Alliage | n°72 - Novembre 2013 Technobuzz 

Bernadette Bensaude Vincent  : 

Chimie verte

Plan

Texte intégral

Cette définition d’un mot-clé du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie montre la lourdeur des missions confiées à la couleur verte. Les connotations positives associées à la verdure suffisent-elles à couvrir l’ensemble de ces opérations ? Un détour par le lourd passé de la chimie peut éclairer la charge symbolique du vert en matière de technologie.

Un passé haut en couleurs

Les chimistes ont toujours aimé les couleurs. Le grand œuvre de l’alchimie, l’opus magnum, consistait à passer du rouge au blanc, pour atteindre finalement l’œuvre au noir. Certes, d’illustres alchimistes comme Newton entreprirent une « chasse au lion vert », un épais liquide supposé capable d’extraire l’or des « matières ignobles ».1

Mais le vert n’était qu’un truchement et non pas un idéal. Certes, au xixe siècle, les chimistes de synthèse nous offrirent un monde plein de couleurs. À partir des noirs goudrons de houille, ils ont su fabriquer du mauve, du rose fuchsia, du jaune, etc. Les vêtements de tous les jours sortaient de la grisaille. Les boulevards parisiens fourmillant de couleurs inspirèrent les peintres pointillistes, qui firent eux-mêmes usage des coloris de synthèse dans leur palette.

Toutefois, de verdir la chimie, il n’était pas question. Les fumées âcres, les rivières polluées, tous les dégâts causés par les usines sur l’environnement étaient régulièrement éclipsés derrière les avalanches de plastiques et les slogans de modernité, prospérité, santé et confort pour tous. Résolument multicolore, la chimie de synthèse a même lancé la mode des couleurs vives, fluo, méprisant les nuances et pastels des teintes naturelles. Quand les plastiques deviennent des matériaux nobles, quand le synthétique crée une nouvelle esthétique, pourquoi diable la chimie devrait-elle se mettre au vert ?

Et pourtant, au tournant des années 1970-1980, l’expression « chimie verte » fait une timide apparition dans les publications scientifiques. La fameuse crise du pétrole semble motiver cette soudaine passion pour le vert. Il s’agit alors essentiellement de limiter la dépendance de l’industrie chimique à l’égard du pétrole en développant des polymères à base de plantes. L’adjectif « vert » renvoie clairement au monde végétal, aux cycles de la nature que le synthétique avait insolemment défiée. Après la « révolution verte » qui, dans les années 1960-80, a industrialisé l’agriculture en déversant des engrais chimiques pour atteindre de hauts rendements, voici que l’industrie chimique se tournait vers l’agriculture pour fabriquer des bio-polymères. Les premières campagnes pour la chimie verte — entendez « chimie dérivée de la plante » — sont soutenues en France par l’Institut national de recherche agricole (inra), qui développe des synthons pour les polymères (acide lactique pour le pla, 1,3-propanediol, acide succinique, isobutanol).2 Retour à la nature, mais on ne renonce pas aux plastiques, qu’on cherche simplement à rendre moins visibles, plus discrets et produits à partir de sources renouvelables. La feuille de route annonce qu’à l’échéance de 2020, 15 % du volume des produits de l’industrie chimique pourraient être biosourcés. « Chimie verte » désignait donc initialement une alternative agricole aux produits dérivés du pétrole. Mais détourner l’agriculture de ses fonctions alimentaires ne va pas sans poser de graves problèmes à l’échelle mondiale, car l’industrie risque de concurrencer la production de vivres et d’entraîner de nouvelles famines. Verdir la chimie pouvait donc mener à une impasse, ou à un déclin de la chimie au profit des biotechnologies.

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Vert, le printemps de la chimie

Le slogan « chimie verte » est alors repris en mains par les chimistes dans les années 1990. Il ne désigne plus aujourd’hui une transition de la chimie vers l’agriculture ou les biotechnologies,3 mais bien davantage un effort de refondation de la chimie face aux attaques incessantes du mouvement environnementaliste. Après des années et des années de campagnes de dénigrement, et d’efforts pour convaincre le public des multiples bienfaits dus à la chimie, les chimistes changent de tactique et se placent sur le terrain des attaquants. Le vert est la couleur du printemps. Verdir la chimie, c’est la rajeunir, renouer l’alliance avec la vie qu’avait scellée le fameux slogan lancé par Du Pont dans les années 1930 : Better things for better living… through chemistry (de meilleurs produits pour mieux vivre… grâce à la chimie) dans l’espoir de faire oublier les gaz mortifères répandus sur les champs de bataille durant la Première guerre mondiale. Or cette association de la chimie avec la mort a été renouée au début des années 1960 par Silent Spring, pamphlet d’une biologiste marine auteure de plusieurs ouvrages populaires à grand succès, Rachel Carson. Jouant sur le contraste entre la vie, concrétisée par la campagne bucolique peuplée d’oiseaux, et la brutalité de la chimie, figurée par le nuage de ddt (dichlorodiphényltrichloroéthane), qui détruit toute vie et réduit la nature au silence, ce petit livre a été perçu comme une déclaration de guerre.4 Carson dénonçait l’emploi massif, aveugle, de puissants pesticides et suggérait pour finir un « contrôle biologique » plus doux, plus sélectif. Son livre largement diffusé, traduit en plusieurs langues, a suscité un tollé de protestations chez les chimistes et des campagnes de haine, de diffamation dans les années 1960, avant d’être célébré, dans les années 1980, comme l’acte fondateur du mouvement environnementaliste. À la suite de la création de l’agence de protection de l’environnement aux États-Unis (Environmental Protection Agency), le ddt fut banni en 1972. Cette interdiction fut suivie par la Conférence de Stockholm, le sommet de Rio, le protocole de Kyoto… Et Silent Spring reste une référence majeure aujourd’hui dans les débats sur l’environnement.5 Ainsi le slogan « chimie verte » prend tout son sens dans ce contexte de montée en puissance du courant environnementaliste constitué sur la base d’une diabolisation de la chimie.

Au cours des dernières décennies, la mise en évidence des risques pour l’environnement et la santé causés par l’usage et la consommation massive de produits chimiques n’a fait que renforcer l’équation entre le chimique et le nuisible, et son antonyme : biologique = naturel = bon. La position défensive des milieux chimiques consistant à dénoncer les fantasmes et les peurs irrationnelles du public devint de plus en plus difficile à tenir.6 Elle ne put résister aux assauts d’une autre femme, biologiste. En 1991, Theo Colborn, chargée d’un rapport sur la conservation des Grands Lacs, révèle la présence et la persistance de produits chimiques affectant les animaux sur plusieurs générations. Contrairement au nuage d’insecticides qui porte la mort, les dégâts causés par ces produits sont invisibles, silencieux, étalés dans le temps et plus difficiles à cerner. À son tour, Theo Colborn lance une campagne d’alerte sur les perturbateurs endocriniens dans un pamphlet au titre provocateur Our Stolen Future, publié en 1992.7 Ainsi la chimie qui fut symbole de progrès et de modernité au mitan du xxe siècle, est-elle devenue la menace qui confisque l’avenir au seuil du xxie. Dès lors, deux chimistes américains Paul Anastas et John C. Warner, tous deux membres de l’Environmental Protection Agency, décident de reprendre les bases de la chimie et publient un livre qu’ils intitulent Chimie verte.8

Le plus frappant est que leur définition de la chimie verte pourrait — ou devrait — s’appliquer à toute la chimie, tant elle relève du bon sens :

« La chimie verte est l’utilisation d’un ensemble de principes pour réduire l’usage ou la production de substances dangereuses dans la conception, la fabrication et l’application des produits chimiques. »

Faut-il donc entendre que des chimistes ont pu ne pas chercher à limiter l’emploi de substances dangereuses ? L’épithète « verte » fonctionnerait-elle comme un rappel à l’éthique la plus élémentaire ? Le vert opère, en effet, comme un indicateur coloré de renversement des priorités dans l’activité de production chimique. Anastas et Williamson explicitent le sens de cette épithète par une liste d’expressions :

« Chimie bénigne pour l’environnement, chimie propre, économe d’atomes, bénigne par design. Sous toutes ces dénominations, se trouve un mouvement visant à poursuivre la chimie en sachant que les conséquences de la chimie ne s’arrêtent pas aux propriétés de la molécule cible ni à l’efficacité d’un réactif particulier. Les impacts de la chimie que nous concevons en tant que chimistes sont ressentis par les gens qui sont en contact avec les produits que nous faisons et utilisons et par l’environnement dans lesquels ils sont contenus. »9

Entendons bien : la poursuite des hauts rendements et des profits maximum n’est plus au sommet de la hiérarchie des valeurs. Les soucis de l’environnement et de la santé semblent concurrencer les logiques économiques (profit) et techniques (haut rendement). Les chimistes semblent se réapproprier les préoccupations majeures du mouvement environnementaliste et les prendre pour guides d’action. Cette nouvelle échelle de valeurs devrait entraîner une révolution, un changement radical de perspective.

Mais il n’en est rien. L’étendard de la chimie verte ne traduit pas vraiment une conversion des chimistes aux valeurs promues dans le courant environnementaliste. La plaidoirie des champions de la chimie verte repose sur un ensemble hétérogène d’arguments mêlant des considérations techniques, économiques et morales. Les arguments techniques invitent à des changements incrémentaux plutôt que radicaux : étant donné qu’«  aucune substance, aucune activité n’est bénigne et a un impact par le seul fait d’exister », l’idéal du « zéro émission » est écarté. Il s’agit de « réduire », « minimiser », « mieux contrôler », « prévenir » en cherchant des substituts moins toxiques aux matières premières, réactifs, et adjuvants actuels, et en développant des procédés moins polluants. L’argument-clé en faveur de ces changements est que la chimie verte constitue un bénéfice économique potentiel :

« Alors que la plupart des méthodes historiques visant la protection de l’environnement avaient un coût économique, l’approche Chimie Verte est une façon d’alléger ces coûts pour l’industrie et la société. »10

On reste dans une logique managériale de l’évaluation coûts/bénéfices. La chimie verte ne renverse pas les valeurs.

Un code de bonnes pratiques

Sur le plan moral néanmoins, il est fait obligation aux chimistes de s’engager dans la voie de la chimie verte

« Les chimistes ne peuvent se payer le luxe de l’ignorance et ne peuvent rester aveugles aux effets de la science dans laquelle nous sommes engagés. Puisque nous sommes capables de développer de nouvelles chimies qui sont plus bénignes, nous sommes obligés de le faire. »11 

L’argument repose sur un postulat douteux — si on peut le faire, on doit le faire — qui transforme une capacité technique en devoir moral.

De plus, loin d’en appeler à la réflexion ou à la responsabilité des praticiens de la chimie cette éthique prend la forme d’un code déontologique fondé sur douze principes fondamentaux énoncés en 1998 par Anastas et Warner, puis traduits en plusieurs langues, recopiés, diffusés, martelés dans les cours et manuels de chimie comme une sorte de catéchisme :

1. Prévention : il vaut mieux produire moins de déchets qu'investir dans l'assainissement ou l'élimination des déchets.

2. Économie d'atomes : les synthèses doivent être conçues dans le but de maximiser l'incorporation des matériaux utilisés au cours du procédé dans le produit final.

3. Synthèses chimiques moins nocives : lorsque c'est possible, les méthodes de synthèse doivent être conçues pour utiliser et créer des substances faiblement ou non toxiques pour les humains et sans conséquences sur l'environnement.

4. Conception de produits chimiques plus sécuritaires : les produits chimiques doivent être conçus de manière à remplir leur fonction primaire tout en minimisant leur toxicité.

5. Solvants et auxiliaires plus sécuritaires : lorsque c'est possible, il faut supprimer l'utilisation de substances auxiliaires (solvants, agents de séparation...) ou utiliser des substances inoffensives.

6. Amélioration du rendement énergétique : les besoins énergétiques des procédés chimiques ont des répercussions sur l'économie et l'environnement dont il faut tenir compte et qu'il faut minimiser. Il convient de mettre au point des méthodes de synthèse dans les conditions de température et de pression ambiantes.

7. Utilisation de matières premières renouvelables : lorsque la technologie et les moyens financiers le permettent, les matières premières utilisées doivent être renouvelables plutôt que non renouvelables.

8. Réduction de la quantité de produits dérivés : lorsque c'est possible, toute déviation inutile du schéma de synthèse (utilisation d'agents bloquants, protection/déprotection, modification temporaire du procédé physique/chimique) doit être réduite ou éliminée.

9. Catalyse : les réactifs catalytiques sont plus efficaces que les réactifs stœchiométriques. Il faut favoriser l'utilisation de réactifs catalytiques les plus sélectifs possibles.

10. Conception de substances non-persistantes : les produits chimiques doivent être conçus de façon à pouvoir se dissocier en produits de dégradation non nocifs à la fin de leur durée d'utilisation, cela dans le but d'éviter leur persistance dans l'environnement.

11. Analyse en temps réel de la lutte contre la pollution : des méthodologies analytiques doivent être élaborées afin de permettre une surveillance et un contrôle en temps réel et en cours de production avant qu'il y ait apparition de substances dangereuses.

12. Chimie essentiellement sécuritaire afin de prévenir les accidents : les substances et la forme des substances utilisées dans un procédé chimique devraient être choisies de façon à minimiser les risques d'accidents chimiques, incluant les rejets, les explosions et les incendies.

Ces principes sont clairement normatifs, mais leur statut est ambigu : ils ne sont certes pas formulés comme des impératifs catégoriques (tu dois, il faut), mais ils lancent des injonctions, ils créent une pression, une attente de bonne conduite. Le dogmatisme de ce code est pleinement assumé. Ils n’invitent pas à la réflexion sur les valeurs — santé, sécurité, protection de l’environnement — bien que celles-ci soient invoquées dans leur énoncé. Les textes accompagnant ces principes ne présentent jamais la question de la durabilité des techniques chimiques comme un défi à affronter, un problème à creuser et à débattre. Loin de témoigner d’une conversion de la communauté des chimistes aux valeurs de l’éthique environnementale, ils se contentent de faire appel à la pression sociale et aux réglementations. Le vert, c’est la couleur imposée par la société qui discipline la chimie.

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Discipline

De fait, dans les milieux de la chimie académique, on présente volontiers la chimie verte comme une discipline nouvelle, entendez par là une nouvelle branche de la chimie. En quelque douze ans, cette branche s’est dotée des infrastructures caractéristiques de l’institutionnalisation de disciplines. Dès 1999, la Royal Society of Chemistry britannique lui dédie un périodique Green Chemistry suivi de Green Chemistry Letters & Reviews en 2008. À leur tour, les grands journaux européens s’associent pour créer en 2008 ChemSusChem (Chemistry & Sustainability). Le nombre d’articles publiés sous la rubrique chimie verte est passé de moins d’une centaine en 1998 à près de mille cinq cents en 2008. Toutes les sociétés chimiques nationales organisent régulièrement des conférences ou des symposiums sur la chimie verte. Grâce au manuel de référence d’Anastas et Warner, la chimie verte est rapidement devenue une manière enseignée. D’abord diffusée dans des écoles d’été, elle est désormais enseignée comme une sous-discipline à part entière dans les écoles de chimie ou les écoles d’ingénieurs.

Sous la pression de la société, les chimistes sont invités à repenser l’ensemble de leur discipline, à révolutionner leurs pratiques. Ainsi au terme de huit écoles d’été consacrées à la chimie verte, la série Science for Peace and Security soutenue par l’otan publie en 2006 un volume qui appelle à une véritable refondation de la chimie :

« La chimie verte est une science inventive, puisqu’elle n’est pas nécessairement liée au profit, mais qu’elle engage des aspects fondamentaux et ne vise pas automatiquement des procédés industriels. Il y a grand besoin de créer un nouveau type de chimie axée sur un nouveau système de production, de manière à préparer la nouvelle génération à accéder à un futur plus vert. Suivant ce scénario, ce livre a été pensé dans le but d’étendre le savoir sur la chimie verte sans négliger pour autant l’intérêt industriel. De nos jours, la globalisation induite par de nombreux facteurs pousse la communauté chimique à adopter des problèmes éthiques. Dans cette perspective, la Chimie Verte peut obtenir l’approbation de la société en enseignant aux étudiants à avoir confiance dans la science, et en même temps, en convaincant les gens que cela est possible grâce à des améliorations techniques, pour atteindre un développement technique respectueux et soucieux de l’environnement dans lequel nous vivons. À cet égard, il est important que l’éducation et la recherche fondamentale soient intimement liées, pour que la démocratie et le développement avancent et progressent côte à côte. »12

Ces lignes, où chimie verte entre en résonance avec développement, globalisation, éthique, démocratie, marquent-elles l’avènement d’une nouvelle chimie ? Remarquons d’abord que certains chimistes, notamment Jacques Livage, n’avaient pas attendu la pression sociale ni les réglementations pour promouvoir une « chimie douce », moins gourmande en énergie et moins polluante, fondée sur l’imitation des procédés naturels, dès les années 1970. La chimie verdie sous pression sociale et guidée par ses douze commandements n’est pas vraiment révolutionnaire : elle se traduit avant tout par un renouveau des recherches sur la catalyse, en particulier la catalyse homogène ; elle remet à l’honneur les liquides ioniques et fait du co2 supercritiqué la star des solvants. Elle stimule certes les recherches sur les procédés de synthèse mais sans évincer la quête de molécules miracles, de catalyseurs prometteurs ou de matériaux sensationnels. Ce que cachent les douze principes est la difficulté d’évaluer le degré de verdeur ou la durabilité d’une technologie.13

« L’étiquette « chimie verte » ne s’applique qu’à une fraction de la littérature publiée sur le sujet et ne prend pas en compte l’ensemble des procédés. »14

Pour changer de paradigme, il faudrait une approche holistique et multidisciplinaire associant intimement les structures, propriétés, procédés, usages et recyclages. Comme le souligne René Kemp à propos de l’expression « développement durable », s’il est vrai que toute substance tout procédé technologique a un impact sur l’environnement alors aucune technologie n’est à proprement parler durable.15 Seule est envisageable une approche systémique, prudente, explorant un ensemble d’options innovantes. Toujours exposée au risque d’échec, cette démarche doit être expérimentale, réfléchie, ouverte au débat.

Coquille vide ou poule aux œufs d’or ?

Du côté des industriels, la pression sociale et règlementaire est encore plus fortement ressentie. En effet, la réglementation européenne reach (Registration, Evaluation and Authorization of Chemicals), entrée en vigueur en 2007, les oblige à considérer l’impact sur la santé et l’environnement des substances qu’ils produisent à partir d’une tonne par an. Leur incombe la charge de la preuve. C’est donc chez les industriels que le slogan chimie verte a quelque chance d’être plus qu’un mot ou plus qu’une coquille vide. De fait, les douze principes de la chimie verte comme la réglementation reach ont d’abord suscité indignations et protestations chez les industriels de la chimie, au motif qu’ils augmentent considérablement les coûts de production et nuisent à la compétitivité des entreprises. Certaines expériences historiques ont pourtant montré que les industriels peuvent tirer profit des réglementations visant à la protection de l’environnement. Ainsi l’interdiction du ddt en 1972, présentée comme une conséquence de Silent Spring, n’a-t-elle pas été une catastrophe pour les industries chimiques. Survenue à un moment où l’efficacité de ce pesticide devenait moindre du fait des résistances qu’il engendrait chez les insectes, cette mesure a simplement favorisé d’autres insecticides. L’ironie est que l’interdiction des organochlorés comme le ddt s’est soldée par la fabrication et l’usage massifs d’organo-phosphates, encore plus toxiques pour l’environnement. De même, le protocole de Montréal, signé en 1987, pour la protection de la couche d’ozone, a été bien accueilli par les fabricants, qui avaient anticipé le bannissement des chlorofluorocarbures (cfc). Ces molécules, dont les brevets expiraient, ont été rapidement remplacées par de nouvelles molécules sources de nouveaux profits. L’extension de ce protocole à d’autres substances — tétrachlorure de carbone, bromofluorure de carbone, bromure de méthyle — dans la décennie suivante et la reconstitution partielle de la couche d’ozone vingt-cinq ans après la première réglementation démontrent que chimie et environnement peuvent jouer gagnant-gagnant.

Mais les choses se compliquent avec reach dès lors qu’il faut faire la preuve que les produits ne nuisent ni à la santé ni à l’environnement avant de les mettre sur le marché. Malgré des campagnes avançant quelques cas où des procédés plus doux pour l’environnement sont aussi plus économiques, il a fallu du temps aux industriels pour comprendre qu’ils n’avaient pas le choix, qu’il n’y avait pas d’alternative à la chimie verte, étant donné les réglementations.

De là, à transformer les contraintes et réglementations en atouts concurrentiels ou en sources de profit, il n’y qu’un pas. De nos jours, le vert attire le capital-risque : Metabolix Inc. investit dans les plastiques dits environment-friendly, Segetis Inc. dans les solutions de chimie durable, Ceres Inc. dans les produits à base de plantes, Agraquest Inc. dans l’agrochimie… En finançant des start-up ces investisseurs, souvent cotés en bourse, espèrent de juteux bénéfices tout en sauvant la planète. Ironie du sort, le vert tourne au blanc ! Les capitaux investis dans la chimie verte encouragent finalement les start-up qui promeuvent des « technologies blanches », à savoir des biotechnologies utilisant des bactéries ou levures pour fabriquer des produits industriels.

Au bilan, le slogan « chimie verte » signale une tentative de récupération par les chimistes des attaques lancées par le mouvement environnementaliste. Délaissant les ripostes défensives, les communautés de chimistes académiques et industriels ont promu la chimie verte pour se rétablir, se rajeunir, mais sans pour autant refonder radicalement l’ensemble des pratiques de la chimie. Le slogan « chimie verte » et plus largement « technologies vertes » ne traduit pas une adhésion aux valeurs éthiques et politiques des Verts. Il exprime bien plutôt une recherche de consensus, une tentative de conciliation. La fonction du qualificatif « vert » est précisément d’éviter l’affrontement brutal des valeurs entre la communauté des chimistes et le mouvement environnementaliste, en créant un nuancier qui permet d’éviter le conflit et, par là même, le changement radical.

Non seulement de tels slogans affaiblissent les exigences de durabilité qui sont la base des mouvements en faveur de l’environnement, mais en outre, ils donnent à croire que les questions environnementales ou climatiques peuvent être résolues par quelques améliorations techniques. Les technologies vertes dissimulent les dimensions politiques et sociales du problème en proposant un changement dans la continuité. Loin de pointer la durabilité comme un problème appellant la participation et la réflexion de tous, ces slogans rassemblent surtout ceux qui ne souhaitent pas remettre en question la croissance et notre style de vie et se plaisent à croire que le progrès technique fournira des solutions miracles.

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Notes de bas de page numériques

1 Betty J. Dobbs, Les fondements de l’alchimie de Newton ou la chasse au lion vert, trad. fr par Sylvie Girard, Paris, éd. La Martinière, 1981.

2 Paul Colonna dir, Biomatériaux, biocarburants, chimie verte : le renouveau des ressources végétales, Paris, Tec Doc Lavoisier, 2005.

3 L’usage de ressources agricoles pour la chimie n’est plus évoqué que dans l’un des douze principes (n °7) fondateurs énoncés par Anastas et Warner (voir plus bas).

4 Rachel Carson, Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962. Tr. fr. Printemps silencieux, Paris, Plon, 1963.

5 B. Nerlich, « Tracking the Fate of the Metaphor Silent Spring in British environmental Discourse : Towards an Evolutionary Ecology of Metaphor », Metaphorik.de 04/2003. http://www.metaphorik.de/04/nerlich.htm

6 Carson reste néanmoins une cible favorite de contre-attaques. En témoigne le site http://rachelwaswrong.org/ où défilent des photos d’enfants africains faméliques et souffrants.

7 Theo Colborn, Dianne Dumanoski, John Peter Meyers, Our Stolen Future : How We Are Threatening Our Fertility, Intelligence and Survival. 1992, 2nd ed. 1996. Alors que trente ans auparavant, quand prospéraient les livres de vulgarisation, Silent Spring a pu être érigé en événement fondateur d’une ère nouvelle, Our Stolen Future a été simplement diffusé, et (mal) traduit sous forme tronquée par les associations non-gouvernementales sous forme de dvd ou sur internet. Finie l’époque des livres faisant époque, marquant l’entrée dans une ère nouvelle ! Ce contraste en dit autant sur notre rapport aux risques chimiques que sur notre rapport au livre et à l’écrit.

8 Paul T. Anastas, J. C. Warner, Green Chemistry : Theory and Practice, Oxford University Press, Oxford, 1998.

9 Paul T. Anastas and Tracy C. Williamson, « Green Chemistry : an Overview », May 1996. Doi :10.1921/bk-1996-0626ch00. http://pubs.acs.org

10 Ibid. p. 2.

11 ibid, p. 1.

12 nato, Green Chemical Reactions, Dordrecht, Springer, 2006. Préface p. viii (ma traduction).

13 Par exemple, dans la papèterie, la solution évidente, substituer l’ozone au chlore pour le blanchiment s’est finalement révélée moins benigne pour l’environnement que l’utilisation du dioxyde de chlore en système clos

14 V. Dichiriante, D. Ravelli, A. Albini, « Green Chemistry : State of the Art Through a Review of Literature » Green Chemistry Letters & Reviews, 30 juillet 2010, http://dx.doi.org/101080/17518250903583698 (accès 9 janvier 2013).

15 René Kemp, « Sustainable Technologies do not Exist », Ekonomiaz, n° 75, 2010, 2-17,
http://ideas.repec.org/a/ekz/ekonoz/2010403.html (accès 9 janvier 2013).

Pour citer cet article

Bernadette Bensaude Vincent, « Chimie verte », paru dans Alliage, n°72 - Novembre 2013, Chimie verte, mis en ligne le 19 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4159.

Auteurs

Bernadette Bensaude Vincent

Philosophe, professeur à l’université Paris-1 et directrice du Cetcopra, s’intéresse aux technosciences en général pour dégager leur épistémologie, ainsi que le statut ontologique et social de leurs objets (voir Les vertiges de la technoscience, La découverte, 2009).