Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Catherine Allamel-Raffin et Jean-Luc Gangloff  : 

Les savants de fiction dans la bd franco-belge

Plan

Texte intégral

Prenons l’ouvrage collectif Tintin au pays des savants publié par les éditions « Science et Vie » en 2003. Qu’y trouvons-nous ? D’un côté, la science effective (avec ses corps de savoir disciplinaires et les démarches d’acquisition et de validation de ces savoirs) ; de l’autre, le récit d’aventure, dont les différents éléments (personnages, objets matériels, séquences d’actions) sont jugés à l’aune de cette science effective. Le talent de l’auteur, Hergé, est mesuré tout au long de l’ouvrage à sa capacité à restituer fidèlement ou à anticiper les données relatives à certains prototypes ou innovations technologiques ou épisodes marquants jalonnant l’histoire des sciences. On se demande ainsi si la fusée de On a marché sur la Lune pourrait effectivement atteindre le satellite de la Terre, eu égard aux informations fournies tout au long de l’album. Attestent également d’une telle attitude des titres d’articles tels que : « Qui a inspiré le personnage de Tournesol ? », « Adonis, un épisode plausible », etc. Les différents éléments constitutifs des aventures de Tintin sont donc, sinon instrumentalisés, du moins évalués quant à leur pertinence au regard de la science, après avoir été extraits de leur contexte d’origine. Un des contributeurs au volume, Robert Mochkovitch, paraît conscient de l’existence d’une tension sur ce point lorsqu’il écrit :

« Tantôt Hergé fait preuve d’une extrême précision en science, tantôt il l’utilise avec désinvolture comme moteur de l’aventure. » (p. 45)

Ce qu’un tel constat ne révèle pas par lui-même, c’est que pour en venir à exister, un récit d’aventure a incontestablement davantage besoin d’un « moteur » que d’une « extrême précision en science ». Et pour rendre compte de cet impératif, il convient d’inverser le rapport de subordination entre science et aventure : dans le cadre de la configuration narrative exposée au sein d’un album de bd, le cas le plus fréquemment rencontré est celui d’une science qui se met au service de l’aventure, et non l’inverse.

La fiction comme développement de mondes possibles

Pour qui tente de déterminer ce qu’il en est de la place de la science dans les récits d’aventure en bd, il ne suffit donc pas de mettre au jour l’existence d’un écart entre ce qui est présenté dans le récit de fiction et les contenus ou procédures des sciences contemporaines ou passées. En vue de tirer des conclusions fécondes du constat de cet écart, il faut d’abord reconnaître la spécificité des mondes fictionnels. Les récits de fiction ont en effet leurs lois propres, d’où le contresens global commis, délibérément, ou non par les auteurs de l’ouvrage précité.

Comme l’a bien résumé Umberto Eco, à la suite de beaucoup d’autres auteurs, chaque fiction (et donc, en particulier, les récits appartenant aux trois grandes traditions de la bd, albums franco-belges, comics américains, mangas asiatiques) invente un monde possible auxquels doivent se référer tous nos jugements de vérité et de fausseté.1 Il est ainsi fictionnellement vrai que Tintin habite à Moulinsart et fictionnellement faux qu’il habite au 221b, Baker Street. Dans les lignes qui suivent, nous laisserons de côté les questions de sémantique se rapportant au problème de la vérité des énoncés fictionnels, questions qui ont beaucoup intéressé les philosophes depuis la fin du xixe siècle,2 au profit de celle de la vraisemblance. Pour être accepté comme vraisemblable par le lecteur, l’exigence première à laquelle doit satisfaire un monde possible créé dans le cadre d’une œuvre de fiction est de posséder une cohérence interne propre. Le degré de typicité d’un personnage, par exemple, apparaissant dans un récit donné, ne peut être radicalement différent de celui des autres personnages figurant dans le même univers narratif. François Flahault cerne bien cette contrainte interne en nous fournissant un exemple éloquent issu de la littérature populaire :

« Le vraisemblable de la fiction n’est (…) pas seulement relatif aux représentations que les spectateurs se font de la réalité, il est également relatif aux représentations que les spectateurs se font du genre de récit dont il s’agit. James Bond est un héros vraisemblable pour un film d’action, il serait un personnage invraisemblable dans un drame psychologique. »3

Ce qui vaut pour l’agent secret de sa Majesté peut être dit, de manière similaire, à propos du professeur Tournesol. Le degré de typicité de celui-ci, en ce qui concerne ses attributs physiques, psychologiques et intellectuels, ne saurait être sensiblement différent de celui de Tintin, du capitaine Haddock et des Dupondt. « Exporter » hors du récit le personnage du savant barbichu et tenter d’apprécier ce que nous apprennent sur la science les aventures de Tintin en prenant pour cadre de référence le monde où nous vivons se heurte donc à l’autoréférentialité du monde fictionnel créé par Hergé. Ce terme « autoréférentialité » ne doit pas être entendu ici en un sens fort : il ne signifie pas qu’il existe une clôture de l’œuvre de fiction interdisant de la considérer autrement que repliée sur elle-même. Tout au contraire, les déterminants externes de l’œuvre sont multiples et interdisent en principe toute lecture exclusivement immanentiste. Ainsi, dans le cas qui nous intéresse présentement, celui de la place de l’homme de science dans les œuvres de bd, il peut se révéler extrêmement judicieux de tenir compte de plusieurs niveaux de temporalité qui s’entrecroisent et définissent un ensemble de contraintes narratives à long, moyen et court terme : une histoire des sciences depuis l’époque archaïque, une histoire des modes de représentation des figures du savoir depuis l’Antiquité, une histoire de la bd depuis ses origines au xixe siècle, une histoire des normes formelles et thématiques propres aux genres populaires.

L’orientation générale de notre propos dans les paragraphes qui suivent revêtira la forme d’une analyse fonctionnelle des personnages, car c’est dans ces derniers que la science s’incarne en premier lieu dans les récits de bd classique. Nous nous pencherons d’abord sur le système que les personnages constituent au sein d’un univers fictif donné en privilégiant les récits publiés durant l’âge d’or de la bd franco-belge. Nous aborderons ensuite un point particulier, celui de l’articulation entre l’activité du détective et celle de l’homme de science au sein de ces configurations narratives, les deux types d’activités ayant pour fonction de révéler la clé ultime de l’intrigue, lorsque celle-ci revêt la forme d’une enquête policière.

Le système des personnages

Afin de se déprendre de l’impression que le personnage s’impose de lui-même, produisant ainsi un effet d’essentialisation nuisible, l’analyste a tout intérêt à le concevoir comme une entité fondamentalement relationnelle, plutôt que substantielle. Comme l’écrivent Bourneuf et Ouellet à propos du personnage de roman (mais la remarque est parfaitement applicable à celui qui apparaît dans la bd) :

« Il ne peut exister dans notre esprit comme une planète isolée : il est lié à une constellation et par elle seule, il vit en nous avec toutes ses dimensions. »4

L’important réside moins dans ce qui caractérise en elles-mêmes ces individualités fictives que sont les personnages, que dans les multiples manières dont se définissent ces individualités selon des schèmes d’opposition et de complémentarité. Sur ce point, on s’accordera avec Francis Vanoye pour affirmer que :

« Il s’agit de mettre en place, de toute manière, un système de caractérisations différentielles qui assure la distinction des personnages entre eux et la dynamique des relations de conflits et d’alliances. Les processus de différenciation renvoient eux-mêmes à des schèmes dramatiques, psychologiques, sociaux ou mixtes. »5

Pour saisir plus précisément la place occupée par l’homme de science dans le système des personnages, il faut nécessairement se rapporter à une histoire de la bd depuis ses origines. Dans un article de 1976, Philippe Sohet et Vicky du Fontbaré distinguaient, au sein du corpus de bd franco-belge, trois étapes d’une évolution du héros (pour simplifier : en réalité, les trois types de héros coexistent aujourd’hui encore).6 Le héros-dieu est un personnage central, paré de toutes les perfections, exclusivement tourné vers le bien, traquant le mal, incarné par des personnages de « méchant » hauts en couleur (Tintin, jusqu’au Crabe aux pinces d’or, en constitue un exemple). Le héros comme centre d’une famille de papier, quant à lui, a pour fidèles alliés plusieurs compagnons, d’où une redistribution des qualités morales et intellectuelles au sein de la sphère du Bien (Tintin encore, mais cette fois, entouré de ses amis plus ou moins pittoresques). Enfin, le héros déchiré apparaît lorsque les auteurs renoncent au manichéisme longtemps dominant dans les récits d’aventure destinés aux adolescents. Ce type de héros se présente comme celui qui assume l’ambiguïté morale dans son être même (Blueberry ou Corto Maltese).

C’est dans le cadre narratif où le héros se voit entouré d’une famille de papier que le personnage de savant du type Tournesol va pouvoir se développer en assumant une fonction déterminée, généralement bien circonscrite : c’est un personnage second (dans l’ordre d’apparition) et donc secondaire. Parallèlement et à la même époque, s’est imposé un personnage de savant maudit qui fonctionne au sein du schéma actantiel comme un opposant au héros et à sa famille de papier. Ces deux types de personnage se développent au sein de la bd franco-belge à partir des années 1940.

En quoi est motivée l’apparition récurrente de ces deux types d’homme de science dans cette tradition ? Après tout, les mêmes récits ne comportent pas de manière aussi répétée et insistante des personnages de plombier ou d’artiste…

Une explication plausible du phénomène pourrait être la suivante. Dans le récit d’aventure populaire, la détermination des éléments qui constitue le récit est rétrograde. L’auteur (entendre ici l’ensemble des contributeurs : scénariste, dessinateur, coloriste, etc.) vise une ou plusieurs fins qui lui sont propres, à partir desquelles il sélectionne les ressources narratives pertinentes. On a par conséquent affaire à une détermination réciproque du récit et de ses éléments constitutifs, en particulier des personnages qui y figurent. Choisir de créer une occurrence d’un type de récit déterminé, c’est choisir du même coup des personnages dotés d’un degré de fonctionnalité compatible avec le récit en question. Réciproquement, choisir des personnages, c’est s’imposer de créer un type de récit déterminé. De ce point de vue, les personnages ne préexistent pas à la narration : ils sont construits en fonction de ses impératifs. Ce qui fait la valeur d’un élément du récit, c’est avant tout qu’il permet au récit de se développer.

Pour reprendre l’exemple des aventures de Tintin, la fin principale visée par Hergé est la lisibilité.7 Cela suppose que le degré de fonctionnalité de chaque personnage de la famille de papier soit le plus élevé possible. En ce sens, chacun de ces personnages peut d’abord être conçu comme un faisceau de virtualités narratives. Une telle contrainte se traduit dans le cas du personnage du savant par son statut essentiel de pourvoyeur d’artefacts. Ainsi, au fil des albums où il apparaît, le professeur Tournesol invente entre autres un sous-marin de poche, une fusée atomique, un appareil à ondes sonores capable de détruire à distance tous types de matériaux, des patins à roulettes à moteur, une nouvelle variété de rose, etc. Ces artefacts fonctionnent dans le cadre du récit comme amorces narratives ou comme adjuvants de l’action.

On l’a déjà dit, dans l’histoire de la bande dessinée, l’autre figure classique d’homme de science qui satisfait la même exigence est le savant maudit. Si l’on n’en rencontre pas dans les aventures de Tintin, le personnage de Zorglub dans les aventures de Spirou (Franquin et ses continuateurs), le savant fou anonyme dans les aventures de Jo, Zette et Jocko (Hergé), Miloch ou Septimus dans les aventures de Blake et Mortimer (Jacobs) en constituent des expressions manifestes. La caractérisation du savant maudit reproduit toujours les mêmes déterminants de base : il est situé en marge des institutions scientifiques de son pays et invente une arme absolue destinée à lui garantir un pouvoir de domination sur l’humanité entière. Neutraliser le ou les artefacts fabriqués par le savant maudit représente dès lors pour le héros et sa famille de papier l’enjeu central de l’intrigue.

Pour en revenir au personnage de Tournesol, d’autres attributs fonctionnels sont constitués par des traits de caractère déterminés qui forment, pris ensemble, une qualification différentielle du personnage, se distinguant ainsi des autres, Tintin, le capitaine Haddock, les Dupondt, etc. On retrouve d’ailleurs ces traits de caractère tout au long de l’histoire de la représentation des figures du savoir, depuis Thalès, qui tombe dans un puits parce qu’il regarde les cieux au lieu de regarder devant lui : le savant est caractérisé par la distraction et le génie. Il est imprévisible quant à ses réactions et indifférent (au moins dans un premier temps) quant aux enjeux économiques et politiques de ses inventions. À cela, il faut encore ajouter, dans le cas de Tournesol, la surdité, qui possède une signification symbolique : elle isole le savant, qui n’entend pas ce que lui disent les autres, tout en étant persuadé du contraire. Plus fondamentalement, la surdité offre l’occasion de démultiplier les possibilités formelles de situations comiques sur le plan narratif.

Dans tous les cas, et quelle que soit l’interprétation qu’on en propose, les attributs physiques et psychologiques du professeur barbichu ne sont rien d’autre qu’un alibi causaliste, du point de vue de l’économie générale du récit. Pour reprendre les termes de Gérard Genette,8 de tels attributs constituent la manière dont la fonctionnalité du personnage du savant se dissimule sous un masque de détermination causale. Ainsi, la bonne formulation pour qui cherche à rendre compte de la genèse de l’impact fonctionnel du personnage n’est pas : Tournesol est sourd, et donc, en tant que tel, source de scènes cocasses. C’est bien plutôt l’inverse : le récit doit comporter des scènes cocasses et par conséquent, Tournesol doit être sourd.

Soulignons qu’afin d’atteindre la fin principale qui est la sienne (la plus grande économie – et donc efficacité – narrative), Hergé a créé plusieurs personnages d’homme de science avant de développer en définitive celui de Tournesol : l’égyptologue Philémon Siclone (Les cigares du Pharaon), l’astronome Hyppolite Calys (L’étoile mystérieuse), le sigillographe Nestor Halambique (Le sceptre d’Ottokar). Si ces personnages n’ont pas vécu leur existence de papier au-delà d’un épisode, c’est précisément parce que leur degré de fonctionnalité se révèle plutôt faible. Leur spécialité scientifique (sciences historiques ou science observationnelle) ne permet pas de les réemployer sans se condamner à la répétition. Ces personnages peuvent certes fournir une amorce narrative ou servir d’adjuvant à l’occasion ; ils n’offrent pas l’opportunité de démultiplier à l’infini les possibilités de récit comme c’est en revanche le cas du savant pourvoyeur d’artefacts. Ainsi, l’intégration du personnage de Tournesol dans la série contribue éminemment à la dynamique narrative en rendant possibles bon nombre des aventures vécues par le héros Tintin et le capitaine Haddock.

Si le personnage de Tournesol, malgré la polyvalence extrême de ses inventions, paraît vraisemblable au lecteur, c’est peut-être en partie parce qu’il correspond à une figure de l’homme de science déjà connue du lecteur, le savant de la Renaissance touche-à-tout, l’esprit universel qui perdure jusqu’au xviiie siècle. Cette vraisemblance s’explique aussi et surtout par l’autoréférentialité du récit dont il a été question quelques paragraphes plus haut. Les artefacts créés par Tournesol n’ont en aucune manière pour fonction principale de nous apprendre ce qu’est la science. On peut trouver un argument en faveur de cette thèse dans le constat qu’il existe un incontestable air de famille entre ce personnage et le druide Panoramix (les aventures d’Astérix) ou des alchimistes tels que le grand Schtroumpf ou le sorcier Gargamel (les aventures des Schtroumpfs) : tous sont des pourvoyeurs d’artefacts et fournissent en l’occurrence des adjuvants sous forme de potions diverses.

Pour nous en tenir à l’univers de fiction conçu par Goscinny et Uderzo, le personnage de Panoramix a bien une fonction similaire à celle du professeur Tournesol : il offre un moyen universel de se tirer de tous les mauvais pas, la potion qui « donne une force surhumaine au consommateur ». Rien que pour cela, il constitue un faisceau de virtualités narratives inestimable pour le scénariste Goscinny, dont la fin principale est la création d’effets comiques :

« Moi, ce qui m’intéresse avant tout, c’est le gag. Par conséquent, ma trame, que j’essaie de bâtir le mieux possible, est secondaire […] je ne lâche une image que quand je ne peux plus mettre de gags dedans. »9

Symptomatiquement, Tournesol comme Panoramix fournissent des amorces narratives similaires lorsqu’ils sont l’un et l’autre frappés d’amnésie (respectivement dans Objectif Lune et dans Le combat des chefs) où enlevés par des membres de nations étrangères désireux de s’emparer de leur invention à des fins militaires (L’affaire Tournesol, Astérix chez les Goths). Ce qui différencie par contre les deux personnages concerne leurs attributs physiques et psychologiques. Conformément à l’imagerie traditionnelle diffusée par les livres d’histoire à destination de la jeunesse, le druide est doté de caractéristiques qui le distinguent de tous les autres habitants du village gaulois. Savoir ésotérique et sagesse lui confèrent le pouvoir de veiller à l’ordre régnant au sein de la communauté.

En termes de fonctionnalité des personnages par rapport à la visée centrale des auteurs, Hergé et Goscinny, il n’existe donc pas de différence essentielle entre science et sorcellerie ou magie. Par conséquent, ce n’est pas la science en elle-même qui se révèle importante par rapport aux fins principales assignées à ces récits de BD. N’importe quel autre type de savoir pratique se révèle également susceptible de convenir, pourvu que l’on reste dans l’ordre du vraisemblable.10

D’un personnage à l’autre : la division du travail narratif

Dans le récit d’aventure classique en bd, là où apparaissent le héros et sa « famille de papier », il existe une contrainte narrative supplémentaire : le récit doit comporter une fin non problématique avec résolution des tensions (happy end). Cela signifie que tous les problèmes entraînés par les sciences et les techniques, formant la matière de l’intrigue, doivent être résolus sans ambiguïté possible. Il résulte de cette contrainte interne que le problème posé par les sciences et les techniques doit lui-même être réductible, au sein du récit, à un problème : 1. causé par un individu, 2. dont la genèse peut être datée précisément, 3. dont la résolution est définitive.

Pour se conformer à un tel cahier des charges, deux figures d’homme de science sont particulièrement appropriées : il s’agit précisément du génie intégré à la famille de papier et du savant maudit. Les inventions potentiellement néfastes pour l’humanité sont rapportées à un créateur individuel, pourvoyeur d’artefacts. Par conséquent, les effets négatifs produits par les sciences et les techniques sont conjurés avec la disparition du savant maudit ou la neutralisation de l’invention dont des personnages mal intentionnés sont susceptibles de faire un usage moralement condamnable. Ceci est particulièrement net lorsque le schéma narratif des récits incluant un personnage de savant confère à l’artefact ou au plan de celui-ci la fonction d’amorce du récit. Nous nous limiterons, dans le cadre du présent article à deux références : dans L’affaire Tournesol (Hergé), l’invention (un émetteur d’ultrasons pouvant servir d’arme de destruction massive), est à ce point attachée à son créateur, le professeur Tournesol, que se l’accaparer se traduit par l’enlèvement du savant. Dans La marque jaune, une aventure de Blake et Mortimer (Jacobs), le professeur Septimus est anéanti à la fin du récit par sa propre création, le télécéphaloscope. Dans la case de conclusion de l’album, le personnage de Blake, officier au service du gouvernement britannique, tient le discours suivant :

« Malheureusement, le dépit, le désir de vengeance et un orgueil démesuré le firent peu à peu dévier de son but initial et le menèrent finalement à sa perte. Que sa fin tragique serve d’avertissement à tous ceux qui tenteraient, à des fins criminelles, d’oublier que la Science véritable est au service de l’Humanité, que son but est de travailler à l’avancement du Progrès et non de servir la vanité, l’ambition ou la tyrannie d’un seul individu. Et qu’enfin, au-dessus de la science, il y a l’Homme. »

Les effets néfastes des sciences et des techniques n’apparaissent en aucun cas comme inscrits dans le cours de l’évolution de ces dernières, mais sont rabattus sur une origine limitée à une affaire de psychologie individuelle (« la vanité, l’ambition ou la tyrannie d’un seul individu »). Pour se conformer au cahier des charges exigeant une fin non problématique, observons encore que les récits d’aventure classiques en bd instaurent un rapport déterminé entre science et temporalité. Les inventions elles-mêmes ne consistent jamais en artefacts dont les conséquences dommageables pourraient se dévoiler à long terme seulement et s’inscrire dans une durée qui ne serait pas maîtrisable à l’échelle de l’individu (en l’occurrence, le héros détective). Dans les albums réalisés au sein de cette tradition franco-belge de bd, il n’est jamais question, par exemple, de l’apparition de maladies virales incontrôlables à la suite d’expérimentations en laboratoire ou de déséquilibres écologiques liés à la recherche militaire ou civile. Les seuls appareillages présentés dans les récits sont ceux dont on peut évaluer rapidement les effets néfastes, eux-mêmes susceptibles d’être supprimés sans laisser la moindre trace dans l’histoire de l’humanité.

Si l’on admet la validité de l’analyse qui précède, on est confronté au problème suivant : comment préserver intacte malgré tout l’image des sciences et des techniques, et l’affirmation de leur puissance, alors que les artefacts ont été définitivement neutralisés par des individus héroïques, à savoir les détectives et leurs comparses ?

Une manière de procéder consiste en l’établissement d’une distinction entre deux niveaux de causalité : un niveau superficiel (celui sur lequel se situe l’enquête du détective) et un niveau profond, auquel correspondent les explications que seul l’homme de science, esprit universel ou savant maudit, est apte à fournir, dans le cadre de séquences didactiques dont on peut remarquer la singularité par rapport à la structure d’ensemble qui prévaut dans les récits.

Première constatation, en effet : la séquence didactique marque clairement une rupture au sein de la narration. Elle constitue le seul moment où, dans ce type de récit, l’action s’interrompt. Le savant est montré devant un tableau noir ou un écran, fournissant au travers d’un long monologue des explications quant à ses propres inventions ou découvertes. Le temps du récit coïncide alors avec celui de l’histoire. L’exposé didactique assumé par le savant est lu « en temps réel » par le lecteur, alors que l’enchaînement des actions présenté tout au long du récit comporte de nombreuses ellipses. En marquant une rupture dans le récit, la séquence qui permet de dire la science se signale déjà à l’attention du lecteur, comme marque d’un changement de registre énonciatif.

Deuxième constatation : placée en début de récit, la séquence didactique définit un utilisateur de la science, ce qui ne signifie pas pour autant un sujet intellectuellement et pratiquement autonome. Dans Objectif Lune, par exemple, l’utilisateur futur de la fusée, le capitaine Haddock, face aux instruments du poste de pilotage, pose la question : « À quoi servent tous ces trucs et tous ces machins ? » On retrouve ici l’idée d’une distinction de nature censée exister entre le savant universel doté de génie et le simple usager de l’innovation scientifique et technique.

Placée en fin de récit, la séquence didactique acquiert une importance capitale du fait même de sa position. Elle n’a plus alors une valeur programmatique, mais une valeur de confirmation de l’efficacité de la science. Tout au long de l’album La marque jaune, le cobaye (Guinea-Pig) du docteur Septimus possède des moyens de vaincre ses adversaires qui restent inexpliqués : lorsque Nasir, le serviteur de Mortimer, ou les policiers veulent se jeter sur lui,

« un immense éclair aveuglant jaillit de son corps et les renverse tous sur le sol, inanimés ».

Plus loin, lorsque le cobaye est transformé en torche humaine par l’incendie de son automobile,

« un violent et inexplicable tourbillon » s’élève, et « instantanément, les flammes s’éteignent ». C’est encore là un « étrange phénomène ».

Dans L’affaire Tournesol, les objets de verre et de cristal se brisent au début du récit dans le château de Moulinsart, sans qu’il paraisse y avoir le moindre rapport avec l’activité du professeur Tournesol. Dans tous ces récits, c’est la séquence didactique – et donc le discours du savant – qui permet l’éclaircissement du mystère. C’est pourquoi on peut voir là l’établissement par les auteurs de deux niveaux de causalité distincts.

Ajoutons à cela qu’il existe dans les bd de la tradition franco-belge une division du travail narratif : l’homme de science n’est presque jamais présenté comme celui qui raisonne, à partir d’indices qu’il aurait patiemment collectés. Le recours à l’abduction (formation d’hypothèses explicatives), qui permet à l’enquête de progresser et à l’intrigue de s’acheminer vers sa résolution est essentiellement le fait du détective. Par ailleurs, le récit policier, traditionnellement, se caractérise du fait qu’il ne cesse, par la bouche du détective, de redire le récit, ce qui a déjà été raconté une première fois au lecteur (au travers du récit lui-même), en modifiant le sens des péripéties-clés par son raisonnement abductif, en ré-agençant les éléments de l’histoire en fonction d’hypothèses nouvelles. Ce point a été récemment souligné par Luc Boltanski :

« C’est dans ce second récit que le détective fait étalage de son savoir, c’est-à-dire de sa capacité à dire ce qu’il en est de ce qui est (…) »11

Une des particularités (non exclusive) des récits de bd auxquels nous nous référons dans les présentes lignes, c’est l’existence non de deux versions du récit, mais de trois. Au niveau immédiat de l’intrigue racontée et au niveau méta-discursif de l’enquête du détective, vient se superposer un troisième niveau, celui de la parole du savant. Tel un professeur en chaire, celui-ci met au jour, devant ses auditeurs, une causalité profonde qui ne pouvait être inférée par le détective, même lorsque ce dernier possède une carte de visite « d’homme de science » comme c’est le cas de Mortimer. Le discours du savant que ne pouvait prendre en charge le détective consiste en l’exposé d’un savoir réservé, qui seul est susceptible d’expliquer « l’inexplicable ». Ainsi, dans La marque jaune, le détective Mortimer parvient bien à identifier au cours du récit le « fantastique personnage » qui fait « jaillir de son corps un « immense éclair aveuglant et renverse tous ses adversaires sur le sol ». Mais pour comprendre la cause première du mystère, il faut attendre la séquence didactique au cours de laquelle le lecteur apprend de la bouche du savant maudit Septimus qu’il est nécessaire, pour produire de tels effets physiques, de contrôler « l’onde Méga de longueur d’onde 0,0001 mm et de fréquence trente millions de mégacycles ». Au-delà de l’effet de scientificité produit par ces chiffres, on comprend que si la fin du récit aboutit au triomphe du détective sur le plan de l’action, sur un autre plan et simultanément, la science – à travers l’individu qui l’incarne - reste victorieuse. Car ce que dit le savant, il est le seul à pouvoir le dire, et les mystères que son propos contribue à lever ne peuvent l’être que si l’on accepte de passer par son discours.

La séquence didactique placée en fin d’album permet donc, en présentant des démarches et des contenus identifiés à ceux de la science, d’expliquer les « phénomènes » correspondant à l’énigme centrale du récit, marquant ainsi les limites du détective auquel est dévolu le « reste », c’est-à-dire la liaison contingente des phénomènes et non leur causalité profonde. Grâce à sa capacité abductive, le détective peut certes retrouver un homme (le coupable). Mais seul l’homme de science est à même d’expliquer les effets produits par la science, en indiquant leurs causes premières.

***

L’homme de science ne doit pas au hasard sa présence dans les récits de BD franco-belges. Il est le produit d’une lente maturation et s’inscrit toujours dans le cadre d’un système de personnages, au sein duquel lui est assignée une place déterminée. Son degré de fonctionnalité est très élevé et explique, au moins en partie, sa fréquence au sein des albums appartenant à cette tradition. Bien évidemment, d’autres causes concourent à rendre intelligible cette fréquence, et au premier chef, les résonances que suscite dans notre imaginaire le thème du savant.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 D. K. Lewis, « La vérité dans la fiction », Klesis, n° 24, 2012, pp. 36-35

3 F. Flahault, « Récits de fiction et représentations partagées », L’homme, n° 175-176, 2005, p. 43.

4 R. Bourneuf et R. Ouellet, L’univers du roman, Paris, Puf, 1985, p. 150.

5 Francis Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénarios, Paris, Nathan, 1999, p. 59.

6 Philippe Sohet et Vicky du Fontbaré, « Codes culturels et logique de classe dans la bande dessinée », Communications n° 24, Paris, Seuil, 1976, pp. 62-80.

7 Dans l’ouvrage de Peeters, Le monde d’Hergé, Bruxelles, Casterman, 2004, à la question :

8 Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation », Figures II, Paris, Seuil, 1969, pp. 71-99 ;

9 A du Châtenet et C. Guillot, Gosciny. Faire rire quel métier !, Paris, Gallimard, 2009, p. 68.

10 Il conviendrait de nuancer largement cette affirmation en détaillant le cas particulier constitué par l’épisode lunaire dans le cas des aventures de Tintin.

11 Luc Boltanski, Énigmes et complots, Paris, Gallimard, 2012, p. 92.

Pour citer cet article

Catherine Allamel-Raffin et Jean-Luc Gangloff , « Les savants de fiction dans la bd franco-belge », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, Les savants de fiction dans la bd franco-belge, mis en ligne le 06 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4207.

Auteurs

Catherine Allamel-Raffin

Maître de conférences en épistémologie et histoire des sciences et des techniques à l’irist, université de Strasbourg. Ses recherches portent sur les images en astrophysique, en physique des matériaux et en pharmacologie, sur l’expérimentation dans les sciences de la nature et, plus récemment, sur le rapport entre fiction et art. Publication récente : « Un exemple d’étude comparée des procédures interprétatives à l’œuvre dans les sciences de la nature et dans l’analyse des œuvres d’art », Anne Beyaert-Geslin et Maria-Giulia Dondero (dirs), Presses universitaires de Liège, 2014.

Jean-Luc Gangloff

Professeur agrégé de philosophie et chercheur associé à l’irist, université de Stasbourg. Il publié plusieurs articles consacrés au rapport entre science et fiction, dont récemment, avec Vincent Helfrich : « L’épervier bleu doit quitter la Lune. Le conflit entre contraintes externes et internes au sein d’un mode d’expression artistique sous contrôle, la bd après 1945 », Contre l’innocence. Esthétique de l’engagement en littérature de la jeunesse, Philippe Clermont & Britta Benert (eds), Berlin-Frankfurt, Peter Lang, 2011.