Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Hugues Chabot  : 

Le roman de la science Raison et idéologie chez Isaac Asimov

Plan

Texte intégral

Aujourd’hui encore, Isaac Asimov (1920-1992) reste un auteur canonique pour le lecteur qui entre en science-fiction. En témoigne la réédition constante de son œuvre maîtresse, Fondation,1 dont le succès ne se dément pas, notamment chez les futurs ingénieurs et scientifiques. Asimov a lui-même été bachelor of science (1939) et a obtenu une thèse en chimie (mai 1948), tout en développant une œuvre de science-fiction novatrice. Jusqu’au milieu des années 1950, il mène une carrière universitaire,2 puis son activité bascule sur le terrain de la vulgarisation. Il abandonne la voie scientifique en 1958. Aux États-Unis, la notoriété d’Asimov comme communicateur de science est comparable à celle de Martin Gardner (1914-2010), Carl Sagan (1934-1996) ou Stephen Jay Gould (1941-2002), dont il partageait la vigilance à l’égard des pseudosciences.3

Ce qui retient l’attention dans les textes de science-fiction d’Asimov, c’est la mise en récit du raisonnement scientifique et l’extrapolation de nouvelles disciplines. Nous souhaitons ici mettre en évidence l’épistémologie romancée dont sont porteuses ces fictions, mais aussi la part d’idéologie que véhicule l’invention de sciences imaginaires.

La logique de la découverte scientifique

Dans une série de récits de science-fiction policière rassemblés sous le titre d’Histoires mystérieuses,4 Asimov a composé de véritables vignettes du quotidien d’un chercheur. Le personnage du docteur Urth, héros récurrent, incarne ainsi une focalisation extrême sur la dimension intellectuelle de la recherche scientifique. Il raisonne sur des événements sans les avoir directement éprouvés, comme si cette absence ou ce refus d’engagement physique était nécessaire à un travail d’élaboration théorique. Il y a sinon un primat du moins une autonomie revendiquée du raisonnement vis-à-vis de l’expérience. Et, au regard des résultats obtenus par Urth, le lecteur peut tout à fait conclure à la supériorité intellectuelle du théoricien qui, capable de s’abstraire de la basse besogne de collecte des données empiriques, use des seules logique et intuition.

D’autres protagonistes des Histoires mystérieuses n’ont rien d’esprits à la méthode aussi assurée. L’impression est plutôt celle d’un bouillonnement intellectuel marqué d’incertitude. Le processus de création scientifique apparaît non maîtrisé, tout au plus stimulé, et en tout cas très largement livré au hasard. Les idées « révolutionnaires » ou « cruciales » semblent se former et se cristalliser après une intense activité spéculative, à la lisière de la conscience :

« Moore éprouvait un sentiment bizarre. Une vague idée à l’état embryonnaire s’était ébauchée dans son esprit mais, la tête sur le billot, il aurait été incapable de l’emmener en pleine lumière […] Brusquement, l’esquisse d’idée qui était née dans sa cervelle prit forme. […] Ça y est ! s’écria-t-il soudain. J’ai trouvé ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? »5

Cette représentation très stéréotypée de l’inventeur ou du chercheur, qui tâtonne et trouve de manière soudaine, répond aussi à une nécessité dramatique, car l’économie des intrigues repose essentiellement sur la virtuosité spéculative et déductive des protagonistes. Les histoires d’Asimov se complaisent dans un pur jeu intellectuel, où les hypothèses semblent d’abord gratuites puis prennent de la consistance. L’ironie des reparties est souvent patente :

« C’est une admirable théorie […] C’est merveilleux de t’entendre ainsi fabriquer quelque chose à partir de rien »,

mais la chance ne sourit qu’à ceux qui savent s’éloigner des sentiers battus,

« L’endroit le plus logique est généralement celui où l’on fait chou blanc ! »6

Les personnages d’Asimov ne sont pas toujours des chercheurs en chambre. Dans une nouvelle en forme de canular,7 tout un département de biochimie est délocalisé dans une ferme du Texas pour étudier in situ la génération mystérieuse et incongrue d’œufs d’or par une cane. Tout le récit, qui prend les atours d’un rapport d’expertise confidentiel, livre le déroulé d’une série de tests expérimentaux et de leurs interprétations en vue d’élucider le phénomène. Asimov nous fait pour ainsi dire vivre de l’intérieur toutes les affres d’une recherche confrontée à l’inexplicable. Les chercheurs s’avèrent aussi inquiétés qu’excités par l’inconnu. Pour sortir de l’impasse, il faut se résoudre à envisager l’hypothèse la plus absurde, une transmutation nucléaire du fer en or (autrement dit, une « fusion froide » avant la lettre !), même si la découverte reste inacceptable du point de vue des connaissances admises :

« Aucune théorie ne peut actuellement être avancée pour tenter d’expliquer comment une enzyme est susceptible d’agir comme catalyseur d’une réaction nucléaire. »8

C’est peut-être dans les histoires de robots, autre grand œuvre d’Asimov, que ces jeux de l’esprit sont les plus justifiés. Les ingénieurs qui conçoivent et développent des intelligences artificielles implémentées dans des cerveaux dits « positroniques » y sont confrontés à des machines défaillantes. Il leur faut explorer tout le champ des possibles pour expliquer rationnellement a posteriori un comportement qui apparaissait impossible a priori. En effet, les robots d’Asimov sont à la fois logiques, serviles et capables d’initiative, et chaque nouvelle est l’occasion d’une mise à l’épreuve des trois lois régissant leur comportement vis-à-vis de l’homme et sont hiérarchisées comme suit : devoir de protection de tout être humain en priorité, exécution des ordres qui leur sont donnés en second lieu, préservation de leur propre existence en dernière instance. Chaque transgression trouve une explication logique via les arcanes d’une science fictive, annexe de la robotique,9 la « robopsychologie ». Au-delà d’une mimétique de la science au moyen d’une terminologie respectant la structure et la sonorité du vocabulaire scientifique, c’est, là encore, la progression même des récits qui simule la logique exploratoire et créatrice de la raison scientifique.

La science-fiction et l’hypothèse

C’est sur le terrain de la propension à produire, agencer et vérifier des hypothèses que le rapprochement entre science et science-fiction opère en premier lieu chez Isaac Asimov. La « machine fictionnelle » du récit littéraire se substitue aux appareillages techniques du laboratoire scientifique. Cette parenté des protocoles de mise à l’épreuve des modèles des sciences d’une part, et ceux des mondes possibles de la science-fiction d’autre part, a souvent été soulignée, en particulier par Umberto Eco, lequel constate que certains auteurs de science-fiction jouent avec les hypothèses en analogie avec la science et précise :

« La science-fiction est le récit de l’hypothèse et de l’abduction ; c’est donc le jeu scientifique par excellence, étant donné que chaque science fonctionne par conjectures ou par abductions, selon la définition de ces termes par Charles Sanders Peirce (1839-1914). »10

L’abduction est un raisonnement consistant à rendre compte rétrospectivement d’un phénomène (c’est pourquoi il est aussi désigné par le terme de rétroduction). Alors même qu’il n’existe pas encore de justification logique ni même empirique de sa validité, une hypothèse est suggérée comme plausible et prometteuse du fait de sa vertu explicative a posteriori d’un événement imprévu ou inhabituel, ce qui suffit en quelque sorte pour qu’on l’adopte par provision.

De façon révélatrice, des appellations alternatives à l’expression science-fiction dénotent le cousinage de sa démarche avec l’épistémologie abductionniste, comme celle de « roman d’hypothèse » que Maurice Renard (1875-1939), pionnier et théoricien du genre en France, a fini par préférer à celle de « merveilleux-scientifique »,11 ou encore celle de « conjecture romanesque rationnelle » proposée par Pierre Versins (1923-2001).12 Les protocoles d’écriture de la sf rejoindraient ainsi ceux de la recherche scientifique, dont le caractère essentiellement conjectural a aussi été mis en exergue dans l’épistémologie réfutationiste développée par Karl Popper (1902-1994). À ceci près que, tandis que les véritables acteurs de la science mettent à l’épreuve des faits leurs mondes possibles (dans l’attente d’un démenti à plus ou moins long terme), les faiseurs d’histoires de science-fiction, quant à eux, actualisent de leur propre chef les hypothèses qui posent en droit leur monde possible. Si la sf imite la démarche abductive de la science, contrairement à cette dernière, elle ne prétend pas tirer sa légitimité de ses confirmations (ou de ses « corroborations », comme dirait Popper) dans le monde des faits réels. La pertinence de ses constructions se juge à l’aune de la mise en cohérence des faits nouveaux du monde possible avec ceux, anciens, du monde réel.13

La sf ne serait alors que la poursuite de la science sous une autre forme, à la fois restreinte mais aussi généralisée. Restreinte, car en retrait du champ de l’expérience concrète, c’est-à-dire affranchie de l’obligation de résultat caractérisant la recherche scientifique. Généralisée parce que, bien au-delà d’une pantomime de raisonnement scientifique confiné à l’enceinte d’un laboratoire (si ce n’est d’un intellect), les expériences de pensée de la science-fiction inventent des phénomènes et des artefacts porteurs de changements. Le temps d’un récit, le lecteur de sf est invité à « suspendre son incrédulité », à se prêter au jeu conjectural du « et si… », et à faire sien, par provision, un monde possible extrapolé au voisinage plus ou moins proche de la science réelle, une histoire de l’avenir où une innovation technologique, une nouvelle discipline scientifique engendrent des problèmes inédits ou permettent d’envisager d’anciens problèmes sous un angle inédit.

Une littérature du changement

John Campbell (1910-1971), directeur éditorial de la revue Astounding Science-Fiction, dans laquelle Asimov publiait ses principaux textes, exigeait d’une histoire de science-fiction qu’elle mette l’accent sur les problématiques humaines et sociales liées au développement scientifique. Ces « mutant stories », comme il les qualifiait, devaient mettre en scène des découvertes ou des inventions radicalement nouvelles, imposant une révolution des idées et des mœurs. Dans les récits d’inspiration campbellienne, de telles révolutions, à la fois scientifiques et sociales, ne vont pas sans heurts. Des obstacles et des résistances vont en effet surgir. C’est de haute lutte que le chercheur surmontera les peurs irrationnelles des masses et les désordres sociaux qui en découlent14.

Dans le premier récit d’Asimov accepté par Campbell,15 l’inventeur d’une fusée spatiale doit affronte non seulement une société hostile mais aussi une communauté scientifique conservatrice. Le chercheur révolutionnaire, « en avance sur son temps » et « victime de réactionnaires », se revendique des grands héros de l’histoire des sciences :

« Vous êtes en train de trahir la science et tous ces glorieux pionniers que furent Galilée, Darwin, Einstein et bien d’autres. »

L’histoire des sciences se répète :

« Après avoir connu, pendant les années folles, des progrès trop rapides, nous vivons une période de réaction. Une telle réaction se produisit à l’époque romantique — la première ère victorienne — qui fit suite à l’explosion du xviiie siècle que l’on appela l’âge de raison. »

Dans un des textes les plus saisissants d’Asimov, intitulé en français « Quand les ténèbres viendront », c’est une civilisation à l’échelle planétaire qui, tant qu’elle n’accomplira pas sa révolution copernicienne, est condamnée à s’éteindre périodiquement.16

Davantage encore qu’aux directives campbelliennes, Asimov a reconnu sa dette vis-à-vis des recherches du sociologue Bernhard J. Stern (1894-1956), un des fondateurs en 1936 de la revue Science and Society. Pendant ses deux dernières années au Columbia College, Asimov a en effet rassemblé pour lui une documentation destinée à nourrir un ouvrage consacré aux résistances sociales face aux changements technologiques17. À cette époque précoce de sa formation intellectuelle, une inclination naturelle le portait même vers des études historiques, mais il opte pour des enseignements de zoologie puis de chimie, car la carrière scientifique lui semble plus prometteuse. Ce cursus lui fait découvrir la théorie cinétique des gaz, qui va jouer un rôle crucial dans la cristallisation de la science imaginaire au cœur du cycle de Fondation, la « psychohistoire ».

Le hasard et la nécessité

Asimov rapporte qu’il a fondé sa science historique de l’avenir sur une analogie, peu explicite et sans doute partielle, entre une population humaine à l’échelle d’un empire galactique et une collection de particules au sein d’un gaz. Dans le modèle de la théorie cinétique, un gaz se caractérise par des grandeurs macroscopiques — pression, température, volume — que régissent des lois résultant de l’intégration des comportements individuels des particules microscopiques le constituant, comportements réductibles à des paramètres spécifiques — vitesse, masse, densité de population — et justiciables d’une loi de distribution statistique introduite par le physico-mathématicien James Clerk Maxwell (1831-1879). Asimov reste très allusif quant à la gouvernance mathématique qui s’impose aux populations humaines. Il ne précise pas, en particulier, les grandeurs « historiques » et les paramètres « psychologiques » de la psychohistoire, grandeurs et paramètres qu’on imagine aisément bien plus complexes et nombreux que ceux de la thermodynamique et de la mécanique statistique.

Remarquons cependant deux divergences notables qui empêchent la science imaginaire d’Asimov de fonctionner en analogie parfaite avec la discipline qui l’aurait inspirée.18 Tout d’abord, réduits à de simples particules, les êtres humains devraient adopter naturellement et spontanément l’infinité des comportements possibles couverts par une loi de distribution statistique, ou son équivalent, ce qui encadrerait par conséquent leur apparent libre arbitre dans des proportions exactement fixées. Mais, contrairement aux particules, qui ne sont pas censées régler librement ou consciemment les paramètres décidant leurs existences, Asimov préserve l’autodétermination des sujets humains. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il fait de la psychohistoire une science secrète et réservée à un petit cercle d’initiés afin qu’elle ne perde pas en efficacité descriptive et prédictive : pour s’y conformer, les individus constituant les masses doivent être livrés à des lois statistiques dont ils ignorent l’existence même. La deuxième différence tient au déterminisme qui devrait résulter d’une histoire statistique aboutie en parfaite analogie avec la loi des gaz parfaits. Or Asimov insiste dès ses premiers récits sur la nature probabiliste des prédictions de la psychohistoire, discipline inachevée donc, ou dont l’objet serait par nature indéterminé. Tout se passe comme si Asimov jouait indifféremment des lois du hasard à l’échelle de la psychologie individuelle ou de l’histoire collective.

Au tournant des années 1990, près d’un demi-siècle après l’invention de la psychohistoire, lorsqu’Asimov met en place des récits précurseurs du cycle de Fondation pour compléter son œuvre, l’analogie se déplace sur d’autres terrains. Asimov suggère ainsi une concordance entre certaines caractéristiques de la psychohistoire et certains principes de la mécanique quantique. Un événement ponctuel est aussi imprévisible que la désintégration radioactive d’un noyau individuel, ou le passage d’un photon dans un dispositif de Young. Mais, là encore, la psychohistoire semble incapable de reconstituer à l’échelle macroscopique les figures d’interférences de ces événements microscopiques dont la superposition et la composition formeraient la trame d’une histoire statistiquement déterminée. Asimov fait aussi écho au principe dit « d’incertitude » de Heisenberg, qui empêche de déterminer une donnée sans que cela s’effectue au détriment de la détermination d’une autre donnée qui lui est corrélée.

Surtout, Asimov s’empare d’un autre paradigme qui émerge à la fin des années 1970, la théorie du chaos déterministe. Cette fois-ci, l’analogie semble plus juste, ou du moins opératoire dans le cadre d’une intrigue où la psychohistoire en est réduite à décrire un avenir en termes probabilistes, bien loin des lois macroscopiques déterministes de la mécanique et de la thermodynamique classiques à l’origine du récit inaugural de la série. En effet, la théorie du chaos s’intéresse fondamentalement aux phénomènes instables concernant des systèmes très sensibles aux conditions initiales. Paradoxalement, il est possible de déterminer qu’au bout d’un temps suffisamment long, surgira une instabilité qui empêche de prévoir l’état exact du système. L’exemple le plus connu est celui de la météorologie, pour lequel la métaphore du battement d’ailes d’un papillon capable de jouer un rôle dans des phénomènes climatiques extrêmes a connu le succès que l’on sait. L’enjeu pour les psychohistoriens est alors de forger les équations « achaotiques » qui permettront, malgré tout, de choisir les conditions initiales capables de stabiliser l’avenir à long terme : la création d’une société savante sous le nom de Fondation — qui se croira seule détentrice de l’avenir de l’espèce humaine grâce à la préservation des connaissances scientifiques et techniques ­—, et celle d’une société secrète de psychohistoriens — la seconde Fondation, qui veillera dans l’ombre au bon déroulement du programme sociohistorique prévu.19

Le savant et le politique

Posons un regard épistémologique sur le cycle de Fondation : celui-ci constitue une métaphore étonnante du clivage entre sciences de la nature et sciences de l’homme. Suivant une intuition qui lui est propre, Asimov propose une interprétation romancée de ce grand partage à travers l’opposition de deux communautés savantes qui s’affrontent pour la maîtrise du monde, l’une s’attachant aux lois physiques et aux objets technologiques, l’autre à l’étude des phénomènes sociaux et à ses applications politiques. Chose remarquable, au-delà de cette dichotomie fondatrice, Asimov trouve un point d’accord entre les deux champs d’investigation : la méthodologie qui caractérise leur scientificité. À la manière d’une science physique, la science sociale, idéalisée par Asimov sous le nom de « psychohistoire », est en effet mathématisée. Elle présente un caractère prédictif, corrélé à l’usage des mathématiques — même si c’est en termes de probabilités — et qui lui permet d’agir sur le monde, c’est-à-dire d’orienter le destin des sociétés. Ses sciences de la nature et sciences de l’homme relèveraient ainsi du même régime de scientificité. Plus précisément, les secondes seraient à terme solubles dans une méthodologie qui a prouvé son efficacité pour les premières, notamment dans le domaine des sciences physiques.20

Une épistémologie romancée est donc bien à l’œuvre dans la fiction de la psychohistoire ou, pour reprendre une terminologie proposée par Louis Althusser (1918-1990), une « philosophie spontanée » à propos du savoir scientifique, de ses méthodes et de l’ontologie des phénomènes naturels. À ceci près qu’Althusser désignait par là l’activité réflexive bien réelle des savants eux-mêmes sur leur propre pratique. Georges Canguilhem (1904-1995) identifie quant à lui sous l’expression « idéologies de scientifiques » les discours que les chercheurs tiennent sur la science, son rapport au réel, ou encore sa place dans la culture et la société. Mais Canguilhem introduit surtout une autre notion, bien plus féconde pour le travail d’élucidation historique et philosophique de la dynamique des sciences où il est engagé. À une préposition près, une « idéologie scientifique » désigne cette fois-ci un paradigme à part entière — l’exemple privilégié par Canguilhem est celui de la théorie de l’évolution — mais dont la transposition débouche, au moins dans un premier temps, sur une illusion de scientificité — Canguilhem visant ici l’« idéologie évolutionniste » du xixe siècle. C’est une activité à prétention scientifique, qui s’abuse en ignorant ou en déniant sa part d’idéologie. Canguilhem précise :

« S’il y a extension à la totalité de l’expérience humaine, et à l’expérience sociale notamment, de conclusions théoriques régionales détachées de leurs prémisses et libérées de leurs contextes, à quelle fin cette contagion de scientificité est-elle recherchée ? Cette fin est pratique. L’idéologie évolutionniste fonctionne comme auto-justification des intérêts d’un type de société, la société industrielle en conflit avec la société traditionnelle d’une part, avec la revendication sociale d’autre part. »21

La notion d’« idéologie scientifique » ne sert pas uniquement de repoussoir. Elle semble même un passage obligé tant il est courant en histoire des sciences d’observer des emprunts, des transferts ou de simples analogies ontologiques ou méthodologiques entre divers champs disciplinaires. L’objet de l’histoire des sciences est précisément, selon Canguilhem, de décrire et de rendre compte de ces phénomènes d’hybridation et de mutation des concepts et des méthodes scientifiques, qui s’accompagnent d’ailleurs d’interactions fécondes avec l’extérieur des sciences stricto sensu, et qui sont à l’origine des nouvelles disciplines.

Avec la psychohistoire, Asimov fournit à son lecteur l’équivalent d’une « idéologie de scientifique » sur des questions qui relèvent spécifiquement de la philosophie des sciences. Sciences de la nature et sciences de l’homme doivent-elles user des mêmes méthodes et des mêmes critères de validation ? D’autre part, la psychohistoire joue le rôle d’une « idéologie scientifique » par anticipation. Elle constitue, au sens propre, une chimère disciplinaire, l’« extension à la totalité de l’expérience humaine, et à l’expérience sociale notamment », du style mathématique de la mécanique statistique et de la théorie du chaos. En outre, elle justifie l’existence d’une élite scientifique, seule capable de guider l’humanité vers un état d’équilibre face à la menace d’une entropie sociale généralisée.

Mais Asimov plaide-t-il pour autant en faveur d’un tel réductionnisme qui serait le paroxysme du scientisme ? Ironie de l’Histoire, dans le cycle de Fondation, l’irruption d’un individu anormal, un mutant, suffit à mettre à bas les prédictions de la psychohistoire pour l’ensemble du genre humain. Loin d’être le simple écho d’idéaux technocratiques très en vogue dans les États-Unis des années 1930 et 1940,22 la fiction d’Asimov incite aussi le lecteur à s’interroger sur la légitimité politique du savant.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 Ses recherches portent sur le cancer et il participe à la rédaction d’un manuel de biochimie. Entre 1953 et 1956, Asimov écrit en son nom propre une série d’articles dans le Journal of Chemical Education, essentiellement sur l’abondance isotopique à la surface de la Terre.

3 Tous les quatre ont contribué à la revue The Skeptical Inquirer, qui publie des évaluations critiques d’annonces extraordinaires ou controversées, notamment dans le domaine du paranormal ou de sujets aux limites de la recherche scientifique.

4 Isaac Asimov, Histoires mystérieuses, Paris, Gallimard, Folio sf, 2002, pour l’édition la plus récente. 1969 pour la traduction originale de textes dont la publication originale en revue s’étend pour l’essentiel de 1954 à 1967. Il existe des liens, établis de longue date, entre enquête policière et investigation scientifique, voir Régis Messac, Le « Detective Novel » et l’influence de la pensée scientifique,1929, Paris, Encrage, 2011. Signalons en outre qu’Asimov a écrit des histoires purement policières — Le club des veufs noirs — dans l’esprit des récits de détection à la Agatha Christie.

5 « Au large de Vesta » (« Marooned off Vesta »), Amazing Stories, mars 1939, Histoires mystérieuses, pp. 185 à 187. Il s’agit de la toute première nouvelle publiée par Asimov.

6 « Anniversaire » (« Anniversary »), Amazing Science Fiction Stories, mars 1959, Histoires mystérieuses, pp. 221 et 227.

7 « La cane aux œufs d’or », « Pâté de foie gras », Astounding Science-Fiction, septembre 1956). Quelques années plus tôt, alors qu’il terminait la rédaction de sa thèse, Asimov commettait un autre pastiche sous la forme d’un pseudo-article scientifique — pourvu de tableaux, de diagrammes et de références bibliographiques — sur la cinétique d’une substance chimique capable de se dissoudre avant tout contact avec un solvant, « The endochronic properties of resublimated thiotimoline », Astounding Science-Fiction, mars 1948. Le texte est disponible en français dans le recueil La mère des mondes.

8 « La cane aux œufs d’or », Histoires mystérieuses, p. 137.

9 Le néologisme robotique a été forgé par Asimov lui-même au début des années 1940, à partir du terme « robot » emprunté au dramaturge tchèque Karel Capek (1890-1938).

10 Umberto Eco, « Science et science-fiction », Science-fiction, n° 5, Denoël, octobre 1985, pp. 210-221. La remarque s’applique aussi aux récits de détection tels qu’ils sont passés au crible de la thèse de Messac citée plus haut. On trouve un constat assez semblable à celui d’Eco chez Jean-Marc Lévy-Leblond, « Hypothesis fingo. Science et fiction », dans La pierre de touche, La science à l’épreuve…, Paris, Folio essais, 1996, pp. 219-227, première parution dans les actes du colloque « Science et science-fiction », université de Nice, Valbonne, avril 1991. Voir aussi Jean-Marc Lévy-Leblond, « Science’s Fiction », Nature, vol. 413, 11 october 2001, p. 573.

11 Maurice Renard, Romans et contes fantastiques, Paris, Robert Laffont, 1990. Dans un article à la fois théorique et programmatique, Maurice Renard décrivait ainsi son modus operandi : « Admettre comme certitudes des hypothèses scientifiques, et en déduire les conséquences de droit ».

12 Pierre Versins, Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, Lausanne, L'âge d'Homme, 1973 et 1984.

13 Sur le seul plan des faits strictement scientifiques, le courant de science-fiction qui accorde la plus grande importance à cette mise en cohérence de la fiction avec la science avérée est communément désigné par l’appellation hard science fiction. On en trouvera quelques exemples dans le domaine de l’exploration spatiale dans l’ouvrage de Nicolas Prantzos, Voyages dans le futur, L’aventure cosmique de l’humanité, Paris, Seuil, Science ouverte, 1998.

14 Albert I. Berger a montré ce que cette vision de l’histoire doit aux conceptions politiques, philosophiques et sociales de Campbell : éloge de la volonté individuelle capable de surmonter tous les obstacles d’une part, menace permanente sur l’ordre social sous la contrainte d’une seconde loi de la thermodynamique généralisée d’autre part (« Theories of History and Social Order in Astounding Science Fiction, 1934-55 », Science-Fiction Studies, vol. 15, no. 1, march 1988, pp. 12-35).

15 « Trends », « On n’arrête pas le progrès », Astounding Science-Fiction, juillet 1939. La nouvelle est disponible en français dans le recueil Dangereuse Callisto.

16 « Nightfall », Astounding Science Fiction, septembre 1941. La nouvelle est disponible en français dans le recueil Histoires de mondes étranges, Livre de poche.

17 Plusieurs publications de Stern peuvent être issues ou avoir été à l’origine de ce travail de dactylographie par Asimov : « The Frustration of Technology », Science and Society, vol. II, no. 1, winter 1937, pp. 3-28, réédité dans Historical sociology, The Selected Papers of Bernhard J. Stern, The Citadel Press, New York, 1959, pp. 47-74 ; « Resistance to the Adoption of Technological Innovations », Technological Trends and National Policy, Washignton, Government Printing Office, 1937, pp. 39-66 ; « Restraints upon the Utilization of Inventions », The Annals of The American Academy of Political and Social Science, vol. 149, november, 1938, pp. 1-18, réédité dans Historical Sociology…, pp. 75-101.

18 Cédric Grimoult explore d’autres sources d’influence possibles du côté de la génétique et de la biologie évolutionniste, domaines d’études qu’Asimov a également pu explorer au cours de son cursus : « Quand la science-fiction précède la science : La conception de l'histoire d'Isaac Asimov dans Fondation », Belphégor, Littérature populaire et culture médiatique, revue électronique, vol. 5, n° 1, décembre 2005 :

19 Jean-Luc Gautero examine lui aussi les liens entre mécanique statistique, psychohistoire et théorie du chaos dans le cadre d’une étude plus générale : « Le hasard dans la science-fiction », Cahiers de narratologie, revue électronique, vol. 18, 2010 : http://narratologie.revues.org/6037.

20 Nous empruntons pour l’essentiel cette analyse à Giorgio Israel, Le jardin au noyer, Pour un nouveau rationalisme, Paris, Seuil, « Science ouverte », 2000, pp. 68-71.

21 Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1977, pp. 42-43.

22 Voir à ce propos la thèse de Christopher S. Leslie, Social Science Fiction, ProQuest, 2007.

Pour citer cet article

Hugues Chabot, « Le roman de la science Raison et idéologie chez Isaac Asimov », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, Le roman de la science Raison et idéologie chez Isaac Asimov, mis en ligne le 07 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4214.

Auteurs

Hugues Chabot

Maître de conférences en histoire des sciences à l’université Lyon 1, ea 4148, s2hep. Ses recherches portent sur l’histoire de l’académie des Sciences et sur la réception et l’évaluation des découvertes scientifiques par cette institution. À la croisée de l’histoire culturelle et de l’épistémologie, il travaille aussi sur les représentations de la science, notamment dans la littérature de science-fiction. Il est l’auteur des articles « Astronomie » et « Chimie » d’un Dictionnaire des littératures de l’imaginaire à paraître, éditions L’Atalante.