Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Sylvie Allouche  : 

La responsabilité du scientifique. Et Les masques du temps de Robert Silverberg

p. 36-46

Plan

Texte intégral

1Par l’usage combiné des règles du roman réaliste et de la variation sur les postulats des mondes qu’elle construit, la science-fiction permet de mettre en scène des questions d’ordre philosophique, réelles ou spéculatives, en rapport avec la science. La notion de responsabilité du scientifique est à ce titre, à côté de celle de la science ou de la communauté scientifique en général, particulièrement intéressante à examiner, dans la mesure où l’on peut la considérer en réalité à l’horizon de la plupart des œuvres du genre. Pour l’illustrer, nous nous concentrerons sur un roman de 1969 de l’auteur américain Robert Silverberg, intitulé Les Masques du temps,1 qui fait de cette question le cœur de son intrigue. S’y trouvent mis en scène les atermoiements d’un physicien, Jack Bryant qui, pressentant que ses recherches risquent de conduire à « chambouler » le monde, est torturé en se demandant s’il doit ou non les poursuivre et les divulguer. Indépendamment du fait que le roman semble témoigner d’une vision, aujourd’hui réputée naïve, du scientifique isolé face à sa découverte, nous analyserons le problème central soulevé : dans quelle mesure la prise en compte des conséquences possibles externes à la science appartient-elle à la responsabilité du scientifique ? Pour ce faire, nous présenterons d’abord quelques distinctions fondamentales relatives à la notion, puis analyserons l’éclairage qu’y apporte l’expérience de pensée fictionnelle des Masques du temps, analyse tout entière nourrie de la conceptualisation de Hans Jonas dans Le Principe responsabilité2 (1979), en particulier le deuxième chapitre intitulé « Questions de fondements et de méthode ».

Responsabilité abstraite et concrète, probabilité de l’événement considéré

2Selon une opinion courante, une personne risque d’être tenue responsable d’un événement si son action peut être introduite dans la chaîne causale relative à celui-ci. L’imputation de responsabilité peut aussi être atténuée ou annulée sur la base des connaissances dont la personne, estime-t-on, pouvait disposer au moment d’agir. Nous proposons en outre de distinguer entre une « responsabilité abstraite » et une « responsabilité concrète ». Assumer une responsabilité abstraite consiste alors à reconnaître que l’on puisse être accusé des conséquences d’une action, tandis que la responsabilité concrète se rapporte à une conséquence déterminée. Découlent alors plusieurs propositions :

3— On ne peut assumer une responsabilité concrète déterminée sans assumer implicitement une responsabilité abstraite correspondante.

4— On peut assumer la responsabilité abstraite d’une action sans assumer la responsabilité concrète de telle série événementielle qui en découlerait.

5— On ne peut assumer la responsabilité abstraite d’une action sans assumer la responsabilité concrète d’au moins une série événementielle qui en découlerait.

6Enfin, il nous semble nécessaire de distinguer entre responsabilité vis-à-vis d’un événement certain et responsabilité vis-à-vis d’un événement incertain, plusieurs sous-distinctions étant susceptibles d’être formulées selon le temps et la modalité de l’événement considéré, et de façon plus générale, sa probabilité.

Responsabilité interne et externe du scientifique

7On peut se demander pour commencer si la responsabilité du scientifique ne devrait pas, comme semble-t-il dans toutes les autres professions, concerner essentiellement ce qui touche à celle-ci, en l’occurrence rechercher la vérité et ne pas la contrefaire lors de ses communications publiques ?

« Le véritable homme de science se place au-delà des intérêts et des conséquences économiques. Il court après la vérité, même si cette vérité doit remettre totalement en question la civilisation dans laquelle il vit. Ceci est un principe de base de toute vraie recherche. » (p. 24)

8Cependant, l’expression de « responsabilité du scientifique » a en réalité un champ d’application bien plus large, au point de parfois contredire les exigences premières de la profession, comme en suggère déjà implicitement la possibilité la citation ci-dessus. La « responsabilité du scientifique » peut en effet s’entendre comme responsabilité du scientifique « en tant que membre de la communauté scientifique », mais aussi « en tant que membre d’une communauté particulière d’êtres humains » (par exemple, son pays), ou « en tant que membre de la communauté humaine dans son ensemble », et il serait encore possible de faire varier ou d’élargir les communautés susceptibles d’être prises en considération, mais nous en resterons là pour la présente discussion. Si cette éventuelle nécessité de tenir compte dans sa pratique de critères extérieurs au concept définitoire de sa profession existe dans tous les métiers, le développement actuel de la science semble imposer au scientifique la question de façon bien plus critique qu’ailleurs.

9La distinction clé à notre sens, comme nous l’avons laissé entendre, concerne alors la différence à établir entre responsabilité interne et responsabilité externe à la science. La responsabilité interne à la science exige du scientifique qu’il respecte l’éthique interne de sa profession, où l’on peut distinguer les deux sous-catégories suivantes : d’une part, son obligation d’œuvrer au progrès de la connaissance, responsabilité interne à la science n° 1, et d’autre part, l’obligation d’œuvrer en faveur de la diffusion de son travail, ou du moins de ne pas le contrefaire, responsabilité interne à la science n° 2.

10Ce que nous entendons par « responsabilité externe » peut alors être d’emblée combiné avec la distinction précédente entre responsabilité abstraite et responsabilité concrète. On obtient alors une responsabilité externe abstraite du scientifique, et une responsabilité externe concrète de celui-ci : dans le premier cas, le scientifique accepte de prendre en considération les répercussions possibles hors de la science de la recherche scientifique, tandis que dans le second, il accepte la responsabilité de telle conséquence particulière, advenue ou seulement envisagée.

Les masques du temps de Robert Silverberg : de l’indifférence à la « panique » vis-à-vis de l’éventuelle responsabilité externe du scientifique

11Ces concepts généraux formulés, nous pouvons aborder la façon dont la question de la responsabilité du scientifique est plus précisément mise en œuvre dans le roman Les masques du temps, sa donnée initiale étant la suivante : la thèse en physique du personnage, Jack Bryant, est susceptible d’entraîner une application technologique révolutionnaire, et, par contrecoup, des conséquences sociales majeures pour l’ensemble de l’humanité.

12C’est Leo Garfield, collègue de Jack et narrateur du roman, qui en explique le premier les enjeux :

« Jack était sur le point de faire une découverte qui révolutionnerait l’humanité : comprendre une relation fondamentale énergétique sur laquelle l’univers est construit. » (p. 21-22)

13Jack, quant à lui, ne réalise pas d’emblée les implications pratiques possibles de sa recherche, alors que Leo lui-même est saisi de vertige lorsqu’il les imagine :

« L’application des théories physiques [n’]intéressait pas [Jack]. L’esprit baignant dans ses équations et ses calculs abstraits, il ne s’occupait pas plus de telles possibilités que des fluctuations de la Bourse. Moi, j’en étais conscient. Les travaux de Rutherford au début du xxe siècle avaient aussi été de la théorie pure, et pourtant ils avaient conduit à l’explosion d’Hiroshima. Des hommes à l’esprit moins élevé que celui de Jack verraient dans sa thèse les moyens d’arriver à une libération totale de l’énergie atomique. Aucune fission ou fusion ne serait nécessaire. Tout atome pourrait être ouvert et drainé. Une poignée de terre pourrait nourrir un générateur d’un million de kilowatts. Quelques gouttes d’eau enverraient un vaisseau cosmique sur la lune. Ceci était la véritable et fantastique énergie atomique. » (p. 22-23)

14Comme Leo choisit de ne pas prendre la responsabilité de discuter de ces enjeux avec Jack,3 c’est une conversation inopinée de ce dernier avec sa compagne Shirley, versée elle dans les sciences humaines, qui lui permet soudain de passer de l’indifférence à la « panique » :

« Cela signifie que nous serions capables d’ouvrir un atome sans avoir à provoquer d’explosion ? – c’est cela, ai-je répondu. – ce qui veut dire qu’en ouvrant n’importe quel atome, on pourrait libérer assez d’énergie pour faire fonctionner une maison, par exemple ? Elle me considéra bizarrement et laissa tomber : Ce serait la fin de toutes nos structures économiques, n’est-ce pas ? » (p. 74)

15La prise de conscience de Jack le conduit finalement à une décision radicale :

« Durant sa troisième année à Irvine, il vint me voir un jour, l’air hagard et épuisé. Il m’informa qu’il arrêtait sa thèse. » (p. 23)

16Comment Jack est-il conduit à prendre cette décision ? C’est à travers l’explication rétrospective qu’il en donne à Leo que nous le comprenons : sur un plan axiologique, il envisage pour ses recherches une série de deux conséquences qui se suivent l’une l’autre, mais dont l’évaluation est inverse : de sa découverte scientifique et de son application technologique, Jack spécule une première conséquence sociale évaluée comme mauvaise, laquelle serait ensuite suivie d’une conséquence bonne. Dans cette seconde étape donc, Jack se montre davantage sensible au risque de conséquence mauvaise. Ayant à l’esprit cette éventualité, il ne se sent pas prêt à l’assumer, et se concentre alors sur le moyen d’éviter sa réalisation, et donc aussi celle de la conséquence bonne spéculée pour la suite. Comme il existe toute une série d’événements envisageables entre la découverte elle-même et sa traduction causale en conséquence mauvaise, diverses interventions suspensives apparaissent alors possibles à différents moments de la suite de causes et conséquences, moments qui sont autant de « nœuds de causalité ».

De l’indifférence par ignorance à l’indifférence par négligence vis-à-vis de l’éventuelle responsabilité externe du scientifique

17À partir de ce scénario, on peut établir, par généralisation et recombinaison, différentes attitudes que peut adopter un scientifique vis-à-vis d’une éventuelle responsabilité externe induite par ses travaux de recherche. Il peut, comme ce fut justement la position initiale de Jack, être indifférent à cette responsabilité externe, autrement dit, il peut se contenter d’assumer seulement sa responsabilité interne de chercheur, et estimer que la responsabilité externe ne le concerne pas, et donc, en réalité, n’existe pas.

18Cette indifférence nous semble pouvoir trouver sa source dans trois attitudes mentales possibles. Dans un premier cas, l’indifférence peut être due à une pure et simple ignorance, laquelle peut à son tour être scindée en deux : le scientifique ignorerait le principe même de quelque chose comme une responsabilité externe, autrement dit son éventuelle responsabilité externe abstraite. Mais il peut aussi parfaitement reconnaître le principe de la responsabilité externe abstraite, sans avoir conscience du fait que telle découverte ou invention produit une responsabilité externe concrète déterminée, parce qu’il ne dispose pas de représentation, même vague, des chaînes causales qui conduiraient de sa découverte à une conséquence moralement indexée – c’est clairement le cas de Jack avant sa discussion avec Shirley.

19Mais ces remarques conduisent déjà à la deuxième attitude qui nous semble envisageable. Si l’on est libre d’imaginer qu’il fut un temps où les scientifiques pouvaient en toute bonne foi ignorer le principe de leur éventuelle responsabilité externe générale (mais peut-être n’est-ce à la façon de l’« état de nature » de Rousseau, qu’une sorte de mythe, ou, plus précisément, un « raisonnement hypothétique et conditionnel »4), il semble difficile de croire que ce puisse être encore le cas aujourd’hui, et ce n’est certainement pas celui de Jack, qui compare d’emblée sa situation à celle qui entraîna l’invention de la bombe atomique :

20« C’était une nouvelle fois la même histoire que ce qui s’était passé avec la formule E =mc2. » (p. 74)

21Ce genre d’indifférence reposerait alors en réalité plutôt sur une négligence que sur une candide ignorance : un scientifique peut avoir plus ou moins vaguement conscience du fait que les membres de sa profession ont éventuellement à tenir compte d’une responsabilité externe abstraite, et décider, sciemment ou non, de ne pas s’en occuper. Il lui est même fort possible admettre la légitimité générale du principe de sa responsabilité externe abstraite, mais sans avoir les moyens (temps, outils conceptuels…) d’aller au-delà de cette vague reconnaissance — et l’on peut estimer que c’était initialement le cas de Jack, si exclusivement concentré sur sa spécialité qu’il n’était pas en mesure de prendre conscience par lui-même des enjeux sociétaux de ses travaux, contrairement à son ami Leo, « sociologue amateur », selon ses propres mots. Mais nous nous dirigeons vers une deuxième forme d’indifférence par négligence, à savoir que le scientifique reconnaît, de façon plus ou moins articulée, sa responsabilité externe abstraite, mais que sa négligence l’empêche de prendre en considération telle ou telle responsabilité concrète déterminée.

De l’indifférence par négligence à l’indifférence assumée vis-à-vis de l’éventuelle responsabilité externe du scientifique

22Que l’éventuelle négligence du scientifique porte sur sa responsabilité abstraite générale, ou telle responsabilité concrète déterminée, peut avoir de multiples causes. Nous avons brièvement évoqué le manque de temps ou d’outils conceptuels, mais l’origine de la négligence peut aussi, par exemple, procéder d’un simple manque d’intérêt personnel. Un scientifique reconnaîtrait ainsi, en suivant la classique distinction kantienne entre devoir et inclination, qu’il existe bien quelque chose comme une responsabilité externe le concernant, mais ne pas avoir de tendance spontanée à s’y intéresser. Bien qu’éventuellement persuadé de la nécessité de ne pas négliger les conséquences externes possibles de son activité, il peut ne jamais se mettre en position d’agir conformément à cette nécessité, parce que se livrer effectivement à ce genre de réflexion prélève concrètement sa part sur le temps effectif de recherche, dans un environnement non seulement intrinsèquement compétitif, mais, qui plus est, de jour en jour affermi comme tel.

23Ainsi, de même qu’il existe certainement un continuum entre l’indifférence par ignorance et l’indifférence par négligence, existe-t-il un continuum entre celle-ci et l’indifférence par choix motivé, notre dernière catégorie sur ce sujet. En ce cas ultime, le scientifique manifeste qu’il a parfaitement conscience du fait que d’autres personnes admettent comme une responsabilité externe du scientifique, mais il n’en reconnaît pas la légitimité, estimant que son devoir de chercheur se réduit à ce que nous avons désigné comme responsabilité interne à la science : c’était très concrètement la position assumée par Kevin Warwick, le « scientifique-cyborg »,5 avec qui nous avons eu l’occasion de discuter précisément de cette question en 2009, à Nancy, lors du 2e Congrès international de l’intégration par le sport.

24Comme précédemment, ce refus de reconnaissance de la responsabilité externe du scientifique peut être distingué en deux cas. Dans le premier, il porterait sur l’idée générale de responsabilité externe abstraite, le scientifique remettant en cause l’idée même qu’il a, en tant que scientifique, un devoir autre que celui qui régit son activité de recherche, risquant parfois d’entrer en conflit avec elle, et éventuellement de prédominer sur elle. C’est, par exemple, la thèse qu’oppose Leo à Jack :

« Laisse tomber, Jack. Tout cela ne signifie rien. Tu as franchi une frontière. Publie tes travaux et accepte ton prix Nobel, et envoie au diable toutes ces histoires de responsabilité. Tu n’as fait que de la recherche pure. Pourquoi te crucifier ainsi à cause d’applications pratiques possibles ? » (p. 264)

25Mais on peut aussi envisager un second cas, où le principe d’une responsabilité externe abstraite est reconnu, mais où telle responsabilité externe concrète ne l’est pas : on se retrouve ici au cœur du dilemme tel que se le formule Jack.

Assumer théoriquement sa responsabilité externe de scientifique

26Les masques du temps nous permettent d’examiner l’articulation possible entre reconnaissance d’une responsabilité externe abstraite et refus d’une responsabilité externe concrète. Jack se justifie d’avoir abandonné ses recherches en précisant qu’il ne pouvait accepter la responsabilité de chambouler la société. Nous désignerons cette responsabilité externe concrète de « chamboulement » comme la » REC-c ».

27Une première position possible pour Jack était donc de nier la légitimité du principe d’une responsabilité externe abstraite, et donc de couper court à toute réflexion qui porterait sur la question de savoir s’il acceptait ou non telle ou telle responsabilité concrète particulière. S’il n’y a pas de responsabilité externe abstraite, alors, quoi qu’il arrive causalement suite à la divulgation d’une découverte, le scientifique à son origine ne peut en être tenu pour responsable.

28Une autre position envisageable pour Jack eût été, au contraire, non seulement de reconnaître la légitimité de la responsabilité externe abstraite, mais d’assumer la pleine responsabilité externe concrète d’entraîner au chamboulement de sa société.

29Mais, en réalité, il choisit une troisième voie, combinant acceptation d’un côté, et refus de l’autre, contrairement aux deux solutions précédentes, à savoir le double refus, ou la double acceptation. Jack choisit dans un second temps de se reconnaître une responsabilité externe abstraite, et de conséquemment refuser la responsabilité externe concrète de chambouler la société par la poursuite et la divulgation de ses travaux. Ce faisant, il ne renonce pas à sa responsabilité externe, tout au contraire. Il y aurait renoncé s’il avait poursuivi ses recherches sans se préoccuper de leurs suites. Ou, plus exactement, dans le cas tel qu’il est mis en scène, il n’y aurait pas renoncé, mais estimé que sa responsabilité interne de scientifique méritait d’avoir le dessus sur sa responsabilité externe, dont il aurait cependant reconnu la légitimité générale.

Assumer pratiquement sa responsabilité externe de scientifique

30Compte tenu du choix qu’il fait de reconnaître sa responsabilité externe abstraite, tout en refusant d’assumer la responsabilité concrète d’être à l’origine du chamboulement de sa société, Jack est amené à devoir résoudre une nouvelle question importante, pratique, celle de la façon de mettre en œuvre son choix. Pour ce faire, conformément à ce que nous avons indiqué plus haut à propos des « nœuds de causalité », il lui suffit d’intervenir sur n’importe quelle cause intermédiaire envisageable entre sa prise de conscience du problème et l’événement redouté. Et de fait, plusieurs voies sont mises en œuvre ou, du moins envisagées, dans le roman : ainsi, Jack pouvait-il renoncer à poursuivre ses recherches, solution qu’il choisit dans un second temps de son parcours moral. Une autre possibilité consistait à poursuivre ses recherches, mais sans les divulguer : c’est la troisième position d’équilibre temporaire à laquelle il parvient, celle qui ouvre le roman. À l’intérieur de cette solution, plusieurs sous-solutions sont envisageables, par exemple, mener ses recherches jusqu’au bout, mais ne pas écrire de manuscrit, solution qu’a repoussée Jack. Une solution radicale qui s’offre alors consisterait à tout simplement détruire le manuscrit, comme Leo en formule l’hypothèse :

« Si cela t’inquiète vraiment, pourquoi ne brûles-tu pas ton manuscrit ? […] tu protégerais l’humanité contre ce bouleversement radical dont tu te sens d’avance coupable. » (p. 77)

31Mais dans l’esprit de Jack, cette solution se heurte de façon trop frontale à la responsabilité interne du scientifique, à laquelle il reste profondément attaché :

Il eut l’air aussi choqué que si je lui avais proposé de se mutiler lui-même. « Je ne pourrais commettre un acte pareil ! » (p. 77)

32D’autant que, d’après Jack, une telle mesure ne ferait pas totalement disparaître le risque de divulgation, étant entendu qu’il n’envisage pas de se supprimer lui-même :

« Non, Leo. Même si je brûlais le manuscrit, moi, je serais toujours là. Je peux récrire mes équations de mémoire. Cette menace est dans mon cerveau. Brûler le livre ne prouverait rien. » (p. 78-79)

33La solution sur laquelle se rabat finalement Jack est donc tout simplement de cacher le manuscrit. Mais que ce soit par le renoncement à poursuivre ses recherches ou par la non-divulgation de ses résultats, les solutions qu’il emprunte consistent essentiellement à reporter à plus tard ou sur un autre la responsabilité de chambouler la société. À quand exactement ? À un avenir indéterminé, après la mort de Jack, afin qu’il n’ait pas à voir son nom « maudit » :

« Oui, mais pendant cinquante ans, quel bouleversement avant que le nouvel ordre des choses soit mis en place. Et le nom de Jack Bryant serait devenu maudit. Non, Leo, je ne pouvais m’y résoudre. Je n’étais pas capable d’assumer une telle responsabilité. » (p. 75)

34Ou bien, éventuellement après que quelqu’un d’autre eut indépendamment abouti aux mêmes résultats, et fut la cause effective du chamboulement :

« Force-le à t’en dire plus sur ce système d’énergie atomique. Qu’il te dise quand il a été inventé… et par qui. Peut-être n’a-t-il été découvert que dans cinq cents ans – l’aboutissement d’une recherche indépendante, n’ayant rien à voir avec mes travaux. » (p. 79-80)

35Quoi qu’il en soit, et comme nous le suggérions plus tôt par la formulation de la troisième propriété, dès lors qu’il a reconnu le principe de sa responsabilité externe abstraite, Jack doit de toute façon être prêt à assumer une responsabilité externe concrète, celle du chamboulement de sa société ou celle de son non-chamboulement, laquelle consiste à ne pas faire profiter ses contemporains de ses découvertes, et donc à prendre le risque que l’utopie future qu’il envisage ne se produise jamais, ou bien plus tard que ce qui eût été possible.

Impact de l’apparition de Vornan-19 sur la perception par Jack de sa responsabilité de scientifique

36Si l’on récapitule les principales attitudes envisagées vis-à-vis d’une éventuelle responsabilité externe du scientifique, nous en avons essentiellement rencontré quatre, les deux dernières étant de facto confondues :

371. Refuser la responsabilité externe abstraite et donc la responsabilité externe concrète de chamboulement ;

382. Accepter non seulement la responsabilité externe abstraite mais aussi la responsabilité externe concrète de chamboulement ;

393. Accepter la responsabilité externe abstraite, mais pas la responsabilité externe concrète de chamboulement ; et donc la reporter à plus tard ou sur une autre personne ;

404. Accepter la responsabilité externe abstraite et la responsabilité externe concrète de non-chamboulement.

41L’apparition du personnage de Vornan-19 ouvre cependant à Jack la possibilité d’emprunter ce qui peut être interprété comme une cinquième voie. Jack annonce à Leo qu’il prévoit de publier bientôt une « sorte d’essai autobiographique, une apologia pro vita sua :

« J’explique dedans ce sur quoi portaient mes travaux à l’université, comment j’en vins à réaliser leur finalité véritable, pourquoi je les ai arrêtés, et mes propres sentiments devant mon abandon. Le livre, pourrait-on dire, est un examen des responsabilités morales de la science. » (p. 76)

42Et il ajoute :

« En appendice, je publierai le texte complet de ma thèse. […]

Pourquoi as-tu attendu si longtemps pour ramener ce projet à la surface ?

C’est cette stupide émission de l’autre soir qui m’a poussé à le faire. Le soi-disant homme du futur, racontant ses stupidités à propos d’une société décentralisée dans laquelle chaque individu pourrait se suffire à lui-même grâce à la possibilité d’un système personnel de conversion d’énergie. Ce fut comme si subitement j’avais eu une vision précise du futur - un futur que j’aurais contribué à construire. » (p. 76-77)

43Mais cette supposée cinquième voie n’est-elle pas en réalité un simple retour à la deuxième, consistant à assumer à la fois responsabilité externe abstraite et responsabilité externe concrète de chamboulement ? Certes, mais il existe une différence fondamentale, en rapport avec notre distinction initiale sur la probabilité des événements considérés, à savoir que désormais, l’équilibre savoir/prévision a changé : si Vornan-19 vient bien de l’avenir et l’essentiel de l’intrigue porte justement sur le degré de certitude auquel on peut aboutir au sujet de cette question, alors, par transitivité, Jack sait qu’une utopie peut finalement résulter de sa découverte, tandis que dans le cas préalablement envisagé, c’était juste un espoir, à un indice indéterminé de probabilité, et qui, en tout état de cause, était bien plus faible que depuis l’apparition de Vornan-19.

Conclusion : dans quelle mesure la divulgation des résultats est-elle une obligation pour le scientifique ?

S’il y aurait encore dans le roman d’autres aspects intéressants à examiner en rapport avec la responsabilité du scientifique, telle que la comparaison proposée à plusieurs reprises avec l’histoire de la bombe atomique, ou l’attitude même de Leo Garfield, il est clair qu’un pôle majeur d’exercice de cette responsabilité y réside dans l’étape de divulgation des résultats, et, en l’occurrence, plutôt dans leur non-divulgation. Or ceci peut être envisagé comme un problème, dans la mesure où le principe de la divulgation semble intimement lié à l’idée même de recherche scientifique.

Cependant, il semble possible d’établir ici une distinction : en effet, dès lors qu’un scientifique publie les résultats d’une recherche, il doit les tenir pour vraies. Il a le droit de se tromper – dans les conditions restrictives définies par son paradigme –, pas celui de mentir. Mais ce devoir de véracité (ne dire que des choses tenues pour vraies) diffère d’un éventuel devoir de divulgation (dire tout ce qui est vrai6). Si la divulgation des résultats paraît en première instance indissociable de la science, ce pourrait être surtout pour se conformer à l’usage hérité de la révolution scientifique moderne et des Lumières. Or on peut défendre l’idée que le principe de divulgation n’appartient pas nécessairement au concept de science, autrement dit que le souci de la recherche de la vérité et celui de sa divulgation sont distincts (cf. Platon). Et de fait, dans un certain nombre de cas ordinaires et bien connus, la recherche se détache de cet impératif de publicisation, du moins immédiate :

— Un chercheur peut tenir temporairement secrets ses résultats, du fait des bénéfices moraux et matériels qu’il en escompte pour lui-même ou son équipe – s’il divulgue trop tôt ses résultats intermédiaires, un autre chercheur ou une autre équipe risquent d’en tirer les dernières conclusions avec les bénéfices qui leur sont associés.

— Certaines recherches, dans le domaine de la défense ou de l’industrie en particulier, peuvent être tenues secrètes pour d’évidentes raisons stratégiques.

En tous cas, nous sommes curieux de savoir dans quelle mesure certains chercheurs n’ont pas poursuivi leurs recherches ou divulgué leurs résultats pour des raisons éthiques, comme c’est le cas dans Les masques du temps. Au-delà de la fiction ou de certains « moratoires », célèbres mais temporaires, ce serait une enquête passionnante, mais sans doute bien difficile à mener, si les scientifiques concernés se sont efforcés, comme la possibilité en est envisagée dans le roman, d’effacer toute trace de leurs travaux.

44Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 Hans Jonas, Das Prinzip Verantwortung : Versuch einer Ethik für die technische Zivilisation, Frankfurt am Main, Insel Verlag, 1979. Traduction Jean Greisch, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Le Cerf, 1990. Réédition utilisée, Paris, Champs-Flammarion, 1998.

3 De façon générale, l’attitude de Leo mériterait en elle-même une analyse spécifique.

4 « Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels », Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1755, « Introduction ».

5 Kevin Warwick, I, cyborg, London, Century, 2002.

6 Étant entendu qu’il ne s’agit pas du vrai absolu mais de ce que le scientifique tient pour vrai, ou plus précisément de ce qui apparaît à celui-ci comme étant le plus proche du vrai, selon les critères de validité scientifique définis par le paradigme dans lequel il s’insère.

Pour citer cet article

Sylvie Allouche, « La responsabilité du scientifique. Et Les masques du temps de Robert Silverberg », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, La responsabilité du scientifique. Et Les masques du temps de Robert Silverberg, mis en ligne le 06 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4210.


Auteurs

Sylvie Allouche

Bénéficiaire jusqu’en août 2013 d’une bourse intra-européenne Marie Curie, est actuellement Research Fellow au Centre for Ethics in Medicine, université de Bristol. Visant à élaborer une méthode d’exploration systématique des possibles, ses travaux se développent selon deux axes complémentaires : une réflexion sur les rapports de la philosophie avec la fiction, et plus spécifiquement avec la science-fiction et les séries télévisées (http://philofictions.org) ; réflexion sur les enjeux spéculatifs de la transformation technologique du corps humain (anthropotechnologie).