Alliage | n°73 - Mars 2014  

Christian Gérini  : 

Henri Poincaré, un livre pour enfants et la rotation de la terre : un voyage dans l’espace, le temps et la presse

Plan

Texte intégral

Le métier d’historien des sciences est parfois un exercice à risque. L’exigence scientifique et le jugement des pairs imposent à celui qui l’exerce de ne pas sombrer dans la tentation d’une trop grande empathie avec les personnages qu’il étudie ou dont il explore l’œuvre. S’il la laisse transparaître, il est souvent sanctionné par un jugement sans appel : son travail n’a plus valeur d’analyse scientifique mais est catalogué « vulgarisation scientifique », « hagiographie », voire « biographie romancée ».

Or, peut-on pratiquer l’histoire des sciences sans être animé par la passion ? Sans acquérir dans la fréquentation d’un homme ou d’une femme de science à travers son œuvre et les traces de sa vie autres que celle-ci (correspondance privée, témoignages des proches ou des gens de son temps, investissement dans des domaines étrangers à sa science, etc.) une connaissance plus « intime » et subjective qui ne peut pas être jugée à l’aune des seuls critères objectifs qui régissent les lois de l’exercice d’historien mais qui pourtant peut apporter une information elle aussi riche d’enseignements ?

Et cette passion, cette empathie, ne peuvent-elles pas avoir été parfois le moteur même, l’étincelle qui a conduit l’historien sur les traces d’une vie – ou d’une partie d’une vie – et d’une œuvre – ou d’une partie d’une œuvre ?

C’est ce que je revendique dans ce qui va suivre. Le hasard de la découverte d’un texte, l’intérêt qu’il a immédiatement provoqué (pour son contenu et pour son auteur), m’ont conduit à en faire une première lecture circonscrite à un contexte (pédagogique dans ce cas). Mais l’ « étincelle » s’est produite : en remontant le fil de la vie et de l’œuvre de son auteur, Henri Poincaré en l’occurrence, est vite apparue la nécessité de lire entre les lignes du texte initial et de montrer comment y transparaissent des traces d’un passé à la fois objectif (un corpus scientifique et philosophique) et personnel (une vexation née d’une incompréhension, d’une récupération et d’un détournement d‘un des épisodes de l’œuvre en question).

Le texte original : un livre pour enfants

C’est le hasard de mes pérégrinations de bibliophile qui m’a conduit à un petit ouvrage illustré publié en 1911 par Hachette à destination des jeunes adolescents puisqu’il vise les élèves des écoles primaires supérieures de la IIIe République. Il est intitulé Ce que disent les choses : il y est question de science comme de savoirs technologiques et industriels. Trois personnages de premier plan (tous trois académiciens, Poincaré l’étant alors doublement, puisque membre de l’Institut et de l’Académie française) y signent dix-neuf chapitres : Edmond Perrier pour les sciences naturelles, Paul Painlevé et Henri Poincaré pour les autres sciences et technologies.

Ce livre est la reprise de la rubrique « Ce que disent les choses » d’une revue hebdomadaire lancée par l’éditeur en 1910 : Au seuil de la vie.

Fig.1: Ce que disent les choses

Il s’agit donc d’un livre de vulgarisation destiné aux enfants et à leurs parents : sa compréhension nécessite en effet au moins une lecture accompagnée, c'est-à-dire aidée par des adultes un tant soit peu avertis.

Si j’ai jugé utile de republier ce livre en 2010, je me suis immédiatement plutôt intéressé aux cinq chapitres rédigés par Poincaré. Premier choix personnel, subjectif, et assumé. Le personnage m’était davantage familier que les deux autres et je n’avais pas connaissance de cet investissement de Poincaré dans le domaine de la pédagogie : on trouve en fait dans la littérature peu de références à cette initiative originale. Enfin, les efforts de pédagogie qu’il y déploie attisèrent immédiatement ma curiosité.

Ses cinq chapitres abordent des sujets très différents dont le choix n’est pas toujours anodin. Tout d’abord Les astres : on en imagine évidemment l’objet, mais l’intérêt de celui-ci n’est peut-être pas la seule raison qui a poussé Poincaré à le traiter... Puis En regardant tomber une pomme, où il s’exerce à l’écriture théâtrale pour parler de la gravitation, La chaleur et l’énergie et L’industrie électrique, deux thèmes tout à fait d’actualité à l’époque étant donnés les progrès considérables accomplis dans leurs applications depuis la fin du 19ème siècle. Enfin, plus surprenant, un sujet a priori peu scientifique, Les mines : j’ai montré ailleurs qu’un traumatisme vécu trente ans plus tôt par l’auteur n’était pas étranger à l’émotion qu’il y laisse transparaître.

La réalité et l’apparence

On peut utiliser le mot « surprise » pour qualifier ce que l’on peut ressentir en parcourant ces textes. J’avoue en avoir fait tout d’abord une lecture et une analyse assez superficielles ; puis, suite aux questions suscitées, avoir choisi une approche très peu orthodoxe en remontant le temps et en m’intéressant d’abord à la presse de l’époque avant de revenir à l’œuvre de Poincaré lui-même. Et l’on déroule alors des fils inattendus qui nous font revisiter l’histoire de certains concepts, tout cela à partir de quelques phrases en apparence anodines écrites dans un livre pour enfants !

Poincaré choisit donc de parler des astres, ce qui n’est pas étonnant quand on sait quel fut son apport en astronomie et à quel point le sujet passionnait l’opinion à son époque. Mais là où l’on peut être intrigué, c’est quand il intitule un paragraphe « La réalité et l’apparence » et qu’il pose la question suivante :

Et quand il y répond ainsi :

"La réponse ne saurait être douteuse. Les étoiles sont à des distances énormes ; si elles ne sont pas attachées ensemble, elles ne sauraient bouger sans que les dessins qu’elles forment se brouillent ; si elles sont attachées ensemble, combien devra être immense la sphère sur laquelle elles seront clouées ; et cette lourde machine devrait tourner assez vite pour faire en 24 heures un tour énorme que la lumière, qui pourtant fait 300 000 kilomètres par seconde, mettrait plusieurs années à accomplir."

Donc : nous tournons bien ! Et c’est de la rotation de la Terre sur son axe qu’il s’agit, puisqu’il est question de 24 heures. Mais il ajoute :

"Cette raison, qui est péremptoire, n’est pas unique. Pour expliquer les mouvements des planètes dans l’hypothèse de l’immobilité de la Terre, Ptolémée était obligé de recourir aux suppositions les plus compliquées. Chaque planète décrivait un cercle autour d’un point invisible qui lui-même tournait ; et par un singulier hasard pour toutes les planètes sans exception, une de ces révolutions s’accomplissait précisément en un an."

Pour alimenter sa démonstration, il n’est plus question d’étoiles mais de planètes, et il parle cette fois de la rotation de celles-ci – et par voie de conséquence de la Terre – autour du Soleil. Il mélange donc ici les deux phénomènes, semant le trouble dans l’esprit de lecteurs avertis, et donc a fortiori du public visé ici !

Trouble certainement aggravé quand il affirme ensuite, de manière péremptoire :

"Il n’y a pas de hasard ; toutes les fois que dans une théorie scientifique on est obligé d’invoquer le hasard, c’est qu’on se trompe."

Hasard, théorie, erreur scientifique : on est là dans le champ de l’épistémologie et des concepts ardus qu’elle interroge. Quand on connaît les fausses interprétations de la philosophie de Poincaré véhiculée par des spécialistes avertis, on devine que c’est une façon pour lui de régler ici ses comptes avec une partie d’entre eux et que son propos n’est pas adapté à la catégorie de personnes à laquelle il s’adresse.

Mais il finit par faire le lien entre les deux rotations, invoquant l’importance de Copernic :

"Copernic au contraire expliquait tout de la façon la plus simple : la Terre tourne sur elle-même, 366 fois par an ; et c’est pour cela que les étoiles qui sont immobiles nous paraissent se lever 366 fois par an. De plus, la Terre tourne autour du Soleil en un an, et c’est pour cela que le Soleil nous paraît se déplacer sur la sphère céleste. Les planètes tournent autour du Soleil comme la Terre et cela suffit pour expliquer leurs mouvements en apparence capricieux."

Ici apparaît en filigrane une conviction toute poincaréenne, un postulat philosophique : une théorie ou un modèle est d’autant plus à privilégier qu’elle (ou il) est simple.

Si on arrête là la lecture de ce texte pour enfants, on peut penser qu’il vient de faire une « démonstration » des deux rotations Terrestres. Appuyée sur des faits (les observations du ciel), sur les invraisemblances d’anciens modèles, sur la commodité de ceux adoptés par Newton, cette argumentation est en outre sous-tendue par des convictions d’ordre philosophique, voire ontologiques : rejet du hasard, conventions décidant du choix de telle théorie ou tel modèle, etc. Et il paraît pourtant lui-même parfaitement convaincu de la réalité des deux rotations.

Mais il ajoute :

"Un seul des mouvements apparents est réel, la Lune tourne réellement autour de la Terre ; c’est elle en effet qui est la plus petite".

Le titre « La réalité et l’apparence » prend ici tout sons sens. Après ce qu’il vient d’exposer, comment peut-il imaginer que des enfants puissent assimiler le fait qu’il ne leur parlait que de modèles plus ou moins commodes mais sans forcément de rapport avec une quelconque réalité, sauf pour la Lune ? Qu’il faut regarder les mouvements des astres de façon très relative, comme on regarderait un train démarrer à côté du nôtre, et que finalement, comme il l’avait écrit dans La science et l’hypothèse en 1902 :

"Je m’arrêterai plus longtemps sur le cas des mouvements relatifs rapportés à des axes qui tournent d’une rotation uniforme. Si le ciel était sans cesse couvert de nuages, si nous n’avions aucun moyen d’observer les astres, nous pourrions, néanmoins, conclure que la Terre tourne ; nous en serions avertis par son aplatissement, ou bien encore par l’expérience du pendule de Foucault. Et pourtant, dans ce cas, dire que la Terre tourne, cela aurait-il un sens ? S’il n’y a pas d’espace absolu, peut-on tourner sans tourner par rapport à quelque chose, et d’autre part comment pourrions-nous admettre la conclusion de Newton et croire à l’espace absolu ?"

Lorsque j’ai republié le texte destiné aux enfants, je me suis contenté de considérer qu’il n’était pas très adapté à son jeune lectorat et que Poincaré n’y faisait pas preuve d’une grande pédagogie. Même si l’on y retrouve des images déjà présentes dans La science et l’hypothèse (1902) comme dans La valeur de la science (1905), ou bien utilisées ailleurs par Poincaré à l’occasion de conférences, et qui illustraient déjà son souci de pédagogie et de vulgarisation : le mouvement relatif de deux trains, la planète entièrement couverte de nuages, l’image de géants pour faire voir la relativité des dimensions au niveau astronomique, etc.

Cela a donc réveillé en moi une sympathie pour ce personnage dont je ne gardais finalement qu’un souvenir lointain de par ses œuvres philosophiques et certains de ses théorèmes de mathématiques entrevus durant mes lointaines études.

Le poète de la mathématique et de l’astronomie

Un article de 1995 sur une polémique née (en principe) des écrits de Poincaré sur la rotation de la Terre1 dans La science et l’hypothèse m’a permis de confirmer ce lien deviné entre l’œuvre du mathématicien-philosophe et ce passage du chapitre Les astres. Cela m’a conduit à entreprendre des investigations sur les références faites à des journaux de la presse générale qui auraient relayé cet épisode et conduit le savant à y insister à nouveau dans un ouvrage pour enfants.

Je suis tout d’abord parti à la recherche d’un article sur Poincaré paru dans le numéro du 5 avril 1908 de la Revue Illustrée à l’occasion de son élection à l’Académie française : il n’était pas numérisé mais j’ai eu la chance de pouvoir m’en procurer un exemplaire original.

Sous le titre « Henri Poincarré2. Un mathématicien à l’Académie », ce dossier signé Jehan Soudan rend compte de cet évènement. Présenté comme le « poète célèbre de la Mathématique française et de l’Astronomie mondiale », Poincaré livre au journal quelques confidences lors d’une interview qu’il accorde pour l’occasion3.

Une audace ébouriffante, scandaleuse…

Ce que nous en retiendrons ici, c’est que J. Soudan insiste sur cette polémique qui eut visiblement lieu durant les mois ou les années précédentes :

"Les assertions de Poincaré sont – dit l’académicien Emile Faguet – d’une audace ébouriffante, scandaleuse, pour les confrères des sentiers battus.

Oyez celle-ci : « Dire que la Terre tourne, cela n’a pas de sens. ». Et cette autre : « La géométrie n’est pas vraie. Elle est commode. Elle est avantageuse. »

Proprement, n’est-ce pas là un renversement des croyances que nous, les ignorants, imaginions fondées sur le roc des certitudes ?

Il nous plaît, en ces cris blasphématoires, et révolutionnaires, d’admirer la modestie malicieuse du vrai savant, de saluer aussi l’envolée du poète. (…) Ce sont des élans irrésistibles de l’indépendance de sa pensée. Et il a soin de nous dire que la vérité de la science ne vit que dans son expression en vocables, dans la traduction en paroles.

Quelles paroles de clarté, de simplicité lumineuse a trouvées, en ses conclusions, le savant académicien !"

On se doute que J. Soudan, écrivain mondain et prétentieux, n’a pas vraiment approfondi la question et qu’il en fait seulement un prétexte à son propre exercice de style, la ramenant comme on le voit, a minima, à une forme supposée de conventionnalisme mêlé de nominalisme, alors que justement Poincaré s’opposa au philosophe Edouard Le Roy pendant près de dix ans sur ces sujets.

Le « journaliste » propose ensuite un extrait de l’interview que lui a accordée le savant :

"Avec quelle bonhomie fine la parole intime de M. Henri Poincaré corrige l’audace de ses blasphémateurs scandaleux ! Il faut l’ouïr à mi-voix, commenter dans un sourire, son fameux paradoxe sur le mouvement de la Terre :

"- Vous pouvez, fait-il d’un ton pince-sans rire (…), vous pouvez vous risquer à le répéter sans danger : "Elle tourne ! Galilée eut raison ! E pur si muove." "

Fig.2: M. Henri Poincaré

On voit donc ici le lien avec ce qu’il écrit deux ans et demi plus tard dans Ce que disent les choses. Mais Poincaré ne nous dit pas de quelle rotation de la Terre il s’agit. Il nous le laisse juste entendre avec le fameux « E pur si muove. Mais pourquoi renvoie-t-il ici les lecteurs de la revue au savant italien alors que sa référence est Copernic dans Ce que disent les choses ? C’est toujours en remontant le temps et en relisant la presse de l’époque que la réponse va nous apparaître.

Un Poincaré « un peu agacé »

Jean Mawhin cite aussi dans son étude une lettre que Poincaré adressa à Camille Flammarion en 1904 et que celui-ci reproduisit dans son Bulletin de la société astronomique de France.

A ce stade de ma « démonstration », je me dois de faire intervenir un fait nouveau à propos de cette remontée dans le temps de la presse de la IIIe République. Certaines des « trouvailles » que je vais m’attribuer ont été, à mi-parcours de ma démarche, le fruit d’un travail plus large dans lequel ne se posait pas la question de la paternité de la découverte de tel ou tel article précis : celui de la rédaction d’une biographie de Poincaré par le biais de la presse entreprise avec Jean-Marc Ginoux qui menait une démarche similaire sur d’autres aspects de l’œuvre du savant4. Seule la passion nous guidait sur nos thèmes respectifs, chacun de nous alimentant la « cueillette » de l’autre.

S’il me fut aisé de retrouver la lettre de Poincaré à Flammarion dans le Bulletin, je la trouvai aussi dans l’édition du 7 mai 1904 d’un quotidien : Le Matin. Cela m’ouvrit définitivement les portes d’une approche différente de sa vie et de son œuvre. On n’a en effet retenu de l’engagement public de Poincaré que certains chapitres bien circonscrits : l’Affaire Dreyfus, sa prise de position en faveur des humanités classiques à la fin de sa vie... Or cette affaire de la question de la rotation de la Terre le montre devenant malgré lui un homme public : elle explique même certainement a posteriori une part du succès étonnant de son premier ouvrage de philosophie, La Science et l’Hypothèse.

Dans ce texte, il nous dit qu’effectivement il est « un peu agacé de tout le bruit qu'une partie de la presse fait autour de quelques phrases tirées d'un de mes ouvrages et des opinions ridicules qu'elle me prête ». Agacé, le mot est faible. Mais Poincaré nous confirme lui-même le rôle important des journaux dans ce débat…

Il insiste ensuite :

"Quant aux preuves de cette rotation, elles sont trop connues pour que j'insiste. Si la Terre ne tournait pas sur elle-même, il faudrait admettre que les étoiles décrivent en 24 heures une circonférence immense que la lumière mettrait des siècles à parcourir. "

Texte qui renvoie très directement à La science et l’hypothèse paru un an et demi plus tôt et fait le lien avec le chapitre sur les astres dans Ce que disent les choses six ans plus tard puisqu’il y revient presque mot pour mot.

Poincaré parle donc de l’écho important de ses écrits dans la presse. Dans le même temps, Flammarion écrit un long article intitulé « La Terre tourne-t-elle ? » dans le numéro 1 de La revue (1er mars 1904). Il y dit finalement la même chose, même si c’est plus pour se défendre contre les attaques dont il a été victime suite à ses propres affirmations lors de la réédition de l’expérience du pendule de Foucault au Panthéon à la fin de 1902 que pour venir au secours de Poincaré. Nous y reviendrons…

Mieux : Poincaré lui-même, dans sa lettre à Flammarion, nous précise que tout ceci avait commencé bien avant la parution de La science et l’hypothèse. Il nous dit même à quelle occasion :

"Les articles auxquels ces phrases sont empruntées ont paru dans une revue de métaphysique : j’y parlais un langage qui était bien compris des lecteurs habituels de cette revue.

La plus souvent citée a été écrite après une polémique avec M. Le Roy, dont le principal incident a été une discussion à la Société philosophique de France. M. Le Roy avait dit : « Le fait scientifique est créé par le savant. ». (…) Et alors était venue la réplique : « Non, un fait, par définition, c’est ce qui peut être constaté par une expérience directe, c’est le résultat brut de cette expérience. A ce compte, la rotation de la Terre n’est pas un fait. "

En disant ces deux phrases :

« la Terre tourne, et il est commode de supposer que la Terre tourne, n’ont qu’un seul et même sens », je parlais le langage de la métaphysique moderne. Dans le même langage, on dit couramment : « le monde extérieur existe, et il est commode de supposer que le monde extérieur existe, n’ont qu’un seul et même sens. »

D’abord un congrès de philosophes

C’est le Journal des débats politiques et littéraires du 10 novembre 1900 qui nous fait voir le lien avec une autre « affaire » sur la rotation de la Terre.

Fig.3: Congrès de Psychologues et de philosophes

1900, l’année de l’exposition universelle qui « a étalé à tous les yeux les progrès de la technique, des sciences, des beaux-arts, du confort, etc. ». Mais parmi tous les congrès « tapageurs et criards », seuls les deux que le journal retient ont répondu à la question : « Mais quels progrès ont été accomplis dans la connaissance de l’homme, dans l’interprétation de l’Univers ? ».

On retrouve Poincaré dans le compte-rendu des interventions des « philosophes et des métaphysiciens » :

"Dans la section de logique et d’histoire des sciences, M. Poincaré a soutenu sur les vérités scientifiques une thèse fort originale. Les vérités scientifiques ne seraient pas vraies à l’ancien sens du mot, en ce sens qu’elles se conformeraient à une nature des choses, elles sont de simples arrangements conventionnels, que l’esprit préfère à d’autres, pour de simples raisons de commodité. Que la Terre tourne autour du soleil, cette phrase n’est pas plus vraie que la thèse inverse ; elle est seulement plus commode et plus simple. Voilà qui renverse toutes nos idées."

On comprend enfin ici avec tout l’éclairage nécessaire le passage du livre pour enfants intitulé « La réalité et l’apparence ». Dix ans séparent le congrès où Poincaré a tenu ces propos et ce modeste ouvrage où il les réitère. Et le journal nous donne en outre des précisions sur la nature du mouvement terrestre auquel il faisait à l’origine référence.

Dans sa conférence au congrès de 1900 (reprise dans le chapitre de La science et l’hypothèse qui alimenta la polémique en 1903-1904), il abordait Les principes de la mécanique et tenait les propos suivants :

« Il n’y a pas d’espace absolu et nous n’en concevons que des mouvements relatifs. Cependant on énonce le plus souvent les faits mécaniques comme s’il y avait un espace absolu auquel on pourrait les rapporter. Cela n’empêche pas que l’espace absolu, c’est-à-dire le repère auquel il faudrait rapporter la Terre pour savoir si réellement elle tourne, n’a aucune existence objective…. ».

Suivaient alors les affirmations sur l’indécidabilité de la rotation de la Terre que nous avons déjà citées puisque reprises aussi bien dans les journaux de 1900 à 1908 que dans La Science et l’Hypothèse en 1902, La Valeur de la Science en 1905, et en fin de parcours dans Ce que disent les choses.

Poincaré fait d’ailleurs une large place à ce débat avec Le Roy dans La Valeur de la Science en 1905 puisqu’il y consacre une partie intitulée « La valeur objective de la science » dont nous retrouvons évidemment les idées fort simplifiées et réduites à la question des mouvements des astres dans notre texte de départ sur « La réalité et l’apparence ».

A ce stade de notre remontée dans le temps, on a l’impression d’avoir « bouclé la boucle » : un écrit étonnant dans un livre pour enfants en 1910, un indice dans une revue de 1908 célébrant l’élection de Poincaré à l’Académie française, une « colère » du scientifique en 1904 dans un quotidien « grand-public » et, en affinant encore, un article du Journal des débats de novembre 1900 qui nous fait découvrir le « pot aux roses » − à savoir un congrès et une polémique entre spécialistes. Mais…

Du « polytechnicien sceptique » à l’obstination de Galilée

Mais c’est par un « polytechnicien sceptique » que débuta finalement la polémique publique − et la plus virulente ! −, celle de 1903-1904. Celle qui peut-être perturba le plus Poincaré, justement parce qu’elle envahit cet espace public mais aussi parce que ses propos y furent détournés et utilisés à des fins idéologiques et politiques.

Ce « sceptique » anonyme5 répondait en fait à Camille Flammarion, dans l’Illustration du 29 novembre 1902, sur la « preuve » de la rotation de la Terre autour de son axe que constituait l’expérience de Foucault. Son texte fut reproduit dans le Bulletin de la société astronomique de France au début de 1903 avec une réponse de Flammarion. C’est donc sur cette question, et pas sur la base des écrits de Poincaré dans La Science et l’hypothèse, que le débat s’installa dans l’espace public, la presse ayant déjà abondamment relaté l’expérience du Panthéon.

La confusion vient certainement du fait que celle-ci et la sortie du livre furent concomitantes : octobre-novembre 1902. Et du fait que Poincaré parut se contredire puisqu’il participa

à cette expérience « prouvant » la rotation de la Terre tout en publiant un texte dans lequel il affirmait que rien ne permettait d’en être assuré puisqu’il n’y avait pas de référentiel absolu : l’ambigüité sur la question de savoir de quelle rotation on parlait n’était pas levée.

C’est aussi Flammarion qui nous donne dans La Revue en mars 1904 des pistes pour retrouver les articles de cette presse qui s’est emparée du sujet : il y parle des nombreux articles de journaux portant le même titre « La Terre tourne-t-elle ? » et cite longuement un article d’Edouard Drumont dans La libre parole.

Flammarion reprend presque mot pour mot les propos de Poincaré. Il parle des deux rotations et pas seulement de celle de la Terre sur elle-même. Mais il est de toute façon dans l’obligation de dissocier les deux mouvements et de renvoyer au texte de Poincaré ; il a lui-même suffisamment insisté sur la preuve de l’expérience du pendule, et il ramène donc le débat sur la question de l’héliocentrisme et du dogmatisme aristotélicien de l’Eglise en concluant : « C'est Aristote et sa « docte cabale », qui ont imposé l'opinion vulgaire jusqu'à Copernic. »

L’image qu’il retient, pour condamner sans appel ce qu’il appelle « les Croix retardataires mais encore un nombre respectable de journaux de Paris et des départements », est assez amusante pour que nous la reproduisions ici :

« Supposer que les astres tournent autour de la terre, c'est supposer, comme l'a dit un auteur humoristique, que, pour rôtir un faisan, on aurait fait tourner autour de lui la cheminée, la cuisine, la maison et tout le pays. »

La question apparaît effectivement dans de nombreux journaux. Dans un article du Figaro du 2 février 1904 intitulé « Tournons-nous ? », revoici par exemple Poincaré et Drumont :

« M. Drumont soutient présentement, dans la Libre Parole, une polémique assez vive sur la question de savoir, en définitive, si la Terre tourne. (…) M. Drumont citait M. Poincaré ; cet illustre mathématicien, qui est membre de l’Institut, "sans affirmer que la Terre ne tournait pas, affirmait que rien ne prouvait qu’elle tournât". Là-dessus l’Aurore prétendit que M. Poincaré n’avait jamais dit cette "bêtise monumentale"… »

Le pamphlet de Drumont dans sa revue La libre parole (9 janvier 1904) donne à cette polémique un ton nouveau puisqu’on y voit apparaître des positions relatives à la condamnation de Galilée par l’Eglise au 17ème siècle.

Drumont était un personnage trouble, antisémite notoire mais érudit, influent et respecté en son temps. Son article était donc cité plusieurs fois comme une sorte de point de départ de la polémique. Or il parlait de tout autre chose : du procès en excommunication de l’abbé Loisy, à la fois ecclésiastique et savant, qui obtiendra d’ailleurs une chaire au Collège de France en 1908. Loisy bénéficia du soutien d’intellectuels dont, comme l’écrit Drumont, « quelques uns qui ont fréquenté la Sorbonne ou l’Ecole des Hautes Etudes, qui ont été un peu émus par des formules plus ou moins originales, par un jargon brillant auquel ils n’étaient pas habitués, et qui déclarent qu’ils vont réconcilier la Foi avec la Science ». Il cite plus spécialement Henri Harduin, fondateur du Matin, quotidien dans lequel il publiait une chronique où il venait d’écrire : « La Science, dès qu’un fait nouveau lui est démontré, s’incline et reconnaît ses erreurs passées ». Harduin réagit d’ailleurs le 14 janvier à l’attaque de Drumont en insistant sur ce point et nous donnant au passage quelques pistes sur les sujets qui faisaient débat :

"Dernièrement, à propos du radium et de Galilée, j’avais fait la remarque que le dogme scientifique avait sur le dogme religieux cette supériorité qu’il n’est pas intangible ".

Si l’article de Drumont est donc loin d’être ce point de départ de la polémique, il la place effectivement sur un plan idéologique et politique puisqu’il y mêle l’affaire de l’abbé Loisy, une critique de la franc-maçonnerie, des libres penseurs, de certains universitaires, et il récupère Poincaré dont il renverse les arguments à son avantage pour illustrer son propre propos :

« M. Hardouin, qui n’est pas plus savant que moi, affirme imperturbablement que la Terre tourne. Mais M. Poincaré, qui est, à l’heure actuelle, le premier des géomètres physiciens français et qui est probablement plus instruit que M. Harduin et que moi, n’a nullement ce ton affirmatif qui est celui des demi-ignorants que Léon Daudet appelle des « primaires ». Il dit : « On soutient que le Terre tourne, et je n’y vois pas d’inconvénient pour ma part. C’est une hypothèse agréable et commode pour expliquer la formation des mondes ; mais, somme toute, c’est une hypothèse qui ne peut être ni confirmée, ni infirmée, par aucune preuve tangible ».

Voilà comment Henri Poincaré a été impliqué dans un débat qui passa peu à peu du champ scientifique et philosophique vers le débat idéologique et politique, en ces temps où les questions d’éducation laïque, de séparation de l’Eglise et de l’Etat, d’antisémitisme, de controverses sur des théories scientifiques nouvelles, rendaient possibles des récupérations aussi hasardeuses. Ses écrits ont seulement servi d’argument, voire d’arme, dans les deux camps. Il publia moins d’un an plus tard La valeur de la science et l’ouvrage ne souleva pas de réactions violentes.

Les philosophes amuseurs et les savants ouvriers

Mais le débat est relancé en 1908 lors de son élection à l’Académie. Amusons-nous, pour terminer, de cet article « Le Christ est-il Dieu ? » que nous livre l’évêque Bolo à la une du Matin, le 20 février 1908 ; aucun rapport évidemment avec la question de la rotation de la Terre, mais il y récupère à nouveau Poincaré :

« Voilà trente ans que j’étudie ces matières, j’ai professé les sciences et la philosophie, je reconnais que les philosophes sont de fort honnêtes et agréables amuseurs, que les savants sont de merveilleux ouvriers. Mais c’est tout. Dès que la science veut décréter, ou (ce qui revient au même) repousser des dogmes, dès que la philosophie prétend imposer des systèmes, je ne marche plus. (…) Je n’ai pas encore vu un système philosophique mettre d’accord une demi-douzaine de philosophes qualifiés, ni un dogme scientifique qui n’ait été démoli par le savant du dernier bateau. Poincaré, qui est le plus grand mathématicien du siècle, donne tort à l’obstination de Galilée. (…) Après cela, vous avouerez qu’il faut être un fanatique de la philosophie et de la science systématiques pour se compromettre en leur nom. »

Postscriptum ou conclusion ?

Si je n’ai pas la place ici de passer en revue la totalité des articles recensés sur cette « récupération » de Poincaré, je terminerai sur quelques constations suite à ce voyage passionnant à travers le temps et la presse.

Tout d’abord, il m’a permis de combler des lacunes dans la compréhension que nous avions de cette affaire. On pouvait lire ici que ce ne fut qu’une bataille de spécialistes sur des questions qui parcouraient le monde des physiciens et des philosophes en ces temps de « crise de la physique » ; ailleurs que ce fut une polémique idéologique qui servit des débats partisans dans un contexte mouvementé, sorte de querelle entre les anciens et les modernes. J’ai souvent lu que ce sont les phrases extraites de La science et l’hypothèse qui avaient lancé cette affaire. Nous avons vu que tel n’était pas le cas, et qu’il y eut en quelque sorte au moins trois « affaires » : en 1900 (philosophique), en 1902 (scientifique), puis en 1903-1904 et 1908 (idéologique).

Tous ces articles à sensation entretenaient la confusion sur les deux types de rotations terrestres, rédigés qu’ils étaient par des journalistes partisans qui ne comprenaient pas grand-chose aux écrits scientifique qu’ils récupéraient.

De plus, les idées de Poincaré remettaient en cause d’autres dogmes : en particulier celui du scientisme béat imprégné des idées positivistes héritées du XIXè siècle. Sa « nouvelle métaphysique » dont relevaient ses affirmations sur la rotation de la Terre ne pouvait pas être comprise par le commun des mortels, ni même par les journalistes qui tentèrent de la vulgariser

Il fut ainsi suffisamment affecté par cette récupération pour y revenir dans Ce que disent les choses, même si c’était là une tribune et un public peu appropriés pour insister une dernière fois sur ces questions ardues. Pourtant, après notre voyage plus intuitif et ludique qu’ « académique », on comprend que son acte de pédagogie nous parle entre les lignes des traumatismes vécus à partir d’une récupération de sa pensée dans un espace public et des débats où elle n’avait que peu sa place

Voilà où peut conduire une découverte improbable et passionnante d’un livre pour enfants auquel Poincaré avait participé deux ans avant sa disparition…

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Jean Mawhin, La Terre tourne-t-elle ?, Ciel et Terre, Vol. 111, 1995

2 Orthographe souvent très usitée à l’époque.

3 Il a d’ailleurs été republié en intégralité avec une analyse détaillée sur le site http://www.bibnum.education.fr/

4 Cela a donné finalement un ouvrage, Henri Poincaré. Une vie au(x) quotidien(s), paru aux éditions Ellipses en juillet 2012.

5 Nous ne désespérons pas, Jean-Marc Ginoux et moi-même, de nous procurer le manuscrit de ce texte qui, selon nous, pourrait avoir été écrit pas Poincaré lui-même. Ici, la graphologie pourrait aider l’histoire des sciences…

Pour citer cet article

Christian Gérini, « Henri Poincaré, un livre pour enfants et la rotation de la terre : un voyage dans l’espace, le temps et la presse », paru dans Alliage, n°73 - Mars 2014, Henri Poincaré, un livre pour enfants et la rotation de la terre : un voyage dans l’espace, le temps et la presse, mis en ligne le 26 juillet 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4183.

Auteurs

Christian Gérini

Maître de conférences aux universités de Nice Sophia Antipolis et de Toulon, chercheur en Histoire et Philosophie des sciences (I3M et Laboratoire GHDSO, université Paris – 11 Orsay). Parmi ses ouvrages : Henri Poincaré. Une biographie au(x) quotidien(s) (avec Jean-Marc Ginoux), Ellipses, 2012.