Alliage | n°73 - Mars 2014  

Julien Labia  : 

L’ambition d’un discours scientifique sur la musique chez Eduard Hanslick

p. 90-101

Plan

Texte intégral

1Eduard Hanslick fut le plus grand critique musical du dix-neuvième siècle, la grande voix de la presse musicale durant toute la seconde moitié de ce siècle, mais également professeur à l’université de Vienne sur une chaire intitulée « Histoire et esthétique de la musique ».

2Mais Hanslick fut avant tout un philosophe. Son traité fondateur, du Beau dans la musique, publié en 1854 pour la première fois, fut à proprement parler le premier ouvrage d’esthétique de la musique, et il n’est pas erroné d’en parler comme d’un best-seller de l’époque. Ce livre particulièrement important fut en effet dix fois réédité du vivant de l’auteur. Nous insistons sur ce point car ces éditions successives et leurs différences constituent l’un des arguments décisifs pour comprendre ce texte.

Fig.1: Eduard Hanslick (1825 – 1904)

Un parcours jonché d’obstacles

3La démarche qu’il suit est clairement établie dans la préface à la 6e édition, et vaudra pour tout le parcours intellectuel de Hanslick : il s’agira de

4« protester contre l’immixtion abusive du sentiment dans la science ».

5Mais le suivi de l’itinéraire de Hanslick est rendu difficile par deux obstacles. Le premier est le problème des sources du texte, particulièrement inextricable à cause de la lourdeur de la censure austro-hongroise postérieure aux évènements de 1848, qui conduiront Hanslick à masquer la genèse de sa pensée. Nous n’entendons pas aborder frontalement ici le problème de ces différentes influences, mais plutôt prendre en compte les directions de recherche qui s’ouvrent au sein des écrits de Hanslick et dessinent les contours de sa démarche « scientifique ». La difficulté pour un auteur de se réclamer de Kant ou Hegel (entre autres) dans le contexte autrichien rend difficile la mise au jour des perspectives réellement ouvertes par ce texte. Cet enjeu correspond à la réalité de l’objet musique, cet art étant toujours lié à ce qu’il faudrait appeler son effet politique.1 Le discours académique sur la musique ne pourra dans un tel contexte s’exprimer en toute liberté.

6Le second grand problème pour suivre l’itinéraire de Hanslick est l’éclatement de son œuvre musicographique. Sans en évoquer toutes les strates, il semble nécessaire d’y distinguer trois types de textes. Mentionnons-les par ordre chronologique, non par ordre d’importance, parce que cette chronologie est justement intéressante.

7Les premiers textes sont les œuvres « de jeunesse », du temps praguois de Hanslick, antérieures à 1849. Œuvres d’un critique musical qui n’est pas encore un universitaire, elles posent déjà la question d’une perspective philosophique plus générale, capable de fonder la critique. La seconde strate est constituée du seul ouvrage philosophique fondamental que constitue du Beau dans la musique. Le troisième ensemble est constitué par les textes de critiques qui l’ont suivi, méticuleusement rassemblés par l’auteur en de gros volumes, scrupuleusement édités tels qu’ils étaient parus.

8Deux points se détachent alors. D’une part, cette esthétique philosophique de la musique d’ambition scientifique reste écartelée entre des textes de simple journalisme, un traité universitaire, et ces entités satellitaires que sont des articles écrits avec l’autorité d’une position savante. D’autre part, il semble qu’avec le style de ces écrits se dessinent également des différences, non seulement de fonction, mais encore de discours. Il serait sans doute improductif de proposer une démarche qui tente d’articuler toutes les contradictions qu’on peut relever entre ces trois grands massifs de son œuvre. Il vaut mieux retrouver ce que les corrections, les hésitations, les repentirs permettent de penser de l’évolution cohérente du projet d’une esthétique de la musique. Au-delà de ce qu’ils disent exactement, il faut voir qu’ils sont représentatifs de quelque chose de plus grand qu’eux, traversés par des problèmes qui les dépassent.

9Hanslick laisse assez ouverte la question de savoir ce qu’il entend par « science ». Les difficultés de proposer une esthétique spécifique de la musique incitent à voir avant tout dans son œuvre une contre-esthétique opposée à l’Idéalisme. Mais celle-ci ne doit pas masquer le cœur scientifique du projet de Hanslick, qui persiste comme s’il était le cadre de ses ambigüités. C’est ce parcours que nous proposons de suivre.

Une esthétique scientifique doit être une esthétique spécifique

10Le programme d’une esthétique rigoureuse.

11Le premier grand trait fondateur pour cette idée de l’esthétique de la musique est chez Hanslick l’impératif d’une esthétique spécifique. Cette première grande idée est avancée contre Robert Schumann qui aurait, selon Hanslick, fait beaucoup de mal avec sa phrase selon laquelle

« L’esthétique d’un art est celle de tous les autres ; [et] seul le matériel de chacun diffère2 ».

12L’enjeu d’une attaque de la position de Schumann est d’autant plus important qu’il fut l’un des fondateurs de la critique musicale, donc un échelon important sur la voie d’une esthétique de la musique. L’idée de Hanslick est alors qu’une esthétique rigoureuse [Streng] de la musique doit être spécifiquement musicale. Ceci entraîne deux points importants pour cette doctrine. Il faut tout d’abord noter que le champ de l’esthétique de la musique est encore totalement vierge, comme un domaine que personne n’a jamais cultivé. Mais il faut de plus conclure que la beauté musicale est un élément qu’il faut rechercher pour elle seule. Il conviendra alors d’éviter absolument tout croisement de la musique et des autres arts. Ceci ouvre une dimension normative dans le propos de Hanslick : il y aura des œuvres plus ou moins purement musicales.

13La tâche de l’esthétique scientifique de la musique est alors singulière, car avant tout négative. Dans les doctrines esthétiques, tout comme dans l’histoire, la musique se caractérise alors surtout par son absence. Le premier pas du travail scientifique de Hanslick sera alors de déconstruire les discours esthétiques qui prétendaient ou pensaient parler de musique.

14Relecture d’une idée de Lessing dans le contexte autrichien.

15La reprise des idées de Lessing, revient alors comme un Leitmotiv dans Du Beau dans la musique, comme une tentative de dépassement du projet esthétique qui s’effectuerait au moyen d’une contestation de l’ambition du projet d’une esthétique générale.

« La beauté d’une œuvre musicale est spécifiquement musicale, c'est-à-dire qu’elle repose sur des combinaisons de sons, sans relations avec une sphère d’idées étrangères, extra-musicales.3 »

16Ce leitmotiv est repris au début du chapitre III de Du Beau dans la musique, lorsque Hanslick entend passer à la partie positive de son travail : 

« la nature du beau dans l’œuvre musicale […] est spécifique à la musique. »

17Le rôle des références de Hanslick au Laocoon est avant tout de contester la possibilité de tout établissement d’équivalence entre les arts. Un musicien n’aurait que faire du sujet de la sculpture représentant les souffrances de Laocoon, selon Hanslick, car la musique serait inapte à traiter de douleur ou de souffrance. Le cri de Laocoon resterait anti-musical. Le contexte viennois, marqué par le Printemps des peuples et forgeant l’idée d’un lien social par la musique, voulait en effet qu’on traite toujours ensemble de l’éthique et de l’esthétique… comme si l’essence de cet art l’imposait.

18Une conséquence : la remise en cause de la valeur de l’Histoire.

19Ce dépassement du projet esthétique en implique un second, présent dès les tous premiers textes pragois de Hanslick, autrement dit avant son installation à Vienne et sa conversion à l’idéal de la musique purement instrumentale et au formalisme. Il semble possible, en effet, de voir dans ce texte de jeunesse le début de la quête de Hanslick, puisque le point le plus important de la réception de l’œuvre de Berlioz est de constater que les outils de la critique musicale ne sont plus d’actualité : Hanslick note ainsi que

20« les vieilles règles de la critique sont trop étroites pour les nouvelles créations. »

21Cette question du nouveau sera reprise dans la suite de l’œuvre de Hanslick sur deux points, par le jeu de la synonymie : l’extension du concept de nouveau se déplacera sur la frise du temps, et les vieilles règles de la critique se trouveront attaquées d’une toute nouvelle manière.

22On peut donc parler d’une évolution continue au fil de ces trois temps de l’œuvre de Hanslick. Si l’on trouve encore dans Du beau dans la musique l’idée d’un « beau musical » impérissable, les textes de critique plus tardifs renieront même l’idée qu’on puisse affirmer qu’une œuvre est immortelle, affirmant qu’elle n’a de vie qu’au présent. Dès lors, l’évolution du projet esthétique exclut l’idée d’une histoire parallèle des arts. Il faut croire avec Hanslick que l’Histoire de la musique n’a pas encore été écrite, et qu’il semble même possible de douter qu’on puisse en proposer une.

23Cette direction historique est l’une des perspectives ouvertes par la lecture de son ouvrage principal. Elle est selon lui directement liée au caractère spécifique de la musique : Hanslick note ainsi dans un ouvrage postérieur qu’une Vénus de Médicis restera toujours belle dans la mesure où ces arts ont un modèle extérieur, la beauté du corps humain, qui n’évolue pas tellement. Et même si les canons de la beauté changent, nous sommes toujours saisis par ces figures.

Fig.2: Eduard Hanslick « encensant » Johannes Brahms

24Mais la transformation de l’esthétique philosophique par la critique donne à lire une évolution assez forte du propos de Hanslick, pour qui la beauté musicale devient relative et non plus absolue. La réflexion croissante dans la musicographie des années 1860 autour de la question du futur n’est pas présente chez Hanslick à titre de mauvaise plaisanterie. Ce que l’esthétique de la musique doit apprendre au philosophe est que cet art est plus que tout autre sujet à la disparition pure et simple. Les œuvres dans lesquelles s’incarne la musique sont discrètes, elles ne vieillissent pas, mais disparaissent tout simplement.4 Un musée d’œuvres musicales ne serait jamais extensible à l’infini. Hanslick lègue ainsi à l’esthétique de la musique un problème absolument moderne, par-delà les questions propres à son époque.

25La conséquence de cette esthétique « moderne » est selon Hanslick le lien direct de promotion, de défense et de critique formatrice entre le critique et l’actualité du monde musical, devenu une partie nécessaire du travail d’une esthétique de la musique. Le chercheur en musique sera également le formateur d’un public en quête d’informations. Guido Adler, son successeur à l’université de Vienne, inscrira cette tâche dans son idée de la « musicologie » : le rôle du spécialiste d’esthétique musicale est d’être en prise directe, et non seulement par l’intermédiaire des textes, avec les créateurs de son temps.

26 Le refus d’un discours historique impose en retour à Hanslick un déplacement des exigences propres au discours rigoureux.

27La distinction des sens du terme de « matière » au service de la science.

28Chez Hanslick, la constitution d’une esthétique spécifique s’effectue autour d’une triple déclinaison du concept de « matière ». Figure de l’exactitude [Genauigkeit] viennoise, Hanslick use dans l’usage des termes d’une rigueur pré-analytique.

29La matière désignera tout d’abord l’ensemble des sons employés par la musique, soit son medium particulier. Il sera ainsi possible d’étudier les compositions en partant directement des relations entre les sons, selon une pensée de l’imagination héritée de Herbart : il existe une part cachée du travail de l’imagination, et c’est d’elle qu’émergent les premiers germes de la musique, les thèmes. Il appartiendra au musicographe de montrer d’une manière limpide comment le compositeur donne à lire son imagination en musique.

30La matière désignera également le matériau employé pour faire des instruments de musique, ouvrant vers un lien entre la musique et la théorie du son. On réagira dès lors toujours à la musique de manière physique, émotive et intellectuelle, ces trois éléments restant inextricablement liés.

31Mais l’on peut également réagir négativement au sujet traité par l’Enfer de Dante, sans que ce soit pour autant lié à la manière de le traiter retenue par un poète. Le troisième sens du matériau sera alors celui des sujets qu’on peut donner à la musique.5 Le regard scientifique s’en tiendra à la musique pure, ce troisième sens devant rester marginal.

32Une telle esthétique spécifique demande naturellement qu’on construise une sorte de prénotion des autres arts ; pour l’éviter, Hanslick délègue la tâche d’une esthétique générale en renvoyant au travail quasi-positiviste de Robert Zimmermann, d’une manière peu précise et qui ne permet d’inférer aucune adhésion.

33 Il reste que l’enjeu de ces trois sens différents est assez clair pour Hanslick : ce qui distingue la musique des autres arts est qu’on ne peut en elle séparer la matière, en tous ces sens, de la forme. Liées au formalisme musical qu’il fonde, ces trois lectures du terme de « matière » ouvrent selon Hanslick vers un programme scientifique.

Une spécificité intenable ?

34Ce programme « formaliste » de Hanslick rencontre plusieurs contradictions. Il faudrait tout d’abord relever dans l’édification de cette esthétique spécifique une relative contradiction pratique, dans la mesure où les textes de critique de Hanslick (soit ce troisième ensemble de textes selon la division de l’œuvre proposée plus haut) portent presque tous sur des œuvres dans lesquelles la considération de la seule musique est insuffisante, notamment des opéras. Autrement dit, c’est le troisième sens du terme de matière qu’il faudrait prendre en compte pour les penser.

35On voit également qu’à partir de Du Beau dans la musique même, le recours à d’autres éléments pour traiter de musique, comme le geste ou la danse se trouve être assez fréquent. La nécessité du croisement des arts ou même simplement de l’usage de la métaphore conduit à ne plus pouvoir faire à proprement parler d’esthétique particulière de la musique, mettant en péril le projet scientifique initial.

36L’important est alors de noter que le point de vue de « l’amateur », impliqué par les œuvres qu’on soumet au jugement esthétique du grand public, consiste à mélanger dans les œuvres musicales la musique avec ce qui n’est pas elle. La tâche du critique – telle que Hanslick la pratique, et non pas telle qu’il la décrit – ne consistera pourtant pas à défaire ces synthèses fallacieuses. Il s’agira plutôt de retrouver ce qui fait la réussite d’une composition hybride. Autrement dit, au sein de la metexis d’un univers de « mélange », le choix de Hanslick n’est pas de repartir de ce qui est pur dans le mélange, mais bien, en certains points précis, de la complexion originelle. L’esthétique de la musique doit alors consentir à réfléchir en termes de synthèse plutôt que selon une essence commune qui traverserait les arts.

37La fidélité à une certaine direction du projet esthétique, l’élucidation de l’effet physique de la musique, impose bien ce détour : le discours rigoureux sur cet art exige qu’on soit capable de rendre compte même du point de vue d’un aliéné qui se contenterait de vivre l’effet des sons.6

38La différence entre les arts, derechef, mais cette fois sous l’angle de la méthode.

39Il est intéressant de faire remonter le projet de Du Beau dans la musique aux réflexions proposées par Hanslick en amont de ce texte. Nous trouvons alors, notamment dans les premiers textes faisant l’éloge de Berlioz, un visage en apparence assez différent de la question de la comparaison entre les arts, le jeune Hanslick tendant à ne pas insister seulement sur les différences (à la manière de Lessing, qui semble devenir ensuite la méthode unique de ses analyses) mais encore sur certains points communs, cette fois à la manière hégélienne. Or le texte de Du Beau dans la musique lui-même est beaucoup moins clair sur cette question que ne l’ont dit certains de ses grands interprètes.7 En effet, Hanslick fait jouer à des fins démonstratives les deux manières de raisonner, construisant essentiellement sa philosophie comme une arme de combat anti-idéaliste.

Fig. 3 : L’arrivée de Bruckner au Paradis avec, de gauche à droite, les silhouettes de Liszt, Wagner, Schubert, Schumann, Weber, Mozart, Beethoven, Gluck, Haydn, Haendel et Bach.

40Cette oscillation perpétuelle entre deux démarches révèle bien l’enjeu profond de la position de Hanslick : on ne pourrait proposer d’esthétique pertinente pour la musique que si l’on parvenait à la séparer définitivement des autres arts. Ce dont l’esthétique a besoin pour penser la musique, c’est d’un découpage définitif de son objet. Face aux œuvres hybrides, la solution serait, comme le montre sa critique des Scènes de Faust de Schumann, de relier des arts les plus distincts possibles. Ce serait, selon Hanslick, plus sain que de vouloir insister sur ce qui les rapproche.

41Le problème de la « science » au sens de l’Idéalisme.

42Hanslick n’échappe donc pas à l’ambiguïté des références à la science au dix-neuvième siècle. Hegel parlait bien aussi de science pour l’Encyclopédie des sciences philosophiques ; et Hanslick s’appuie parfois sur des esthétiques Idéalistes, notamment à la fin de la première édition de Du Beau dans la musique.

43Il faut bien noter cependant que cette autre voie scientifique postkantienne de Hanslick, qui serait passée par Schelling, semble s’effacer avec la disparition, dès la seconde édition, des dernières lignes de la première version de Vom Musikalisch-Schönen :

« Le sens des sons s’élève bien au-dessus d’eux au moyen de relations naturelles profondes et secrètes, et il nous permet de sentir l’infini dans les œuvres que le talent de l’homme a produites.8 »

44Une telle expression pourrait être rapprochée, par exemple, de cette remarque de Schelling selon laquelle l’artiste

« atteint la beauté la plus parfaite dans des œuvres alliant à la suprême simplicité un contenu fini […] par une liaison toujours plus haute et finalement par une fusion de formes multiples.9 »

45D. Strauß, directeur de l’édition en cours des œuvres complètes de Hanslick s’est appuyé sur la présence de cette citation pour défendre l’idée d’un Hanslick d’abord marqué par l’Idéalisme, puis ayant ensuite réorienté son discours vers les sciences de la nature. Si ce mouvement général semble bien se dessiner, il nous semble que les dates sont intéressantes également lorsqu’on veut considérer l’ensemble de l’œuvre de Hanslick. En effet, le premier texte de Du Beau dans la musique que Hanslick publie en 1853 sur le mode du Vorabdruck est une première version10 de ce qui constituera les deux chapitres les plus « scientifiques » du livre final. Le jeune Hanslick serait donc bien plutôt marqué par l’exigence scientifique, si l’on en juge par la publication de ce premier manifeste. Ce premier texte s’appuie en effet sur les psychologues et les physiologues les plus récents, et s’il sera considérablement amendé ensuite, ce sera surtout pour accorder une grande place à Helmholtz.

La science face à l’exaltation [Schwärmerei] ?

46Un indécidable : la relation de Hanslick à l’Idéalisme allemand.

47Si nous avons dû insister sur la vigueur de la censure autrichienne au temps de Hanslick, celle-ci ne semble pas avoir exclu de tout temps toute référence à Hegel. Ainsi, Ignaz Jan Hanuš devait être renvoyé en 1852 de l’Université de Prague, pour avoir donné des cours sur la philosophie de Hegel. Interdit de cours, il put, grâce à d’importantes protestations, conserver un traitement et devint finalement directeur de la bibliothèque de l’Université de Prague.11 Cette censure ne semble pas avoir été « absolue », et il faudrait ajouter que cette condamnation surprit, et qu’Hanuš ne pensait pas faire un acte de provocation en tenant ces cours. On ne niera pas cependant que la moindre référence à Hegel dans l’espace autrichien devint porteuse d’un important enjeu politique. Mais il faut sans doute ne pas oublier dans ce cas précis que Hanuš avait sûrement diffusé et fait connaître les volumes de l’Esthétique de Hegel, et fut l’ami proche du père de Hanslick [Hanslik, selon l’orthographe originelle], qui tenait la bibliothèque de l’université de Prague. Hanslick affirme bien dans son autobiographie tenir sa formation philosophique non de ses années de Gymnasium, mais de la bibliothèque de son père et de sa conversation.12 L’index de la bibliothèque de Prague par Hanslik père, complété par Hanuš, révèle une étonnante « pauvreté » en textes philosophiques, ce qui conduit à penser que les livres récents circulaient vraisemblablement sous le manteau. Malgré ces ambigüités, la critique rigoureuse de la Schwärmerei par Hanslick tient dès ses débuts au rejet d’une certaine pensée du génie, considérée comme antiscientifique.

48Le génie dans les limites de la claire exaltation.

49Ce qui est spécifique à la musique dans ce cas correspond à une manière de sentir qui devient chez l’auditeur une manière d’agir, une forme de civilité. Il s’agit alors de limiter les prétentions du génie.

50Selon Du Beau dans la musique, ce qui est proprement musical est l’état de douce sérénité que procure la musique purement instrumentale. On lit dans ce même texte qu’on n’acquiert le droit de comprendre ce que le sentiment musical a de spécifique qu’une fois qu’on cesse de refuser de mettre sur le même plan un billet de loterie et une œuvre musicale, par exemple ; ceci amène à comprendre que le type de joie propre à la musique est irréductible à toute autre joie causée par quelque autre objet.13 Dans ce cas, et dans ce cas seulement, nous pourrions parler d’une esthétique parfaitement spécifique pour la musique.

51Hanslick use fréquemment pourtant du verbe Erwärmen au sujet de sentiments « purement musicaux », le terme signifiant « s’intéresser », mais renvoyant également à l’idée de chaleur.14 Pour reprendre les termes de Diderot, il faut surtout éviter que l’esprit « s’échauffe d’un feu réel15 ». Cette chaleur intérieure, paradoxalement, se retrouve tout aussi bien dans la musique instrumentale germanique que dans l’opéra français. Hanslick propose ainsi une notion de travail thématique beaucoup plus large qu’on le suppose au premier abord.

52Le travail scientifique demandera alors une distinction implicite entre ce que nous proposons d’appeler deux principes recteurs de l’écoute musicale, qui seraient un principe d’unité (suivi des choix du compositeur) et un principe de bifurcation (identifiant l’existence d’autres choix possibles et non retenus par le compositeur, saisis dans le temps de l’audition). Il n’y a d’écoute libre et rigoureuse de la musique que lorsque ces deux principes peuvent être mis en œuvre.

Fig.4 : « L’artiste marche au soleil, suivi des plumitifs ». Anton Bruchner, suivi des critiques Eduard Hanslick, Max Kalbeck et Richard Heuberger, par Otto Böhler (1847-1913)

53Nous pouvons alors relire cet impératif premier, que Hanslick retira de son livre pour les éditions ultérieures :

« L’œuvre d’art musicale n’apparaît pas comme déterminée par ce que nous éprouvons, mais comme une création spécifiquement esthétique que le regard scientifique doit saisir dans sa nature interne, indépendamment des éléments psychologiques accessoires liés à sa genèse et à son effet.16 »

54L’œil du cyclone que serait l’esprit du compositeur en train de créer est ainsi, pour parler le langage de la cybernétique, une « boîte noire ». Il est alors permis au critique de proposer, à titre d’échelons voués à devenir superflus, des métaphores pour parler de musique, puisqu’on ne saurait prétendre avoir accès à l’esprit véritable du compositeur.

55Contre toute pensée du « génie », jugée antimoderne, il s’agit de promouvoir une analyse rigoureuse du développement. Cette notion spécifiquement musicale devrait être capable de survivre à la contradiction des différences entre les musiques, ce qui rééquilibre les thèses fondamentales de Hanslick. Mais cette notion restant très vaste, ses aspects et usages pratiques ne sauraient suffire si l’idéal « rigoureux » de Hanslick n’y ajoutait un puissant cadre général.

Le cœur d’une exigence scientifique 

56Une histoire (du présent, cette fois).

57En revenant à cette exigence, la question qui s’impose est celle de savoir où se trouve la grande Esthétique longtemps annoncée par Hanslick comme complément de Du Beau dans la musique, après son élection à l’Université de Vienne. Elle pourrait trouver une première solution avec la publication des deux volumes de la Geschichte des Konzertswesens in Wien en 1870. Mais cette Histoire est fantaisiste et « orientée », commençant avec Mozart pour s’achever à Dvořák. Le second de ces volumes contient de son côté une somme d’articles de critique portant sur la musique de son temps.

58Hanslick explique dans son autobiographie avoir lu beaucoup d’esthétiques de la musique lors de l’écriture de Du Beau dans la musique, et avoir été assez désabusé lorsqu’il se mit à étudier réellement l’histoire de la musique. Il parle alors d’une « abstrakte Musikästhetik » dont le caractère vain lui serait apparu.17 Il aurait donc fait le choix d’ancrer plutôt sa réflexion sur des œuvres précises.

59Dès lors, cette partie historique reste et demeure orientée par une esthétique qui sert non seulement à analyser les objets, mais encore et surtout à les choisir. Mais il faut aussi conclure que l’esthétique débouche sur la tâche de la critique, qui consiste à écrire en somme l’histoire du présent. Cette « modernité musicale » de Hanslick conduit à penser qu’il n’y a de musique à proprement parler qu’à partir des compositeurs qui sont « encore en vie ». L’histoire de la musique n’est ainsi qu’une préhistoire, celle de la musique pure, et la seule histoire de la musique devrait être trouvée dans les textes de critique. C’est à notre avis en eux qu’il faut rechercher la « grande esthétique » de Hanslick.

60C’est ainsi toute l’ambiguïté de l’intitulé de la chaire de Hanslick (« Histoire et esthétique de la musique ») qu’on retrouve dans la bipartition de cette Histoire des concerts à Vienne. Le titre de l’ouvrage ne le cachait guère : une histoire, non des œuvres ou de la musique, mais bien des concerts.

61 La consistance scientifique de cette « histoire de la musique » de Hanslick (on sait que c’est l’historien de l’art Rudolf Eitelberger von Edelberg [1817-1885] qui le fit entrer à l’université de Vienne) devait être contestée par Guido Adler. C’est un choix philosophique qui conduit à cette mise en perspective fallacieuse chez Hanslick. La nouvelle musique pure exclut irrémédiablement, selon Hanslick, que l’idée de « musique » ait un sens chez les Anciens. La perspective historique reste régie par une norme esthétique qui « antidate » les débuts réels de la musique.

62 Il faudra donc ajouter à ce projet une seconde direction « rigoureuse ».

63Les sciences dures ou « les deux H » (Hanslick et Helmholtz).

64La référence explicite à la question de l’esthétique scientifique donne à voir chez Hanslick un jeu de va et vient assez étrange. S’il y a bien une vraie conviction, elle reste pour l’essentiel au stade de projet. La nécessité d’une étude scientifique de la musique se trouve dès les tous premiers textes de Hanslick. Du Beau dans la musique insistera sur la

« nécessité d’une base rigoureusement scientifique et d’une riche casuistique.18 »

65Le Musikwissenschaftler doit renoncer à être aussi précis qu’en chimie ou en physiologie. Hanslick note également après un développement sur la médecine que le passage du son au sentiment doit être laissé de côté, n’étant pas un objet scientifique mais plutôt un « sphinx qui ne se jettera jamais de son rocher ». Cette question est en effet celle de l’Homme, et la science n’est pas sur le point de la trancher.

66Mais ces remises en cause, trop peu soulignées, ne sont pas décisives pour Hanslick. Le point le plus important reste que ce traitement de la musique par les sciences physiques est volontiers délégué.

67Sur ce point, il n’est pas vraiment surprenant de sentir un certain soulagement chez Hanslick lorsqu’il publie à titre posthume un texte assez singulier et aujourd’hui totalement oublié de Theodor Billroth, „Wer ist Musikalisch ?“ [« Qui a une constitution musicale ?19]. Billroth fut un ami de Hanslick chez qui les œuvres de musique de chambre de Brahms étaient fréquemment créées en « avant-première ». Il s’agit donc d’une de ces figures de grands amateurs de musique, ici auteur d’un véritable traité de musique envisagée de son point de vue, celui de la médecine. On trouve notamment dans ce texte des réflexions sur les liens entre la perception de la musique et l’appareil sensori-moteur. Mais il faudrait aussi retenir l’étonnante dédicace de l’auteur « aux deux H », c'est-à-dire « à Hanslick et Helmholtz ».

Fig.5 : Hermann von Helmhotz (1821-1894)

68Hanslick est en effet trop heureux de pouvoir proposer des idées pour cette partie de son programme qu’il n’a jamais vraiment remplie, et reprend adroitement une part d’entre elles en les faisant publier. Il comble ainsi de manière très inattendue le vide qu’il déplorait : les médecins ont trop peu donné de réflexions scientifiques sérieuses sur les effets de la musique.20

69La position de Hanslick au sein des ces différentes orientations scientifiques renforce encore l’idée d’une tâche philosophique comme outil de combat esthétique, contre l’esthétique philosophique traditionnelle, mais également contre les avis des artistes eux-mêmes ; et aussi, occasionnellement, contre la pure perspective historique et certains aspects de l’ambition réductionniste scientifique. Le caractère irréductible de la perspective philosophique lui permet d’être pour ainsi dire « au croisement des disciplines.21 » C’est aussi une certaine faiblesse du propos de Hanslick.

70Cette revendication de la philosophie s’exprime dès les tous premiers textes de Hanslick, notamment par le choix du prénom de Descartes, Renatus, à titre de pseudonyme.

71Mais Hanslick ouvre également autour de ces questions la voie au recours à des données ethnologiques, qu’on retrouvera notamment chez Dahlhaus lorsqu’il s’agira de rompre avec les fictions s’appuyant sur l’idée de « système naturel » des sons. La scientificité de la théorie de la musique se fera alors au prix d’une double renonciation, à la simple naturalité et à l’immuabilité. Les impasses d’une ambition sincère mais démesurée ne lui interdirent donc pas d’ouvrir des chemins.

72Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 L’idée que la musique peut entraîner des révoltes voire des révolutions est prise très au sérieux au dix-neuvième siècle.

2 Hanslick, Du beau dans la musique, trad. Bannelier, Paris, C. Bourgois, 1986, p. 168 (abrégé infra en VMS FR). Il n’y a pour l’Idéalisme qu’une seule idée du beau, déclinée selon la matière des différents arts. Pour Hanslick, il existe au contraire des idées spécifiquement musicales.

3 VMS FR, p. 57.

4 VMS FR, p. 104 : « il est permis de dire sans injustice d’une foule de compositions placées au-dessus de la moyenne de leur temps qu’elles ont été belles. »

5 Voir notamment VMS FR, p. 155

6 VMS FR, p. 126.

7 Comme D. Strauß ou G. Payzant.

8 Vom Musikalisch-Schönen, texte de la première édition, Historisch-kritische Aufgabe, dir. Dietmar Strauß, Schott Musikwissenschaft, 1990, Tome I, p. 171.

9 Schelling, Du Rapport des arts plastiques à la nature, traduction française par P. Cerutti, Vrin, 2010, p. 70.

10 Sur l’impression subjective de la musique et sur sa place dans l’esthétique ; notre traduction de ce texte sera bientôt publiée dans le cadre d’une anthologie consacrée au formalisme esthétique, chez Vrin. (Abrégé infra en USI).

11 G. Payzant livrait à ce sujet des informations très précieuses dans ses Sixteen lectures on the musical aesthetics of Eduard Hanslick, CyberEditions, Christchurch, 2002, p. 134.

12 Hanslick, Aus Meinem Leben, Allgemeiner Verein für deutsche Literatur, Berlin, 1894, tome I, p. 6-8. (Abrégé par AML infra.)

13 VMS FR, p. 67.

14 VMS FR, p. 117.

15 Salon de 1763, coll. « Bouquins », p. 236.

16 USI, p. 1.

17 AML, op. cit, tome I, p. 342 et 343.

18 VMS FR, p. 103.

19 « Texte posthume de T. Billroth, édité par Ed. Hanslick », Berlin, Paetel, 1896, 245 p.

20 VMS FR, p. 123-124

21 Guido Adler, élève et successeur de Hanslick, reprend cette perspective à la manière d’un procédé de légitimation dans son article fondateur, „Umfang, Methode und Ziel der Musikwissenschaft“ (in : Vierteljahresschrift für Musikwissenschaft, I, 5-20), mettant même la paléographie ou la statistique au service de la nouvelle Musikwissenschaft.

Pour citer cet article

Julien Labia, « L’ambition d’un discours scientifique sur la musique chez Eduard Hanslick », paru dans Alliage, n°73 - Mars 2014, L’ambition d’un discours scientifique sur la musique chez Eduard Hanslick, mis en ligne le 28 juillet 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4190.


Auteurs

Julien Labia

Agrégé de Philosophie et docteur en Esthétique et Philosophie de l’art, membre permanent du centre Victor Basch de l’université Paris-iv Sorbonne, travaille sur les relations entre musique et philosophie. Co-directeur de la collection « Musique et Philosophie » (Delatour), il traduit actuellement des textes de Hanslick, Croce et Dahlhaus.