Alliage | n°73 - Mars 2014  

Tanka G. Tremblay  : 

La bosse de la poésie

p. 81-87

Texte intégral

1De toutes les théories prodigieuses et improbables qui fourmillent aux XIXe et XXe siècles dans le champ scientifique, celle de la phrénologie est sans contredit l’une des plus fascinantes1. Le postulat, tel qu’établi par les principaux promoteurs de la dite « science des bosses » Franz Joseph Gall et Johann Caspar Spurzheim dans leurs travaux2, est simple. Il suppose que morphologie crânienne et capacités cognitives sont étroitement liées. La thèse suit les principes de l’empirisme. Pour le phrénologiste, le cerveau est constitué de différentes aires qui revêtent chacune une fonction distincte. Le crâne, suivant les circonvolutions cérébrales tel un calque, en est le reflet, perceptible par les protubérances ainsi formées. Gall, parmi d’autres, en dresse une liste et repère vingt-sept « organes » sur la surface du crâne, communs entre tous les hommes, partagés en partie avec certains vertébrés, allant de l’« instinct de la génération » à l’« opiniâtreté »3. La planche XCIX de son Atlas (cf. fig. 1) constitue un bon exemple de carte phrénologique. Vingt-sept parties ou circonvolutions, pour employer le vocabulaire de Gall, sont identifiées.

Fig.1: PL. XCIX, gravure. (Franz Josef Gall et Johann Caspar Spurzheim, Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier, Paris, Schoell, 1810-1819, Atlas).

2Sauf exception, chacune d’entre elles correspondant à un des vingt-sept organes révélés par Gall. Les vingt-sept « organes », suivant l’ordre dans lequel ils apparaissent dans ses ouvrages, se répartissent de la sorte. La circonvolution correspondante aux diverses planches de son Atlas est indiquée pour chacun des organes. Pour Gall, les huit derniers organes appartiennent en propre à l’homme. Mais voilà, la répartition est inégale et variable pour tout un chacun. Selon que telle ou telle fonction a été développée davantage, le crâne diffère en taille et en forme d’un individu à l’autre. Qui plus est, le profil psychologique de celui-ci est directement tributaire de la configuration de sa boîte crânienne. Le surdéveloppement de certaines fonctions, repérable par une simple palpation du crâne, parfois même à l’œil, est ainsi déterminant. Suivant le raisonnement de Gall, il en va des plus grands génies comme des plus grands sots :

« Que l’on considère la structure de la tête, tant des imbéciles que des plus vastes génies. Chacune de ces têtes a une forme différente ; donc, il existe dans chacune d’elles d’autres parties cérébrales, qui ont acquis plus ou moins de développement ; et c’est précisément là ce qui explique les diverses espèces, tant de l’imbécillité que du génie. Chez tous ces hommes que j’ai cités plus haut [aux pages 342 et 343 : Homère, Socrate, Platon, Démosthènes (sic), Pline, Bacon, Sully, Galilée, Montaigne, Corneille, Racine, Bossuet, Newton, Leibnitz, Locke, Pascal, Bœrhave (sic), Haller, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Franklin, Diderot, Stoll, Kant, Schiller, Blumauer], qui par leurs facultés éminentes sont devenus les bienfaiteurs du genre humain, l’on trouve un front large et fortement bombé, parce que, chez eux, les parties cérébrales, placées contre le front, sont très développées. Chez tous ceux au contraire qui ne se sont fait remarquer que par l’amour des conquêtes, par l’ambition de régner, par l’instinct de la destruction, par une vanité désordonnée, par la rage des combats, par la cruauté, par un penchant irrésistible pour les plus sales plaisirs, etc., la partie supérieure antérieure de la tête est peu proéminente ; d’autres parties, au contraire, sont bombées d’une manière très marquée, et toujours par la raison que les parties cérébrales ; placées sous ces proéminences du crâne, ont acquis un grand développement. »4

3Point névralgique entre tous, la région frontale du crâne est le trait constitutif de l’homme. Une partie des organes qui y sont situés (cf. supra et fig. 2), en majorité sur la partie supérieure, forment son apanage. Ils lui confèrent toute sa supériorité sur le monde animal ; ils l’en distinguent5.

Fig.2: PL. C, gravure (Franz Josef Gall et Johann Caspar Spurzheim, Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier, op. cit., Atlas).

4Le talent poétique (organe XXIII : circ. XXV) est du nombre. Gall en veut pour preuve les crânes de Pindare, Euripide, Sophocle, Boileau, Voltaire, entre autres noms évoqués. Sans oublier celui d’Homère (cf. fig. 3), qu’il n’hésite pas à qualifier d’« idéal » :

« C’est surtout la forme de la tête d’Homère qui doit frapper tout le monde ; sa partie supérieure-latérale forme deux bourrelets extraordinairement saillans. Je n’ignore pas que quelques savans élèvent des doutes sur l’authenticité de ce buste, et le regardent comme idéal.

Mais que ce soit une composition idéale ou un portrait, l’existence de ces bourrelets n’en est pas moins un phénomène très remarquable. Pourquoi aurait-on donné précisément cette forme à la tête du père de la poésie, si cette tête n’était pas réellement le portrait de l’auteur de l’Iliade6 ? »

Fig.3: PL. XCII (Homère), gravure (Franz Josef Gall et Johann Caspar Spurzheim, Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier, op. cit., Atlas).

5Plus remarquable cependant, est de retrouver parmi la liste proposée par Gall le nom de Tasse ou Tasso (cf. fig. 4), célèbre poète italien du XVIe siècle dont l’enfermement à l’hôpital Sainte-Anne de Ferrare a marqué l’esprit de plusieurs poètes et écrivains français de Montaigne7 à Baudelaire8. Il est frappant de constater, en effet, à lire Gall, que le talent poétique n’appartient pas en propre aux génies ou aux plus doués. Les fous ont également droit à cette faveur. Au détriment du reste, c’est-à-dire des autres organes, on l’aura compris :

« Dans un hospice, je trouvai cet organe assez développé chez un aliéné ; je dis aux médecins qui m’accompagnaient, que je lui trouvais la marque extérieure qui indique le talent pour la poésie. Il avait réellement ce talent ; car, dans son état d’aliénation, il faisait continuellement des vers, qui quelquefois ne manquaient pas de verve. Cet homme était de la plus basse classe, et sans aucune éducation. Nous vîmes, dans la collection de M. Esquirol, le plâtre d’une aliénée qui faisait continuellement des vers : dans cette tête l’organe de la poésie est considérablement plus développé que tous les autres.

Or, si dans tous les cas où le talent poétique se manifeste à un haut degré, la portion indiquée du cerveau est considérablement développée ; si avec une grande médiocrité des autres facultés, le talent poétique peut se manifester seul à un haut degré (et, dans ce cas, la portion cérébrale en question est fortement développée) ; si même dans la manie, dans l’ardeur de la fièvre, cette faculté peut subsister seule ou être seule dans un état d’inaction, cas dont j’ai rapporté des exemples plus haut : il faudrait être l’esclave aveugle des préjugés reçus, pour ne pas reconnaître que le talent poétique est une faculté fondamentale, et que l’organe de cette faculté est placé dans la région que j’ai indiquée9 ».

Fig.4: PL. XCII (Tasse), gravure (Franz Josef Gall et Johann Caspar Spurzheim, Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier, op. cit., Atlas).

6La démonstration de Gall n’est guère convaincante, certes. D’autant plus que ses résultats sont erronés : le XXe siècle nous apprendra que la région en question est réservée, non pas au talent poétique, mais bien, vraisemblablement, à la mémoire dite de travail et aux fonctions exécutives de l’homme. En effet, la zone délimitée par Gall correspond apparemment à l’aire 46 de Brodmann10. Elle constitue, avec l’aire 9 de Brodmann le cortex préfrontal dorsolatéral qui, selon toute vraisemblance, est responsable des fonctions ci-devant nommées11. Reste que, malgré ses hypothèses hâtives et approximatives, il a au moins le mérite d’accorder une certaine valeur, bien qu’indirectement, aux écrits de fous. Il reconnaît, pour mieux dire, qu’ils peuvent avoir du talent, au-delà de leur état d’aliénation. Il faut dire aussi que pour Gall, l’effet qu’exerce la manie sur l’acte créatif, au même titre que les drogues, est de la plus haute importance. Empiétant quelque peu par anticipation sur les travaux de Jacques-Joseph Moreau de Tours sur les effets du hachisch sur les facultés mentales12 et sur le topos en devenir13, il note à l’égard du Tasse :

« L’on sait que le Tasse faisait ses plus beaux vers pendant ses accès de manie. Combien de fois les poètes ne sont-ils pas dans la nécessité de provoquer l’inspiration par des boissons spiritueuses dont ils font usage jusqu’à s’enivrer ou se plonger dans une espèce de manie ? »14

7En fait, pour Gall, les organes présents majoritairement dans la région frontale supérieure de l’homme sont constitutifs de son caractère ; déterminants pour sa destinée même. Dotés d’une extrême sensibilité, ils sont la proie des lésions et des surexcitations. Un trauma endommageant l’organe de la propagation, par exemple, aura tôt fait de susciter impuissance et indifférence, un calcul ardu, d’irriter l’organe ad hoc — la fameuse « bosse des maths » — et d’engendrer fièvres et céphalées. Les grands de ce monde sont les premiers touchés. Ils ont tout à craindre de ce terrible fléau. Citons Balzac, par exemple, qui note opportunément dans une lettre à Madame Hańska, le 20 août 1834 :

« J’ai eu hier une inflammation au cerveau par suite de mes trop grands travaux ; mais, par le plus grand des hasards, j’étais chez ma mère qui a une fiole de baume tranquille et qui m’en a baigné le front15 ».

8Et encore, le 23 août de l’année suivante :

« Parfois, il me semble que mon cerveau s’enflamme. Je mourrai sur la brèche de l’intelligence16. »

9À côté d’un Tasso, pour lequel la surexcitation semble porteuse, pour le moins poétiquement vitale, elle devient d’autant plus problématique chez un Balzac qu’elle fait de lui un aliéné (au premier sens du terme) au même titre que Tasso. D’abord parce qu’il ne peut rien y faire. La tension est trop forte, trop vive. Impuissant devant cette pulsion indomptable qui l’oblige à travailler, à écrire, incapable d’y mettre fin ou de ralentir l’allure, il n’a de cesse de peaufiner son œuvre et de l’accroître dans une graphorrhée infernale. Ensuite parce qu’il ne saurait faire autrement. C’est toute son œuvre, toute son imagination, toute sa vie au fond, qui sont garantes de cette énergie créatrice.

« Je vous assure que je vis dans une atmosphère de pensées, d’idées, de plans, de travaux, de conceptions, qui se croisent, bouillent, pétillent dans ma tête à me rendre fou !17 »

10écrit-il à Zulma Carraud le 20 février 1833. À la Marquise de Castries, mars 1835, il persiste et signe et expose longuement le travail éreintant qui l’obsède continuellement :

« […] ce n’est pas une petite affaire que de concevoir, exécuter, corriger des œuvres que les gens les plus rapides de la littérature n’écriraient pas en un an, deux ans même, de les produire en deux mois — Aussi suis-je forcé de ne pas vous écrire un monde de choses que je pourrais vous répondre. J’ai cinquante feuilles à lire, à corriger, elles garnissent une table et se renouvellent — Si l’on disait cela, personne ne le croirait. Il faut que la pensée ruisselle de ma tête comme l’eau d’une fontaine, je n’y conçois rien moi-même — probablement tout va là — voici pourquoi je ne suis pas enfermé avec ma maîtresse, comme vous le dit le monde […]. Les 18 heures que je sais trouver dans les 24 ne me suffisent pas — car je n’ai ni secours, ni aide. »18

11Balzac est le témoin impuissant d’une pathologie qui l’assaille et qui le gruge inlassablement. Il est atteint d’un mal mystérieux, symptomatique de la manie ; encore et toujours sans nom au moment où il écrit ces lignes. Balzac… fou ? Si le rapprochement peut sembler a priori aporétique, les commentateurs, au risque de s’enferrer dans de vaines arguties, n’en démordent pourtant pas : au point de fuite, génie et folie convergent. En toute logique, force est de croire, dans le même ordre d’idées, que la folie est proche du génie. En poussant encore un peu, on pourrait même arguer de cette rencontre explosive et alléguer que le talent n’est pas le propre du génie, ou du moins de l’élite ; ou pour mieux dire, que la folie peut donner lieu à des actes de génie, à des créations de génie... mais à quel prix !

12Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Sur la petite histoire de cette pseudo-science, cf. notamment Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions. XVIe – début XIXe siècle, Paris et Marseille, Rivages, 1988 [réditions en 1994 et en 2007 à Paris chez Payot & Rivages].

2 Cf. notamment l’œuvre majeure de Franz Joseph Gall : Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties, avec des observations sur la possibilité de reconnaître les instincts, les penchans, les talens, ou les dispositions morales et intellectuelles des hommes et des animaux, par la configuration de leur cerveau et de leur tête, 6 tomes, Paris, J. B. Ballière, 1822-1825. On ira également consulter avec profit l’Atlas qui accompagnait la première édition de cet ensemble d’ouvrages parus sous le titre : Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier, Avec des observations sur la possibilité de reconnoître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de l’homme et des animaux, par la configuration de leurs têtes, 4 volumes, Paris, Schoell, 1810-1819 ; les deux premiers volumes ont été écrits en collaboration avec Spurzheim. En effet, la série de planches qui s’y trouve n’a pas été rééditée.

3 Cf. les tomes trois, quatre et cinq de son ouvrage Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties, op. cit., 1822-1825 : cf. p. 224-501 ; p. [1]-467 ; p. [1]-481.

4 Franz Joseph Gall, Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties, tome second, op. cit., 1822, p. 347-348.

5 Cf. Franz Joseph Gall, Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties, op. cit., tome cinquième, op. cit., 1825, p. 191 sq.

6 Ibid., 1825, p. 250-251.

7 Cf. Montaigne, Essais, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004 [1582], Livre II, Chapitre XII.

8 Cf. Baudelaire, « Sur Le Tasse en prison, d’Eugène Delacroix », in Les épaves, Amsterdam, À l’enseigne du coq, 1866, p. [113]-114.

9 Franz Joseph Gall, Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties, op. cit., tome cinquième, op. cit., 1825, p. 251-252.

10 Cf. Korbinian Brodmann, Brodmann’s Localisation in the Cerebral Cortex. The Principles of Comparative Localisation in the Cerebral Cortex Based on Cytoarchitectonics, New York, Springer, 2006 [1909].

11  Cf. notamment Edward E. Smith et John Jonides, “Storage and Executive Processes in the Frontal Lobes”, Science, vol. 283, n5408, 12 March 1999, p. 1657-1661.

12 Cf. notamment son œuvre phare, Du hachisch et de l’aliénation mentale. Études psychologiques, Paris, Librairie de Fortin, Masson et Cie, 1845.

13 Cf. notamment Max Milner, L’imaginaire des drogues. De Thomas de Quincy à Henri Michaux, Paris, Gallimard, 2000, qui dresse, par son panorama, un bel état de la situation aux XIXe et XXe siècles.

14 Franz Joseph Gall, Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties, op. cit., tome cinquième, op. cit., 1825, p. 245.

15 Honoré de Balzac, Lettres à Madame Hanska, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 184.

16 Ibid., p. 268.

17 Honoré de Balzac, Correspondance I (1809-1835), Paris, Gallimard, 2006, p. 737.

18 Ibid., p. 1073-1074.

Pour citer cet article

Tanka G. Tremblay, « La bosse de la poésie », paru dans Alliage, n°73 - Mars 2014, La bosse de la poésie, mis en ligne le 28 juillet 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4188.


Auteurs

Tanka G. Tremblay

Docteur en langue et littérature françaises de l’université McGill à Montréal (Québec), où il a soutenu en 2012 une thèse de doctorat sur le paradigme de la folie littéraire : Littérature à lier. La “folie littéraire” aux xixe et xxe siècles : histoire d’un paradigme.