Alliage | n°73 - Mars 2014  

Jacques Testart  : 

La collusion de Narcisse et des medias pour la désinformation

p. 155-159

Texte intégral

1En réponse à la monopolisation médiatique organisée autour de René Frydman à l’occasion des 30 ans d’Amandine, premier bébé issu de fivète (fécondation in vitro et transfert d’embryon) français, Médiapart a publié mon texte1 que la presse écrite avait refusé (« ça n’intéresse pas les gens »…). J’aurais souhaité m’en tenir là tant ma situation de partie prenante s’accorde péniblement avec une critique sereine. Mais plusieurs amis ont souhaité que je développe certains points et Elena Pasca m’a offert l’hospitalité de Pharmacritique pour une analyse plus approfondie d’un aveuglement médiatique qui mène à la désinformation.

2Amandine est née le 24 février 1982 grâce à une libre collaboration, au sein du Service du Pr Emile Papiernik, entre une équipe de gynécologie (animée par René Frydman) et une équipe de biologie (Jacques Testart efficacement assisté par Bruno Lassalle). Ces acteurs appartenaient à des institutions différentes et agissaient en dehors de tout rapport hiérarchique. Après beaucoup d’ hésitations pour attribuer à R Frydman ou à J Testart une fonction de « chef d’équipe » et la « paternité scientifique » du premier bébé fivète, Le Monde et Libération ont tranché ce dilemme, étrangement le même jour (4 mai 1983), alors que quelques semaines plus töt il existait encore deux têtes (par exemple dans France Soir, 25 février 1983). Toutefois, au gré de l’humeur des journalistes et des prétentions des « pères scientifiques » putatifs qu’ils sollicitaient, les médias hésitaient à chaque fois, les guillemets utilisés révélant un doute autant sur le rôle réel de chaque officiant que sur l’assimilation de cette contribution biomédicale à une véritable paternité2 . Mais la confusion vient de prendre fin grâce au « journal de référence »3 (Le Monde ,18 et 24 février 2012) qui désigne le gynécologue comme père scientifique en abandonnant les guillemets tandis que le JDD (19 février 2012) réserve encore ce qualificatif au biologiste mais en conservant des guillemets bienvenus. Rappelons que les phases « cliniques » de la fivète, celles qui mobilisent spécifiquement le gynécologue, ne présentent aucun caractère scientifique et sont seulement des adaptations de pratiques courantes, connues bien avant la fivète : induction de l’ovulation par administration d’hormones (depuis les années 60), prélèvement d’ovules (acte identique à la ponction d’un kyste), transfert d’embryon (acte similaire à la pose d’un stérilet), surveillance de la grossesse et… accouchement. Seule la phase initiale (déterminer le moment précis où obtenir l’ovule mûr) était réellement innovante. Il est indéniable, comme le prouve la bibliographie scientifique4que cette recherche fut réalisée par le biologiste, en complément de ses activités propres.Ces dernières ont concerné l’étude de l’action des hormones sur le follicule et l’ovocyte, le choix d’un environnement favorable (enceinte adaptée, conditions et milieu de culture) pour la rencontre des gamètes et la formation de l’embryon, les conditions de préparation des gamètes, l’évaluation des ovocytes recueillis et des embryons à transplanter in utero, etc5

Fig.1 : Le 24 février 1982, conférence de presse annonçant la naissance d’Amandine

3Il est étrange que les mêmes médias qui avaient démesurément encensé le biologiste (et bien sûr le gynécologue) lors de la naissance d’Amandine , et sollicité des explications à répétition, fassent à chaque occasion nouvelle la démonstration de leur incompétence ! Pour devenir « le père scientifique », et en même temps se faire passer pour « chef d’équipe », le gynécologue devait s’attribuer un rôle au sein du laboratoire. Est- ce pour lui complaire que, dés 1984, Le Monde (12 février) laisse peu de place aux activités biologiques en expliquant que

« le médecin prélève les ovules sous anesthésie, les féconde en éprouvette avec le sperme recueilli chez le père, puis implante l’embryon dans l’utérus de la mère… ».

4Mazette ! on en oublierait presque qu’il procède surtout à l’accouchement…A lire de telles sottises on se demande à quoi ont pu servir les nombreuses interviews et articles de vulgarisation auxquels on a consacré beaucoup de temps. C’est à l’ occasion des vingt ans d’Amandine que René Frydman enfonçait le clou de son rôle imaginaire au laboratoire en déclarant pour la première fois :

« cet embryon que j’avais vu au microscope était devenu un vrai bébé »

5(Le Parisien, 30 juillet 2002)… S’il m’est arrivé deux ou trois fois de montrer aux personnels du service d’Emile Papiernik un embryon juste conçu, c’étais bien avant, alors que j’exultais pour avoir obtenu seulement la fécondation et la division de l’œuf. Mais la fable fut bientôt consolidée avec le téléfilm complaisant de Sébastien Graal « Les enfants du miracle » (deux épisodes les 26 et 27 mai 2003 sur France 3). Ce film, présenté comme une fiction librement adaptée de la genèse du premier bébé-éprouvette français, est cependant tourné dans l’hôpital Antoine Béclère où Amandine fut réellement conçue et on peut même y apercevoir la véritable secrétaire du héros.Une telle confusion permet la mise en scène et en images du thème classique du « grand docteur », mystification à laquelle le gynécologue s’est prêté en documentant scénariste, réalisateur et acteurs comme en témoigne la presse abondante faisant la promotion du film.La fiction montre donc un médecin au grand cœur et omnicompétent, presque handicapé par la présence d’un biologiste, lequel est surtout spectateur impuissant des mystères de son incubateur…Dans cette imagerie saluée par la presse, servile ou ignorante, comme pourvue « d’une trame historique et scientifique rigoureuse » ( Le Monde, 24 mai 2003 ) le biologiste, sans charisme, sans humour et sans vie privée (« il s’occupait de reproduction animale parce qu’il avait un caractère de cochon »…) est cantonné devant sa couveuse en attente de la fécondation sur laquelle il semble n’avoir aucune prise6On constate une véritable obsession de René Frydman pour usurper les fonctions du biologiste. Ainsi, à l’occasion des 30 ans d’Amandine, le gynécologue servit sur tous les médias (par exemple sur France inter, « Le téléphone sonne », 23 février 2012) le même mensonge que dans le JDD (19 février) :

« Assister à cette rencontre entre un spermatozoïde et un ovocyte dans le microscope, transférer l’embryon et, neuf mois plus tard, voir un bébé naître, c’est incroyable » ?

6C’est effectivement aussi incroyable que le récit du débarquement en Normandie par Hervé Morin…

7Mais d’autres légendes se créent puis se fortifient au fur et à mesure des pèlerinages médiatiques :.Le Monde ayant confirmé les prétentions du gynécologue d’être aussi le « père scientifique » du premier bébé français né d’un embryon congelé, je contestais ce récit par lettre au rédacteur en chef (27 mai 1986). En réponse Edouard Masurel me fit savoir qu’il serait désormais tenu compte de ma précision…On a pu voir ce qu’il en fut quelques mois plus tard, dans le dossier que Le Monde consacra aux 25 ans d’Amandine ( 17 février 2007) , où le « quotidien de référence » accordait encore au gynécologue le premier succès de la congélation embryonnaire. De façon générale, les médias paraissent ignorer que les compétences comme la loi séparent heureusement les prérogatives du biologiste de la procréation et celles du gynécologue-accoucheur. Là encore, la publication scientifique7 montre, malgré son insistance pour figurer parmi les auteurs, que la cryoconservation des embryons fut obtenue sans l’apport de René Frydman . Mais la légende était en marche,, et il serait fastidieux d’énumérer les articles qui se font encore l’écho de cette épopée…toujours incroyable !

8Pour commémorer les trente ans d’Amandine , France 2 nous a offert un documentaire réalisé par Adrien Soland (un bébé nommé désir, 21 février 2012). Dans cet inventaire de 110 minutes évoquant , comme d’habitude, les multiples bricolages procréatifs qui ne sont qu’innovations sociales, pas moins de quatre gynécologues français , et quelques complices étrangers auxquels ils font réaliser des interventions interdites en France, s’ébattent sans contradicteurs. Pour la première fois toute trace de biologiste a pu être évacuée…

9La boucle est bouclée. Je souhaite bien du courage aux dizaines de biologistes, acteurs essentiels de l’Assistance médicale à la procréation (AMP) progressivement réduits au rôle de « petites mains » (titre que m’a gentiment attribué une journaliste) au service de l’affairisme médical. N’oublions pas que la multidisciplinarité est incontournable en AMP mais qu’elle est aussi une façon de limiter les dérives éthiques d’un acteur particulier.Il est patent que les 30 ans d’Amandine furent l’occasion pour René Frydman d’occuper sans vergogne tout l’espace médiatique dédié à cet événement social. On peut s’interroger sur les motivations d’une telle offensive . Le héros intégral biogynéco a fait savoir qu’il va créer une « fondation pour la recherche » (bon courage aux chercheurs !) et que son nouveau combat concerne la prévention de la stérilité. Bien vu ! on pourrait effectivement arrêter d’intoxiquer hommes et femmes avec toutes les saloperies que répand la société de consommation et son agriculture. Pourtant le projet de Frydman, importé des Etats Unis, propose de tester le potentiel de fertilité (chances de concevoir après 38 ans) grâce à une vérification médicale vers 33-35 ans. Les femmes à mauvais pronostic à partir de ces examens très aléatoires se verront proposer le prélèvement et la conservation par le froid d’une partie de leur capital d’ovocytes. Présenté comme « médecine préventive », ce refus du temps biologique (le clonage ne serait-il pas aussi une médecine préventive contre la mort ?...) est déjà applaudi par des journalistes. Pour ma part j’y verrais plutôt une surmédicalisation de la stérilité avec des contrôles médicaux visant une large partie de la population féminine, et aussi la porte ouverte à des perspectives discutables grâce à l’abondance possible des gamètes disponibles8. Toutefois les précautions prises par René Frydman pour ne paraître qu’en l’absence de contradicteurs laissent peu de place à l’expression de telles critiques…En laissant un acteur narcissique réécrire l’histoire et en lui accordant tout le mérite de succès incontestés, un précédent pragmatique s’est créé : comment mettre en question une nouvelle proposition de celui par qui le miracle est déjà arrivé ?...Là encore, les médias ne jouent pas leur rôle.

10 Qu’on me comprenne bien, je ne me suis jamais délecté des éloges médiatiques que j’ai toujours jugés excessifs pour ceux qui ont seulement réinventé la fivète, quatre ans après les Britanniques. Mais je conteste à ceux qui n’inventèrent rien, ou si peu, le droit de se vautrer dans l’imposture. J’entends l’objection : « cela n’intéresse pas les gens »… Pourtant, outre que « les gens » se moquent de bien des choses (par exemple de la mise sur écoutes des journalistes), cela concerne tout simplement la vérité historique.

11Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/280212/des-eprouvettes-revisitees. La fivète au prisme des médias. Aussi à l’adresse : http://jacques.testart.free.fr/index.php?post/texte901 et sur pharmacritique.20minutes-blogs.fr

2 Pour illustrer cette ambigûité , la confusion fréquente entre une « manipulation génétique » et les actes de biologie cellulaire réalisés dans la FIV conduisit même certains à me nommer « père génétique » d’Amandine (La Croix du 8 octobre 1986)… .

3 Le journal « de référence » est celui dont les choix thématiques s’imposent comme par mimétisme à l’ensemble de la presse écrite et audiovisuelle, et dont les informations , considérées comme sérieuses a priori, deviennent des vérités établies pour tous.

4 (http://jacques.testart.free.fr/index.php?category/bibliographie/bibliographie_scientifique:

5 Voir par exemple: J. TESTART, A. THEBAULT, R. FRYDMAN, A. GOUGEON, A. GAUTHIER, B. FONTY, O. BOMSEL-HELMREICH, J. COHEN, E. PAPIERNIK:. Action des hormones gonadotropes sur le follicule humain en culture in vitro. CONTRACEPT. FERTIL. SEXUAL. 8 (9), 695-700 (1980) ; J. TESTART, A. THEBAULT, R. FRYDMAN : La fécondation humaine « in vitro ». Premiers résultats. J. GYNÉCOL. OBSTET. BIOL. REPROD. 9, 319-324 (1980); TESTART, B. LASSALLE, R. FRYDMAN: Apparatus for the in vitro fertilization and culture of human oocytes. FERTIL. STERIL., 38, 372-375 (1982) ; TESTART, R. FRYDMAN : Accouchement à terme après transfert in utero d’un embryon obtenu par fécondation externe. J. GYNEC. OBSTET. BIOL. REPROD., 11, 855-859 (1982) ;

6 Dans ce téléfilm qui relate la geste bienfaisante du Pr Frydman , le comble du cynisme est atteint. Mon personnage y meurt en fin de premier épisode d’un cancer de l’estomac (mon organe le plus fragile comme le savent tous mes proches), manière plutôt lâche mais efficace de permettre le soliloque anxieux du gynécologue dans le second épisode, celui où il est justement question des problèmes d’éthique…Rappelant que René Frydman fut le conseiller du film, Le Parisien (17 juin 2003) a vu là, « au mieux, une faute de goût »…Mais personne n’a remarqué que ma disparition physique éliminait du même coup toute contestation du discours de Frydman, en particulier sur le DPI.

7 B LASSALLE, J. TESTART, J.P. RENARD: Human embryo features which influence the success of cryopreservation with the use of 1-2 Propanediol. FERTIL. STERIL. 44, 645-651 (1985).

8 Cette perspective de disposer d’ovules, et donc d’embryons, en abondance par culture in vitro d’innombrables ovocytes immatures correspond à la stratégie que j’ai décrite pour faire du diagnostic préimplantatoire (DPI) une technique résolument eugénique en permettant un véritable screening génétique de la population d’embryons obtenus après un seul prélèvement ovarien (voir par exemple : http://jacques.testart.free.fr/pdf/texte820.pdf ).On peut aussi imaginer les conséquences éthiques (recherches discrètes sur l’embryon, marché d’ovules et d’embryons…) ouvertes par la disposition d’ovules non répertoriés, au contraire des ce qui se passe lors des cycles de fivète où leur effectif et leur devenir sont obligatoirement déclarés.

Pour citer cet article

Jacques Testart, « La collusion de Narcisse et des medias pour la désinformation », paru dans Alliage, n°73 - Mars 2014, La collusion de Narcisse et des medias pour la désinformation, mis en ligne le 28 juillet 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4198.


Auteurs

Jacques Testart

Elève jardinier à seize ans, est devenu spécialiste de la procréation animale puis humaine. Il est auteur de centaines d’articles scientifiques mais aussi de nombreux ouvrages de réflexion-vulgarisation et s’est progressivement engagé dans l’analyse critique de la technoscience et la recherche de solutions pour impliquer la société dans ces activités. Il vient de publier Faire des enfants demain, Seuil, 2014.