Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Catherine Bruguière et Eric Triquet  : 

La métamorphose dans la littérature de jeunesse

Plan

Texte intégral

Pour nombre de pédagogues, lire des histoires de fiction et faire des sciences, semble incompatible et, plus encore, lire des histoires de fiction pour questionner les sciences, relève d’une dangereuse instrumentalisation de la littérature. À croire que les régimes de validité de ces deux domaines sont opposés, et les mondes construits par les scientifiques toujours étrangers à la fiction.

Alors que la littérature de jeunesse foisonne d’animaux familiers comme personnages de fiction (Babar l’éléphant, Frédéric la souris, Quipic le hérisson, la chenille qui fait des trous…) et s’empare de sujets tels que la mort, la sexualité ou encore la métamorphose, on peut penser qu’elle propose au jeune lecteur la possibilité d’une réelle interprétation de ce qu’il croit savoir des sciences du vivant. Ainsi, Umberto Eco,1 en développant la notion de compétence encyclopédique, nous rappelle qu’un personnage–chien a toute les propriétés associées au mot « chien », d’être un animal, un mammifère, un canidé, une créature aboyante, le meilleur ami de l’homme et plusieurs autres, recensées dans une encyclopédie complète et que ces propriétés peuvent à leur tour être interprétées par d’autres expressions. La série de ces interprétations interconnectées constitue la totalité des notions socialement et collectivement accréditées, que partage par une communauté. C’est dans ce jeu d’interprétations multiples et de leur circulation complexe que se noue la signification de nouvelles notions et qu’il nous semble opportun d’engager les jeunes enfants.

Si les jeunes enfants d’aujourd’hui lisent plus que ceux des générations précédentes, en raison sans doute de la quantité et de la qualité des ouvrages qui leur sont destinés, l’enseignant en général et celui de sciences en particulier peut difficilement ignorer cette ressource qu’ils dévorent. Au-delà du nombre important d’albums de jeunesse publiés chaque année (environ cinq mille par an), il apparaît une création artistique et un engagement des auteurs dans l’écriture pour la jeunesse. Ainsi, un certain nombre de grands auteurs comme Lewis Carroll, la comtesse de Ségur, James Matthew Barrie, Maurice Sendak, Elzbieta puisent dans l’écriture pour les enfants une forme d’énergie propre, alors que d’autres en s’associant à des artistes renommés inventent de nouvelles formes de dialogues entre texte et image. On peut alors se demander dans quelle mesure cette créativité toujours renouvelée dans les albums de jeunesse est un terreau fécond incitant les enfants à envisager des alternatives au monde réel existant.

L’album que nous choisissons d’étudier ici a pour titre La promesse2 car il offre au lecteur des pistes intéressantes pour penser l’idée de métamorphose, thème charnière, à la rencontre de la littérature et des sciences du vivant

La métamorphose : à la croisée de la fiction et du réel

L’idée de métamorphose présente ce trait singulier d’avoir depuis toujours fasciné les scientifiques autant que les écrivains et le « désir de métamorphose » comme nous le rappelle Canguilhem3 représente un obstacle primordial à l’intelligence de l’objet biologique. Le terme de « métamorphose » provient du grec morphè (qui renvoie à la forme) et du préfixe méta (qui exprime un changement), l’ensemble évoquant à la fois le passage d’une forme à une autre et le résultat de la transformation. En littérature elle semble prendre son origine dans la mythologie. En effet, les mythes, dans leur projet d’explication des phénomènes du monde, mettent très souvent en scène de nombreuses métamorphoses, prises comme des sanctions, cas de transformations de l’homme en animal (la princesse grenouille) ou bien des transgressions offrant de nouveaux horizons. Ensuite le domaine du fantastique s’en est emparé, mais aussi l’univers des contes et de la poésie. Ils ont donné vie à toutes sortes de chimères, d’êtres hybrides, de monstres voire imaginaires nés de transformations correspondant à autant de transgressions des lois du vivant. On est là dans un monde contraire aux lois de notre monde, où tout est possible, sans autre limite que l’imagination de ses créateurs. En revanche, nous verrons comment l’album La promesse, qui n’est pas un récit fantastique, va recréer les lois biologiques de la métamorphose à l’intérieur même de l’histoire.

Derrière l’imagination de la métamorphose, nous dit Canguilhem, il faut apercevoir le désir inassouvi d’un pouvoir illimité de réalisation du désir. L’animal en lequel l’homme rêve de se métamorphoser, est la réalisation d’un acte qu’un obstacle naturel ou une censure sociale l’empêche d’exécuter… Dans ses rêves de métamorphoses, l’homme s’identifie à toutes les possibilités, à toutes les libertés supposées de l’animalité. Comme le dit Bachelard :

« L’homme apparaît alors comme une somme de possibilités vitales, comme un suranimal. »

Jusqu’au xviiie siècle, on retrouvera chez les scientifiques (voir travaux de Pierre-Henri Gouyon4) cette possibilité pour les êtres vivants de passer d’une catégorie de forme à une autre lors d’une métamorphose : ainsi des gravures du xviie siècle montrent que les feuilles d’un arbre tombées à terre peuvent donner naissance à des oiseaux et deviennent des poissons en tombant dans l’eau.

Pour les biologistes la notion actuelle de métamorphose renvoie à des changements profonds d’un animal au cours de son développement, à la fois dans ses structures, ses fonctions et comportements. Guy Rumelhard5 précise que l’inscription de la métamorphose au titre de concept dans le processus de développement biologique date précisément de 1669, date de la parution de l’édition hollandaise de l’Histoire des insectes de Swammerdam. Elle se limite à caractériser des transformations intra-spécifiques, mais en aucun cas inter-spécifiques. François Jacob6 a montré que la biologie moderne s’est constituée autour de l’idée que toutes les combinaisons entre les êtres ne sont pas possibles. Chez certains animaux, les différences entre le jeune et l’adulte sont parfois si fortes, les transformations si radicales, que le terme de « métamorphose » a été retenu pour qualifier ce passage. Le jeune est alors appelé larve du latin larva, car il masque l’adulte qu’il deviendra. Il s’agit là de transformations orientées, irréversibles selon la logique du vivant, et non pas déterminées par de mystérieuses causalités. Mais, comme le note encore Guy Rumelhard, l’idée des principes de changements profonds constituant la métamorphose en biologie s’inscrit paradoxalement dans une tension entre permanence et changement, continuité et discontinuité, identité et différence spécifique. Or, de telles mises en tension sont cruciales en littérature pour élaborer une réflexion critique sur le texte et son contenu.

L’album, qui nous intéresse, se révèle particulièrement riche en tensions de ce type, donc d’un intérêt particulier pour appréhender le phénomène complexe de la métamorphose avec de jeunes enfants, et ce à partir de leurs représentations. Il appartient à un genre de récit que nous avons qualifié de « fiction réaliste », au sens où il organise une confrontation entre deux mondes : la fiction (les personnages animaux parlent notre langue, éprouvent des sentiments) et le monde réel (ils ne peuvent échapper aux transformations profondes de leur métamorphose).

La promesse : une fiction réaliste

L’album de littérature jeunesse La promesse , né de la collaboration de l’auteur Jeanne Willis avec l’artiste Tony Ross, place au cœur de l’intrigue cette idée de métamorphose, mais sans jamais la nommer. Il la met en scène grâce à l’histoire d’un amour entre une chenille et un têtard, fondé sur une promesse intenable dans le monde réel, de ne jamais changer en dépit du temps qui passe. Il s’agit donc d’une possible permanence des êtres, à savoir un défi aux lois biologiques du développement. En voici le résumé :

« Nés en même temps, et dans deux univers proches, une chenille et un têtard se rencontrent et tombent amoureux l’un de l’autre. Pour sceller leur amour la chenille demande au têtard de lui faire la promesse « de ne jamais changer », et celui-ci promet. Mais, « de même que le temps change inévitablement » le têtard se transforme et subit des changements qui, à trois reprises, désespèrent la chenille. Déçue, cette dernière s’enferme dans un cocon. L’hiver s’est installé et chacun s’en est allé de son côté. Avec le retour du printemps, le sentiment amoureux est ravivé. La chenille métamorphosée en papillon, part à la recherche de sa « belle perle noire » qui entre temps s’est transformée en grenouille. Alors qu’ils se retrouvent à nouveau face à face, ni l’un ni l’autre ne reconnaît son bien aimé, et sans attendre la grenouille dévore le papillon. Puis, assise sur son nénuphar « elle attend patiemment qu’un jour lui revienne son joli arc-en-ciel ».

L’histoire décrit ainsi une relation amoureuse contrariée par une série d’événements liés à la métamorphose des deux personnages. Dans ce rapport de force entre fiction et réel, les auteurs choisissent de laisser les lois biologiques du développement puis de la prédation prendre le dessus sur celles de la fiction. Les « impossibles scientifiques » deviennent alors déterminants sur les « possibles fictionnels ». Mais à la différence d’un récit fantastique, tous les possibles ne sont pas permis, la référence à un monde compatible avec le discours de la science cohabite avec celle à un monde imaginaire.

La lecture que nous proposons entend questionner ce qui fait réellement complication, soit ici la discordance entre les deux mondes, telle qu’elle est rapportée dans l’histoire des deux personnages.

Pour le didacticien des sciences, il convient alors de savoir comment la lecture du récit de fiction La promesse peut amener le lecteur à s’interroger sur cette discordance et, de là, sur ses propres représentations des phénomènes du monde. Il importe donc d’analyser le couplage entre les deux mondes aux différents moments de cette intrigue amoureuse.

La métamorphose ou l’impossibilité d’échapper à son développement

Au départ, sur les rives d’un étang,

« Là où le saule rencontre l’eau, un têtard rencontra une chenille. Ils se regardèrent dans les yeux, de tout petits yeux… et tombèrent amoureux. »

Aucun doute dès lors sur le caractère fictionnel de l’histoire qui met en scène une relation amoureuse contrefactuelle, impossible dans notre monde. La chenille devient alors « son joli arc-en-ciel et le têtard « sa belle perle noire ». La deuxième double page zoome sur les deux personnages et dévoile les termes de la promesse annoncée en titre :

« J’aime tout chez toi, ... Promets moi de ne jamais changer. »

déclare la chenille au têtard, qui promet. C’est là l’autre élément contrefactuel de l’intrigue, même si, pour l’heure, les auteurs jouent sur l’indétermination de cette promesse : mentale ? morale ? physique ? Dehors, les arbres portent leurs feuilles et le ciel est bleu, seulement constellé de quelques petits nuages blancs. Il ne va pas tarder à s’obscurcir.

La complication à l’origine de l’intrigue se manifestera par l’apparition de transformations anatomiques chez l’un des personnages : le têtard. L’apparition de pattes postérieures vient ainsi mettre à mal, une première fois, la promesse originelle. Et sans attendre, la chenille en formule le reproche au têtard :

« Tu n’as pas tenu ta promesse ».

Pour seule excuse, celui-ci affirme qu’il « n’y est pour rien » et qu’il « ne veut pas de ses pattes »,

exprimant par là fatalité et incompréhension. Mais au-delà de cet événement perturbateur et de sa répétition sous d’autre formes (apparition de bras, disparition de la queue), c’est le contenu même de la promesse scellée entre les deux personnages qui se révèle problématique, puisque intenable dans ce monde imaginaire installé par le récit. Il s’agit d’une promesse en quête d’absolu et d’éternité que la chenille n’aura de cesse de solliciter à chaque transformation du têtard, comme gage d’un amour plein et entier.

Fig.1 : Album La promesse (J. Willis et T. Ross, Gallimard jeunesse, 2005)

Métamorphose et questionnement de l’identité spécifique7

En espérant pouvoir figer le têtard dans une fixité atemporelle, la chenille impose à son compagnon une situation que nous qualifierons de contrefactuelle. Et ce d’autant plus que son exigence ne porte pas sur un caractère secondaire ou contingent, mais sur une propriété vitale de son espèce, son mode de développement. Aussi, n’est-ce pas seulement le faire devenir autre, mais le faire devenir un autre, c’est-à-dire un individu d’une autre espèce (qui n’aurait pas un développement indirect par métamorphoses successives).

Cette exigence, qui pourrait apparaître comme une injonction, repose en fait sur une connaissance « naïve » de la chenille. Elle repose sur la croyance de la possibilité pour un individu de maîtriser son développement biologique et les changements qui l’accompagnent. Le têtard, on l’a vu, n’est pas loin de la partager. Mais au-delà, c’est la question de l’identité de chaque personnage (et de sa reconnaissance) qui est ici posée. En affirmant être étranger à ce qui lui arrive, il manifeste la non connaissance de son identité « spécifique » de batracien, et même d’une certaine façon, il la rejette par avance. Cependant, si la chenille refuse de le reconnaître comme tel, elle n’est pas pour autant davantage consciente que le têtard de sa propre identité. En effet – et c’est là tout le piquant de l’histoire pour le lecteur averti – elle va inévitablement être en proie à des transformations.

De ce point de vue, avoir choisi comme personnages deux animaux présentant un développement indirect mais décalé dans le temps ajoute un intérêt supplémentaire au récit. En effet, si l’intrigue se focalise au départ sur les transformations du têtard, c’est la chenille qui subira les transformations les plus profondes, des métamorphoses complètes. La situation ainsi créée en est d’autant plus cocasse : la chenille sollicite une promesse de permanence qu’elle ne pourra elle-même honorer. Du point de vue du récit, on pourrait s’interroger sur ses motivations : est-elle dans l’ignorance de sa propre destinée ou la redoute-t-elle ?

L’autre point à souligner est que la complication initiale, « l’apparition de pattes chez le têtard » n’est en fait que la partie émergée de l’iceberg des transformations qui affectent celui-ci au cours de son développement. Les changements importants de la métamorphose, déterminants dans la résolution de l’intrigue, comme son changement de milieu et de régime alimentaire, sont au départ passés sous silence. Du coup, la complication de l’intrigue se focalise sur un aspect secondaire visible alors que sa résolution met en jeu des aspects maintenus cachés, entretenant un effet de suspens.

Métamorphose : permanence versus changements

La phase de résolution de l’intrigue engage une mise à l’épreuve de la croyance partagée des deux personnages. Le temps biologique de développement des deux animaux est ici non seulement respecté, mais plus encore, il est mis au service de l’intrigue pour en retarder le dénouement. Un élément intéressant est la superposition d’indices de permanence et d’indices de changement.

Permanence de la promesse (renouvelée bien que non tenue) et de l’amour (au moins dans un premier temps) soulignée par l’usage du présent :

« J’aime tout chez toi » ; « Je te le promets »

À noter aussi l’usage de l’adverbe « toujours » juste avant l’adieu de la chenille :

« Mais tu es toujours mon joli arc-en-ciel. »

S’il n’est pas repris dans l’album, il suffit à lui seul à marquer la permanence du sentiment amoureux.8

On observe pour commencer des changements météorologiques : dès la deuxième double page le bleu du ciel qui baignait la promesse cède sa place au gris et à la pluie, en écho à la complication qui survient. Changements de saison ensuite (évoquant le temps qui passe) exprimés par l’image mais également soulignés de façon explicite par le texte qui vient une nouvelle fois en appui de l’image. La conjonction de coordination « mais » est ici particulièrement importante : elle est là pour rappeler « l’inévitable » c’est-à-dire l’arrivée imminente d’un changement. Première occurrence, p. 4 :

« Mais de même que le temps change inévitablement, le têtard ne pouvait tenir sa promesse… »

Deuxième occurrence, p. 6 :

« Mais, de même que le monde change inévitablement… »

Et l’adverbe « inévitablement » souligne encore – s’il en était besoin – le caractère inéluctable des changements : du têtard d’abord (qui enchaîne l’acquisition de pattes postérieures, puis de bras et pour finir, la disparition de sa queue), puis celles de la chenille (brutaux et non visibles car réalisées à l’intérieur du cocon), laquelle n’aura pas le temps (dans l’histoire !) d’en prendre conscience.

L’aveu de désamour :

« Oui, mais toi tu n’es plus ma belle perle noire »,

qui précède l’enfermement de la chenille, introduit une première rupture dans l’intrigue et constitue un dénouement provisoire. Mais ce point du récit est le point de basculement vers les transformations de la chenille et le dénouement final.

« La chenille remonta le long du saule et pleura tant qu’elle sombra dans un profond sommeil. »

On peut y voir bien évidemment une référence au conte (La belle au bois dormant, par exemple) mais aussi au réel, et plus précisément à la métamorphose qui s’opère à l’intérieur de la chrysalide, non nommée mais dessinée de façon très réaliste. Comme dans la nature, cette transformation de la chenille en papillon est traitée comme une ellipse. Ici, seule la récurrence des couleurs rouge, jaune et verte de la chenille primitive assure la continuité du personnage.

Métamorphose du têtard versus métamorphose de la chenille

Dans l’album La promesse, ce qui est donné comme un événement miraculeux (la métamorphose entière d’un même individu en un autre méconnaissable) est reconduit par l’auteur pour le second personnage, celui-là même qui refuse à l’autre l’idée même de changement. L’intrigue est relancée avec le réveil de la chenille devenue papillon, mais surtout l’amour ravivé et le pardon qui s’ensuit :

« Tout avait changé… sauf son amour pour le têtard. »

Alors, elle décida de lui pardonner de ne pas avoir tenu sa promesse.

Dès lors, l’enjeu – de l’histoire – est de les faire à nouveau se retrouver. Mais si les sentiments sont restés intacts, les corps devenus adultes se sont profondément transformés. Aussi, quand le hasard les réunit à nouveau, ni l’un l’autre ne reconnaît l’être aimé. Le dénouement, bien que prévisible, tombe comme une coupe franche : la grenouille bondit et dévore9 sans même lui laisser le temps d’achever sa phrase, le beau papillon venu l’interpeller au sujet de sa « belle perle noire ». Le fait qu’il retourne méditer sur son amour perdu montre que le têtard devenu grenouille n’a pas pris conscience du changement d’identité de la chenille et donc que l’épreuve du temps et des transformations qui l’accompagnent n’ont pas eu d’effet sur ses croyances et connaissances. Mais pour le lecteur, qui a su repérer les indices de permanence (continuité des couleurs et du positionnement dans l’espace pour la chenille-papillon), le doute peut s’installer, ajoutant de l’effroi à la surprise de la dévoration.

La relation de prédation prend ainsi le dessus sur la relation amoureuse qui cesse avec la disparition d’un des personnages. Envisagé du point de vu biologique, lorsque tous deux sont au stade larvaire, non seulement chacun occupe un milieu distinct (ils sont séparés par la surface de l’eau), mais surtout, il n’y a pas encore de relation proie-prédateur entre eux, compte tenu de leur régime alimentaire : du point de vue de la fiction réaliste, une relation d’amour est envisageable, même s’ils appartiennent à des espèces différentes, alors qu’elle ne le serait pas si les personnages étaient un chat et une souris. Mais le régime essentiellement herbivore du têtard devient essentiellement insectivore à l’état adulte et modifie – de façon dramatique – la relation entre les deux personnages. D’une certaine façon on assiste dans l’album de fiction à un rejet radical d’un monde possible qui pourrait avoir sa place au sein même du monde réel. Le monde de fiction décrit au début de l’album (l’amour comme transgression des lois naturelles de la biologie) est brutalement démenti à la fin de l’album : un autre monde possible, contrefactuel ou alternatif, est impossible dans ce monde-ci, irréalisable. On peut y rêver certes, mais c’est une rêverie gratuite totalement arbitraire et fausse, ce que fait la grenouille, qui reste seule en vie. L’issue finale est sans appel : il impossible de contrarier le cours du développement biologique et les changements qui l’accompagnent. Si elle peut paraître cruelle, cette fin « réaliste » est cohérente avec le fonctionnement de ce type de récit. Mais plus encore, elle semble résonner avec ce qui constitue le fond de cette histoire, à savoir la relation amoureuse :

« Tout ce que je désire, c’est mon joli arc-en-ciel »,

avait avoué le têtard. Amour passion, amour fusionnel, dévorant peut-on dire, au sens propre comme au sens figuré, puisque le têtard-grenouille « fait sien » le corps de la chenille-papillon10 en le dévorant.

Métamorphose et questionnement de l’identité sexuelle

Un élément peut venir troubler le lecteur, il concerne le sexe/le genre – des deux personnages avec lequel jouent habilement les auteurs. Au départ, un têtard et une chenille, donc un amour hétérosexuel, si l’on s’en tient au déterminant qui est associé à l’un et l’autre. Mais le premier est aussitôt qualifié de « belle perle noire » et le second de « joli arc-en-ciel », jetant un doute sur leur véritable identité sexuelle. Plus intéressant encore est de voir comment évolue cette identité au fil du récit. À la neuvième double-page, un papillon a remplacé la chenille, sans que jamais cela soit dit explicitement. Plusieurs indices peuvent permettre au lecteur d’envisager une continuité entre les deux protagonistes.

— Au niveau de l’image : l’emplacement du papillon donc mais aussi les taches de couleur jaune, rouge et vert présentes sur ses ailes qui rappellent les couleurs de la chenille.

— Au niveau du texte :

« Par une douce nuit de pleine lune, elle s’éveilla. »11

Il y a le pronom personnel « elle » mais on a vu qu’il pouvait être difficile de l’associer à l’un ou l’autre, et surtout c’est la chenille qui s’était endormie un peu plus tôt.

Cependant le jeu continue : alors que l’on voit à présent un papillon sur la branche du saule, l’auteur dit « la », en référence à la chenille. Il fait ici appel à la connaissance scientifique du lecteur de ces animaux dans le monde réel, et compte sur sa connivence. Quant à l’autre personnage il est toujours nommé « le têtard » même s’il ressemble de plus en plus à une grenouille. Mais une grenouille aquatique, assise au fond de l’eau.

Pour la chenille devenue papillon, le têtard est toujours « sa belle perle noire » comme le confirme à la page suivante sa demande à une grenouille assise sur un nénuphar :

« Excusez-moi. Vous n’auriez pas vu ma belle perle … »

Observons qu’une nouvelle fois, les auteurs comptent sur la coopération (cognitive) du lecteur pour associer cette grenouille à l’ancien têtard. Et, à la différence du papillon, le pronom utilisé « elle » est conforme à la représentation sous forme de grenouille, peut-être parce ce personnage avait pris conscience dès le départ des changements qui l’affectaient. Néanmoins, pas plus que le têtard, il n’a perçu le changement d’identité de son compagnon (aveuglé par l’amour) ; au niveau des deux dernières doubles-pages, il attend toujours que celui-ci lui revienne, sous la forme de son « joli arc-en-ciel ».

Fiction, métamorphose et mondes possibles

Si l’on suit le psychologue Jérôme Bruner,12 il revient à la fiction

« d’aller au-delà, de nous entraîner dans le domaine du possible, de ce qui pourrait être, de ce qui aurait pu être, de ce qui sera peut-être un jour. »

La promesse tient cette promesse ! Ce récit interroge « un possible » de la nature, certes exceptionnel mais observé et aujourd’hui expliqué. Il existe dans notre monde des espèces de batraciens chez lesquels le têtard acquiert la possibilité de se reproduire (donc devient adulte), tout en conservant une forme juvénile… comme le demande d’une certaine façon la chenille au têtard : la réalité rejoint ici la fiction ! C’est le cas de l’axolotl. Ce maintien découle d’une activité plus faible de la glande thyroïdienne, une conséquence du climat mexicain d’altitude, le froid défavorisant la forme terrestre qui y est plus exposée. La perte de la capacité à produire d’eux-mêmes les hormones nécessaires à cette transformation résulte du caractère néoténique de cet animal. Ce sont là les conditions de possibilité de ce phénomène auquel la fiction ne s’est pas permis d’accéder, ou seulement en rêve.

***

La « fiction réaliste » – tel que nous avons défini ce genre littéraire – peut ainsi nous apprendre ce qu’est le monde réel car elle contribue à rendre possible la réalisation, l’effectuation des événements de la fiction. Elle joue avec le réel, le détourne, l’anticipe ou le traque dans toutes ses variations et jusqu’à ses plus improbables exceptions. Elle contribue ainsi à le rendre problématique, et cela même si elle le décrit à l’aide des symboles qui sont les siens et non sur le registre conceptuel. Il s’agit pour ces albums de fiction réaliste d’un atout qui manque à bien des albums documentaires présentant comme scientifiques et didactiques. Pourtant, comme nous l’avons vu sur l’exemple de La promesse, le monde réel convoqué est quasi absent du texte de fiction, ou plus exactement les connaissances sur le monde réel sont lacunaires ou seulement implicites. Il est impliqué parce que présupposé : on présuppose qu’il est là. En fait, la lecture de tels albums ne nous amène pas directement à nous interroger sur le monde réel, mais d’abord sur la compréhension de la logique de l’intrigue et de sa résolution. C’est en cherchant à construire du sens que les lecteurs sont amenés à se questionner, éventuellement à leur insu, sur des éléments du réel, à partir de leurs propres représentations et connaissances. Cette fonction est d’autant plus forte que le texte comme l’image restent sur un grand nombre de points dans l’indétermination ou l’indécision. Ils demeurent allusifs et elliptiques plus que descriptifs au sens d’énoncés de la connaissance scientifique. Or si le monde réel est un et univoque, le texte de fiction peut ouvrir sur un ensemble de mondes possibles que l’on peut construire. Le thème de la métamorphose est de ce point de vue emblématique. Mais comment construire ces mondes fictionnels au plus près des lois de notre monde ? En situation de classe avec des élèves d’école élémentaire c’est un travail didactique à part entière, qui suppose de porter un autre regard sur la fiction et son rapport au réel.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 Jeanne Willis & Tony Ross, La promesse, Gallimard jeunesse, 2005 (trad. Tadpole’promise, Andersen Pres Ltd, Londres, 2003)

3 Georges Canguilhem, « Vie », Encyclopædia Universalis, vol. xxiii, Paris, 3e éd. 1989

4 Voir la partie animée par Pierre-Henri Gouyon dans le compte rendu de l’atelier « Enseigner la notion d'espèce, de la sixième à la terminale », stage national svt- salon Ivry le 15 novembre 2009

5 Guy Rumelhard, « Permanence, métamorphose, transformation », Revue de l’appbg, n° 2, 1995, pp. 335-345.

6 François Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l'hérédité. Paris, Gallimard, 1970.

7 Au sens du groupe d’appartenance, de l’espèce même.

8 Et avec le temps il y a bien réciprocité, puisque passée sa métamorphose la chenille annonce que « tout avait changé sauf son amour pour le têtard. » La préposition « sauf » marquant ici l’invariabilité et l’exclusivité du sentiment.

9 Petite entorse par rapport au caractère réaliste de l’histoire, le mode de capture du papillon par la grenouille (elle ne bondit pas mais projette sa langue sur sa proie) entretenant le doute sur le véritable mode de référence de l’album et soulignant, s’il en est besoin, que l’on n’est pas en présence d’un album documentaire.

10 Du point de vue de la nutrition, on dira qu’il l’assimile.

11 Moment propice aux métamorphoses dans les contes et légendes.

12 Jérôme Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, Paris, Retz, 2002.

Pour citer cet article

Catherine Bruguière et Eric Triquet , « La métamorphose dans la littérature de jeunesse », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, La métamorphose dans la littérature de jeunesse, mis en ligne le 06 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4211.

Auteurs

Catherine Bruguière

Maître de conférences, docteur en didactique de la biologie et directrice adjointe du laboratoire s2hep (ea 4148) à l’université Lyon 1-ens. Elle participe depuis plus de dix ans à la formation scientifique et didactique des enseignants à l’université Lyon 1. Ses recherches portent sur les fonctions du récit de fiction dans les apprentissages scientifiques à l’école primaire. Elle pilote un Léa (Lieu d’éducation associée à l’ifé, Institut français de l’éducation). en collaboration avec un réseau d’enseignants du 1er degré sur les albums de jeunesse comme source de questionnement scientifique et épistémologique.

Eric Triquet

Maître de conférences habilité à diriger des recherches à l’espe de Grenoble, école intégrée à l’Université Joseph Fourier de Grenoble. Il est membre du laboratoire s2hep (ea 4148) à l’université Lyon 1-ens. Depuis l’origine, ses travaux se situent à la croisée des sciences de l’éducation et des sciences de l’information et de la communication. Au sein du s2hep il codirige l’axe de recherche « Savoirs et dispositifs pour l’enseignement, la formation et la médiation en sciences.