Alliage | n°72 - Novembre 2013 Technobuzz 

Gérard Dubey  : 

 Smart Technologies : Autonomie, simplicité et confort garantis

p. 49-58

Plan

Texte intégral

« L’évolution qui a débuté par la prolifération et la diversification des objets, devrait être en fait leur disparition, et cela n’est nullement un paradoxe. Il s’agit d’une disparition subjective, du point de vue de l’utilisateur, puisque les objets devraient, dans l’idéal, s’effacer devant le service qu’ils offrent, se fondre dans l’environnement de l’utilisateur, et cesser d’être en tant que tels l’objet d’attention et d’interaction. […] Le fait pour les objets de communiquer entre eux et avec leur environnement revient à mettre, dans toute la mesure du possible, l’utilisateur hors de la boucle, en laissant les objets se débrouiller entre eux. »1

1Tel est l’avenir esquissé dans les Cahiers du numérique grâce aux smart technologies.

2Au sens premier du terme, le qualificatif smart désigne quelque chose ou quelqu’un d’astucieux, de rusé, de malin. Banal en apparence, il introduit en réalité un élément de distinction et de différenciation conforme aux valeurs de l’individualisme moderne et propre à rendre désirable tout ce à quoi il s’applique. Être malin, c’est l’être plus que les autres et, par son astuce ou son ingéniosité, être capable de se départir d’un certain nombre de règles communes, et donc d’affirmer sa singularité. Le terme signale aussi une relation plus ludique à l’existence et au monde. La ruse est une composante intrinsèque du jeu, lequel inclut une part de duplicité, de contrôle de l’adversaire. Lorsque le prédicat est indexé à une chose ou un objet, les mêmes qualités sont transférées à son possesseur. Être propriétaire d’un smartphone, par exemple, confère ainsi le sentiment d’être plus libre et plus autonome.

3Au second sens du terme, smart technology désigne une interface d’un utilisateur humain et d’un ou plusieurs systèmes d’information via un réseau de télécommunication numérique. Il s’agit en général d’une plateforme de prestation de services opérant via des applications logicielles. L’une des plus remarquables particularités de ces technologies est le rapport de proximité ou de « naturalité » qu’elles semblent induire avec l’usager. La possibilité, par exemple, de se déplacer tout en ayant accès au réseau, ou d’augmenter nos perceptions grâce à la logique algorithmique leur confère un air de familiarité bien supérieur à celui du de l’ordinateur personnel. Le système d’information se situe désormais au plus près de l’usager, dans un rapport constant avec lui.

4Les smartphones sont en réalité des « ordiphones », qui associent géolocalisation et connexion internet. Depuis ce petit boîtier blotti au creux de la main, il est d’ores et déjà possible d’accéder à un nombre considérable de services, à toute heure et en tout lieu : naviguer sur l’internet, consulter son courrier électronique et adresser des textos, écouter de la musique ou retrouver un morceau à partir de quelques notes, visionner des films ou jouer en ligne, regarder la télévision, rechercher un ami ou le billet d’avion au meilleur tarif pour ses prochaines vacances…

5« L’intelligence » prêtée à ce type d’objet se situe au niveau des applications logicielles qui superposent ou subordonnent (à débattre !) la perception « naturelle » aux systèmes d’information. Élisabeth Magne cite le cas du POI (Point of Interest), application au smartphone de la réalité augmentée (bionic eye). À hauteur de regard, l’écran affiche la vue de l’environnement immédiat en superposant l’icône du lieu recherché par l’usager. Orientée vers le sol, apparaît sur le trottoir une flèche virtuelle indiquant la direction à prendre. La cartographie numérique vient ainsi s’additionner à la vision et aux mouvements naturels de l’utilisateur. Celui-ci évolue parallèlement et simultanément dans deux espaces physique et virtuel avec le sentiment de participer à la production même de l’information.2

6Il est désormais bien connu que ces objets posent des problèmes éthico-juridiques de traçabilité, ou du caractère intrusif et invasif de ces technologies. Mais au-delà de ces problèmes, c’est sous l’angle de leur supposée naturalité que nous interpellent au premier chef les smart technologies. Et ceci de deux façons au moins. D’abord, quel type d’autonomie permet la fréquentation de ces objets ? Les smart technologies sont censées garantir des services personnalisés adaptés à chacun et à chaque situation, susceptibles enfin de renforcer l’autonomie individuelle en mettant l’individu au centre du système. Mais ces technologies du branchement — au réseau de communication, au réseau énergétique — traduisent une dépendance accrue du sujet à des acteurs de plus en plus hétéronomes (concepteurs d’algorithmes, centres de données, dispositifs de contrôle et de gestion des infrastructures…). Si les objets deviennent des sujets, demande Frédéric Gros, les sujets ne deviennent-ils pas de leur côté des objets ?3 Ensuite, quel type d’expérience du monde, quel type d’intelligence accompagne-t-il leur apprentissage ? Au détour de manipulations innocentes et routinières, de designs toujours plus séduisants, car toujours plus proches des modalités de perception des êtres vivants, se met en place un rapport au monde dominé par le calcul et la prévisibilité où seul peut trouver place, dans une sorte de relation tautologique au réel, ce qui a été préalablement référencé et codifié. Dès lors, la disponibilité, en temps réel, de l’information stockée sur le réseau universel, ne s’accompagne-t-elle pas du rétrécissement des cadres de l’expérience humaine ?

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Au carrefour de plusieurs avancées techniques

8L’essor des smart technologies se situe au point de convergence de plusieurs avancées technologiques récentes. Elles s’inscrivent d’abord dans que l’on désigne aujourd’hui par « informatique ubiquitaire » (pervasive computing). Cette approche, formalisée par Mark Weiser4 au centre de recherche de Xerox à Palo Alto vers la fin des années 1980, invite à tirer le maximum d’avantages de l’architecture en réseau et des progrès réalisés dans les télécommunications. L’information n’ayant plus besoin d’être stockée localement, il devenait possible d’imaginer des objets petits et peu coûteux, distribués dans l’espace domestique, et capables de rendre une multitude de services à la personne. Cette étape du développement de l’informatique, succédant à celle du pc, est désignée comme « internet des objets ».

9Le second courant est celui de la « réalité augmentée », qui dérive en ligne directe des recherches menées dans le domaine de la réalité virtuelle. Initialement, ce concept découlait des échecs du réductionnisme cognitiviste (ou computationnel), c’est-à-dire du présupposé, inhérent à la première intelligence artificielle, selon lequel les êtres vivants se comportaient dans leur relation avec le monde extérieur comme des calculateurs (par inférences logiques, représentations). L'idée-force, et en même temps novatrice, consistait à induire les propriétés des systèmes informatiques à partir des pratiques réelles des usagers.5 Les technologies ne devaient plus venir se substituer aux savoir-faire, à la perception humaine, mais composer avec eux.

Des objets pour toutes les situations de la vie quotidienne

10On peut imaginer des smart objets pour toutes les situations de la vie quotidienne. Par exemple, une mise en réseau de capteurs permet de réguler l’intensité de l’éclairage d’une maison en fonction de la luminosité extérieure, ou encore de projeter directement sur les lunettes d’un visiteur les informations relatives au site qu’il visite, voire d’identifier, via un téléphone mobile et un dispositif rfid, l’emplacement du livre ou de l’auteur recherché dans une bibliothèque. Des capteurs, disséminés dans l’habitat, connectés à des algorithmes comportementaux (issus de la modélisation de comportements observés), pourraient permettre d’anticiper les attentes de l’utilisateur, ou bien d’assurer sa sécurité (maison domotique). Les applications se multiplient, par exemple, dans le domaine de la santé publique, où ces systèmes sont censés répondre au problème du vieillissement et du maintien à domicile des personnes en perte d’autonomie. Quelques sociétés spécialisées dans les technologies de santé proposent encore des « sous-vêtements intelligents », dont les mailles, munies de capteurs divers, fournissent des informations sur le volume respiratoire, l’actimétrie, le rythme cardiaque ou le sommeil de leurs porteurs. Sont aussi proposées sur le marché des balances intelligentes, connectées au smartphone ou par liaison wifi à l’ordinateur de la personne, qui signalent ses moindres variations de poids, tracent des courbes, produisent des statistiques.

11Pour faire face aux nouvelles contraintes en matière de consommation énergétique, les smart grids (que l’on pourrait traduire par réseaux électriques intelligents) doivent réguler les pics de consommations et risques de saturation du réseau de transport et de production électrique, épuisement des énergies fossiles, intégration des énergies renouvelables (éolien, photovoltaïque) Le principe des smart grids est d’obtenir une représentation en temps réel de l’état du réseau par la circulation de données sur les flux d’électricité produite et consommée. Du côté de la gestion du réseau, il s’agit d’ajuster au plus près consommation et production par un contrôle des flux en temps réel : en orientant ceux-ci relativement à la demande, ou en adressant des signaux de prix aux consommateurs afin qu’ils adaptent leur consommation. Cette gestion fine des fluctuations de l’offre et de la demande d’énergie repose sur la distribution de capteurs sur l’ensemble des points-clés du réseau. Parmi ces capteurs, on peut citer, du côté des usagers, les compteurs dits intelligents ou évolués (linky) qui fournissent des données sur les prix, les heures de pointe de consommation, la qualité et le niveau de consommation d’électricité du foyer. L’information dispensée à l’usager doit lui permettre de mieux réguler sa consommation. Il est donc attendu de ces dispositifs qu’ils modifient les pratiques de consommation dans le sens d’une plus grande sobriété.

12Dans ce réagencement, l’individu et son contexte (niveau local) se transforment en sources d’information pour le réseau et les prestataires de services, qui les utilisent pour élaborer des profils de consommation « personnalisés » (niveau global). C’est la raison pour laquelle les capteurs (optiques, sensoriels, auditifs) y occupent aussi une place de premier plan.

13Fig : Vision de la domotique par Hager (francelocal.org)

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Ambiance et autorégulation

15Ces objets, qualifiés d’astucieux ou d’intelligents, se caractérisent enfin par leur simplicité d’usage et la relation « spontanée » ou « intuitive » que l’usager est censé pouvoir établir avec eux.6 Cette « naturalité » n’a rien d’anecdotique. Elle constitue peut-être la propriété majeure d’objets qui ne s’adressent plus à des sujets (politiques) ou à des volontés, capables de résister ou de s’opposer, mais à des êtres agissant en qualité d’êtres vivants, animés par des désirs et des sensations. L’haptique (nouvelle science du toucher, cousine de l’ergonomie) est ainsi mise à contribution pour rendre tangibles les environnements numériques produits par les ordinateurs et les interfaces à partir desquels nous interagissons avec eux. L’engouement pour les tablettes numériques donne lieu, par exemple, à de nombreuses recherches visant à « re-matérialiser » la surface plane des écrans en produisant une sensation de relief. Un autre exemple est donné par les recherches consacrées au « retour de force » dans le domaine des commandes électriques (joysticks de consoles de jeu, mais également commandes de vol ou de guidage de systèmes complexes). Il s’agit cette fois de compenser partiellement l’absence d’effort en produisant artificiellement un effet de résistance (kinesthésique), ou en jouant sur toute la gamme des sensations du toucher.7

16Au plan anthropologique, la notion de smart technology est indissociable de celle d’ambiance. Il s’agit de créer un milieu dans lequel les êtres humains peuvent se comporter avec leurs objets comme avec des extensions d’eux-mêmes, de leurs désirs, de leurs mouvements, de leurs habitudes. On ne s’adresse pas directement à des volontés qui décident de leur environnement, lequel est pour ainsi dire donné d’avance, déjà décidé et normé. Capteurs et algorithmes veillent en permanence sur l’utilisateur, anticipent ses désirs, proposent les solutions les mieux adaptées à chacune des situations qu’il rencontre. L’intelligence disséminée dans les objets prend ainsi un caractère à la fois protecteur et enveloppant. On s’adapte facilement à ce nouvel environnement comme à un milieu naturel, ce qui est révélateur de plusieurs changements considérables. L’un concerne le statut des objets, l’autre celui des sujets auxquels s’adressent ces objets.

17Dès la fin des années soixante, Jean Baudrillard soulignait l’importance de l’ambiance dans notre relation aux objets :

« Parce l’objet automatisé marche tout seul, il impose une ressemblance avec l’individu humain autonome, et cette fascination l’emporte. Nous sommes devant un nouvel anthropomorphisme (où) ce ne sont plus ses gestes, son énergie, ses besoins que l’homme projette sur les objets automatisés, mais l’autonomie de sa conscience, son pouvoir de contrôle, son individualité propre, l’idée de sa personne. […] En fait, une véritable révolution s’est produite au niveau quotidien : les objets sont devenus aujourd’hui plus complexes que les comportements de l’homme relatifs à ces objets. Les objets sont de plus en plus différenciés, nos gestes le sont de moins en moins ».8

18Pour Baudrillard, l’efficience technique ainsi libérée de l’effort, de l’énergie corporelle, détachée de « la grandeur nature », annonçait l’effacement programmé du sujet. La notion d’ambiance venait spécifier ce monde des objets devenu autonome et appréhendé comme un nouveau milieu naturel.9

19La signification anthropologique de l’intelligence ambiante des objets doit encore être rapportée à un autre mythe moderne, celui de l’autorégulation. L’autorégulation, c’est d’abord l’ensemble des mécanismes par lesquels un être vivant s’adapte aux fluctuations du milieu extérieur et maintient son équilibre. Ce concept, hérité des sciences de la vie, a été repris et adapté aux machines dans le cadre de la théorie cybernétique (Wiener, 1947). Mais c’est surtout dans la pensée économique néolibérale qu’il devient un nouveau modèle d’organisation de la société. L’autorégulation du marché signifie que celui-ci retrouve spontanément, à la façon d’un être vivant, son état d’équilibre à l’exclusion de toute intervention humaine. Transposé à l’organisation sociale, cela signifie que la régulation

« prend appui sur les désirs, les mouvements naturels de chacun pour les infléchir dans un sens ou dans un autre, mais (que) c’est de leur propre mouvement que les libertés s’investissent dans l’action proposée. »10

20Des mécanismes aveugles se substituent ainsi à des volontés politiques.

21Or, dit Frédéric Gros, c’est exactement cette utopie qu’exprime la relation qu’on noue avec les objets intelligents. Nous qualifions d’intelligents, ou smart des objets programmés pour communiquer entre eux et régler réciproquement leurs actions sans commande humaine délibérée. On est en pleine fiction d’autorégulation, articulée sur les deux crédos de l’économie de marché : un ajustement mutuel et automatique des choses entre elles, d’une part, la défiance à l’égard d’une intervention humaine jugée perturbatrice, de l’autre.

Prévisibilité et conformisme

22À la menace d’un pouvoir omnipotent et omniscient, qui s’adresserait encore à des sujets politiques (du type Big Brother), les « objets intelligents » substituent celle d’un monde qui fonctionnerait tout seul et où les normes elles-mêmes n’auraient plus lieu d’être. Nul besoin, en effet, de contraindre ou d’exercer une force physique quelconque contre des volontés résistantes, puisque l’adéquation des individus avec la réalité serait pour ainsi dire donnée d’avance, dans la capacité des objets à devancer ou anticiper les désirs de chacun. Un tel monde, fonctionnant à la façon d’une machine autorégulée, sans problèmes, présente évidemment quelques inquiétantes affinités avec la définition donnée par Georges Canguilhem de « l’ordre vital », soit un monde où la norme est identifiée à la réalité qu’elle informe et où toute déviance devient pathologique.11

23Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

24Nous n’en sommes pas encore là, mais on observe déjà des micro-changements induits par la fréquentation quotidienne de ces objets sur notre rapport au monde et aux autres. En commençant par le temps. La temporalité qu’impriment sur leurs usagers les nouveaux objets est conforme à celle du marché, où la valeur du présent, celle de l’usage, est indexée aux possibilités de gains à venir, gains qu’il faut naturellement pouvoir anticiper et prévoir. La plupart des détenteurs de tels objets, aux applications quasiment illimitées, achètent d’abord de l’usage potentiel. Comme le remarque avec justesse Richard Sennett, une explication du gaspillage moderne ou de l’obsolescence programmée des objets réside en ce

« que les consommateurs sont davantage mus par l’anticipation que par l’utilisation proprement dite ; se procurer le dernier produit importe davantage que d’en faire un usage durable ».12

25D’où une remarquable tautotologie : grâce à la mise en réseau des objets et des humains, on recueille et traite en temps réel quantité d’informations très précises sur les domaines les plus variés de l’existence quotidienne d’où l’on déduit des trajectoires ou tendances. Les potentialités offertes par les technologies se présentent alors comme un milieu déterminé face auquel l’usager n’a plus qu’à réagir. Ainsi, à partir des données recueillies sur cinquante mille heureux propriétaires de smartphones, a été élaborée une cartographie dynamique de leurs déplacements. La géolocalisation débouche sur la fabrication de modèles destinés à anticiper les comportements et, éventuellement, les infléchir. Cela consiste à recenser des habitudes pour prendre appui sur elles. C’est un jeu de miroir où le présent se réfléchit indéfiniment. En ce sens, il s’agit non de « réalité augmentée », mais « dupliquée » ou démultipliée. Les moteurs de recherche sur l’internet ont, par exemple, recours à des algorithmes d’indexation lexicale, eux-mêmes corrélés à un indice de fréquentation des sites. Ce qui veut dire que plus un indice est élevé, plus haut il sera situé dans l’ordre de priorité des solutions proposées. La réalité, « augmentée » s’impose sans effort du fait même de cette récurrence, par un rapport de conformité au réel dont on entrevoit mal les limites et, surtout, que partagent aussi bien concepteurs qu’usagers.

26Machines à tout prévoir, les smart technologies s’inscrivent enfin dans une temporalité où l’inachèvement comme l’incertitude sont toujours associés à un risque (se perdre, être trompé, manquer une information) ou à une déficience, actuelle ou potentielle (aphasie, cécité, perte de mobilité, amnésie, lenteur…). Elles se déploient dans un monde caractérisé par l’hostilité, la fragilité et la vulnérabilité propres au vivant. C’est parce que l’incertitude est frappée du sceau du danger mortel, que la surdétermination et la prévisibilité s’imposent comme seuls régimes temporels possibles.

27Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

28L’altération de la conscience du temps, résultant de cette surexposition à la finitude, concerne donc essentiellement le temps comme opportunité pour agir ou pour créer, le temps comme ouverture, virtualité.13 La « liberté » de choisir entre une quantité de plus en plus grande d’applications et de services peut ainsi, a contrario, être interprétée comme l’indice d’un rétrécissement du champ de l’expérience temporelle, à savoir de la capacité des êtres humains à produire de façon autonome des réponses aux situations imprévues ou inattendues qu’ils rencontrent.

29Et cela retentit dans le champ des relations sociales, qui ne se défont pas, comme on l’entend parfois, mais dont la qualité change. Ainsi, la part laissée au hasard de la rencontre — et à la confiance qu’elle présuppose dans l’avenir — diminue-t-elle au bénéfice d’une relation apparemment moins risquée, car mieux informée et conforme aux attendus (l’inconnu rencontré sur le réseau l’est sur la base d’un profil établi, et suppose une certaine transparence). Une application comme la géolocalisation, si pratique en voyage ou lors de nos pérégrinations urbaines, institue à notre insu un type particulier de relation aux autres puisqu’elle permet, par exemple, de faire l’économie de demander sa route, c’est-à-dire de s’adresser à un inconnu en lui accordant un minimum de confiance. L’habitude de s’appuyer sur les ressources de la technologie a donc un prix, sans doute très difficile à établir sur le long terme, caractérisé par le repli des relations sociales sur le monde de l’interconnaissance et de l’entre-soi. Impossible, évidemment, de dire ici ce qui est premier : la crainte de l’autre, inscrite dans une conception pessimiste du monde, ou l’automatisme qui rend superflu, dans la pratique, un certain nombre de relations aux autres. Ce que l’on peut observer dans l’utilisation quotidienne de ces nouveaux objets, c’est la convergence de ces deux tendances qui se renforcent mutuellement.

30En fidèle commentateur d’Aristote, Pierre Aubenque déclarait que

« l’homme ne finira jamais de connaître un monde changeant et imprévisible, et c’est pourquoi il aura toujours à délibérer et à choisir ».

31La prudence,

« cette vertu des hommes voués à délibérer dans un monde obscur et difficile, dont l’inachèvement même est une invitation à ce qu’il faut bien nommer leur liberté »

32est-elle vouée à disparaître ?14

33Et n’est-ce pas cela, au fond, qui est en jeu dans l’ambition des nouveaux objets de rendre notre rapport au monde plus transparent et plus pratique ?

34Certes, la « machine à penser, à vivre, pour rester derrière elle sans angoisse, libéré de tout danger » n’est qu’une vue de l’esprit, « un être purement mythique et imaginaire »,

35pour reprendre les mots de Gilbert Simondon.15 Néanmoins, cette figure imaginaire produit des effets bien tangibles, que la prise de conscience de la normativité inhérente aux smart technologies nous apprend à reconnaître.

Autonomie et simplicité vs dépendance et complexité.

36Si le cloud computing fait « l’économie de la matérialité de ses objets », comme le suggèrent Sacha Loeve et Lenny Patineaux dans ce numéro, les smart technologies ne font-elles pas l’économie des sujets auxquelles elles s’adressent ? La plupart des argumentaires en faveur de ces techniques mettent en avant le gain d’autonomie qu’elles procurent à l’usager. Les vêtements « intelligents » donnent à la personne qui les porte les moyens d’avoir directement accès aux informations sur sa santé sans recourir à l’avis d’un médecin ; les compteurs évolués (linky) permettent à l’usager de gérer sa consommation en temps réel et au plus près de ses besoins. Sur le plan du discours, ces technologies semblent abonder dans le sens de la revendication d’un sujet politique, désireux de s’émanciper du pouvoir médical dans un cas, de maîtriser localement sa dépense énergétique dans l’autre.

37L’usager serait en mesure de reprendre la main sur des systèmes complexes et des dispositifs de contrôle qui le contraignent. À la froideur et au caractère abstrait des relations qu’entretiennent les citoyens avec les dispositifs technocratiques censés les protéger ou leur porter assistance, succéderait ainsi une relation personnalisée et concrète, dont les smart technologies seraient autant les représentants que les facilitateurs. La simplicité d’emploi, le caractère intuitif de ces nouveaux objets, contribueraient notamment à les rendre plus proches de la réalité concrète et des besoins réels des personnes.

38La réalité, telle qu’elle se dessine, est bien différente. La décentralisation présumée de l’information, ou sa redistribution, signifie qu’il faut de gigantesques data centers (voir l’article sur cloud computing). Les coûts d’installation et de maintenance de ces centres rendent d’ailleurs presque obligatoire leur contrôle par de puissants groupes d’intérêts. De l’intelligence des objets, on s’achemine vers la logique de contrôle des flux au fondement de l’organisation des macro-systèmes techniques (comme le réseau ferroviaire, leur modèle16). La principale différence porte sur les modalités d’un dispositif qui oriente plus qu’il ne contraint, s’appuie sur les pratiques et les habitudes plutôt qu’il ne cherche à les contrarier, d’un dispositif, donc, qui agit de manière endogène plutôt que de l’extérieur ou en surplomb des usages. D’où la difficulté pour une critique de se constituer, tant sont inconsistantes les surfaces de résistance. Par ce maillage serré du territoire, les individus viennent de leur plein gré alimenter l’intelligence du système et participer à une régulation optimale des flux. La participation, consensuelle ou non, devient le maître-mot d’un dispositif qui ne conçoit pas d’autre opposition que celle qu’il a lui-même imaginée. La simplicité d’usage masque le processus de concentration d’information et de puissance ainsi que la complexité du travail normatif effectué en amont, lors la création des algorithmes, sans parler de l’effort nécessaire pour faire disparaître toute trace de technicité, autrement dit d’artifice.

39Qu’en est-il, dès lors, de l’autonomie et de la créativité, tant célébrées, des usagers si l’intelligence ambiante, distribuée dans les objets les plus quotidiens, doit agir à la façon d’un milieu auquel il ne reste plus qu’à s’adapter ? L’autonomie est de moins en moins celle d’un sujet politique, doté de parole, capable de délibérer sur ce qui touche à son quotidien, de lui donner sens et de le transformer.

40Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 G. Privat, « Des objets communicants à la communication ambiante », in Cahiers du numérique, sous la direction de Philippe Mallein et Gilles Privat, 2002, vol. 3, n° 4, p. 39.

2 E. Magne, « Nouvelles chimères du quotidien. Formes hybrides du réel et de l’image via les smartphones », in Réel/Virtuel, revue en ligne, mars 2011.

3 F. Gros, Le principe sécurité, Paris, Gallimard, 2012.

4 M. Weiser, G. Rich, J. Seely Brown, « The Origins of Ubiquitous Computing Research at

5 W. Mackay, P. Wellner, et R. Gold, Special Issue on Computer Augmented Reality, Communications of the acm, vol. 23, 7, 1992.

6 D. Norman, 1991, « Cognitive Artefacts » in Designing Interaction : Psychology at the Human Computer Artefact, Cambridge, Cambridge University Press. Ishii, H., Ullmer, B., 1997. « Tangible Bits: Towards Seamless Interfaces between People, Bits and Atoms », acm conf. On Human Factors in Computer Human Interaction (ch 197), acm.

7 V. Hayward, O. R. Astley, M. Cruz-Hernandez, D. Grant, G. Robles-De-La-Torre, 2004. Haptic Interfaces and Devices, Sensor Review.
G. Robles-De-La-Torre, 2006, « The Importance of the Sense of Touch in Virtual and Real Environments », ieee Multimedia, Special issue on Haptic User Interfaces for Multimedia Systems.

8 J. Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 157.

9 « À la préhension des objets qui intéressait tout le corps, écrivait ainsi Baudrillard, se sont substitués le contact (main ou pied) et le contrôle (regard, parfois ouïe) (…) Tous les objets modernes se veulent d’abord maniables. Mais quelle est cette main en fonction de laquelle leurs formes se profilent ? Ce n’est plus du tout l’organe de préhension où aboutit l’effort, ce n’est plus que le signe abstrait de leur maniabilité (…) Le corps humain ne délègue plus que les signes de sa présence aux objets dont le fonctionnement est par ailleurs autonome. ( …) Aujourd’hui le corps de l’homme ne semble plus être là que comme raison abstraite de la forme accomplie de l’objet fonctionnel. », Baudrillard, 1968, p. 74-75.

10 F. Gros, Le principe sécurité, Paris, Gallimard, 2012, p. 214.

11 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966.

12 R. Sennett, Ce que sait la main, Paris, Albin Michel, 2010, p. 152.

13 Au contraire de ce que d’aucuns affirment, la temporalité qui se dégage de tels dispositifs est moins orientée contre le temps de la finitude, celui de l’exposition à la mort, que contre celui de l’inachèvement.

14 P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, puf, 1963, p. 95.

15 G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 10.

16 T-P. Hughes, Networks of Power-Electrification in Western Society, Baltimore, 1983, J. Hopkins Univ. Press. A. Gras, Les macro-systèmes techniques, Paris, puf, « Que-sais-je », 1997.

Pour citer cet article

Gérard Dubey, «  Smart Technologies : Autonomie, simplicité et confort garantis », paru dans Alliage, n°72 - Novembre 2013,  Smart Technologies : Autonomie, simplicité et confort garantis, mis en ligne le 19 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4160.


Auteurs

Gérard Dubey

Professeur de sociologie à l’institut Mines-Telecom (tem) et chercheur associé au Cetcopra (Paris-1) depuis 1991, a notamment travaillé sur les usages et les représentations des technologies de simulation dans l’aéronautique civile et militaire (Le lien social à l’ère du virtuel, Paris, Puf, 2001). Ses recherches portent actuellement sur les transformations du paradigme de l’automatisation coextensives au développement des technologies numériques : « Les défis anthropologiques de la robotique personnelle », Annales des Mines, « Réalités industrielles », 2013.