Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Nouvelles approches 

Sarah Leperchey  : 

Des modèles topologiques pour l’analyse de film : quelques propositions sur la structure de L’Année dernière à Marienbad

p. 197-207

Plan

Texte intégral

1La topologie est une branche des mathématiques qui étudie les notions de continuité et de limite. L’objectif de la topologie générale est de définir des notions fondamentales telles que l’ouvert et le fermé, ou le compact, afin de caractériser les liens entre les espaces topologiques. On l’a surnommée la « géométrie du caoutchouc » car elle se consacre, entre autres, à l’étude des propriétés invariantes dans la déformation géométrique des objets. C’est une discipline qui a suscité un réel intérêt dans le domaine des sciences humaines, comme le montre l’exemple de Lacan, qui s’est servi du modèle du nœud borroméen pour expliquer la façon dont les trois registres du symbolique, de l’imaginaire et du réel structuraient le champ de l’expérience analytique1.

2Les tentatives de recherches interdisciplinaires se sont multipliées au cours des années 1980. On peut lier cet engouement aux publications de René Thom, qui s’est intéressé aux applications « herméneutiques » de sa théorie des catastrophes élémentaires dans les domaines de l’embryologie, de la linguistique, de la sémiotique et, plus tard, de la philosophie. La théorie des catastrophes se propose d’expliquer la présence des structures mathématiques et de justifier dynamiquement leur apparition et leur stabilité : pour René Thom, elle peut constituer une « méthodologie », voire

« une sorte de langage, permettant d’organiser les données de l’expérience dans les conditions les plus diverses »2.

3Le colloque « Logos et théorie des catastrophes », qui s’est tenu à Cerisy en 1982, offre un bon aperçu du dialogue qui s’est instauré à l’époque entre le mathématicien et les chercheurs en sciences humaines. Globalement, l’intérêt pour la topologie a coïncidé avec les dernières heures de la mouvance structuraliste. La philosophie, cependant, continue à s’en inspirer, de façon certes plus ponctuelle – on pensera notamment à l’ouvrage que Steven M. Rosen a publié en 2004, A Topological Phenomenology of Space, Time, and Individuation3.

4Qu’en est-il du côté des études cinématographiques ? Très tôt, Jean-Luc Godard s’est intéressé aux travaux de René Thom. Il lui a demandé d’apparaître dans Six fois deux – Sur et sous la communication (1976) – il lui aurait déclaré :

« Je ne filme que des catastrophes, j’ai envie de vous parler4. »

5On peut considérer que ces propos ouvrent une piste de recherche ; ils nous invitent à déterminer dans quelle mesure le modèle proposé par René Thom permet d’analyser les films de Godard5. La réflexion que Deleuze, dans L’Image-temps, consacre à l’œuvre d’Alain Resnais s’inscrit dans une perspective assez similaire. Le philosophe estime qu’on peut parler, chez Resnais, d’espaces topologiques, parce que ses films construisent une représentation du temps très particulière, qui repose sur la confrontation de plusieurs nappes de passé. Chaque fois, la coexistence de ces continuums d’âges différents forme une topologie, à partir de laquelle émerge une « mémoire-monde »6.

6Sans chercher ici à reprendre les conclusions de Deleuze sur l’image-temps, je voudrais m’inspirer de sa démarche pour entreprendre un projet plus modeste : il s’agira de montrer ce que les modèles topologiques peuvent apporter à l’analyse de film, autour de l’exemple spécifique que constitue L’Année dernière à Marienbad (1961)7. J’ai privilégié cet opus car il est le fruit d’un travail conjoint de Resnais et de Robbe-Grillet ; or les œuvres de ce dernier se prêtent elles aussi à une lecture topologique, comme le montrent les recherches de Sylviane R. Schwer sur Topologie d’une cité fantôme (1976)8. Le projet est de présenter, à partir de Marienbad, une étude de cas qui me permettra d’interroger la pertinence du modèle topologique pour l’interprétation filmique, en déterminant à quel type de films cette approche s’avère la mieux adaptée.

7L’analyse de la structure de Marienbad peut être menée sur deux niveaux. Je commencerai par décrire l’émergence et la transformation d’espaces « topologiques », avant d’examiner les interactions qui s’établissent entre ces espaces. L’articulation de la réflexion fera apparaître deux enjeux esthétiques qui sont étroitement liés : le film interroge les rapports de l’actuel et du virtuel, et propose une réflexion sur le hasard et la nécessité.

L’actuel et le virtuel

8Le récit, dans L’Année dernière à Marienbad, n’obéit pas à une logique de déroulement linéaire fondé sur la causalité événementielle. Le film progresse selon un système complexe de reprises et de variations, qu’on peut décrire en partant de la structure de l’espace topologique : ce modèle permet de montrer comment la composition de Marienbad se fonde sur l’émergence et la coexistence de continuums. Un espace topologique est un ensemble dont tous les points, tous les éléments possèdent des voisinages, tels que tout voisinage d’un élément contient cet élément, que toute partie qui contient le voisinage d’un point est aussi un voisinage de ce point, que toute partie commune à deux voisinages d’un point est voisinage de ce point, et que tout voisinage d’un point est un voisinage des points assez voisins de ce point9. Cette description nous permet de concevoir des continuums formés par encerclements successifs, glissements de proche en proche. Ainsi les travellings hypnotiques de Marienbad nous mènent d’un personnage à un autre, d’un couloir à un autre, d’un salon à un autre salon, faisant progressivement émerger de vastes nappes, des « territoires ».

9Un certain nombre d’éléments (la statue, le dessin du parc, la photographie de A, le jeu de Nim, le verre brisé) fonctionnent, dans le film, comme des « centres organisateurs » ; ils contiennent en puissance des virtualités qui vont se déployer dans l’espace-temps. Selon Claude-Paul Bruter, le centre organisateur d’un objet est en situation de bifurcation (de réorganisation), mais une bifurcation originelle10. Aux autres situations de bifurcation de l’objet correspondent des centres organisateurs secondaires, et l’objet se développe ainsi de connexion en connexion11. À partir de ce schéma, on peut montrer que les séquences de Marienbad s’enchaînent selon un principe de projection, par transformation/variation à partir d’une série d’éléments récurrents. Des continuums s’agrègent et donnent lieu à des séquences narratives, prises et reprises dans d’incessantes transformations.

10Prenons l’exemple de l’escarpin. Première occurrence : le personnage de X (Giorgio Albertazzi) est en train de raconter à A (Delphine Seyrig) leur deuxième rencontre, « l’après-midi du même jour ». X parle d’un groupe de personnes au milieu desquelles se trouvait A, et de leur conversation. L’image, cependant, nous montre une scène bien différente. On voit A qui s’éloigne de l’hôtel et arpente les allées du parc, seule, comme affolée. Alors qu’elle s’approche de la caméra, on s’aperçoit qu’elle boîte, et qu’elle tient l’un de ses souliers à la main. À ce moment, tout est encore très obscur, on ne sait pas pourquoi A s’est déchaussée. Le plan apparaît comme un lambeau isolé, sans signification.

11Deuxième occurrence : X raconte une histoire en voix off, tandis qu’à l’image il défie M (Sacha Pitoëff) autour d’une table de jeu. A, dit-il, aurait un jour cassé l’un de ses talons en marchant sur le gravier des allées du parc. Dans cette version, trois changements apparaissent. X, tout d’abord, est présent (« il a bien fallu que vous acceptiez mon bras pour vous soutenir »). Ensuite, A va vers l’hôtel, au lieu de s’en éloigner (« vous avez dû ce jour-là rentrer vos souliers à la main jusqu’à l’hôtel »). Surtout, X affirme : « Le talon était presque détaché ». Or, dans la première occurrence, le soulier que tient A paraît intact. On voit que, par une sorte de déformation continue, les différentes composantes de l’image sont reprises dans le récit oral, mais transformées et reconfigurées pour former un segment fictionnel cohérent.

12Troisième occurrence : A et X sont au bar de l’hôtel, plongé dans une semi-pénombre. X déclare qu’un jour, il est entré dans la chambre de A. Celle-ci, soudain, semble se souvenir. Une série de douze plans brefs, très lumineux, comme une suite de flashs, montrent A, debout au centre d’une chambre blanche et vide, un pied nu, en train de contempler son soulier, qu’elle tient à la main (image 1). Une bifurcation s’est produite : le motif de l’escarpin est désormais associé à la chambre de A.

13Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

14On peut considérer que, dans le film, cette bifurcation conduit à l’irruption d’une « catastrophe ». En topologie, les transformations d’un continuum mènent, pour finir, à une rupture de ce continuum. La théorie des catastrophes s’efforce ainsi de décrire des discontinuités qui peuvent se présenter dans l’évolution d’un système donné 

« Intuitivement, on admet que l’évolution globale d’un système se présente comme une succession d’évolutions continues, séparées par des sauts brusques de nature qualitativement différente »12.

15Prenons un espace substrat U. Un point x de U est dit régulier si, en tout point du voisinage de x dans U, le processus a même apparence qualitative qu’en x. En vertu de cette définition les points réguliers forment un ouvert dans U. Le complémentaire, fermé, de cet ouvert, est dès lors appelé le fermé des catastrophes. Tout point catastrophique z de ce fermé des catastrophes est tel qu’arbitrairement, près de z, il y a des points y appartenant à U où la morphologie n’a pas la même apparence qu’en z13. La catastrophe, ou rupture, se manifeste donc par un changement de morphologie.

16La bifurcation du motif de l’escarpin vers la chambre de A, dans Marienbad, produit bien une catastrophe, qui s’accomplit de la façon suivante : à la suite des flashes blancs on retrouve A, toujours dans sa chambre, pensive, entourée de nombreuses paires de chaussures (Image 2). Cette fois, elle est assise mais, là encore, l’un de ses pieds est déchaussé. Retour au bar de l’hôtel, avec une succession rapide de plans très courts : A, comme submergée par une vision horrible, recule, heurte une autre femme, et lâche son verre. Le plan suivant, en forte plongée, cadre les bris de verre par terre, au pied des deux femmes. La « catastrophe » s’est accomplie. Après coup, on comprend que la multiplication des chaussures constituait la première phase d’une sorte d’explosion, qui se « résout » dans l’éclatement du verre.

17Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

18Avec l’histoire du talon, X essayait d’amener A à se rappeler leur rencontre. Après la « catastrophe », les deux personnages semblent s’être mystérieusement rapprochés – comme par une reconfiguration de leurs « territoires » respectifs. Le film change d’axe. La chambre de A, jusque là absente du film, s’impose dans le récit à mesure que X tente de faire ressurgir le souvenir d’une nuit précise (« Un soir, je suis monté jusqu’à votre chambre… »).

19Marienbad est hanté par une question lancinante : que s’est-il passé ? Ce n’est pas seulement que les versions de A et de X se contredisent, c’est aussi, plus profondément, qu’on ne peut jamais être sûr, qu’on ne sait jamais trop comment les choses se sont produites. Le motif de l’escarpin montre bien cette incertitude : peu à peu, de façon presque imperceptible, les événements prennent corps, sans cesser de se transformer. L’image de A errant seule dans les allées du parc contient un élément incongru, discordant : le soulier, tenu à la main. Ce n’est, à ce stade, qu’une virtualité – mais cette virtualité pourra s’actualiser, en générant de nouveaux segments fictionnels. Au colloque de Cerisy de 1982, René Thom avançait l’idée qu’une application intéressante de la théorie des catastrophes dans le domaine philosophique résidait dans le fait qu’elle permet de proposer une description qualitative du passage du virtuel à l’actuel. Il explique :

« Il y a la notion, qui a été dégagée récemment par les spécialistes de géométrie analytique, de déformation plate maximale d’un germe d’ensemble analytique. Si on a un germe d’ensemble analytique, on peut le déformer en déformant ses équations. Il y a des restrictions – dites de platitude – à imposer à la déformation. Je ne peux pas m’y étendre ici, mais ceci permet de déployer toutes les virtualités contenues dans un germe dégénéré en un espace contenant des réalités moins dégénérées du germe initial. C’est là je crois une idée essentielle, sous-jacente à la théorie des catastrophes, l’idée aristotélicienne de la puissance du passage à l’acte, qui se trouve réalisée mathématiquement dans cet algorithme de déploiement d’un germe dégénéré en une famille de germes maximale14. »

20On peut caractériser ce modèle de la façon suivante : à chaque morphologie correspond une dynamique, dont elle est la projection. Notons que dans cette perspective le rapport entre actuel et virtuel est pensé en termes de mouvement. Chez René Thom, en effet, la place assignée par Aristote à ce qu’il appelle la « forme » est occupée par une dynamique ; la « matière », elle, est remplacée par l’espace-substrat sur lequel se projette cette dynamique15.

21En reprenant cette idée, nous appréhendons plus clairement les trajectoires qui animent la structure de Marienbad. Le film contient des virtualités qui donnent lieu à des processus d’actualisations successives ; ces processus se développent dans l’espace du film sans cesser de se transformer. Ainsi le « germe » de l’escarpin apparaît dans le parc avant de se projeter dans la chambre de A. L’association de deux éléments, le pied déchaussé et le soulier tenu à la main, fait surgir un premier récit, qui intègre une nouvelle composante, le talon cassé. Cette composante disparaît dans la chambre de A, le germe se déployant dans une nouvelle direction, celle de l’« essayage » (trouver chaussure à son pied). Mais tout se passe comme si la rupture du talon continuait, de façon souterraine, à travailler cette nouvelle séquence : la « menace » s’accomplit, les escarpins se multiplient, conduisant à l’éclatement.

22Le germe, enfin, engendre un dernier segment. Le récit de X, qui intervenait dans la bande-son, vient s’actualiser dans une image. A et X rentrent vers l’hôtel. Soudain A vacille, comme si elle se tordait la cheville. Elle s’appuie sur X. Il se baisse, la déchausse, et lui tend son soulier. On assiste à une sorte de validation du souvenir de X. Tant qu’il parlait, qu’il racontait, il ne faisait que donner sa version de l’histoire, une version que A était toujours libre de contester. Ici, en revanche, l’anecdote est présentée comme un « fait ». Cette stabilisation provisoire, cependant, ne survient que parce que d’autres éléments se sont déplacés. C’est le rapprochement de A et de X (par reconfiguration des continuums) qui a libéré cette dernière image, en créant les conditions de sa possibilité.

23Dans cet ensemble mouvant, avec ses projections, ses bifurcations, ses brusques décrochements, rien ne semble devoir se produire… jusqu’à ce qu’on découvre que les choses se sont bel et bien produites – que, de façon mystérieuse, ça s’est toujours déjà produit. L’analyse « topologique » de la structure de Marienbad révèle l’un des principaux enjeux du film : la question du passage à l’acte. C’est de la relation complexe, incertaine, qu’entretiennent l’actuel et le virtuel que naît cet étrange mouvement figé qui fait toute la puissance onirique de l’œuvre de Resnais et Robbe-Grillet.

Le hasard et la nécessité

24« Je connais un jeu auquel je gagne toujours. » C’est M qui parle. Il est debout, X est assis, les deux personnages se font face de part et d’autre d’une table, dans l’un des salons de l’hôtel. Troublé, X objecte : « Si vous ne pouvez pas perdre, ce n’est pas un jeu. » M lui répond : « Je peux perdre, mais je gagne toujours. » Il présente alors la version du jeu de Nim qui a été inventée par Robbe-Grillet. Les deux personnages s’affrontent… et M gagne la partie.

25Le dialogue, très intrigant, soulève la question de la place du hasard dans Marienbad. On a dit que, dans le film, l’émergence d’un continuum se fait par l’actualisation des réalités possibles d’une virtualité donnée. Au vu de cette première étape, on devine que le hasard est présent non seulement au niveau thématique, mais aussi au niveau structurel. Pour traiter ce problème, on s’inspirera de la « transformation du boulanger », qui permet de décrire comment le surgissement des catastrophes provoque la fragmentation des continuums. Prigogine et Stengers proposent une description simplifiée de cette opération : on prend un carré, qu’on étire pour former un rectangle. Ensuite, on rabat la seconde moitié du rectangle au-dessus de la première pour reformer un carré. L’opération peut être répétée autant de fois qu’on veut, et chaque fois la surface du carré est fragmentée et redistribuée16. Cette transformation, comme nous l’expliquent Prigogine et Stengers, se caractérise par une coexistence remarquable du « hasard » et de la « nécessité ». En effet, si l’on considère que le carré forme l’espace des phases, on voit que la transformation du boulanger transforme chaque point en un nouveau point bien déterminé ; mais si la succession des points engendrée par la transformation est déterministe, le système a aussi des aspects statistiques :

« Considérons par exemple un système décrit par une condition initiale telle qu’une région A du carré est initialement remplie de manière uniforme de points représentatifs. On peut montrer qu’après un nombre suffisant d’applications de la transformation du boulanger, cette surface, quelles que soient sa dimension et sa localisation, se trouvera fragmentée. Le point essentiel, c’est que toute région, quelle que soit sa dimension, contient en conséquence des trajectoires de types différents, les unes se séparant des autres chaque fois que la région est fragmentée. Ainsi, l’évolution d’un point est déterministe mais la description de l’évolution de toute région, aussi petite que l’on veut, a un caractère statistique17. »

26Prenons, dans Marienbad, le segment qui se forme autour de l’élément « photographie de A », et observons les étapes de sa fragmentation.

27Dans une première scène, au détour d’un couloir de l’hôtel, X montre à A une photo d’elle, comme preuve qu’il l’a effectivement connue l’année dernière. Elle nie, affirme ne plus se rappeler qu’il ait pris ce cliché. Il précise alors : « Vous refusiez, disant que ça vous mettait mal à l’aise. » Elle répond : « Oui, c’est vrai, j’avais raison. » On notera qu’elle ne dit pas : « Vous avez raison » ; la vérité qu’elle peut admettre n’est de toute façon pas celle de l’homme, elle ne peut être que la sienne.

28Quelques scènes plus loin, la voix off de X mentionne de nouveau la photographie. L’image le montre en train de discuter avec A, assis sur un banc du parc. Le dossier de ce banc est très particulier (une double rangée de carrés ouverts et chantournés), ce qui le rend très facile à identifier.

29La voix de X revient une troisième fois sur ce souvenir, quand surgit un plan de A en train de lire dans un salon. La caméra tourne autour d’elle pour arriver dans son dos, en plongée. On découvre alors, glissée dans les pages de son livre, la photographie dont parlait X. Un raccord dans l’axe nous permet de mieux voir l’image : la jeune femme est assise sur le banc que nous avions aperçu un peu plus tôt ; elle sourit à l’objectif.

30Cut, et les bords de la photo disparaissent, la scène s’anime. A, dans la même position, sur le même banc, est en train de rire tout en prenant la pose. L’homme entre dans le champ et s’avance vers elle. Il ne porte pas d’appareil photo.

31À ce stade, l’une des possibilités offertes par la photographie a été épuisée – elle a libéré un souvenir « tangible ». L’élément est alors repris dans un autre circuit, celui de M, et du jeu.

32Première scène : M entre dans la chambre de A, qui est sur son lit, occupée à écrire. Il se dirige vers le secrétaire et trouve la photographie. A feint de ne plus trop savoir quand ni par qui elle a été prise. S’ensuit un long enchaînement très confus, à l’issue duquel M tire sur A et la tue. Deuxième scène (précédée d’un long travelling sur des joueurs de cartes) : A va vers le secrétaire, ouvre un tiroir, et le trouve rempli de multiples exemplaires de la photographie. Troisième scène (précédée d’un plan où X et M s’affrontent autour d’une table de jeu [fichier intitulé nim11]) : A observe seize photographies (toujours les mêmes, toutes identiques) placées selon la disposition du jeu de Nim (Image 3).

33Tentons de réexaminer ces différentes étapes à partir du modèle de la transformation du boulanger. On considèrera que le segment fictionnel proposé par X constitue une petite « région ». À mesure que les transformations s’opèrent, la photographie se déplace et se trouve prise dans de nouvelles configurations. Le segment fictionnel de départ se fragmente : ses différentes composantes sont remaniées, et donnent lieu à des combinaisons imprévues.

34La première redistribution intervient lorsque la photo reparaît dans le livre de la jeune femme. Comment, pourquoi cette photo, que X gardait sur lui, est désormais en sa possession à elle ? C’est d’autant plus étrange que, dans le film, A et X sont situés sur des continuums distincts (pour X, il y a une « année dernière », pour A, il n’y en a pas). On voit que la photographie a migré, s’est déplacée de l’autre côté d’une ligne de fracture. À partir de ce moment, on peut dire que la photographie a quitté la nappe de X pour se retrouver sur la nappe de A (X sera rapidement évacué et « remplacé » par M).

35Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

36Une seconde transformation sépare la photographie dans le livre et la scène filmée qui lui correspond. On a sauté d’une nappe temporelle à une autre. Certaines composantes restent associées (la pose – le banc – le parc), d’autres ont été disjointes : X ne porte pas d’appareil photo, ce n’est donc pas lui qui a pris le cliché.

37À l’issue d’une troisième transformation, la photographie reparaît à un autre endroit : la chambre de A. L’image appartient désormais à un passé révolu – la jeune femme dit qu’il s’agit d’une « vieille photographie ». On relève deux changements. Tout d’abord, c’est au tour de M de découvrir la photographie (A semble toujours l’avoir connue). Ensuite, ce n’est plus X qui raconte, c’est A. Elle dit que la photo a sans doute été prise par un certain Franck. Elle cherche peut-être à détourner les soupçons de M. Il n’en demeure pas moins que le segment fictionnel initial est défait, complètement remanié. Dans ce nouvel agencement, la photographie devient un objet compromettant ; elle joue un rôle dans la jalousie de M. De façon très obscure, en effet, elle est prise dans une trajectoire qui mènera au meurtre de la jeune femme.

38Une dernière transformation opère une redistribution des éléments mis en place dans la chambre de A. M est évacué, A le remplace. Elle reprend le trajet qu’il avait effectué, de la porte au secrétaire, et c’est elle qui trouve la photo. On a noté que les deux dernières scènes voisinaient avec des plans mettant en scène des joueurs : la photographie est repassée sur un nouveau territoire, celui du jeu. Le processus de fragmentation qui avait défait le fragment initial se répercute désormais dans le traitement même de l’objet. En se mettant à proliférer, la photographie perd complètement sa signification première. Elle constituait une preuve unique, fragile, précieuse – tandis que les multiples tirages sont des éléments indifférents, qui ne servent qu’à exprimer les termes d’une combinatoire (dans le film, le jeu de Nim est formé avec des allumettes, des cartes à jouer, des jetons, etc.).

39Les jeux de cartes récurrents dans Marienbad renvoient bien, de fait, aux transformations qui travaillent la structure du film. Au gré des coupes, tous les éléments sont redistribués de façon aléatoire. L’exemple de la photographie de A le montre bien : les composantes de départ, à mesure qu’elles passent de part et d’autre des lignes de fracture qui séparent les continuums, se réorganisent dans des directions complètement inattendues. La fragmentation progressive des nappes et leur coexistence « spatiale » produisent, pour finir, des alternatives indécidables18 – X a pris A en photo / ne l’a pas prise en photo, A a cassé son talon / ne l’a pas cassé, M a tué A / ne l’a pas tuée, etc. Chaque fois, la partie peut reprendre, le jeu est relancé. En fin de compte, s’il y a du hasard dans Marienbad, c’est un hasard truqué : le jeu « gagne toujours ».

40Dans le film de Resnais et Robbe-Grillet, des éléments (objets, lieux, paroles) servent de cellules génératrices : ils sont répétés, repris, et, de proche en proche, ils s’agglomèrent, jusqu’à former de vastes nappes. L’enchaînement des séquences n’est donc pas déterminé par une logique d’action, mais par le développement des continuums. De même, les tensions qui traversent le tissu filmique ne sont pas créées par l’action, mais par la façon dont les différentes nappes s’affrontent. Dès lors, les événements ne sont jamais établis une fois pour toutes, figés ; au contraire « ils ne cessent d’être remaniés d’après leur appartenance à telle ou telle nappe de passé, à tel ou tel continuum d’âge, tous coexistants »19.

41Des « territoires » en constante transformation : l’approche topologique permet de mettre en valeur la dimension dynamique, mouvante, de la structure du film. De ce point de vue, elle complète de façon intéressante certaines recherches sémiologiques qui ont été menées à partir des récits de Robbe-Grillet, notamment le travail sur les téléstructures entrepris par Dominique Chateau et François Jost20. En effet, la mise en évidence des processus dynamiques qui travaillent l’organisation de Marienbad fait apparaître des enjeux esthétiques bien spécifiques. Ainsi, c’est à travers le mouvement de déformation qui régit le déploiement de ses motifs récurrents que le film fait intervenir la question du passage du virtuel à l’actuel. De même, la mise en œuvre du hasard dans Marienbad procède du mouvement de fragmentation des continuums, qui produit l’incessante redistribution des différents éléments dans de nouvelles combinatoires.

42Quelles conclusions tirer de l’étude du film de Resnais et Robbe-Grillet ? On découvre que la topologie permet de rendre compte de la composition d’un film en termes de déplacements, et cela non seulement parce qu’elle permet de mettre en évidence des processus dynamiques, mais aussi parce qu’elle nous fait considérer les rapports entre les différentes parties de l’œuvre dans une perspective spatiale, au-delà de la seule logique de leur succession temporelle. La lecture topologique est donc particulièrement propice à l’étude de films au sein desquels la linéarité chronologique est perturbée par des jeux de répétitions/variations et des systèmes de boucles narratives : la topologie fournit des outils de description qui permettent, en dernière instance, de repenser le lien intime qui s’établit, au cinéma, entre l’espace et le temps. On voit que le recours à des modèles scientifiques permet d’aborder utilement des œuvres très spécifiques, dont les enjeux échappent aux techniques d’analyse filmique plus traditionnelles. Les études cinématographiques se sont constituées, historiquement, en empruntant leurs méthodes à différentes disciplines dont la littérature, l’histoire et l’histoire de l’art. Le présent travail, qui se situe à la jonction de la philosophie et des mathématiques, montre qu’il existe un espace, aux confluents de l’esthétique et de la science, qui peut être exploré par la recherche en cinéma.

43Remerciements à Jean-Pierre Luminet

Notes de bas de page numériques

1 Le nœud borroméen est une chaîne à trois ficelles qui tiennent entre elles par une opération de nouage telle que si l’on coupe l’un des anneaux de la chaîne, tout se délie.

2 René Thom, Paraboles et catastrophes, Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie, Paris : Flammarion, 1983, p. 58.

3 Steven M. Rosen, A Topological Phenomenology of Space, Time, and Individuation, Amsterdam: Rodopi, 2004.

4 Cité par Alain Bergala, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome 1, Paris : Cahiers du cinéma, Éditions de l’Étoile, 1998, p. 607.

5 J’ai personnellement tenté cet exercice dans un article intitulé « Histoire(s) : narration et théorie des catastrophes », publié dans CinémAction, n° 109, 4e trimestre 2003.

6 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris : Minuit, 1985, pp. 155-164 et p. 169.

7 Pour une étude plus approfondie des trois premiers longs-métrages d’Alain Resnais, je renvoie à mon ouvrage : Alain Resnais, une lecture topologique, Paris : L’Harmattan, 2000.

8 « Topologie d’une cité fantôme : une approche catastrophique ou chaotique », in Catastrophes, discontinuités, ruptures, limites, frontières : 14èmes Journées de Rochebrune, Paris, École nationale supérieure des télécommunications, 2007.

9 Claude-Paul Bruter, Topologie et Perception, Bases philosophiques et mathématiques, t. 1, Paris : Maloine, 1985, pp. 65-66.

10 Claude-Paul Bruter, ibid., p. 40.

11 Claude-Paul Bruter, ibid..

12 René Thom, Paraboles et catastrophes, Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie, op. cit., p. 60.

13 René Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse, Paris, Union générale d’éditions, 1974, p. 9.

14 René Thom, » Exposé introductif », in Logos et Théorie des catastrophes, À partir de l’œuvre de René Thom, dir. Jean Petitot, Genève, Patiño, 1988, p. 39.

15 Krzysztof Pomian, « La philosophie de René Thom », in Logos et Théorie des catastrophes, op. cit., p. 327.

16 Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance, Paris : Gallimard, 1979, réédité en 1986 dans la collection « Folio essais », p. 329.

17 Ibid.

18 Cf. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 157.

19 Ibid., p. 158.

20 Dominique Chateau et François Jost, Nouveau cinéma, nouvelle sémiologie, Paris : Union générale d’éditions, 1979, pp. 137-193.

Pour citer cet article

Sarah Leperchey, « Des modèles topologiques pour l’analyse de film : quelques propositions sur la structure de L’Année dernière à Marienbad », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Nouvelles approches, Des modèles topologiques pour l’analyse de film : quelques propositions sur la structure de L’Année dernière à Marienbad, mis en ligne le 12 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4148.


Auteurs

Sarah Leperchey

Docteur en arts et sciences de l'art, et rattachée à l'équipe de recherche Cinéma et audiovisuel de l'umr 8218, institut acte, de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Enseigne aux universités Paris 1 et Paris Ouest-Nanterre-La Défense, et en bts audiovisuel. A publié deux ouvrages, Alain Resnais, une lecture topologique, L'Harmattan, 2000, et L'Esthétique de la maladresse au cinéma, L'Harmattan, 2011, ainsi que plusieurs articles dans des revues et des ouvrages collectifs.