein du récit a selon nous vocation de mettre en scène la magie et l’esthétisme des outils et du geste technique.

32Révéler les résultats

33Dernière fonction essentielle de ces objets techniques : la révélation. Comme tout récit, celui des Experts se construit sur une intrigue. Celle-ci vise au final à déterminer l’identité du coupable, mais avant cela elle est souvent articulée sur un certain nombre d’autres révélations : identité de la victime, causes de la mort, mobile. Dans le cadre de ces récits policiers, ces révélations par la preuve ne proviennent pas de l’aveu mais des résultats qu’une machine ou qu’un instrument a pu mettre en évidence.

34La révélation au spectateur s’opère dans de nombreux cas par l’écran d’ordinateur. Ce dernier, multiplié à l’envi, habille le décor et atteste, par son nombre, de l’univers fictionnel. Il joue un rôle esthétique accentuant l’atmosphère bleutée précédemment décrite. Mais c’est grâce à l’écran, qui révèle et dévoile, ainsi qu’aux explications des experts que le spectateur comprend que l’indice collecté est une preuve. La transformation d’indice en élément de preuve s’opère sous ses yeux lorsque l’expert parvient à démontrer qu’une empreinte trouvée sur l’arme du crime (et qui apparaît à l’écran) appartient bien au suspect. Suspect qui, par chance, est répertorié dans le fichier centralisé des empreintes de la police ! Cette révélation d’importante car elle détermine la suite du récit.

35Cette fonction mobilise principalement un de nos sens : la vue. Le fameux « match found » surgit sur l’écran à côté de la photo d’identité de la personne suspecte et l’on comprend d’emblée qu’elle est celle du coupable. Ce sont la rapidité et la puissance de l’informatique qui s’incarnent ici. Sous ses yeux, le spectateur voit se matérialiser la puissance des réseaux, des fichiers, des banques de données. Des informations éparses sont regroupées et rendues cohérentes, des éléments séparés deviennent concordants et aboutissent à un résultat visible à l’écran. Cette puissance permet le surgissement de la vérité, sans laquelle les Experts ne peuvent pas travailler.

36Mais cette révélation se fait aussi dans le bruit, autre forme de « mise en scène » esthétique. À propos des bruits significatifs constituant la bande-son de la série, Karen Lury parle de « Skillful listening ».17 Ceci n’est pas propre aux Experts : dans toute série policière qui se déroule en partie dans des bureaux, on entend en fond des bribes de conversation, des sonneries de téléphone, les sirènes de police. À ces sons significatifs, se rajoutent, dans les Experts, ceux des machines, et pas seulement en fond sonore. Les séquences de révélation, où les écrans sont fortement sollicités s’accompagnent de bruits de clavier et, surtout, de bruits technologiques soulignant des résultats. Ces bruits ont indubitablement une signification ; inexistants ou presque dans la réalité, ils sont ici savamment amplifiés. Karen Lury indique qu’il s’agit d’une habitude depuis Star Wars. Ces bruits symbolisent une machine qui travaille. Mais ce n’est pas tout. Ils maintiennent en éveil l’attention du spectateur et répondent en cela à ce besoin de mise en tension dans le récit. « Enfin, disent-ils au spectateur, vous allez obtenir les résultats des analyses, enfin, vous allez obtenir une réponse… ». Ces bruits préparent le spectateur à la révélation qui se produit.

37La technique est donc celle par qui éclate la vérité, du moins du point de vue des sens (de la vue et de l’ouïe) alors que la science reste plutôt du côté de l’explication.
***
La mise en scène très esthétique de la technique (du côté des objets surtout) joue donc un rôle important dans les relations du spectateur avec la série. Yves Jeanneret18 utilise le terme de « technographie » pour parler de l’exploitation dans la littérature du xixe siècledes émotions liées à la technique. C’est peut-être ce qui se joue dans les Experts à travers la lumière, la couleur, ou les bruits. Cette mise en récit engage alors le spectateur à essayer de comprendre, d’identifier, de se repérer, de se projeter dans l’univers proposé.

38Si les objets techniques prennent une place importante à l’image, le rapport à la technique que donne à voir la série n’en est pas moins ambigu. Exposée comme artifice spectaculaire, la technique comme pratique, comme art de faire, est certes montrée à l’image mais jamais explicitée ou discutée. Le spectateur n’est jamais invité à comprendre le moindre tour de main de ces recettes magiques. Malgré la présence humaine des experts, les instruments et autres machines semblent se présenter avec évidence aux héros de sorte qu’ils ont presque l’air de fonctionner de manière autonome. L’attirail « high tech » des personnages s’apparente à une véritable boîte noire, hermétique à toute explication du pourquoi et du comment.

39La répétition rassurante des écrans, mallettes et autres loupes se déploie ainsi comme une véritable imagerie, c’est-à-dire un ensemble d’objets stéréotypés, de figures attractives, qui permet de se repérer aisément mais n’enclenche aucun questionnement.19 Ainsi, se dévoile sous nos yeux l’illustration parfaite d’une technoscience, d’une science entièrement dépendante de la technologie. Certes, le raisonnement scientifique a parfois sa place dans les épisodes mais il ne constitue pas véritablement la force (au moins esthétique) de la série. La technique n’est pas questionnée, explicitée ni même source d’inventivité ou d’ingéniosité ; elle n’est qu’application de procédures bien réglées. Cela nous dit bien des choses sur la place que nous accordons aujourd’hui à la technique.

40Membres d’une équipe de recherche en sciences humaines et sociales basée dans une école d’ingénieurs, cette réflexion nous est particulièrement utile car elle permet entre autres de nous intéresser à l’interaction de l’imaginaire, de la fiction, du récit et de la technique. Mais la vision de la technique que propose ce type de séries pose question. Nous ne pouvons pas occulter le fait que nous sommes là face à un objet de divertissement et que les logiques économiques et médiatiques qui s’imposent à la création et à la diffusion de la série prévalent sur la volonté de s’engager dans une véritable réflexion sur la technique. Le format court et divertissant, la recherche de dynamisme, la dimension spectaculaire, etc. favorisent la mise en scène d’une technique à la fois mystérieuse, rapide et très efficace. Néanmoins, nous pensons également que ce que l’on montre de la science et de la technique reflète ce que la société projette sur elles. Il semble donc que l’image de la technique donnée dans ces séries est éloignée de celle qui favoriserait une vision critique et réflexive. La créativité, l’invention, l’ingéniosité auxquels peuvent prétendre les ingénieurs ne sont ici pas valorisées, ni même évoquées.

41Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 . « Cop and lab » signifie littéralement » Flic et laboratoire »

3 . En distinguant technique de technologique, nous voulons simplement appeler l’attention sur le fait que certains objets, technologiques, font référence à un monde « high tech », moderne, puissant. Leur pouvoir d’attraction est peut-être plus fort qu’un objet technique, moins connoté de modernité.

4 . Cette phrase est tirée d’un épisode des Experts, épisode 12, saison 8. Elle est prononcée par l’un des policiers de la série, Jim Brass.

5 . La diffusion en France est assurée par TF1. La diffusion des Experts a débuté un an après la diffusion aux États-Unis par la chaîne cbs.

6 . Une saison est un ensemble d’épisodes qui se suivent chronologiquement sur une période donnée (un an, par exemple).

7 . o.j. Simpson est un ancien joueur professionnel de football américain. Il a été soupçonné en 1994 d’avoir assassiné son ex-épouse et son compagnon. Il fut acquitté en 1995 faute de preuves tangibles

8 . Ce fait est traité par Weissmann et Boyle dans leur article « Evidence of things unseen : the pornographic aesthetic and the search for truth in csi », in Reading csi. Crime TV under the microscope, ed. Michael Allen, Londres, New York, ib Tauris, 2007, pp. 90-102.

9 . Voir « Police réelle, police fictive », Romantisme, n° 79, 1993, pp. 73-90

10 . Cette phrase est prononcée par Gil Grissom, chef de l’équipe des Experts et héros de la série, à ses débuts. La scène se passe au moment du relevé des empreintes sur la scène de crime dans l’épisode 7 de la saison-1 intitulé « Petits meurtres en famille ».

11 . Voir, par exemple, l’ouvrage de Gérard Wajcman L’œil absolu, Denoël, Paris, 2010, ou l’article de Deborah Jermyn « Body matters : realism, spectacle and the corpse in csi », in Reading csi. Crime TV under the microscope, ed. Michael Allen, Londres, New York, ib Tauris, 2007, pp. 79-89

12 . Lire, par exemple, dans le numéro 1 de la revue tv Séries Céline Nguyen, Éric Triquet, Marianne Chouteau et Catherine Bruguière, « La perspective narrative dans les séries « Cop and Lab ». Quelles contributions aux représentations du monde scientifique et technique ? » [http://www.univ-lehavre.fr/ulh_services/img/pdf/22-Nguyen_et_al-oks.pdf]

13 . Il existe trois séries « estampillées » Experts. La première se situe à Las Vegas, et il s’agit de celle qui nous intéresse ici. Les deux autres se déroulent à Miami et à Manhattan.

14 . Il n’est pas aisé d’associer la caractérisation des séquences et les fonctions mises en scène des objets techniques. Une même mise en scène (une atmosphère sombre) peut être utilisée dans les deux types de séquences. Un même objet peut aussi être placé dans les deux types de séquences : le gant en latex par exemple.

15 . Voir Guillaume Le Saunier, « Les policiers réels devant leurs homologues fictifs : fiction impossible ? Pour une sociologie de la réception dans la sphère professionnelle », in Réseaux, 165, 2011, pp. 109-135.

16 . Le spectateur peut être rassuré puisque le policier est aidé par la science et des machines pour faire son travail ! Il est peut-être également rassuré par le fait que le décor est conforme à ce qu’il attend d’une telle série.

17 . Karen Lury, « csi and sound » in Reading csi. Crime tv under the microscope, ed. Michael Allen, Londres, New York, ib Tauris, 2007, pp. 107-121.

18 . Voir l’article d’Yves Jeanneret cité en note 1.

19 . Se reporter, par exemple, à l’ouvrage de Lucien Sfez, Technique et idéologie, Seuil, Paris, 2001.

Pour citer cet article

Marianne Chouteau et Céline Nguyen , « Écrans, lampes et mallettes  Les objets techniques dans l’univers des Experts  », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, Écrans, lampes et mallettes  Les objets techniques dans l’univers des Experts , mis en ligne le 08 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4215.


Auteurs

Marianne Chouteau

Professeure associée, docteure en sciences de l’information et de la communication, elle fait partie de l’équipe itus (Ingénieries, Technologies, Urbanisations et Sociétés). Ses recherches portent essentiellement sur les liens entre technique, récit et société. Elle travaille notamment sur les représentations de la technique dans les modes de communication contemporains, dont les séries télévisées.

Céline Nguyen

Enseignante-chercheure, docteure en sciences de l’information et de la communication, elle fait partie de l’équipe itus (Ingénieries, Technologies, Urbanisations et Sociétés). Elle enseigne les sciences humaines et sociales à l’insa de Lyon. Ses recherches portent actuellement sur les liens entre récit et technique : sur la contribution du récit à la conception des objets techniques et sur les représentations de la technique dans les récits de fiction (notamment les séries télévisées contemporaines).