Alliage | n°73 - Mars 2014  

Gilbert Delor  : 

Écouter Tom Johnson Approche sensible d’une musique mathématique

p. 118-129

Plan

Texte intégral

1Y a-t-il vraiment du sens à écouter une musique qui se veut entièrement logique ? Tout n’est-il pas donné à l’avance dans ce cas, et n’a-t-on pas affaire à une démarche purement conceptuelle, dans laquelle la pensée se suffit à elle-même, et rend superflues l’exécution aussi bien que l’écoute ?

2C’est l’une des questions que l’on peut se poser à propos de l’œuvre de Tom Johnson. Ce compositeur américain, né en 1939, s’est formé dans le contexte de l’avant-garde new-yorkaise des années 1960. Il en a retenu, entre autres, la réduction extrême du matériau, exemplifiée notamment par La Monte Young ; la répétitivité à grande échelle, affirmée dès 1964 dans In C de Terry Riley ; et peut-être avant tout l’idée de musique comme processus graduel, idée que Steve Reich a mise en pratique dans ses « phase pieces » avant de la théoriser en 19691. Tout cela pour ne mentionner que les influences musicales, sans préjudice de ce qui pouvait se passer à la même époque dans les autres arts.

3La formule personnelle que Tom Johnson a tirée de ce bain artistique, ainsi bien sûr que de son propre fond, repose sur l’utilisation rigoureuse de séquences logiques traduites en mélodies, rythmes ou harmonies. Dans ses compositions, la suite des sons est entièrement déterminée par des règles simples, claires et explicites. Cette démarche a conduit le compositeur, à partir de 1979, à s’appuyer sur les mathématiques. Numération, combinatoire, trigonométrie, ainsi que bien d’autres notions, ont successivement servi de base à nombre de ses œuvres. Les noms d’Eratosthène, Pascal, Euler, avec aussi ceux de certains mathématiciens d’aujourd’hui comme Jeffrey Dinitz2 ou Frank Jedrzejewski3, apparaissent ici et là le long du catalogue, aujourd’hui très fourni, des œuvres de Tom Johnson.

4Sa musique peut donc être dite mathématique au sens où, presque toujours, son déroulement, sa forme, sont intégralement exprimables dans une formule. D’où notre interrogation : si tout est généré par une série de règles a priori, si la musique n’est qu’un automate, si elle ne fait que dérouler un programme préétabli, à quoi bon la jouer, l’écouter ? L’idée ne suffit-elle pas ? Et qu’en est-il du sentiment, de l’expression, de tout ce qui relève de la subjectivité ? Une musique aussi mécanique n’est-elle pas condamnée à une sorte de froideur ennuyeuse et vaine ?

 The emotional things will take care of themselves 

5Face à ces questions, il faut tout d’abord observer que, dès l’instant où la musique de Tom Johnson se trouve effectivement exécutée et entendue, il y a de toute façon, qu’on le veuille ou non, un ressenti. Ecoutons la Mélodie rationnelle n° 1 (1982), sous les doigts de Roger Heaton4. Dans un grand silence ambiant, teinté de réverbération, résonnent des sons de clarinette, ronds, soyeux. Un rythme berceur se met en marche, balancement binaire qui anime doucement l’écoute. Déjà le corps participe. Cela tourne en rond sur quelques notes, toujours les mêmes. Leur harmonie est stable, chaleureuse, rayonnante.

Figure 1 : Mélodie Rationnelle n° 1, mesures 1-21 (Éditions 75)

6Arrêtons là ce compte-rendu d’écoute. Aussi imparfait soit-il, il manifeste à l’évidence le fait que la rationalité de la forme — non encore abordée dans ces quelques lignes — n’empêche nullement la sensibilité. Celle-ci est même première par rapport à celle-là, dans l’expérience de la découverte auditive. Comme dans n’importe quelle musique, l’auditeur est touché par la sonorité, la dynamique, le rythme, l’harmonie, bref, par toutes les composantes musicales habituelles. Les instruments, les voix, sont mis en vibration. L’œuvre palpite, et son mouvement nous atteint. Notre sensibilité l’accompagne, le fait sien. On pourrait presque parler d’émotion, s’il était possible de revenir au sens originel de ce mot, le verbe latin emovere, qui signifie « mettre en mouvement »5. Nous sommes bel et bien mis en mouvement par la musique, qui est elle-même, au niveau du phénomène vibratoire comme de la succession des sons, essentiellement mouvement (en anglais motion).

7Dès lors, comment l’écoute d’une œuvre musicale, fût-elle de Tom Johnson, pourrait-elle se faire dans la froideur, dans l’immobilité ? Il suffit que la musique se mette à vivre pour que cette vie soit reçue, intériorisée par l’auditeur, et ceci à un niveau premier de réception, antérieur à toute notion de déchiffrement de sens, d’analyse formelle, ou de jugement esthétique. Cette « émotion » première, du reste, varie énormément chez Tom Johnson, d’un morceau à l’autre. Son œuvre est riche en affects de toutes sortes. Pour ne pas parler des 20 autres pièces qui constituent le recueil des Mélodies rationnelles, mentionnons par exemple le début de Symmetries, pour piano à quatre mains6. On dirait une comptine enfantine, avec son rythme sage, élémentaire, et sa mélodie simplette. Mais des inégalités de masse sonore, une harmonie légèrement dissonante, apportent une certaine étrangeté. Dans Narayana’s Cows7, on a affaire à une danse endiablée, dont la métrique et la couleur harmonique évoquent vaguement l’Europe de l’est. Avec Euler’s Harmonies, l’une des sections de Music for 888, ce sont au contraire d’immenses, nobles et lents arpèges de piano qui occupent l’espace sonore, dégageant une sorte de rayonnement à la fois hyper-centré et hérissé de pointes divergentes dans les aigus.

8Bien entendu, ces impressions sont dépendantes de l’apport de l’interprète, qu’il s’agisse de Tom Johnson lui-même ou d’autres musiciens. Roger Heaton apporte dans sa version des Mélodies rationnelles beaucoup de souplesse et de chaleur, contrairement à Eberhard Blum9 qui les joue avec une rigueur toute « rationnelle ». Du reste, j’évoquais plus haut la sonorité soyeuse de la clarinette, mais Eberhard Blum, lui, est flûtiste. Ce simple fait change déjà considérablement les choses. Les Mélodies rationnelles sont écrites pour instrument(s) indéterminé(s) — chose assez courante chez Tom Johnson, et déjà pratiquée auparavant par John Cage ou Christian Wolff. Cela pourrait passer pour un surcroît de cérébralité, comme si le son n’avait pas d’importance, et que seule comptait la structure. Cependant, ces mélodies sont bel et bien faites pour être jouées, s’incarnant alors inévitablement dans une certaine matière sonore. En 2010, l’ensemble Dedalus a enregistré les Mélodies rationnelles dans une version collective à neuf instruments, ajoutant avec beaucoup d’inventivité des couleurs orchestrales à cette œuvre monodique10. Peu après, le groupe hollandais Klang, composé de six musiciens, a fait de même pour une partie du recueil11. Les deux orchestre ne « sonnent » évidemment pas de la même manière, et leurs choix d’interprétation sont souvent très différents.

Figure 2 : L’ensemble Dedalus (photo Christophe Chaverou)

9Pour en revenir à l’auditeur, sa légitimité à rendre compte de l’écoute en termes sensibles ne doit pas faire penser qu’il s’agirait de ressentir ce que le compositeur aurait « voulu exprimer ». La démarche de Tom Johnson ne vise pas à exprimer quoi que ce soit. Ce n’est pas dans le but de susciter tel sentiment, de produire telle atmosphère, que la Mélodie rationnelle n° 1 a été conçue. C’est plutôt que, au cours du travail, dans la mise en place des données logiques — en l’occurrence un système de combinaison de cycles de périodes différentes — à partir du moment où celles-ci sont traduites en sons, le compositeur engage sa propre sensibilité dans le processus. Le ressenti inévitable dû au son, au rythme, à l’harmonie, passe d’abord par celui qui écrit l’œuvre, le conduisant à cet égard vers la recherche d’une certaine satisfaction. Bien des essais sont rejetés, qui ne répondent pas à cette exigence. La musique de Tom Johnson doit d’abord plaire à Tom Johnson, non pas comme expression juste de son ego, mais parce qu’il en est le premier auditeur, le premier jouisseur si l’on peut dire.

10La présence d’un affect n’est donc nullement niée, mais partagée au contraire par le compositeur et le public. Cependant, elle ne constitue pas l’objet de ce qui est à transmettre. Elle apparaît peu à peu dans le travail de mise en forme. Une fois l’œuvre achevée, son concepteur n’a pas à se préoccuper de la manière dont elle affectera la sensibilité d’autrui. “The emotional things will take care of themselves12, écrit Tom Johnson en 1985 dans l’introduction de sa partition Counting to Eight13, conseillant aux interprètes de se concentrer sur la compréhension de la forme et l’exactitude du jeu. Etant donné que, de toute manière, un ressenti aura lieu, nul besoin d’y penser, de chercher à le produire. La musique est conçue comme un objet, un processus autonome face auquel, à la limite, compositeur, interprètes et auditeurs sont en situation d’égalité. Mais cette objectivité recherchée ne signifie pas que leur sensibilité soit niée.

Plaisir de la logique

11On le voit donc, la musique de Tom Johnson, aussi logique soit-elle, ne peut pas ne pas toucher l’auditeur, comme le fait toute autre musique. Cependant, il n’en reste pas moins que l’obéissance aux règles est totale. La composition prend forme dans le temps selon un algorithme clairement défini et strictement observé. L’intellect est bel et bien sollicité. Mais dans cette sollicitation, on s’aperçoit alors qu’une autre forme de plaisir, sans doute pas purement musicale pour le coup, se fait jour. L’auditeur se sent comme appelé à comprendre l’œuvre, mais sur le mode aimable et attirant d’une invitation au jeu.

12Reprenons l’exemple de la Mélodie rationnelle n° 1 (voir plus haut). Son fonctionnement est assez facile à saisir. Un arpège de quatre notes, montant puis descendant, se répète plusieurs fois, interrompu par un bref silence qui se déplace progressivement du début à la fin de la figure arpégée. Ce premier cycle terminé, la phrase se conclut sur une note isolée qui, retranchée à l’arpège, transforme celui-ci par déphasage. Le processus recommence alors avec le nouveau dessin ainsi obtenu, puis se reproduit encore 5 autres fois, jusqu’à ce que l’arpège soit ramené à sa forme initiale. La forme est si simple qu’elle en devient analysable dans le temps même de l’écoute. Son évidence agit sur nous comme une interpellation. On se pique au jeu, on veut comprendre, et l’on se sent alors lié au compositeur par un sentiment de complicité ludique.

13La musique de Tom Johnson se manifeste ainsi comme un défi à la compréhension, mais un défi qui, bien souvent, n’a rien d’insurmontable. Mais alors se représente notre questionnement : si tel est le cas, si au bout de quelques mesures l’intellect peut saisir où va la musique, est-il bien nécessaire de poursuivre l’audition ? Nécessaire, peut-être pas, mais plaisant, oui. C’est ce que permet de vérifier la pratique d’une telle écoute. Il est faux de croire que la prévisibilité crée l’ennui. Tom Johnson l’affirmait déjà en 1984, dans la préface de son œuvre bien nommée Predictables :

« J’ai étudié la composition avec différents professeurs, et d’une manière générale ils étaient en désaccord sur tout. Une chose sur laquelle ils étaient tous d’accord, néanmoins, était que la musique ne doit jamais être trop prévisible (…). Ceci peut sembler évident, mais je me suis rendu compte peu à peu que, au moins en ce qui concerne ma propre musique, c’est totalement faux. Quand j’ai commencé, vers 1978, à m’intéresser à des séquences rigoureusement logiques, j’ai souvent trouvé que les passages les plus fascinants, ceux qui attiraient le plus mon attention, étaient précisément ceux qui étaient le plus prévisibles. »14

14L’auditeur trouve en effet un intérêt ludique à vérifier par l’écoute l’exécution complète et conforme du processus, à contrôler, en somme, que ce qu’il prévoit s’avère juste — car, bien sûr, on ne sait jamais, on a peut-être mal compris, et puis un accident est toujours possible. Il faut donc aller jusqu’au bout pour être certain. Cela ne se limite pas, du reste, à une simple vérification intellectuelle. Il s’agit d’un véritable accompagnement, une participation de l’esprit et du corps. On est conduit à chanter, à battre le rythme, intérieurement au moins. L’œuvre est un jeu, et l’auditeur joue le jeu. Cela s’apparente un peu à ce qui se passe dans les traditionnelles chansons à récapitulation (Alouette, Derrière chez moi, Old MacDonald Had a Farm, etc.). Il s’agit de musique, bien sûr, puisqu’il y a chant, mais le plaisir partagé est avant tout celui du jeu. La règle est simple, connue : un élément nouveau est ajouté à chaque couplet, à partir duquel on récapitule à rebours tous les éléments précédents. Plus on avance dans la chanson, plus les couplets sont longs. Dans l’euphorie de l’amusement collectif, personne ne songe à se plaindre de cette élongation, ni du caractère éminemment répétitif de la chanson. Le défi est de parvenir à tout récapituler sans se tromper. Les erreurs de parcours déclenchent les rires, et l’arrivée en fin de couplet est l’occasion d’un triomphe joyeux. On observe parfois des phénomènes semblables chez Tom Johnson, par exemple dans les Mélodies infinies (1986), enregistrées par le saxophoniste Daniel Kientzy15.

15Le plaisir de la logique, en fin de compte, c’est donc le plaisir du jeu. L’œuvre en elle-même ne dit rien, elle suit son chemin de manière automatique. Elle est neutre. Mais l’auditeur, découvrant les principes de cet automatisme, la reçoit alors comme un défi cérébral, une sorte de casse-tête dont il faut rechercher la clef. A travers cette pure forme qu’est l’œuvre, transparaît en filigrane une intelligence, une pensée originaire, qui semble questionner à tout moment : « Comprends-tu comment ça marche ? » Le plaisir ne réside pas à proprement parler dans la réponse, qui reste purement rationnelle. Il est dans la stimulation, dans la motivation que la question implicite éveille en nous. De plus, la réponse une fois connue n’affaiblit nullement la musique, ne rend pas vaine son exécution. Comme dans les chansons populaires à récapitulation, le plaisir du jeu demande à être revécu encore et encore, éprouvé à nouveau à chaque reprise d’un morceau déjà connu.

L’automatisme et ses effets

16Cependant, il est de nombreux cas où la compréhension de la logique se révèle à l’écoute très difficile, voire inaccessible. Le sentiment qui peut saisir l’auditeur devient alors celui d’une sorte de sidération devant un objet énigmatique. C’est le cas par exemple pour Block Design for Piano (2005)16. On y entend une longue suite d’arpèges montants, assez lents, généralement calmes, aux couleurs harmoniques étranges. Les mêmes notes reviennent sans arrêt, mais dans le détail il est impossible de comprendre selon quelle logique, et donc d’anticiper leur retour. La notion mathématique de block design, à laquelle renvoie le titre, produit des formes complexes qui ne sauraient être élucidées que par un long travail d’analyse, et certainement pas dans le temps de l’audition.

Figure 3 : Block Design for Piano, mesures 1-11 (Editions 75)

17La musique de Tom Johnson, depuis l’époque des Mélodies rationnelles, a évolué peu à peu vers plus de complexité, notamment avec l’introduction des block designs. Avec eux, l’intelligibilité de la logique disparaît en grande partie, et par conséquent le sentiment de complicité ludique, le plaisir du jeu, n’interviennent plus de manière essentielle comme motivation de l’écoute. Cependant, même lorsque l’auditeur est dépassé par la complexité de la musique, le caractère logique de celle-ci reste perceptible en tant que phénomène général. La musique, éminemment répétitive, se déploie dans le temps à la manière d’un mécanisme aveugle, buté, mais la neutralité de son fonctionnement est elle-même l’objet d’un ressenti. L’objectivité en tant que telle se trouve ressaisie subjectivement dans l’écoute. Autrement dit, l’automatisme de la musique, cette extériorité dont elle fait preuve, tout cela est repris dans l’intériorité qui le ressent, l’observe, l’interprète.

18On peut s’en rendre compte par exemple en écoutant The Chord Catalogue (1986). Cette œuvre pour clavier consiste en l’énoncé systématique de tous les accords possibles avec les 13 notes contenues dans une octave, de do à do inclus. Cela commence par les accords de deux notes, puis de trois notes, puis quatre, et ainsi de suite jusqu’à l’unique accord de treize notes. Dans l’interprétation au piano enregistrée par Tom Johnson17, la sonorité est sèche, tranchante. Le rythme est absolument élémentaire, extrêmement répétitif, tous les accords étant dotés de la même valeur de durée (la noire). Cela produit une impression d’obstination, de geste étriqué, comme d’un pantin à ressort répétant sans cesse le même mouvement primaire. Il frappe sans arrêt, toujours à la même vitesse, toujours dans la même zone.

Figure 4 : Création de The Chord Catalogue, Houston, Texas, 1986. A l’orgue, Tom Johnson.

19Bien entendu, cette sécheresse s’explique par la nature même du projet : il s’agit d’une collection d’accords. La neutralité est donc de mise, et il n’y a aucune raison de mettre certains accords plus en valeur que d’autres en leur attribuant une durée plus longue. Voilà l’explication rationnelle. Mais la mise en application de ce raisonnement produit un résultat qui affecte la subjectivité. Le rationalisme de la forme n’est pas saisi uniquement par la raison. Il devient une particularité que la sensibilité s’approprie. L’automatisme de fait devient impression d’automatisme.

20De l’art musical en général, on pourrait soutenir qu’il incarne toujours une certaine idée du corps en mouvement. Dans un fameux texte sur Schumann, Roland Barthes affirmait entendre dans sa musique de piano un « corps qui bat »18. Chez Tom Johnson, ce corps est mécanique, automatisé, il obéit à des lois qui nous sont étrangères, des motivations opaques, insensées. Cela lui confère une allure un peu obtuse, un comportement têtu. Cette impression d’entêtement est évidemment inséparable du caractère logique. Il est indispensable à la logique de considérer l’intégralité des données d’un problème, de passer en revue toutes les possibilités. Cette exhaustivité, cet « intégralisme » si l’on peut dire, est contraire à d’autres formes d’intelligence, celles que l’on peut voir à l’œuvre par exemple dans un prélude de Debussy, un poème de René Char, ou une toile de Cy Twombly. Là jouent un rôle fondamental les phénomènes complémentaires de l’élision et du surgissement : élision, parce qu’il est inutile de tout dire, et en particulier de reprendre ce qui a déjà été dit ; surgissement, car on a affaire à une matière organique constamment aimantée par la possibilité de l’événement — de l’avènement.

21Dans la musique de Tom Johnson, il ne saurait être question ni d’éluder, puisque le déploiement intégral des données fait partie des exigences de la logique, ni de faire place à l’événement, puisque tout ce qui advient est programmé dans l’algorithme du morceau. C’est pourquoi l’écoute de ses œuvres peut s’apparenter à une expérience de l’étrange, pour nous qui sommes d’une part des êtres organiques exposés au surgissement, et d’autre part des êtres de communication, maniant le non-dit, l’allusion, ou au contraire la véhémence expressive. Au lieu de cela, voilà un langage musical qui se construit dans le temps de manière méthodique, obstinée, sans rien oublier en chemin ni se laisser altérer par l’imprévu. Il n’est pas de notre monde, serait-on tenté de dire, et ce sentiment d’étrangeté prend les différentes nuances, selon les morceaux, de l’énigmatique, de l’impersonnel, ou de l’absurde.

22Parfois il confine aussi au comique. J’ai parlé de cela dans un précédent article, dans lequel l’humour chez Tom Johnson était mis en relation avec le caractère mécanique de sa musique, et avec certains traits concomitants de l’œuvre d’Erik Satie19. Cette portée humoristique se fait sentir notamment dans un certain geste significatif : le geste du recommencement. On l’a vu avec la Mélodie rationnelle n° 1 dans laquelle, rappelons-le, chacune des phrases reprend exactement, méthodiquement, la progression rythmique exposée par la première. Cette répétition littérale, ce calque scrupuleux, a quelque chose de cocasse qui peut prêter à sourire. A chaque articulation s’insinue en l’auditeur une légère incrédulité : ça ne va quand même pas recommencer ? Mais si.

23Ce phénomène du recommencement est peut-être plus sensible encore à l’écoute des œuvres, assez nombreuses, où la longueur des séquences s’accroît de façon exponentielle. Dans les Mélodies infinies, par exemple, l’algorithme engendre en effet des phrases de plus en plus longues, et qui toutes reprennent les choses depuis le commencement, comme si rien n’avait été posé auparavant. On retrouve là les modalités de la chanson à récapitulation, et aussi l’exigence d’exhaustivité propre à la logique. L’effet comique qui résulte parfois de cette raideur de la reprise intégrale, et que l’augmentation des durées rend plus sensible encore, vient sans doute à nouveau de ce conflit des intelligences dont j’ai parlé. D’un certain point de vue, la rationalité manque de finesse. L’application méthodique de règles contraignantes peut avoir quelque chose d’un peu balourd.

Un temps vide ?

24Cependant, le sourire amusé laisse progressivement la place au sérieux le plus profond lorsque les durées commencent à s’étendre vraiment. Narayana’s Cows, par exemple, est assez drôle au début. Un récitant y énonce un problème mathématique de vaches et de veaux, lequel se trouve immédiatement traduit en notes et en rythme. Mais peu à peu, tandis que le cheptel augmente, les explications verbales laissent de plus en plus la place à la musique. D’une séquence à l’autre, le grossissement du troupeau se traduit par une extension temporelle qui donne le vertige. Alors on ne rit plus, saisi que l’on est par le sentiment de l’immense. Ce vertige de la durée s’insinue assez fréquemment dans les œuvres de Tom Johnson, comme chez d’autres compositeurs.

25La musique savante occidentale a longtemps vécu sur l’idée selon laquelle l’uniformité, facteur d’ennui, était à proscrire. Et puis est arrivé ce qu’il est désormais convenu d’appeler le minimalisme, qui a pris le parti diamétralement opposé. La Monte Young, Alvin Lucier, Phill Niblock, et bien d’autres, se sont plus à entretenir un matériau sonore extrêmement réduit sur des durées démesurément longues. Tom Johnson a été vivement impressionné par ces audaces découvertes à New York à la fin des années 1960, avant de les faire siennes dans son écriture. Une de ses premières œuvres marquantes, An Hour for Piano (1971)20, développe sur une heure entière un discours statique, répétitif, à la progression très lente. Le titre même est intéressant ici, qui met l’accent sur la durée plutôt que sur le contenu, comme s’il s’agissait uniquement de passer le temps, de l’éprouver, de faire à travers la musique l’expérience d’une certaine quantité temporelle.

26Nous le savons tous, le temps en lui-même se fait particulièrement sentir dans les moments d’attente, d’inaction, de vide. La musique de bourdon façon La Monte Young laisse l’auditeur perdu au milieu d’une durée ressentie comme égale et interminable. L’on est confronté à un pur être-là, sans progression, sans but, sans destin, une sorte d’éternel présent qui est l’écoulement du temps lui-même. A première vue, Tom Johnson ne paraît pas poursuivre un but semblable, puisque ses œuvres ne consistent généralement pas en sons tenus. Elles sont faites de phrases articulées, suites de notes ou d’accords, possédant presque toujours un rythme pulsé, des césures, des points de départ et des points d’arrivée, bref, une certaine syntaxe musicale qui revient en fin de compte à ce à quoi nous sommes habitués depuis des siècles. De plus, on ne peut pas dire que sa musique soit informelle. Elle est même plutôt hyper-formelle, sculptant le temps de manière on ne peut plus nette.

27Cependant, là encore, c’est la logique qui fait que, malgré son contenu syntaxique et sa structure très solide, la musique de Tom Johnson peut donner le sentiment d’un temps vide. C’est que ce qui s’y déroule, encore une fois, n’est jamais de l’ordre de l’événement, puisque tout est programmé. On peut dire à la fois qu’il s’y passe beaucoup de choses, et qu’il ne s’y passe rien. La première affirmation est juste en tant qu’observation d’un phénomène, mais la deuxième est juste aussi eu égard à l’idée de temps historique. Le temps musical chez Tom Johnson n’est pas le temps de l’histoire. Il est indemne de toute notion d’accident, de bouleversement. Les choses y suivent leur cours en fonction de lois endogènes. Sous l’effet de ce déterminisme total, ce qui advient dans le temps ne charge pas celui-ci en tension, mais le laisse indemne dans son avancée régulière et inexorable.

28Pour mieux entrer dans la réalité perceptible de cette question temporelle, revenons par exemple à Block Design for Piano. Les arpèges se succèdent, séparés par un certain temps de résonance. Ils sont calmes, profonds, suspendus. Le détail de chacun d’eux est imprévisible, en termes de rythme et d’harmonie. L’attention de l’auditeur est attirée vers ces variations infimes. Cependant, cela n’évolue pas. Les arpèges sont tous différents, certes, mais chacun d’eux est égal à tous les autres dans sa différence même. Chacun est comme dans une petite case temporelle (en l’occurrence une mesure à 4 temps), et toutes les cases sont identiques. Le profil particulier de l’un semble indifférent à celui de l’autre. Le temps passe, mais sans être affecté, dans une sorte d’indifférenciation. On pense à un mobile de Calder. La configuration change sans arrêt, mais l’objet reste suspendu au même fil, au même endroit. De même ici sur le plan temporel, la variété des figures se dessine sur le fond, plus vaste, d’un sentiment de permanence du présent. Certes, chaque moment est nouveau par définition, puisque le temps est écoulement ininterrompu, mais la régularité de la musique, ce retour incessant de l’arpège montant, fait sentir cet écoulement justement dans ce qu’il a d’égal, de toujours le même, plutôt que dans son pouvoir d’altération. C’est en quoi l’on peut dire qu’il ne se passe rien, ou plutôt que ce qui arrive est comme englobé dans une permanence, une continuité fondamentale.

29Il en va à la fois de même et un peu différemment dans The Chord Catalogue. Là, on a davantage l’impression d’une progression, d’un empilement. La suite interminable des accords martelés montre une orientation insistante dans le sens de la montée, ainsi qu’une tendance à l’agglomération. Mais c’est un peu comme lorsque l’on s’adonne à une tâche physique répétitive. Quelque chose s’accomplit, travail, transformation, mais l’automatisme du geste laisse l’esprit vacant. Dans les mouvements répétés du corps, la pensée se donne libre cours, capable du plus grand vagabondage comme de la plus forte concentration, de sorte que c’est un peu comme si l’on ne faisait rien. L’action automatisée est certes quelque chose, elle rythme le temps, elle le mesure un peu à la façon d’un mécanisme d’horloge, et pourtant elle n’est rien, ou plutôt elle s’inscrit dans le rien. Il y a un peu de cela lorsque l’on écoute une œuvre comme The Chord Catalogue : on est pris par la sonorité, le rythme ; on perçoit éventuellement la progression ; on peut même comprendre le système, l’analyser, savoir où l’on en est des accords de 4 notes, de 6 notes, etc. ; mais ce faisant, sur un plan plus large, on se sent confronté à la longue durée où tout cela s’inscrit, et dans laquelle, au fond, rien n’arrive. C’est comme si cette durée était vide. Les choses changent peu à peu, mais le temps reste inchangé, comme indépendant de ce qui, en lui, s’accomplit.

30Toutes ces réflexions auront fait sentir, espérons-le, la variété et l’importance des impressions que peut produire sur l’auditeur la musique de Tom Johnson. On l’a vu, ce n’est pas parce qu’elle relève d’une écriture rationnelle et formaliste qu’elle ne touche pas la sensibilité. Peut-être même cette dernière trouve-t-elle à s’épanouir plus librement et plus complètement au contact d’un art qui ne cherche pas à lui montrer le chemin, qui ne la tire pas par la manche. Cela revient un peu à ce qu’écrit Jean-Marc Lévy-Leblond à propos d’un autre artiste :

« La volonté affirmée par [François] Morellet d’éliminer ainsi toute subjectivité dans la conception et même dans l’exécution de ses travaux, ne fait que responsabiliser le spectateur : moins la contrainte esthétique exercée par l’artiste est forte, plus, devant l’œuvre, est grande la liberté d’interprétation et de jugement. »21

31Cela est si vrai, pour Tom Johnson comme pour Morellet, que les pistes indiquées ici risquent fort de se révéler incomplètes, voire erronées. Mais elles suffiront peut-être à convaincre que l’écoute de cette musique est une expérience à faire. Même si la forme se donne comme parfaitement intelligible et programmatique, il s’agit de l’éprouver dans son incarnation sonore, dans son déploiement temporel. Pour citer un autre auteur, je rapporterai ici les paroles de John Cage :

« (…) beaucoup de gens pensent que l’art a à voir avec la compréhension, mais c’est faux. Il a à voir avec l’expérience ; et si l’on comprend quelque chose, alors on s’en va dès que l’on a saisi parce qu’on ne veut pas de l’expérience. »22

32En apparence, ces propos pourraient être lus comme une critique sévère de la démarche de Tom Johnson. En effet, si l’art n’a « [rien] à voir avec la compréhension », que penser d’une musique formaliste dans laquelle celle-ci est recherchée, favorisée, et voit son chemin préparé de toutes les manières ? Oui, mais Cage ne dit pas que la compréhension est mauvaise. Il pose simplement que ce qui est essentiel, c’est de faire l’expérience. Ce qu’il critique, c’est l’attitude de l’auditeur qui, ayant compris « quelque chose », estime alors que le passage par l’écoute n’est plus nécessaire. Or c’est là l’erreur. Il s’agit justement de se lancer dans la traversée, même si la logique du parcours nous est parfaitement connue. En effet, une fois que l’on a compris le système, qu’a-t-on compris en somme ? A-t-on l’impression de posséder entièrement la musique, en tant qu’elle est musique ? N’est-ce pas seulement à l’épreuve du son et de la durée que l’on approchera de cette possession-là, finalement la seule qui vaille ?

33Merci à Javier Ruiz pour les exemples musicaux. Merci à Didier Aschour et Tom Johnson pour les photographies. Les extraits de partitions sont reproduits avec l’aimable autorisation des Editions 75.

34Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Steve Reich, “Music as a Gradual Process”, in Anti-Illusion: Procedures/Materials, Maria Tucker, James Monte, Whitney Museum of American Art, New-York, 1969. Traduit et publié en français in Steve Reich, Ecrits et entretiens sur la musique, Paris, Christian Bourgois, 1981, p. 48-51.

2 Université du Vermont, Burlington, USA.

3 Enseignant chercheur au CEA-INSTN, Gif-sur-Yvette.

4 Tom Johnson, Rational Melodies/Bedtime Stories, Roger Heaton (clarinette), CD Ants Records, AG 12, Rome, 2006.

5 D’après Le Petit Robert 2006.

6 Tom Johnson, Symmetries Dante Oei et Samuel Vriezen (piano), CD Karnatic Lab KLR 010, Pays-Bas, 2005.

7 Il existe de cette œuvre deux versions enregistrées : Daniel Kientzy, Kientzy plays Johnson, CD Pogus 21 033-2, New-York, 2004 ; Tom Johnson, Chords and Combinations, ensemble Klang, disque EKCD2, La Haye, 2010.

8 Tom Johnson, Music for 88, Tom Johnson (piano), CD Experimental Intermedia Foundation, XI 106, New York, 1992.

9 Tom Johnson, Rational Melodies, Eberhard Blum (flûte), CD hat ART CD 6133, Suisse, 1993. (aujourd’hui épuisé)

10 Tom Johnson, Rational Melodies, ensemble Dedalus, CD New World Records, 80705-2, New York, 2010.

11 Tom Johnson, Chords and Combinations, op. cit.

12 Phrase difficile à traduire en français. Je proposerais : « Les choses émotionnelles se produiront d’elles-mêmes. »

13 Version pour trombone et tuba, Editions 75. Cette œuvre a disparu depuis du catalogue de Tom Johnson.

14 Tom Johnson, Predictables, préface de la première édition, 218 Press, 1984. Traduction originale.

15 Daniel Kientzy, Kientzy plays Johnson, op. cit.

16 Tom Johnson, Counting Keys, John McAlpine (piano), CD Edition Wandelweiser Records, EWR 0901, Haan, Allemagne, 2009.

17 Tom Johnson, The Chord Catalogue, Tom Johnson (piano), CD XI Records, XI 123, New York, 1999.

18 Roland Barthes, « Rasch », L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, p. 265.

19 Gilbert Delor, « Erik Satie, Tom Johnson : deux approches mécaniques de l’écriture musicale », Humoresques 32, automne 2010, p. 141-154.

20 Il existe de cette œuvre deux versions enregistrées: Tom Johnson, An Hour for Piano, Frederic Rzewski (piano), CD Lovely Music, LCD 1081, New York, 1979/2000; Tom Johnson, An Hour for Piano, R. Andrew Lee (piano), CD Irritable Hedgehog Music, IHM 001, 2010.

21 Jean-Marc Lévy-Leblond, La Science n’est pas l’art (Brèves rencontres…), Paris, Hermann, 2010, p. 87.

22 Thomas Wulffen, « An interview with John Cage », New York Berlin I, n° 1, 1984; repris in Richard Kostelanetz, Conversing with Cage, New York, Limelight Editions, 1988, p. 115. Traduction originale.

Pour citer cet article

Gilbert Delor, « Écouter Tom Johnson Approche sensible d’une musique mathématique », paru dans Alliage, n°73 - Mars 2014, Écouter Tom Johnson Approche sensible d’une musique mathématique, mis en ligne le 28 juillet 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4194.


Auteurs

Gilbert Delor

Professeur agrégé de musique, enseigne dans le secondaire, à Nemours. Sa thèse de doctorat, sur le langage musical d’Erik Satie, a été soutenue à l’Université de Paris-iv Sorbonne en 2001. Depuis, il a publié divers articles sur Satie, sur l’histoire de la chanson française, ou encore sur Tom Johnson et la musique minimaliste américaine.