Alliage | n°73 - Mars 2014  

Jean-François Duclos  : 

Physique de la poésie chez Jacques Réda

p. 141-154

Plan

Texte intégral

1Les poètes « les plus vertigineux de notre temps », les trouverait-on aujourd'hui dans des laboratoires ? C’est en tout cas ce qu’imagine, en 2009, Jacques Réda dans la préface qu'il donne à sa Physique amusante.1 En lui, le poète non scientifique, mille questions se pressent et s’énoncent. Elles concernent la naissance du temps et de l’espace ; l’infiniment grand de l'Univers et, « toujours plus bas, toujours plus loin » (Physique I 57), l’infiniment petit des particules ; les limites du cosmos en même temps que sa forme ; les percées et les mystères de la physique quantique ; les pulsars, novae et supernovae ; l’énergie, la lumière. Dans sa Lettre au physicien,2 sortie trois ans plus tard, l'étonnement du néophyte, « profane émoustillé » (Physique II 45) devant les « recettes les plus rigoureuses » (Physique I 7) de la science, demeure intact. Car si l'auteur précise n’être qu’un écolier devenu adulte (son livre paraît l'année de ses quatre-vingt-trois ans), dont l'esprit n'a pas été formé au langage mathématique, il est toute sa vie resté curieux des leçons que l'on consentira à lui donner en matière d'infini.

2La physique amusante et Lettre au physicien cherchent à établir une « connivence profonde avec l'énigmatique » (Physique II 10) selon une démarche qui n'est pas étrangère à la poésie scientifique pratiquée en Europe à la fin de la période des Lumières, et que plusieurs poètes modernes — dont bien entendu Raymond Queneau — ont prolongée cahin-caha jusqu’à l’époque présente.3 Ce genre explique et rend compte à la fois des actions du savant et des étonnements de celui qui l'observe. Présenté à notre époque, il faut toutefois convenir de son caractère fantomatique, hors du spectre poétique contemporain, et de sa position de suppléant devant des phénomènes qui eux, pour le coup, ne cessant de défier l'entendement et la puissance des calculs, se placent aux avant-gardes de l'esprit. Que la science ait besoin pour être projetée vers le grand public de poésie, et surtout de poésie scientifique, ou que la poésie puisse s'introduire légitimement dans le territoire de la science, via la vulgarisation, est une question qui se trouve cependant vite dépassée. Il s'agit plutôt pour Réda de s'interroger sur les relations que sont susceptibles d'entretenir, à égalité de point de vue, les deux disciplines avec l'énigme plurielle de la matière, du rythme et de l'origine. Ainsi, s'il tente depuis plusieurs années d'articuler une manière de dire le monde « au cœur obscur de l'élément » à partir des nouvelles lois de l'Univers, il le fait sans prétention affichée, comme une manière de prolonger le rêve personnel d'une physique de la poésie.

Fig.1 : Laurent Mulot, Thinkroton – Mnémosyne, installation vidéo (2012-2013)

« Sous un ciel dépourvu d’étoiles et d’oiseaux »4: perception et objectivité

3Deux citations de Charles-Albert Cingria semblent contredire, a priori, l’intention de signifier poétiquement le monde par l'intermédiaire de la science. La première, sur laquelle s'ouvre La physique amusante, établit que ce qui ne peut se concevoir que par les mathématiques échappe à notre perception :

« Nous ne voyons jamais les choses ni ne percevons le temps ni l'espace à un état qui puisse être appelé naturel, car il est problématique que les choses, en dehors de nos sens, aient une existence autrement qu'à l'état de nombres. Dès que nous percevons nous poétisons. »5

4Par poétiser, il faut ici comprendre l’action de signifier par le langage ce qui se perçoit par nos sens, et en particulier le regard. La perception scientifique, justement, rejette ou s’efforce de rejeter la perception visuelle. Elle est, expliquent Lorraine Daston et Peter Galison, recherche d’objectivité, c’est-à-dire du témoignage aveugle et neutre, à seule fin de constituer une connaissance vierge de préjugés et de jugements, pour y incorporer accidents et asymétrie.6 Or Cingria, dont on sait que Réda est un lecteur de longue date, ne souhaite rien tant que

« d’entraîner le signe vers l’image, et un art du temps vers l’espace. »7

5Témoin de ce qui se joue au niveau du sol, il lui semble impossible de rendre compte de ce qu’il ne peut ni voir ni percevoir.

6Si nos sens échouent à signifier ce qui ne se constate qu’à l’état de nombre, la perception du ciel ou de la particule devient alors problématique, pour ne pas dire impossible. À la suite de Cingria, Réda joue de cette fascination pour l’abstraction des calculs, et se fait l’écho de celui qui ne dispose par de l’appareillage nécessaire pour la comprendre entièrement.

« Pourquoi voulez-vous voir ce que l’on ne voit pas / De ses yeux et toucher de vos doigts l’impalpable »,

7demande-t-il au physicien dans l’intermède que constitue « Des profanes se rebiffent » (Physique I 90) ? Si la perception est ce dont a besoin le sujet poétique pour se constituer, et le regard le sens principal dont il dispose pour se situer dans le monde, que regarder, effectivement, devant ce qu’on ne voit pas ? Qu’accomplir au milieu de ce qui semble échapper à notre capacité à appréhender la matière ?8 Quelle esthétique est-elle mise en œuvre ? L’esprit ne peut désormais plus se faire réceptacle de l’expérience, et sa subjectivité ne trouve plus ce dont elle a besoin pour se construire. La phénoménologie de la perception manque de tomber en panne, non pas faute de phénomène, mais de perception. Les objets extérieurs, qui en fondent l’existence, lui sont interdits. C’est, écrit ailleurs Réda, mais bien à propos de la même question, « à en perdre la tête » (Démêlés 16).

8L’autre citation de Cingria, par quoi cette fois se conclut le même volume, constate que tout ici-bas fait mystère.9 Plus on cherche en direction du détail, plus on trouve, et davantage encore que ce que l'on espérait ; et dans un mouvement incontrôlable, la découverte d’une loi ou d’un phénomène entraîne la constatation d’un mystère supplémentaire. L’aire de repli du réel face à la connaissance « jamais ne se restreint » (Physique II 11). Cette quête est sans fin et au bout du compte (si cela est possible), le profane doit constater que la science, surtout si elle s’intéresse au plus petit de la matière, ou aux premiers instants de son existence, pose, au fur et à mesure qu’elle progresse, les jalons de questionnements toujours plus profonds et constamment reformulés. « Plus on va, plus l'énigme recule » (Physique I 80).

9Ce même profane, qui tâche de le suivre dans ses démonstrations, s’adresse au physicien pour lui dire :

10« Vous divisez sans fin chaque île en archipel / Dont chaque île à son tour se scinde. » (90)

11L’esprit fasciné, mais battu d’avance, succomberait alors devant le désir de reconstituer

« jusqu’au vertige / Sous un ciel dépourvu d’étoiles et d’oiseaux » (idem)

la matière, le temps, l’espace, l’énergie, et cela sans aucun signe sur lequel appuyer son regard, aucun événement tangible à partir duquel élaborer sa propre subjectivité, et aucun autre point d’appui que son propre — et faible — entendement. Si c’est à y perdre la tête, c’est aussi à perdre, pour l'azur, sa patience.

L’absence apparente de limite au minuscule laisse donc tout aussi pantois que face au moment qui précède, dans la naissance de l’Univers,10 le réel lui-même. Ne rien vouloir savoir — ou se contenter de ce qu’on peut comprendre — peut certes fournir le sentiment d’une certaine tranquillité. On s’abstiendra, alors, « de mêler ce solfège » (96).

12Réda par moments semble la souhaiter, mais jamais trop longtemps.11 Aussi démuni qu’il soit « de ce savoir direct rêvé par le mystique » et « visé par la mathématique », il reste au poète la possibilité de s’ouvrir l’esprit

« sur le jeu de rapports / À quoi tout se ramène entre énergie et corps, / Espace, temps, laissant encore inassouvie / Une soif de connaître inhérente à la vie / Dès que la conscience en elle réfléchit. » (Physique II 26)

13La poésie se trouve à peu près en même position que face à tous les autres mystères. Dès qu’il s’agit d’interroger le monde, que ce soit par le biais de la science ou celui de la métaphysique (ou de la théologie, dans laquelle l’auteur d’Amen trouva « son premier aliment » (7)), elle finit par y trouver son compte, et ici tout autant qu’ailleurs :

« Je pense, écrit Réda, que la Physique est un roman, / Un hymne, une ode, une épopée, / Une métaphysique aussi. » (Physique I 94)

14On observera qu’il ne s’agit pas de savoir à quel genre elle appartient exactement : elle recèle et reprend tous ceux qui touchent à la formation du monde et à ses lois. Ce n’est pas parce qu’elle se mesure autrement qu’avec le délicat instrument de notre perception ou l'incomplet outillage de notre compréhension que cette recherche n’est pas solidement installée, à la fois dans le camp des faits vérifiables et dans celui de la spéculation. Le physicien, pour Jacques Réda, reçoit en partage

« la flamme de connaître et la froideur de l’ajustage »

15(Physique II 10). Il poursuit sa quête « sans mépris du rêve et de l’imaginaire. » (idem)

16Le physicien progresse dans un mouvement paradoxal par lequel le réel, objet de son attention mathématique, est à prendre sur un mode qui le présente sous un jour inverse :

« L’irréalité sous-tend / Le réel, et lui [le réel], l’illusoire. » (idem)

17L’irréel, c’est-à-dire ce qui échappe à notre perception mais pas à nos machines à mesurer, à calculer et à intercepter, devient donc, selon un retournement des forces, ce qui nous constitue et forme notre monde. En même temps, ce qu’on prend pour réel parce qu’il se présente à nous par l’intermédiaire d’un ou de plusieurs de nos cinq sens se trouve soudain dépossédé de ce qui le constitue :

« La matière et l’Idée / Caracolent de front pour une autre embardée / Vers l’énigme de l’Homme au cœur de l’inhumain. » (98)

18Si la perception est ou veut être absente du récit scientifique, elle n’empêche donc pas au discours de se déployer pour mettre en perspective, de manière oscillante — fascination pour l’idée du Tout homogène, frustration à voir se segmenter en de plus infimes parties la connaissance du phénomène — une identité et un être dans un réel effectif. Tout l’effort de Réda, à la fois sérieux et ludique, et l'humour n'est pas la moindre de ses qualités, consiste à reprendre les bases toujours en mouvement de la science pour reconstituer, par une projection cosmogonique et une introspection personnelle, une subjectivité vivante et vibrante qui lui convienne.

19Comment la physique s’accommode-elle de l’image et de l’imagination ? Dans sa pratique, la mécanisation du regard, même si elle est recherchée depuis la fin du dix-neuvième siècle par ceux et celles soucieux de générer les moyens et les protocoles les plus sûrs, ne peut réprimer entièrement les velléités subjectives de la conscience humaine. Dans sa manière d'atteindre un public de non spécialistes, la science a en outre besoin d’images et de récits qui puissent être compris par le plus grand nombre possible. Les analogies inventées par les physiciens soucieux de communiquer l'état de leurs découvertes doivent traduire leurs théories en langage non mathématique. On peut parler ici de loi du genre, celui de la vulgarisation. Les images, histoires et situations inventées forment un premier passage vers le Verbe que Cingria croyait infranchissable, entre ce qui échappe à la perception et le langage. Mais cette fois-ci, la responsabilité de la formulation est retournée vers le scientifique.

20Cette démarche en direction des « fictions vulgarisatrices » peut paraître aux yeux du spécialiste comme « déraisonnable, voire illicite. » (Klein 19)

« Délaissant — bannissant même — le visuel et le sensible au profit du seul formel, [la physique quantique] se retrouve presque sans connexion avec notre façon habituelle de dire le monde qui nous entoure »,

21écrit Étienne Klein au seuil de son court essai sur le monde des quanta (idem). Certains, notamment Jean-Pierre Luminet,12 à qui Réda dédie le premier poème de sa Lettre au physicien, entretiennent de longue date des liens étroits entre leur discipline et un art de dire par la forme poétique et narrative. Réda, lecteur de leurs ouvrages, renforce ainsi l’idée que la poésie, quand elle décide de se mêler de science, se trouve déjà en un terrain au moins en partie déblayé, linguistiquement et pédagogiquement, par ses spécialistes. Physiciens et poètes partagent un risque, pris ici par l'usage d'un langage non mathématique, là par celui du vers régulier. Réda contourne et nourrit tout à la fois l’obstacle de la représentation poétique de la science. Et contrairement au spécialiste, il peut, s’il le souhaite, solliciter pour s’y confronter une ou des visions du monde appartenant à d’autres domaines de notre culture. La représentation du réel — fût-il visible seulement sur les écrans des physiciens — se trouve ici mise au niveau le plus élémentaire de la perception.

« L’appel est tout-puissant, et notre réponse est obscure »13

22Quand, une fois n’est pas coutume,14 Dieu est sollicité pour répondre de l’apparition de l’Univers, Réda l’affuble d’un canon à photons (Physique I 39) pointé partout où recule (à la vitesse de la lumière) Satan. Si les Muses de l’antiquité, nommées une à une dans le poème inaugural de Physique amusante, déploient, pour dire l’origine du monde, un long « cantique », c’est pour se placer au miroir du gouffre « quantique »15. Les lois qui fondent nos récits des origines16 sont mises en regard de celle de la science contemporaine. Un tel entremêlement occupe la poésie de Réda depuis longtemps. Il a lieu par une série de glissements ironiques et d’interpositions intempestives qui ne concurrencent pas les équations ; il les contrefait et les explique, comme le font les vulgarisateurs de la science, puis les intègre dans une vision du mode personnelle. Si bien que pour se garder de toute outrecuidance, l’auteur insiste sur sa position de néophyte, et en joue (Physique I 97). Queneau, dans ce registre, n’est pas loin, même s’il pouvait se targuer d’une connaissance encyclopédique que ne prétend pas avoir Réda.17 L’un comme l’autre semblent profiter du thème choisi, fait de lois et de règles que les mathématiques soutiennent, pour y adosser une langue à la fois classique dans sa prosodie, et si libre dans ses choix syntaxiques qu’elle finit par adopter des allures de fausse naïveté et de gouaille.18

23L’accès aux lois de l’Univers n’est pas plus interdit qu’un cinéma sans surveillance à un adolescent. « Entrons », s’entend dire l'auteur. Il suffit de pousser les battants de la porte (Physique II 85, Démêlés 31). Si un tel territoire n’est pas gardé, ou mal gardé, c’est que sans doute s’y échangent des énigmes moins exclusives que celles énoncées par le garde des portes de la Loi dans Le procès de Kafka. Les réponses sont complexes, mais tout un chacun peut s’estimer capable d’essayer de les comprendre. Car si les équations restent « âprement barbelées » (Physique I 91) et les théories toujours changeantes, ce qu’on sait de ces dernières est offert à quiconque souhaite s’en emparer pour se situer ici-bas. Le mesurable, une fois expliqué, prend autant d’importance que le perçu pour rendre compte, de manière théorique, de notre réalité matérielle.

24Si une part de sacré ne peut être complètement évacuée —

« À la métaphysique il faut laisser ce point / Voire en dernier recours à la théologie » Physique II 64) —,

25le discours profane reste de mise. Mais la science constitue une espèce particulière de profane, habitée par la soif de maîtriser le monde tout en admettant que cette maîtrise doit être sans cesse modifiée. Ainsi ne prétend-elle pas, et de loin, tout savoir. D’abord, parce que, on l'a vu, le mystère recule et se démultiplie au fur et à mesure qu’elle avance :

« Où que se porte les regards divers des astronomes / — Soit vers le minuscule, où l’immensément grand — / Une poussière (ou la distance) augmente et fait écran » comme pour « nous attirer plus avant au dehors. » (85)

26Ensuite, parce qu’elle n’aime rien tant que d’être contredite par de nouvelles théories. Donc, si temps, espace, énergie et lumière forment un splendide édifice dont les théories d’Einstein aide à « éviter l’éboulement » (Physique I 50), le recul du réel est également vécu comme un tremblement de la conscience qui ne peut s’empêcher de fixer des connaissances universelles. Dans La physique amusante, aux essais de vue générale se succèdent des odes à telle ou telle particule à l’existence prouvée, supposée, ou à l’occasion parfaitement imaginaire (les chronions et les spations, 24, 31). Toutes rendent compte d’une vision de l’univers qui se cherche et varie mais possède, autant d’énigmes que de merveilles.

27Un premier discours sur la physique s’introduit donc dans la poésie de Réda. Il tend à constituer une cosmogonie portative à laquelle, comme souvent, l’auteur fait subir un traitement démystifiant qui ne cache pas le caractère naïf de la reconstitution. Si le langage reprend les analogies et les règles dictées par la science, le narrateur oscille alors entre étonnement et incrédulité.19 L’espoir d’y comprendre quelque chose s’y maintient au même degré que l’amusement à mêler l'abstrait au quotidien, Calibi-Yau et cabillaud. (Physique I 33)

Fig.2 : Laurent Mulot, Mnémosyne, installation (2012-2013)

28Les choses sont pourtant sérieuses. Réda, comme bien d'autres, tâche de déduire de ce qu'il comprend des sciences des pistes de réponse sur la question de l’existence de l’homme et de la nature de son séjour sur Terre. Dans cette perspective, la frontière imprécise entre le conceptuel et la perception ne cesse de se redessiner avec l’expérience et la culture. Réda se retrouve dans des espaces plus ou moins familiers mais au lieu de s’y figurer comme sur une pente, ou un tremplin, et les pieds bien sur terre, la profondeur du ciel l’engage à dépasser le simple mouvement du piéton qui baguenaude. Trois poèmes, mis ensemble sous l’intitulé d’« excursions », et qui figurent dans Démêlés, offrent sur ce mouvement un point de vue différencié particulièrement pertinent.

29Le premier texte, « Une bergerie », relate une nuit passée en compagnie d’un « berger d’étoiles » rencontré en chemin, lors d’une randonnée. Ce dernier incite le narrateur à discerner chaque fragment du ciel pour s’interroger sur la nature du temps. L’espace céleste est alors défini — comme il l’est bon nombre de fois chez Réda — selon un échafaudage mental qui prend en compte les circonstances où se situe le narrateur. Ici, il se trouve entre les murs et les toits de bâtisses qui s’élèvent en un quadrilatère. À partir de ce cadre de référence pour le regard, le ciel peut alors se déployer dans sa profondeur abstraite, aux limites indécidables. Chaque être sur Terre, dit le berger devant ce spectacle, est aboli au même moment qu’il s’unit à la création. Car le présent constitue le lien indéfini entre chaque phénomène. Et parce qu’il est indéfini, et aussi parce qu’il répond à un temps qui a changé de nature, il est conçu selon les lois de la réversibilité.

30Tout est ou pourrait tout aussi bien ne pas être :

« Le qui-est qui t’obsède, en effet, sera, / Et fut, mais n’est jamais, au sein de cet agglomérat / Du temps, que le lien fuyant qui nous, à l’évidence / D’être, le lancinant soupçon de n’être pas. » (28)

31Interroger les étoiles consiste à frôler la connaissance sans jamais s’assurer qu’elle puisse jamais être tout à fait acquise. Le Temps échappe à la pensée parce que la pensée doit concevoir le temps physique, à peine envisageable dans ce qui précède son apparition, et le temps biologique de nos vies, qui, comme il est précisé dans un autre poème du même volume, « n’est pas celui des particules / Ni celui des quasars » (78). L’exploration par le regard du ciel demeure donc un moyen de s’interroger sur l’absence de permanence des choses, qui est la forme même d'une galaxie,

« Un seul et même tourbillon qui, hors de soi, gravite / Comme pour se jeter au cœur de sa giration. » (28)

32Loin d’affirmer une permanence (fût-ce aux yeux des très courts moments que dure la vie d’une créature), la vue du ciel intègre le caractère expansif de l’espace, le profond mystère du temps physique, et le mouvement giratoire et incessant qui interdit l’identification de toute chose selon des repères immuables et fixes.

33Le second poème, « Dit du portier », replace son narrateur dans un environnement urbain, « planté devant la porte » d’un immeuble, « une épaule au chambranle » (31), à observer mentalement deux spectacles : celui des êtres et des objets dans les deux sens de la circulation d’un boulevard, et le mouvement de « deux houles contraires », comme une étoile et son satellite. La question cruciale partagée par le philosophe et l’astrophysicien est donc à nouveau posée. Ce qu’offre la porte, et son battant, ce n’est pas la possibilité d’un regard en direction de l’immensité du ciel, comme il en était question dans le poème précédent, mais la possibilité pour ce regard de se retourner, comme du ciel, vers le monde. Le ciel voit, par l’intermédiaire de l’œil du poète, le spectacle de sa création, comme

« L’œil d’un dieu qui juge un autre extravagant / D’avoir créé l’ozone avec le dromadaire, / L’orchidée et le quark, le poulpe, l’être humain. » (32)

34Les lois de la physique ne sont pas explicitement convoquées ici. Réda aborde la notion à la fois pascalienne et quantique d’équivalence et de dissonance entre le macro et le microscopique :

« L’énorme alors poursuit son rêve de l’infime / Qui se connaît lui-même en ses aîtres géants : / Si l’un deux se figeait devant l’autre béant, / Lequel serait enfin l’abîme de l’abîme ? » (33)

35Cette confrontation de l’immensément petit avec l’immensément grand est omniprésente dans l’œuvre de Réda. Et pour l’heure, l’observateur de ces batailles de titans cherchant à se neutraliser comme le feraient deux ouragans, trouve, dans le ciel « infrableu », la couleur secrète qui le relie à l’univers et l’empêche d’avoir peur « que l’énorme [le] gobe ou que le rien [l]’emporte ». Ce n’est pas dans le ciel que se résolvent les mystérieuses violences de la matière. Le spectacle ne peut avoir lieu que s’il entre en résonance avec l’exploration d’un nouvel espace où des « systèmes en rond sur leurs axes spiraux » permettent de toucher au « danger d’un vertige central » où déambule un « vent cosmique » : celui de la cervelle du poète, caisse de résonance de l'univers et « boîte hermétique et promise au rebut » (31).

36Dans le troisième poème, « Damnation de Dante », sorte de synthèse de la porte et du ciel, — « J’entrai par une porte d’ombre dans les cieux » —, permet au poète de visiter un au-delà qui fait songer, bien que les murs soient badigeonnés de « ripolin céleste » (35), aux pensionnat d’autrefois. En fait, il s’agit d’un rêve. Mais rêve ou pas on n'y attend pas le narrateur. Ou plutôt : la femme qui lui propose une visite des Enfers le renvoie rapidement à sa condition de mortel, l’obligeant à rejoindre le dehors du vivant. Ce dehors n’a pas l’immensité imaginée de l’au-delà des cieux. Il est certes ouvert, mais aussi

« Sans issue / Mieux clos sur son immensité qu’un hôpital / Où promener en rond un nez transcendantal. » (38)

37Sur un mode qui emprunte plus à Pierre Dac qu’à Dante, où l’on trouve dommage que Dieu ne soit pas un amateur de Gitans — « Était-ce un péché de fumer ? » —, Réda se voit contraint de renoncer à l’abstraction d’un ciel divin pour se contenter, si l’on peut dire, de celui que décrivent les astrophysiciens et qu’explorent leurs télescopes. Ce retour obligé de celui qui se croyait encore en position « d’honorer l’absolu » (39), cadre les termes d’une transcendance. Il oblige celui qui pense le monde à le faire dans le spectre limité par le temps de sa propre existence. Il n’est « ni vaincu ni vainqueur » de son renvoi sur Terre. (39)

38Ces trois excursions, quoique éloignées de ce que Réda a longtemps habitué son lecteur à trouver dans sa prose et dans ses vers, ne serait pourtant surprendre. On y voit, sous un jour familier, plusieurs des éléments qui constituent depuis longtemps une pensée poétique enrichie par le désir de comprendre le monde de la physique.

« Je rêvais d’une physique de la poésie »20

39Toute quête de l’origine, surtout si elle prend les dimensions actuelles de l’univers et le moment de sa naissance, doit mener l’individu à se positionner par rapport à elle. Les derniers recueils publiés par Réda proposent une manière de reprendre ce récit pour lui faire franchir toutes les étapes nécessaire à l’élaboration de ce qu’il nomme depuis 1969 une physique de la poésie.21 Cette physique-là, Réda cherche,

Fig.3 : Laurent Mulot, Mnémosyne, installation (2012-2013)

« un peu à la manière des physiciens qui, ayant d’abord individualisé les forces naturelles, s’efforcent de les unifier », à découvrir « entre celles qui ont orienté [son] existence, un point commun. » (Battement 57)

40Il n’en trouve qu’un, mais un assez solide, qu’il nomme le rythme. Son but consistera donc à retrouver le « rythme binaire / Qui fait balancer l’Univers » (Physique II 8) jusqu’à nous, dans notre entendement. L’« unique vacillation du ciel » constatée par les scientifiques se propage « dans la captivité de l’espace, l’éboulement du temps » (Battement 45) pour trouver en l’homme, « sablier vivant » (Physique II 9), les moyens de satisfaire à sa volonté et à sa soif d’exister. Tout se résumerait à cette question de rythme, c’est-à-dire de battement et d’harmonie, d’harmonie dans le battement du temps. Or « l’harmonie », nous rappelle Hélène Cazes dans une lecture de la critique phénoménologique de Jean-Pierre Richard, est avant tout un retour de l’immanent et du singulier dans le mouvement général qu’englobe, par la parole, le temps et l’espace. L’harmonie, précise-t-elle, est

« L’expression métaphorique (…) d’une insertion de la soudaineté dans le flux constant du dicible d’un discours : elle se transforme elle-même, dans un discours second, en un océan, une confusion où se perd la conscience singulière du particulier. »22

41Le regard répond chez Réda à un appel. Cet appel impose d’accaparer, au fond de ses prunelles, la totalité des choses vues. Tout saisir d’un coup, telle semble être l’intention initiale chez Réda. Mais dans la réalité, quelle que soit sa capacité à voir et à saisir ce qui forme le monde — il n’y parvient que par éclats, brisures et reflets —, l’œil se trouve incapable, au même moment, de se surplomber. Y parvenir, ce serait placer son œil à la place du ciel. Le poète oscille donc entre rêve hyper-panoptique23 formulée par la science et réalité physique vécue par la perception.

42Pour répondre à ce qu’il pressent tout à la fois comme un appel et une condamnation du voir, Réda en vient très vite à imaginer l’existence d’une machine construite de plaques de bois comme les chambres noires des appareil-photo d’antan. Appelée Œil, cet appareil aurait eu pour vocation première de rassembler dans une unité rêvée l’ensemble des connaissances essentielles acquises par l’Homme depuis qu’il s’est mis à apprendre :

« Les diverses branches des sciences, les compartiments de la technique, les mille rouages intermédiaires de leurs applications peu à peu convergent, s’emboîtent, s’engrènent pour édifier ce monument astronomique. » (28)

43Sitôt imaginée, cette invention forme non seulement un appareil à tout voir (l'Œil), mais aussi à se voir dans la totalité du réel. Réda va plus loin : l’accès à l’unité de toute chose se transformerait en un moyen de se dépouiller des éléments non essentiels de la matière telle qu’elle se présente à nous visuellement. Reprenons :

« J’imaginais un appareil assez énorme pour que l’univers tout entier (…) pût tenir et trembler sous le faisceau des détecteurs et des lentilles ; assez complexe, assez précis pour que l’œil de l’observateur, rivé à l’ultime lunette, n’eût distingué plus aucune forme passagère qui nous rassure, mais le profond tissu des vibrations et des forces qui les composent, là où l’infiniment grand et l’infiniment petit communiquent. (…) créant des agglomérats tournoyants en perpétuelles métamorphoses que nous appelons atomes, molécules, planètes, constellations. Je supposais qu’à cette prodigieuse échelle, même les phénomènes que nous jugeons immatériels ou inventés, comme les sentiments, les souvenirs, les dieux, les idées, deviennent fréquences mesurables. »24

44L’Œil sous observation serait le lieu où s’appréhendent les relations, vibrations, vacillements entre deux infinis qui se regardent. Ces deux infinis, le petit et le grand, au lieu de se combattre, se diviseraient « dans les deux directions du gigantesque » (29). Le tourbillon ainsi créé par ce jeu de miroirs est rendu sensible par l’image que nous donnent les « gerbes d’électrons ou d’étoiles » (29). Plus de centre. Expulsion par le tourbillon. Retour à la boîte crânienne.25 Mais l’univers tout entier semble ainsi se confondre avec un espace qui, tout en expansion, n’en est pas moins limité puisque rien n’existe au-delà :

« Montre-nous le mortel en proie à ses élans / Toujours cassés contre ce mur étrange que le vide / Oppose dans le ciel où les dieux se sont tus. » (Physique I 15)

45L’infiniment petit a pris une autre dimension. D’abord, par ce qu’il remet en cause, à une échelle subatomique, les lois avérées de la matière au travers de la physique quantique (Physique I 29-30). Ensuite parce qu’il perturbe, au sein même de la communauté des spécialistes, la notion d’objectivité. Que faire de lois qui s’opposent à notre entendement mais dont les résultats prédits attestent leur véracité ?

« Quel est le rôle de l’observateur dans l’appréhension du réel ? Que peut-on dire de la réalité non observée ? Qu’est-ce qu’une mesure ? Quelle est la part du réel qui nous est accessible ? » (Klein 145)

46La physique de Réda, celle à laquelle il a un jour rêvé pour sa poésie, et celle dont il essaie de s'approprier les règles par le biais des ouvrages de vulgarisation scientifique, ne se prend pas trop au sérieux. Mais, très sérieusement pourtant, et avec une régularité qui fait penser que se joue là un pivot de son écriture, Jacques Réda a toujours levé le regard vers l'espace et tendu l'esprit pour déceler, en toute chose, le swing fondamental du temps.

Ouvrages cités

47— Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivity, New York, Zone Books, 2007.

48— Jean-François Duclos, « Tu mettrais l’univers tout entier dans ta prunelle : le ciel et l’œil de Jacques Réda » in Cincinnati Romance Review 32, 2011.

49— Bernadette Engel-Roux, Rivage de Gètes. Une lecture de Jacques Réda, Mazamet, Babel éditeur, 1999.

50— Étienne Klein, Petit voyage dans le monde des quanta. Paris, Flammarion, coll. Champs Sciences, 2009.

51— Susan Harrow, The Material, the Real, and the Fractured Self : Subjectivity and Representation from Rimbaud to Réda, Toronto, University of Toronto Press, 2004.

52— Jean Jacques et Daniel Raichvarg, Savants et ignorants : une histoire de la vulgarisation des sciences (1991), Paris, Seuil, Points-sciences, 2003.

53— Jamie James, The Music of the Spheres. Music, Science and the Natural Order of the Universe, New York, Springer-Verlag, (1993), 1995.

54— Yves Jeanneret, Écrire la science : Formes et enjeux de la vulgarization, Paris, puf, 1994.

55— Roland Lehoucq, L’Univers a-t-il une forme ?, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2002.

56— Jean-Pierre Luminet, L’Univers chiffonné, Paris, Fayard, 2005.

57— Hugues Marchal, « La poésie scientifique : approches pédagogiques », http://lettres.ac-amiens.fr/archives_lettres/lycee/poesie/H.%20Marchal%20Po%E9sie%20scientifique.pdf. Muses et ptérodactyles. La poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Seuil, 2013.

58— Jean-Claude Mathieu, « Graffiti de Cingria », in Erudition et liberté. L’univers de Cingria, ed. Maryke de Courten et Doris Jakubec, Paris, Gallimard, coll. Les Cahiers de la nrf, 2000.

59— Raymond Queneau, Petite Cosmogonie portative, in Œuvres complètes, tome 1, Paris, Gallimard, collection de la Pléiade, 1989.

60— Jacques Réda, Lettre au physicien. La physique amusante II, Paris, Gallimard, 2012.

61La physique amusante, Paris, Gallimard, 2009.

62Battues, Saint Clément de Rivière, Fata Morgana, 2009.

63Battement, Saint Clément de Rivière, Fata Morgana, 2009.

64Démêlés, Poèmes 2003-2007, Paris, Gallimard, 2008.

65Ponts flottants, Paris, Gallimard, 2006.

66L’adoption du système métrique, Paris, Gallimard, 2004.

67Lettre sur l’univers et autres discours en vers français, Paris, Gallimard, 1991.

68Celle qui vient à pas légers, seconde édition, Saint Clément de Rivière, Fata Morgana, 1999.

69Amen. Récitatif. La Tourne, Paris, Gallimard, collection Poésie, 1988.

70Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 Jacques Réda, Lettre au physicien. La physique amusante II. On désignera désormais cet ouvrage par Physique II.

3 Voir les travaux de Hugues Marchal concernant la poésie scientifique, de ses origines jusqu'à aujourd'hui.

5 Cité par Jacques Réda, Physique I, p. 9.

6 Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivity. « To be objective is to aspire to knowledge that bears no trace of the knower - knowledge unmarked by prejudice or skill, fantasy or judgment, wishing or striving. Objectivity is blind sight, seeing without inference, interpretation, or intelligence. », page 17.

7 Jean-Claude Mathieu, « Graffiti de Cingria » in Érudition et liberté. L’univers de Cingria, page 37.

8 Voir Hélène Cazes, Jean-Pierre Richard, page 11.

9 « Et puis tout est mystère si on essaye d’approfondir, j’entends : les choses les plus simples. Surtout ce n’est pas nécessaire. On est si bien autrement. »

10 « Ce gros boum qui nous sert à présent de balise. » Physique I 99.

11 « Pourquoi, si le Soleil lui-même doit s’éteindre, / Ne pas rester en paix en Cher-et-Indre / Où le vin et le miel ruisellent, et le lait / Et la douce rumeur de la langue française ? »Physique II 102.

12 Jean-Pierre Luminet, L’Univers chiffonné

13 « Apollo » in Récitatif, p. 89.

14 Bernadette Engel-Roux, Rivage de Gètes. Une lecture de Jacques Réda, pp. 22-25

15 « Et vous, Muses qui, de neuf tons, déployez un cantique / Entre abîme des soleils et le gouffre quantique. » (Physique I 11).

16 Voir, par exemple, la dernière partie de Lettre sur l’univers, publiée en 1991.

17 La Petite cosmogonie portative de Queneau se concentre sur la formation de la Terre puis l’apparition de la vie. Reste que, comme chez Réda, le lecteur de Queneau est emporté par le mouvement du vers qui mime, « en ses progrès et régressions, le mouvement irrésistible et parfois anachronique de la vie », note sur le texte, p. 1238, édition de la Pléiade.

18 Queneau ne désigne pas sa Cosmogonie comme un poème didactique. C’est, dit-il, le contraire : la science est envisagée « comme thème poétique », édition de la Pléiade p. 1238. Réda, semble-t-il, fait sienne cette formule. Les images expliquent, mais ne démontrent rien.

19 « Nous fûmes un jour comme des enfants dont le nez / Passe furtivement par-dessus la barrière / Et qui découvrent tout à coup une étrange lumière / Dont on voit le reflet grandir en s’enflammant / Sur leur face où l’espoir se fond avec l’étonnement. », Lettre sur l’univers 87 ; Et « rien ne peut rimer richement avec : ! / Ni ce vain hameçon que vous balancez : ? », Démêlés 81.

20 Celle qui vient à pas légers, p. 25.

21 La prépublication de l’essai qui donne son nom à ce recueil date de 1969.

22 Elle poursuit : « Équilibres et déséquilibres fondent alors la définition en mouvement du sujet personnel : chez Stendhal, la volonté de clarifier et d’unifier mène à la caricature et au comique ; chez Flaubert, à la peur et au dégoût de l’immense. », Hélène Cazes, p. 71.

23 Voir Jean-François Duclos, « Tu mettrais l'univers tout entier dans ta prunelle : ciel et œil chez Jacques Réda ».

24 Celle qui vient à pas légers, p. 25.

25 « Sa trop parfaite mécanique est une représentation morte et simplifiée de ma propre tête », p. 28.

Pour citer cet article

Jean-François Duclos, « Physique de la poésie chez Jacques Réda », paru dans Alliage, n°73 - Mars 2014, Physique de la poésie chez Jacques Réda, mis en ligne le 28 juillet 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4200.


Auteurs

Jean-François Duclos

Spécialiste de littérature française moderne, professeur à la Metropolitan State University de Denver, Colorado. Ses travaux concernent en particulier l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline et celle de Jacques Réda.