Alliage | n°73 - Mars 2014  

Frédéric Rossille  : 

Musicalité de l’œuvre plastique de Victor Vasarely

Plan

Texte intégral

Victor Vasarely (1906-1997) est un peintre français d’origine hongroise. Considéré comme le maître de l’Op Art, il a créé son musée didactique à Gordes,Vaucluse, en 1970, avant d’ériger sa fondation à Aix-en-Provence en 1976. Un musée ouvert depuis 1976 lui est également consacré dans sa ville natale Pécs, en Hongrie.

Voici un portrait de Victor Vasarely à sa Fondation d’Aix-en-Provence en 1978

Fig.[01] : Vasarely en 1978

« Peut-être existe-t-il une corrélation entre deux méthodes artistiques comme la musique et la plasticité ? »1

Cette interrogation de Victor Vasarely sera notre fil conducteur. Mais quelles relations Vasarely entretenait-il avec la musique ? En 1953, il écrit :

« Si les combinaisons d’éléments géométriques sont illimitées et banales, les combinaisons valables présentant les critères de l’œuvre d’art sont l’exception. La musique moderne est mathématique, et... elle m’angoisse, puis m’ennuie. »2

Plus tard, en 1969 :

« Nous arrivons enfin à définir ce qui est éternel en Jean-Sébastien Bach. »3

Puis en 1979 :

« Le jazz et la musique pop me paraissent bien davantage de leurs temps que les œuvres de Stockhausen, de Schaeffer ou même Xénakis, qui me paraissent avoir un certain côté énervant : Bach ou Vivaldi semblent plus jeunes qu’eux. »4

[02] Sol-Ut.

Et de fait, Vasarely rend en 1973 un magnifique Hommage à Jean-Sébastien Bach avec la publication aux éditions Belfond d’un coffret contenant un fac-similé de sonates de Bach, trois disques vinyles, trois multiples cinétiques et un album de quatorze sérigraphies dont :

Après une réflexion préalable sur la nature des arts plastiques et de la musique, nous prendrons note de la proximité des concepts vasaréliens avec ceux du langage musical. Nous chercherons ensuite si les deux arts partagent des procédés d’écriture communs. Notre attention se portera alors sur le versant esthésique avant de conclure sur le rôle de l’abstraction mathématique dans les arts et une mise en perspective historique.

Sur la nature des arts plastiques et de la musique

L’art plastique est un art spatial, la musique un art temporel. Mais encore ?

D’un côté, la surface infinie du plan euclidien. De l’autre, l’infinitésimal présent parcourant l’océan du temps, comme le ferait une tête de lecture dans le sillon d’un disque sans fin. Un passé et un futur en tant que concepts utiles à notre entendement et que seuls le souvenir et l’anticipation nous font entrevoir.

Les dimensions de l’espace et du temps sont-elles comparables dans leur essence et dans leur manière d’être habitées ?

Il existe à l’évidence une asymétrie fondamentale entre la réversibilité de l’espace et l’irréversibilité du temps, symbolisée par sa flèche. Il apparaît ensuite que la musique génère elle-même le support immatériel — je veux dire l’écoulement temporel — sur lequel elle déroule son discours. Comme si elle était à la fois le message et son support. La mesure et la pulsation ne définissent-elles pas la manière dont doit s’écouler le temps avant-même que la première note soit jouée ? L’agogique et divers procédés d’écriture ne modifient-ils pas la façon dont doit s’écouler pour nous le temps musical ? Il est remarquable qu’un rallentendo puisse nous donner l’illusion d’une pulsation régulière alors même que les durées entre les événements ne cessent de s’allonger. Cet exemple nous fait pointer du doigt la différence entre le temps psychique — un temps vécu, élastique, malléable — et le temps de la physique réglé sur l’exacte pulsation des horloges atomiques. L’essayiste anglais Walter Pater affirma dès 1877 que tous les arts aspirent à la condition de la musique, qui n’est que forme.5 Ainsi, le fond et la forme se confondent-ils en musique. La partition est une représentation spatiale bidimensionnelle de la musique qui investit également l’espace par la distribution de ses sources sonores. Dans l’acte de percevoir la musique entrent donc en jeu notre sens de l’audition (perception des hauteurs, des harmonies, des timbres), notre sens spatial (localisation des sources sonores grâce à la perception stéréophonique), mais également notre horloge interne c’est-à-dire notre faculté de percevoir l’écoulement du temps.

Mais osons déjà avancer quelques arguments soutenant la thèse que l’art cinétique serait un art du temps et du mouvement, que l’art optique de Vasarely s’exercerait à la fois dans l’espace et dans le temps :

— en 1955, Vasarely parle des déformations du carré en losange et du cercle en ellipse, déformations qui, selon lui , font intervenir l’espace, le mouvement et la durée.6

— ses « œuvres cinétiques profondes » superposent deux réseaux séparés par un espace qui s’animent de mouvements complexes avec le déplacement du spectateur. Les phénomènes d’interférences créés rappellent les procédés de déphasages temporels (phase shifting) employés dans la musique minimaliste et dont le compositeur Steve Reich fut l’un des pionniers.

— nombre d’œuvres plastiques de la période Gestalt présentent des figures que nous pouvons alternativement percevoir en relief (surfaces convexes) ou en creux (surfaces concaves).

Fig.[02] : Gestalt-Sarg (1969)

L’œuvre ci-dessus est un exemple de ce « perpetuum mobile de l’œil » qui s’inscrit naturellement dans la durée.

Les matériaux de construction ou unités élémentaires de la musique et de l’art plastique

Pour Vasarely, « Forme et couleur ne font qu’un ».7 Il définit unité plastique comme étant la réunion de deux formes-couleurs contrastées [note 1]. Cette unité plastique est physique et psychique,

« relevant à la fois de la structure matérielle, mathématique de l’Univers comme de sa superstructure intellectuelle. »

« L’unité forme-couleur (1 =2, 2 =1) est à la plasticité ce que la particule-onde est à la matière ! »8

Les mécanismes de la vision déterminent notre manière de voir. Des phénomènes de seuils temporels expliquent que nous voyons les images animées du cinéma comme si elles étaient réelles. De natures différentes, vision centrale et vision périphérique conditionneront notre manière de percevoir les œuvres cinétiques.

Que dire maintenant des unités élémentaires de la musique ? Notre appareil auditif et ses seuils perceptifs nous fait percevoir timbre et hauteur comme deux entités distinctes alors même qu’ils sont l’expression d’un seul et même phénomène : la vibration acoustique. Tous les attributs du sonore sont temporels et la séparation entre timbre et hauteur n’est qu’un effet de notre appareil perceptif. La couleur est associée métaphoriquement au timbre, à l’accord, aux modes musicaux. L’harmonie (dimension verticale, dans l’instant) et la mélodie (dimension horizontale, s’étalant dans la durée), paraîssent aussi inséparables que la forme et la couleur chez Vasarely. L’unité musicale elementaire prend des formes distinctes selon le genre de musique :

— dans la musique instrumentale, il s’agit du motif ou cellule musicale, assemblage de quelques notes dessinant une figure, avec ses composantes mélodique, harmonique, rythmique, timbrique.

— dans le domaine des musiques concrète et électroacoustique, les unités musicales ne sont pas transcriptibles dans la notation musicale classique. Il s’agit ici des Objets sonores de Pierre Schaeffer9 ou de concepts apparentés [note 2].

L’unité plastique — unité forme-couleur — s’inscrit dans l’espace bidimensionnel de l’œuvre plastique par sa forme, sa couleur, sa taille et son positionnement relatif. L’unité musicale élementaire — motif ou objet sonore — s’inscrit au sein d’une œuvre musicale par sa situation temporelle, sa durée, ses nuances — intensité, mode de jeu instrumental, phrasé...— mais aussi, comme nous l’évoquerons bientôt, par des facteurs dynamiques tenant à sa provenance et à sa destinée : son passé et son futur immédiats, proches et lointains.

Les concepts vasaréliens d’alphabet plastique, de prototype-départ et de programmation codée ont des résonances musicales

Dans sa recherche d’un vocabulaire normalisé, universel et compréhensible par tous, Vasarely a mis au point un alphabet de trente formes permutables qui, conjuguées à des gammes de couleurs, constituent un véritable alphabet ou solfège plastique.

Cet alphabet a permis à Vasarely de programmer ses œuvres tout en accédant aux infinies possibilités de la mathématique combinatoire et des permutations. Dès 1952, il évoque la « recréation plastique à base de partition ». L’œuvre est codée à partir d’un prototype-départ, concept proche de celui du thème musical. La mise en œuvre du prototype-départ par colorisation, agrandissement, choix d’un support physique, est un processus d’élaboration que l’on pourrait comparer au travail d’orchestration d’un thème.

Utilisant des langages formalisés et des symboles abstraits, la programmation plastique et la partition musicale sont ainsi des concepts d’une grande parenté. Et la programmation de l’œuvre plastique autorisera sa conservation indéfinie et sa recréation à tout moment, exactement comme le permet la partition en musique.

Des procédés d’écriture communs à la musique et aux arts plastiques

La répétition et la symétrie

La série des » algorithmes » de Vasarely explore les permutations de nuances colorées comme par exemple dans

[04] Arny (1965-74)

La répétition des unités plastiques, tout comme la répétition de motifs musicaux, de phrases voire de sections entières, garantit l’unité de l’œuvre tout en permettant les élaborations les plus complexes.

La répétition d’unités plastiques avec leurs dégradés de couleurs semblent suivre un ordre contrapunctique rigoureux qui permet d’évoquer le courant musical minimaliste américain de la fin des années cinquante. L’œuvre de Vasarely est parfois ressentie comme d’une froideur mathématique. György Ligeti a ainsi pu dire :

« Ce qui me dérange souvent chez lui, c’est l’exactitude mathématique ou géométrique. »10

Tout au contraire, elle peut nous apparaître d’une extraordinaire richesse en nuances expressives quand nous l’appréhendons dans le langage de l’art plastique. Les subtiles nuances d’intensité lumineuse des camaïeux de Vasarely suggèrent les crescendos et decrescendos d’une phrase musicale. L’exactitude mathématique est toujours contredite par au moins un détail qui apparaît comme la signature de l’artiste. Et Vasarely a écrit un jour :

« Je me sens beaucoup plus proche de la nature que n’importe quel peintre paysagiste, car je me confronte à elle au niveau de sa structure interne, de la configuration de ses éléments. »11

Francis Warrain a eu cette formule synthétique :

« Le rythme est au temps ce que la symétrie est à l’espace. »12 [note 3]

Chez Vasarely, la symétrie spatiale s’exprime souvent selon plusieurs axes simultanés (axes vertical, horizontal, diagonal). Elle peut prendre également la forme de figures géométriques (cube de Kepler, hexagone, octogone...). Dans le domaine musical, les canons, le contrepoint renversable, les procédés d’imitation, les rythmes rétrogradables relèvent de principes de symétrie temporelle.

La variation

Un thème musical peut être varié de multiples manières : en changeant son ornementation, son harmonie, son rythme, sa tonalité, son orchestration.

Vasarely peut appliquer le principe de la variation au sein d’une même œuvre.

Fig.[05] Clide (1984)

donne ainsi à voir des variantes colorées de structures expansives sur les motifs du cercle, du carré, de l’hexagone et de l’octogone.

La variation peut également être le principe à l’origine d’une série, qu’il s’agisse des réalisations successives d’un même prototype-départ ou bien de l’aboutissement d’une même recherche plastique. Que l’on pense par exemple aux œuvres en noir et blanc construites sur la trame du damier comme :

Fig.[06] Tlinko (1955) et [07] Bitlinko (1956)

Il en est également ainsi des structures « universelles expansives-régressives » de la série Vega comme :

Fig. [08] vp-112 (1970)

Fig. [09] vp-115 (1970)

Fig. [10] vp-Cheyt.

Le développement

Dans l’allegro de sonate, le développement reprend des éléments de l’exposition pour en prolonger les idées au moyen de répétitions, de variations, de modulations et autres procédés. Le parcours tonal se conclut sur la réexposition au ton initial après avoir exploré des régions tonales parfois fort éloignées. Dans la strette d’une fugue, la relation polyphonique se resserre, le sujet et sa réponse se superposent en entrées rapprochées.

Chez Vasarely, le processus d’élaboration est manifeste dans des œuvres synthétisant plusieurs recherches plastiques. Ainsi,

Fig.[11] Xexa-Domb (1971-1973)

ou

Fig.[12] Bi-Tupa (1974-76)

marient la perspective axonométrique du cube de Kepler avec les structures expansives de la série Vega. Construits sur les bases de l’octogone et du carré,

Fig. [13] Planetary (1972)

et

Fig.[14] Folk (1974-1976)

conjuguent la polychromie de la période « Folklore planétaire » avec le langage propre aux « structures universelles expansives-régressives ».

La « grande forme »

La recherche de l’équilibre des parties entre elles et dans leur relation au tout est désignée en musique par le travail de la « grande forme », ce concept s’appliquant aussi bien à la sonate qu’au concerto, à la symphonie ou à l’opéra. Cette recherche d’équilibre met en jeu deux principes contradictoires que sont le sentiment d’unité de l’œuvre et l’élaboration des contrastes qui en maintiendront l’intérêt.

Équilibriste virtuose, Vasarely renforce le sentiment d’unité de ses créations grâce à de saisissants contrastes. Ainsi, dans

Fig. [15] Tauri-R (1966-76)

et

Fig.[16] Eridan-III (1956-76)

le dessin en noir et blanc est intégralement dupliqué en négatif, comme si les deux parties de l’œuvre pouvaient s’annihiler en se superposant. Dans

Fig. [17] Capella-I (1964)

la moitié supérieure du tableau irradie la lumière tandis que la partie inférieure paraît au contraire la capter, respectant ici aussi une loi d’opposition des contraires. Dans

Fig. [08] vp-112 (1970)

une structure expansive répond symétriquement à une structure régressive.

Entrouvrons maintenant les portes de la perception

La théorie de la Gestalt

La théorie de la forme a fortement influencé Vasarely et Gestalt est le nom d’une de ses grandes périodes créatives. Cette théorie s’ordonne selon trois grands axes : le tout est différent de la somme des parties ; la perception consiste en une séparation d’une figure sur un fond ; l’esprit structure la perception des formes selon certaines lois naturelles.

Le concept d’unité plastique exprime parfaitement la loi de séparation figure sur fond. Appartenant à sa période figurative, le tableau n° 18 alterne figure et fond d’une manière particulièrement ambiguë.

Fig. [18] Catch (1945)

La théorie de la fome s’applique naturellement à la mélodie (avec les lois naturelles de bonne forme, de bonne continuité et de destin commun), aux procédés musicaux d’imitation, de répétition, de symétrie et au rythme (avec la loi de similitude). Quant aux notions d’arrière-plan, de plan moyen et de premier plan, elles sont bien sûr communes aux arts plastiques et à la musique.

Le culte de l’ambiguïté

Nous avons déjà souligné combien chez Vasarely les figures géométriques sont souvent interprétables alternativement en relief ou en creux, créant ce qu’il appelle un « perpetuum mobile de l’œil ». Pour remonter à la source de cet effet, visionnons un simple cube de Necker en perspective axonométrique

Fig. [19] Cube de Necker

Il a été publié en 1862 par le cristallographe suisse Louis Albert Necker. Notre vision hésite ici entre deux interprétations en relief contradictoires. Mais surtout, nous sommes incapables de voir l’image telle qu’elle est, c’est-à-dire plane. Se substituant au dessin, c’est la vision elle-même qui est devenue le véritable sujet.

Dans la musique polyphonique, notre écoute peut se focaliser sur telle ou telle voix, la mettant en relief par rapport à d’autres strates reléguées à l’arrière-plan. Les polyrythmies et certaines ambiguïtés rythmiques peuvent également être perçues selon des critères d’analyse auditive variables. Ainsi, une mesure à deux temps en 6/8 peut être entendue comme une mesure à trois temps en 3/4 selon que notre oreille regroupe les six croches par trois ou par deux.

En musique comme en arts plastiques, les ambiguïtés d’interprétation — qu’elles soient temporelles ou spatiales — créent des espaces de liberté activement investis par nos sens. Nous devenons acteurs autant que spectateurs. Le sentiment d’infinitude qui en résulte est probablement une des raisons pour lesquelles nous ne nous lassons pas de la contemplation de certaines œuvres plastiques et de l’écoute certaines musiques.

Les illusions visuelles et auditives

— L’illusion du mouvement : Vasarely participe à la naissance de l’art cinétique et de l’Op Art, qu’il théorise dans son « Manifeste jaune » de 1955.

Dès sa période figurative, il donne l’illusion du mouvement en utilisant des réseaux linéaires comme dans :

Figures : [20] Étude linéaire I (1935)

[21] Étude linéaire II (1935)

[22] Zèbres (1938)

[23] Tigres (1938)

Il représente le corps en mouvement dans :

[24] Étude de perspective (1935)

ou

[25] L’homme (1943)

Plus tard, dans ses Photographismes il produit l’illusion du mouvement en superposant grâce à des plaques de verre des images positives et négatives décalées. Quant à ses « œuvres cinétiques profondes » elles superposent deux réseaux séparés par un espace physique et s’animent de mouvements complexes et fascinants lors du déplacement du spectateur. Le processus de la vision devient ainsi le véritable sujet de l’œuvre.

Certaines musiques traditionnelles (comme les musiques centrafricaines) ou du courant minimaliste américain (comme la pièce Music for 18 Musicians du compositeur Steve Reich) jouent sur l’instauration de décalages temporels entre des figures rythmico-mélodiques superposées. Ces configurations sonores sans cesse changeantes procurent un effet kaléidoscopique et une pensée de Vasarely est parfaitement transposable pour décrire ces recherches musicales :

« L’idéal est d’arriver à une totale simplicité sur le plan objectif pour une complexité maximale sur le plan subjectif. »13

— Des percepts créés de toute pièce par notre esprit : découverte il y a plus de cent ans, l’illusion de la

Fig. [26] Grille de Hermann

nous fait croire à des taches grises entre des carrés noirs sur fond blanc (ou entre des carrés blancs sur fond noir). Elle est manifeste dans une œuvre telle

Fig. [27] Rena II A (1968)

où l’on voit de petites taches grises clignoter aux intersections des lignes claires.

Certaines mélodies nous donnent à entendre des notes virtuelles que notre esprit restitue en référence à la résonance naturelle du corps sonore et au système tonal.

— Les phénomènes de complétion : par de tels phénomènes, notre esprit complète des images visuelles ou auditives seulement esquissées.

Ainsi, l’illusion du

Fig. [28] Motif de Kanizsa

se trouve magnifiquement développée dans des œuvres telles

Fig. [29] Helios-K (1960)

et

Fig.[30] Binaire (1956)

Y sont suggérées des figures géométriques (carrés et cercles) dont seuls les contours sont esquissés.

Le phénomène de complétion se retrouve dans un procédé typique de la musique baroque : l’écriture de deux mélodies en battues alternées séparées par de larges intervalles, un procédé que la psychologue Diana Deutsch appelle « pseudopolyphonie »

Fig. [31] Pseudopolyphonie

À l’écoute, l’esprit reconstitue les deux voix indépendantes simultanées, chacune dans son registre propre.14

— Les illusions de contrastes : utilisant les effets de clair-obscur et de camaïeux, Vasarely constate qu’une même couleur peut apparaître claire ou foncée selon son contexte. Pour décrire ce phénomène il invoquera une « analogie entre la théorie de la relativité et celle de la polychromie combinée ».15 Une telle illusion de contraste est parfaitement démontrée par l’image de l’échiquier que Ted Adelson publia en 1995 :

Fig.[32] Échiquier d’Adelson

Contrairement aux apparences, la teinte grise du carré A est la même que celle du carré b.

Les illusions de contraste sont nombreuses en musique. Une mélodie semblera d’un tempo d’autant plus rapide que la pulsation des figures d’accompagnement sera lente (et vice versa). Un instrument soliste sera mis en relief par rapport à tout l’orchestre du fait de son rôle mélodique, de son jeu instrumental et de son timbre.

— Des images et des sons impossibles : les escaliers dessinés par le graveur néerlandais Maurits Cornelis Escher (1898-1972) n’en finissent pas de monter .... ou de descendre ! Vasarely a également expérimenté les tableaux en trompe-l’œil et les fausses perspectives, comme par exemple dans son [24] Étude de perspective (1935)

À la manière des escaliers d’Escher, certaines illusions auditives comme celles développées par Jean-Claude Risset (compositeur et chercheur français, né en 1938) donnent à entendre des sons qui paraissent monter ou descendre indéfiniment.

La quête du Graal, ou comment l’abstraction mathématique peut ouvrir de nouvelles perspectives à la création artistique

Le tempérament égal et le cube de Kepler

En 1691, le musicien et théoricien de la musique allemand Andreas Werckmeister (1645-1706) définit et recommande l’usage du tempérament égal pour les instruments à clavier. L’octave y est divisée en douze demi-tons égaux et reste le seul intervalle pur. Tous les autres intervalles sont des approximations de ceux définis par la résonance naturelle. Cette abstraction mathématique qu’est le tempérament égal a la propriété de générer les mêmes échelles sur tous les degrés, autorisant ainsi les modulations dans tous les tons et demi-tons. Le miracle est que la gamme tempérée est si proche de la gamme naturelle qu’elle peut s’y substituer sans que notre oreille s’en aperçoive. Entre 1722 et 1724, Jean-Sébastien Bach exploitera les nouvelles possibilités de ce tempérament égal dans ses deux livres du Clavier bien tempéré contenant chacun vingt-quatre préludes et fugues écrits dans tous les tons et demi-tons de la gamme.

Le cube en perspective isométrique ou

Fig. [33] Cube de Kepler

est un hexagone régulier pourvu de trois rayons symétriques. Pure abstraction mathématique, il est une approximation de la vue réelle en perspective du cube. De par l’égalité de ses côtés et de ses angles, il peut s’emboîter avec lui-même et permettre toutes sortes d’assemblages dans l’espace bidimensionnel. Vasarely exploitera ce cube de Kepler, en particulier dans ses œuvres des périodes Gestalt et Hommage à l’hexagone :

Figures : [03] Gestalt-Sarg (1969)

[34] Bi-Hexa (1975)

Il lui fera également subir des transformations dynamiques pour le conformer à ses « structures universelles expansives-régressives » comme dans

Figures : [35] Cheyt-M (1970)

[36] Hat-Leg (1971-1972)

[37] Stri-Neu (1973-1975)

[38] Callisto (1981)

Le tempérament égal a permis les modulations dans tous les tons sans changement d’échelle. Le cube de Kepler a ouvert la voie à de nouveaux assemblages plastiques. Par leur degré d’abstraction qui a multiplié à l’infini leur applicabilité, ces deux modèles mathématiques ont ouvert les créations musicales et plastiques à de nouveaux horizons.

Ostinato rigore16

Même si Vasarely évoque dans ses écrits

« la propre géométrie de l’artiste qui fonctionne à merveille sans connaissances exactes »,17

il agence ses figures géométriques avec la précision d’un tracé d’architecte ou d’une partition d’orchestre.

Avec Vasarely, l’art plastique acquiert comme la musique un langage de programmation codé. Les lois de ce langage sont celles qui régissent la perception des formes et des couleurs. En musique, les traités d’écriture et d’analyse musicale formulent à leur manière les lois de la cognition musicale tout en tenant compte des époques et des styles. Reflétant les modes de fonctionnement de l’interaction esprit-matière, les lois musicales et plastiques semblent obéir à des principes mathématiques. De notre excursion dans l’univers de Vasarely, nous avons rapporté de nombreux indices démontrant en effet l’omniprésence des mathématiques : l’utilisation de figures géométriques abstraites, les procédés de répétition, les principes de symétrie, les applications des lois de la combinatoire. Certaines œuvres de Vasarely semblent même être de pures abstractions géométriques, telle :

[39] Marna (1980) [note 4].

Une remarque à propos des représentations géométriques

Une œuvre plastique peut suggérer les trois dimensions de l’espace tout en s’actualisant dans un espace scalaire bidimensionnel. Chaque unité plastique y est définie par des paramètres codés concernant sa forme, sa dimension, sa couleur, sa position.

Cet espace scalaire paraît insuffisant pour décrire la musique qui se déroule dans le temps avec son irréversible flèche. La définition d’une unité musicale ne peut se réduire à celle d’un événement ponctuel. Il nous faut l’intégrer dans un mouvement plus large, un mouvement qui précède son apparition et vogue vers son devenir, à l’image du mouvement de la note sensible se résolvant sur la tonique dans la grande cadence classique. Ainsi la musique doit être appréhendée dans un espace vectoriel dans lequel chaque événement sera pris en compte dans son mouvement en se voyant attribuer une force et une direction exprimés par un vecteur (ou une matrice vectorielle). Ce vecteur donnera des indications sur la provenance et le devenir de l’événement, l’inserrant ainsi dans le flux temporel propre de la musique à laquelle il participe.

Cette vision dynamique et ce changement de nature de géométrie ne constituent- t-ils pas la différence essentielle entre musique et arts plastiques ? Et ne devraient-ils pas constituer le principe premier sur lequel baser notre recherche de correspondances ?

Une perspective historique

Abstraite par nature, ne cherchant pas à représenter le monde extérieur [note 5], mais simplement à exprimer les sentiments intérieurs de l’âme humaine, la musique a probablement eu une grande influence sur la naissance de l’art abstrait.

Dans la deuxième moitié du xxe siècle, musique et art plastique ont suivi à certains égards des évolutions opposées. Tandis que l’horizon musical s’élargissait avec l’apparition de musiques de tradition technologique non écrites (musiques concrète, musique électroacoustique, informatique appliquée à la musique), Victor Vasarely ouvrait les portes d’un nouveau monde en formalisant le concept d’art plastique et en le dotant des notions d’unité plastique, de prototype-départ, de programmation codée et de multiple. Opposé à plusieurs titres à la peinture traditionnelle de chevalet, cet art visuel déjoue nos mécanismes perceptifs. Doté d’un alphabet plastique, il est un art programmable et reproductible, un art exprimé dans un langage mathématique [note 6].

Le plus beau rêve de Victor Vasarely restera cependant d’essence humaniste : celui de la « cité polychrome » dans laquelle « l’art de demain sera trésor commun. »18

Notes

— Note 1 : À propos du pouvoir spatial de la couleur, le peintre français

Auguste Herbin (1882-1960) nous dit :

« La couleur exprimée en étendue à deux dimensions possède, en soi, un pouvoir spatial. Certaines couleurs expriment l’espace en profondeur (les bleus), d’autres l’espace en avant (les rouges)... »19

— Note 2 : L’essentiel des travaux de Pierre Schaeffer consiste en une réflexion sur la nature et la richesse de l’élément sonore, sa substance et sa matérialité, qui l’ont amené à créer le concept d’« objet sonore ». Parmi les concepts apparentés, le « sémantème » a été défini par le compositeur Jorge Antunès comme un fragment sonore minime pourvu de signification et identifié sur la base de l’émotion induite. Quant à l’unité sémantique temporelle, elle a été définie par le laboratoire Musique et informatique de Marseille comme une figure sonore dont la signification musicale s’exprime temporellement tout en étant identifiée sur la base de ses allures et contenus morphologiques.

— Note 3 : Au regard des principes de répétition et de symétrie, l’œuvre de Vasarely mérite d’être comparée aux constructions musicales de Jean-Sébastien Bach et aux nouvelles écritures apparues au xxe siècle. Parmi ces dernières, citons le dodécaphonisme de la seconde école de Vienne (avec Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern), les modes de valeurs et d’intensité d’Olivier Messiaen, la musique sérielle et le sérialisme intégral (généralisant l’emploi de la série aux quatre propriétés du phénomène sonore : hauteur, durée, intensité et timbre), la technique originale des douze sons de Witold Lutoslawski, la musique stochastique de Iannis Xenakis (faisant appel à la théorie des probabilités), la technique de la micro-polyphonie de György Ligeti (avec un statisme résultant du tissage complexe de voix entremêlées), la musique spectrale (avec Giacinto Scelsi en Italie, Tristant Murail et Gérard Grisey en France), les musiques répétitives (le courant minimaliste américain de la fin des années cinquante, dont les principaux acteurs ont été John Cage, Steve Reich, La Monte Young, Terry Riley et Philip Glass) et autres musiques d’avant-garde.

Note 4 :

« Les langages de l’esprit ne sont que les supervibrations de la grande nature physique. »20

Cette pensée de Vasarely nous laisse entrevoir une possible explication de l’extraordinaire efficacité des mathématiques dans la science comme dans l’art. Produites par nos esprits qui participent de la noosphère, il ne serait pas si surprenant que les mathématiques puissent se superposer exactement à l’ordre du cosmos. Elles occuperaient alors une place déterminante, à la source même des principes qui régissent musique, art plastique et fonctionnement de l’esprit. Galilée semble merveilleusement soutenir cette idée quand il écrit :

« La philosophie est écrite dans ce grand livre de l’univers qui est constamment ouvert sous nos yeux, mais que nous ne pouvons comprendre avant d’avoir étudié la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. La langue de ce livre est mathématique, et ses caractères sont des triangles, cercles et autres figures de géométrie. »21

Note 5 : Avec Emmanuel Chabrier, Claude Debussy, Erik Satie entre autres, l’impressionnisme musical cherchera à exprimer des états d’âme mais aussi à traduire en musique les paysages et les différents thèmes de la nature, dont celui de l’eau aura une place privilégiée.

Note 6 : La théorie musicale des Grecs était basée sur les tétracordes mathématiques de Pythagore. Deux mille cinq cents ans plus tard, Vasarely a introduit les mathématiques dans le domaine des arts visuels, leur apportant ainsi une rigueur géométrique comparable à celle de la musique. Les recherches plastiques de Vasarely entretiennent sans aucun doute d’étroites et mystérieuses relations avec la création musicale et il est légitime de se demander s’il n’existerait pas une rhétorique et des principes communs à tous les arts. Il est tout à fait remarquable que le premier chapitre intitulé « Suggestions pour la rédaction du récit » du texte Le livre de raison de Howard P. Lovecraft22 soit parfaitement transposable, mot pour mot, aux principes de l’écriture musicale. Cette recherche d’une rhétorique et de principes communs à tous les arts nous amènerait t’elle à considérer les mathématiques comme la source originelle, le fondement commun des sciences, des arts et de l’esprit ? A ce propos, Platon ne fit-il pas graver au fronton de son Académie d’Athènes : ‘Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre’ ? Et Paul Claudel n’écrivit-il pas dans son Journal : ‘La musique est l’âme de la géométrie’ ? En virtuose d’un art visuopsychique aux résonances musicales, Vasarely joue devant nos yeux les partitions de son solfège plastique. Reliant le sensible et l’intelligible - Pascal aurait parlé de l’esprit de finesse et de l’esprit de géométrie - il opère une synthèse propre à nous faire entrevoir les mystères de l’Univers. Certaines musiques répétitives - telle la pièce ‘Vexation’ d’Erik Satie de 1893 - évoquent la répétition de mantras tandis que certains tableaux de Victor Vasarely sont proches de l’esthétique des mandalas tibétains. Quant à sa fameuse série des ‘Végas’, elle paraît directement inspirée des géométries non euclidiennes et du modèle cosmologique standard d’expansion de l’Univers.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

2 Victor Vasarely, Plasticité, l'œuvre plastique dans votre vie quotidienne, Casterman, 1970, p. 69.

3 Victor Vasarely, Notes brutes, Paris, Denoël Gonthier, 1972, p. 155.

4 Victor Vasarely, Vasarely plasticien, un homme et son métier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 93.

5 Cité par Jorge Luis Borges dans l'entretien « L'art de se libérer du temps », in Borges en dialogue, Jorge Luis Borges, Osvaldo Ferrari, Bibliothèques 10/18, 2009.

6 Victor Vasarely, « Notes pour un manifeste », avril 1955, dans Victor Vasarely, 50 ans de création, catalogue d’exposition du Musée olympique de Lausanne, 1995, p. 24.

7 Ibid., p. 23.

8 Victor Vasarely, Notes brutes, Paris, Denoël Gonthier, 1972, p. 50.

9 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966 (avec une deuxième édition en 1977).

10 Michel Pierre, György Ligeti compositeur d'aujourd'hui, Paris, Minerve, 1995, p. 200, cité par Muriel Joubert in « L'œuvre de Ligeti, du cinétisme de Vasarely aux illusions d'Escher », L'éducation musicale n° 492, mai 2002.

11 John M. Cunningham et Adrian Kelly, « Le tout et ses parties », in Victor Vasarely Works 1930-1980, catalogue de l'exposition itinérante du 10 juillet au 30 décembre 2008, Donegal County Council, 2008, p. 18.

12 Cité par Matila Ghyka dans Philosophie et mystique du nombre, Paris, Payot, 1952, réédition de 1989, p. 13.

13 Victor Vasarely, Vasarely plasticien, un homme et son métier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 169.

14 Cet exemple (Paganini, Caprice xii, mesures 56 et 57) est cité par Irène Deliège dans son article « Perception des formations élémentaires de la musique », revue Analyse musicale, #1, Paris, a.d.a.m., novembre 1985.

15 Victor Vasarely, Notes Brutes, Paris, Denoël Gonthier, 1972, p. 54.

16 Ostinato rigore (avec une obstinée rigueur), devise de Léonard de Vinci.

17 Victor Vasarely, « Notes pour un manifeste », avril 1955, dans Victor Vasarely 50 ans de création, catalogue d'exposition du Musée olympique de Lausanne, 1995, p. 24.

18 Victor Vasarely, Notes Brutes (« Du manifeste jaune »), Paris, Denoël Gonthier, 1972, p. 111.

19 « Auguste Herbin, Abstraction Création... » n° 1, 1932, in Franck Popper, L'art cinétique, Paris, Gauthier-Villars éditeur, 1967 ; cité par Muriel Joubert in « L'œuvre de Ligeti, du cinétisme de Vasarely aux illusions d'Escher », L'éducation musicale n° 492, mai 2002.

20 Victor Vasarely, Vasarely plasticien, un homme et son métier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 165.

21 Cité par Jorge Luis Borges dans l'article « Du culte des livres », in Enquêtes, Gallimard, 1986, p. 140.

22 H. P. Lovecraft, Le livre de raison, in Night Ocean et autres nouvelles, Paris, J'ai lu, 2005.

Pour citer cet article

Frédéric Rossille, « Musicalité de l’œuvre plastique de Victor Vasarely », paru dans Alliage, n°73 - Mars 2014, Musicalité de l’œuvre plastique de Victor Vasarely, mis en ligne le 28 juillet 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4192.

Auteurs

Frédéric Rossille

Compositeur, pianiste et chercheur, a participé à des recherches en neuropsychologie de la vision auprès du Pr Marc Jeannerod, et collaboré avec l’ircam, l’ina-grmet plus récemment le séminaire Musique et Arts plastiques de l’université Paris-iv Sorbonne. Ses musiques sont créées lors de festivals internationaux et il donne des récitals en France et à l’étranger.