Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Nouvelles approches 

Nicolas Thys  : 

De la physique relativiste dans les écrits de Jean Epstein : l’esthétique en miroir de l'histoire des sciences

Plan

Texte intégral

Au départ technique à vocation scientifique, passé ensuite au rang d’art et né à une période où les avancées scientifiques furent nombreuses, de l'invention des rayons X au développement des techniques de transports aériens, des problèmes de Hilbert en mathématiques à la physique relativiste d'Einstein, des découvertes de Pasteur à la psychologie expérimentale, le cinéma n’a pu échapper aux sciences et à leur rapide évolution. Parallèlement au développement de l’art et de l’industrie du film, les années 1915-1930 ont vu apparaître de nombreux critiques et théoriciens, souvent cinéastes, qui, tout en s’attachant à faire du cinéma un art, ne pouvaient s’empêcher d’en référer aux sciences. Jean Epstein est l'un des plus importants de ces cinéastes théoriciens et son œuvre témoigne de ce moment clé où la science connaissait une progression sans précédent.1

Jean Epstein : de la science au cinéma

Epstein a pour particularité d’utiliser dans ses textes un vocabulaire scientifique, plus ou moins prudemment mais toujours de manière intentionnelle. Jean Mitry, historien du cinéma et spécialiste des avant-gardes, le compare avec Eisenstein dans l’ouvrage qu’il consacre à cet autre grand cinéaste-théoricien.

« Epstein, comme Eisenstein, était un intellectuel dont la culture scientifique autant que littéraire était apte à cerner les fondements de l’expression cinématographique, tant il est vrai que ceux-ci ne peuvent être établis qu’à partir des données de la perception, auxquelles il faut ajouter les données mathématiques de la peinture, de la musique et de l’architecture.2 »

La particularité de Jean Epstein est d’avoir su mêler esthétique et science afin de témoigner des deux grandes révolutions qu’il voyait poindre :

en premier lieu, le tournant scientifique qui opérait depuis la fin du xixe siècle et dans lequel on peut inclure l’apport de la théorie des champs en mathématiques, mais surtout les textes fondateurs de la relativité générale par Einstein et les nouvelles conceptions de l’espace et du temps qui en résultèrent.

ensuite, ce qui deviendra le principal sujet de réflexion et d'activité d'Epstein, le cinéma. Avec ce dernier naît une possibilité d’enregistrer le réel et de le manipuler à l'aide du cadrage ou du montage, mais aussi de jouer avec les vitesses d'enregistrement et de projection ou les échelles de plan.

La carrière de Jean Epstein est multiple. Né en 1898, il a d’abord entrepris des études de mathématiques avant d’entamer des études de médecine et de devenir traducteur scientifique aux côtés d’Auguste Lumière. À ce propos, il écrit dans ses mémoires :

« Louis et Auguste Lumière étaient encore deux à avoir inventé le cinéma. Depuis, c’est Louis tout seul ou personne ou tout le monde. Il m’est difficile de cesser de croire qu’Auguste y a été pour quelque chose. Je le voyais souvent, soit à l’Hôtel-Dieu de Lyon, où j’étais sous ses ordres, soit dans ses laboratoires où, avec son extrême gentillesse habituelle, il m’avait chargé de lui traduire la presse scientifique étrangère. Un jour je m’enhardis à lui parler de cinéma, mais ce fut une déconfiture. Auguste Lumière tenait ces myriamètres de pellicule, qui déjà circulaient à travers le monde, pour la moindre raison de sa gloire d’inventeur, pour un résultat sans grand intérêt.3 »

Auguste Lumière, en effet, est est un inventeur et scientifique qui n’est ni intéressé ni convaincu par les avancées esthétiques de son cinématographe. De sa formation lyonnaise auprès d'un des frères inventeurs du cinématographe, Epstein recueille de nombreuses données scientifiques. Il lit beaucoup, notamment les dernières avancées de la physique d'Einstein. Son bagage ne lui permet sans doute pas de saisir pleinement les équations complexes de la relativité générale de 1915, mais il peut comprendre les concepts principaux qu'engendre la naissance de la relativité restreinte de 1905. Dès 1921, Epstein se met à écrire des articles et des essais sur le cinéma et l’esthétique générale, activité qu’il poursuivra parallèlement à ses fonctions de réalisateur jusque 1953, année de sa mort. Ces écrits ont donné lieu à l'époque à un grand nombre de textes tant élogieux que critiques ; on constate a posteriori qu’Epstein, cherchant à dégager certains principes fondamentaux du cinéma, tentent de l’élever au rang de machine philosophique.

Dans ses textes, qu’il soit direct ou indirect, le rôle de la science est central, et évoluera quelque peu au fil du temps et des lectures, notamment celle de Bachelard4. Contrairement à Eisenstein, dont le rapport aux sciences est également très important, Epstein, d'origine polonaise mais vivant en France, est au fait des nouveautés scientifiques et philosophiques et peut s’exprimer à leur sujet sans craindre de représailles politiques. Parmi ces découvertes figure la révolution relativiste dont il est nécessaire de rappeler brièvement certains enjeux.

Einstein et la relativité

En 1905, Einstein publie un article majeur intitulé Sur l’électrodynamique des corps en mouvement qui signe les débuts de la relativité restreinte. Cette théorie débouchera dix ans plus tard, en 1915, sur la théorie de la relativité générale, l’un des bouleversements scientifiques majeurs du xxe siècle. Loin de nous l'idée d’en proposer un résumé, même concis, ce qui est impossible dans le cadre de cet article ; nous n’en retiendrons que certaines conclusions générales importantes, nécessaires à la suite de notre propos.

Tout d’abord, cette théorie a modifié durablement l’idée qu’on se faisait alors de l’espace et du temps. Ces deux notions, qui étaient implicitement pensées comme absolues, c'est-à-dire indépendantes de toute mesure particulière, ont été repensées à partir d’Einstein en un espace et un temps propres à chacun. Pour la première fois en physique, la simultanéité de deux éléments devient relative, ce qui remet en cause le cadre même de notre appréhension de l’univers. Dès lors, il n’est plus question de penser le temps comme un temps universel, valable pour tout l’univers, mais comme un temps qui n’est défini que localement, s’adaptant à la vitesse de l’observateur.

La simultanéité, devenue depuis un lieu commun, était alors un concept majeur de la physique. Nous pensons pouvoir dire de deux événements, peu importe où ils se déroulent dans l’univers, s’ils sont ou non simultanés, ce qui est vrai jusqu’à un certain point. Considérons par exemple la photographie ou le cinéma. Lorsque nous filmons un paysage étoilé, nous avons l’impression d’observer chaque chose simultanément : la lune, les étoiles, les arbres, l’herbe, etc. Pourtant ce n’est pas le cas. Nous ne percevons en fait que des captations lumineuses d’événements qui se sont déroulés il y a plus ou moins longtemps. La célérité de la lumière est fixe, et équivaut approximativement à 300 000 km/s. Donc, si nous voyons une étoile située à 100 000 années-lumière de l'endroit où nous filmons, nous la voyons 100 000 ans plus jeune qu’elle ne l’est réellement. Il nous est donc possible de voir des étoiles mortes depuis longtemps.

Si ce phénomène était déjà connu, l’apport de la relativité générale est de prendre la célérité de la lumière, c'est-à-dire la vitesse de la lumière dans le vide, comme nouvelle constante de la structure de l’espace-temps. Elément fondamental car, selon Jean Eisenstaedt5, il nie la possibilité d’une ubiquité comme universalité du regard, don censé appartenir à Dieu et Dieu seul. Au fondement de la relativité, se trouve donc l’impossibilité de l’ubiquité et, par conséquent, la négation d'un regard divin et omniscient sur le monde. Le regard, au contraire, est sans cesse en décalage.

Attardons-nous sur un deuxième point important. Jusque-là l’espace newtonien était un espace en trois dimensions plus une, c'est-à-dire, pour simplifier, un espace fixe, constitué de trois coordonnées qui permettent de localiser n’importe quel point sur un repère donné auquel on ajoute une quatrième coordonnée temporelle totalement indépendante des trois autres. L’originalité de la théorie de la relativité est d’assujettir inextricablement l’un à l’autre cet espace tridimensionnel et le temps par la finitude de la vitesse de la lumière. Dans la relativité générale, l’espace deviendra donc l’espace atteint par quelque particule. En quelque sorte, on substitue à la notion de courbe celle de courbe parcourue, ou encore celle de droite à celle d’une « ligne de plus court chemin ». C’est la nouveauté qui marque particulièrement Epstein, celui-ci voyant dans le cinéma une révolution esthétique qui permet de sortir du cadre photographique pour y inclure du mouvement et une nouvelle perception du monde. Il écrit d’ailleurs explicitement que le cinéma est un art à quatre dimensions, la quatrième étant le temps, élément qui permet de dépasser les représentations picturales ou photographiques, et répète ainsi les principes de la physique relativiste et d’un univers physique tétra-dimensionnel.

La lyrosophie : de la science aux sentiments

Il ne fait pas de doute, compte tenu de son intérêt pour les sciences, qu’Epstein était au courant du débat qu’occasionnaient ces avancées scientifiques, et de la mutation profonde qui s’engageait alors dans les sciences et particulièrement en physique. Dans ses premiers articles, les références aux théories de la relativité restent fragmentaires, incluses dans une théorie encore en construction. Néanmoins, dans l’un de ses premiers ouvrages, La Lyrosophie6, une monographie publiée en 1922, la place accordée aux sciences et techniques dans sa pensée est non seulement importante, mais elle contient en germe ce qu’il développera par la suite.

Lorsque paraît La Lyrosophie, Epstein vient de réaliser un documentaire sur Louis Pasteur, son premier film, et il côtoie les cercles des avant-gardes cinématographiques aux côtés de personnalités comme Louis Delluc ou Germaine Dulac. Epstein, écrivain et cinéaste actif sinon confirmé, déjà animé d'une volonté de penser le cinéma et de le décrire comme un art spécifique, n'est aucunement philosophe. Pourtant, l'ouvrage est d'abord un essai philosophique situé au croisement entre l'esthétique, la philosophie des sciences et la métaphysique, et dans lequel le cinéma apparaît comme un épiphénomène.

La lyrosophie, notion inventée par Jean Epstein, symbolise la nouvelle connaissance poétique du monde. L’auteur constate du point de vue philosophique la faillite de la religion et prévoit la faillite de la science qui n’offre pas plus de certitudes. De plus, la science et la technique tendent à déshumaniser l’homme en présentant comme des menaces ce qui relève de l’émotion et de la sensibilité. Mais Epstein se demande si cet antagonisme entre l’insensible de l’ordre scientifique et le sentiment qui fait l’homme ne peut pas être dépassé avant d’annoncer une nouvelle ère « lyrosophique » qui serait une réconciliation de la science-raison et de l’émotion-sentiment.

En conclusion de son ouvrage, il écrit :

« L’esthétique à venir, je l’entends, moi, comme lyrosophie, c'est-à-dire l’espèce nouvelle de connaissance, naissant aujourd’hui du flanc de la science, sa mère, laquelle mourra de cet accouchement »7 ;

puis, dans l’incipit d’Intelligence d’une machine paru vingt ans plus tard, ce texte qui aurait pu poursuivre le précédent :

« L’image animée apporte les éléments d’une représentation générale de l’univers qui tend à modifier plus ou moins toute la pensée. Ainsi, de très vieux, d’éternels problèmes (l’antagonisme entre la matière et l’esprit, entre le continu et le discontinu, entre le mouvement et le repos, la nature de l’espace et du temps, l’existence l’inexistence de toute réalité) apparaissent dans un demi-jour nouveau.8 »

On retrouve dans ces deux citations, dont la première se situe dans le chapitre conclusif d'un texte qui brasse un grand nombre de domaines, quelques remarques significatives sur sa vision de la science, inséparable de l'esthétique, de même que sur sa pensée du temps et de l'espace dont les principes sont contenus dans le cinéma (« l'image animée »). Les termes utilisés font explicitement référence à Bergson ou Einstein. Ce n'est nullement un hasard puisque Epstein voit par exemple de la

« lyrosophie aussi chez les innombrables commentateurs des théories d'Albert Einstein »9.

Il prend surtout un point précis d’un travail qui fut l’un des premiers à confirmer la théorie de la relativité restreinte, la mesure de l’anomalie de l’avance du périhélie de Mercure, comme l’un de ceux associés à une émotion :

« Quand, étendu dans l’herbe un soir d’été, je baye aux étoiles »10.

L’émotion est donc déjà associée à la science, et c’est même de cette dernière qu’elle naît.

Rappelons que la théorie de la relativité, après avoir vécu une première heure de gloire entre 1905 et 1915, essuie par la suite de nombreuses critiques. Les deux objections principales concernent son manque de résultats concrets observables et son hermétisme. Sa complexité ne la rend accessible qu’à quelques spécialistes, et les bases mathématiques très ardues déplaisent à un grand nombre de physiciens qui se sentent exclus de la théorie d'Einstein. À plusieurs reprises, autour des années 1920 – c'est-à-dire au moment de la rédaction de la Lyrosophie – la relativité générale est disputée, aimée autant que détestée, par certains collègues d'Einstein. On lui reproche de ne pouvoir être décrite qu'en des termes relevant de la métaphore esthétique. Pour Ernest Rutherford, qui ne supporte pas Einstein, il s'agirait d'une théorie « n’intéressant que les esthètes. »11

A ce propos, Jean Eisenstaedt encore écrit :

« Elégance, harmonie, beauté intérieure, incomparable esthétique, c’est là l’expression de la séduction qu’exerce la théorie sur ses spécialistes qui ne cachent pas le plaisir que leur procure une théorie bien tournée. Que l’on s’en réjouisse ou que l’on s’en afflige, ce n’est pas pour rien que tant d’images de l’ordre esthétique sont utilisées pour qualifier la relativité générale. Indéniablement, elle a plus d’un point commun avec une œuvre d’art, une œuvre d’art plutôt abstraite, bien entendu : quand à la distance qu’elle met entre l’image première du phénomène et la représentation qu’elle en donne, quant au caractère révolutionnaire, radical de l’image du monde qu’elle inaugure12. »

Jean Epstein, lecteur de revues scientifiques et très informé, comme on l’a vu, des grandes avancées de son temps, a parfaitement conscience de ces discussions. En ce sens, dans son ouvrage, il reprend à son compte cette idée d'une science inséparable de l'esthétique et donc de sa terminologie. Ce qui est parfaitement clair lorsqu’il écrit ces mots :

« Il faut se rendre compte cependant que, quand l’espace et le temps nous permettent de juger dans un consentement universel, en dernier ressort, ce sont des jugements esthétiques que nous énonçons. »13

Par les concepts d’espace et de temps, Epstein reprend deux des concepts qui vont le plus évoluer en physique, et qu’il réutilisera plus tard en parlant du cinéma. De plus, dans cette citation, il semble s’amuser du reproche fait à Einstein par certains membres de la communauté scientifique, à savoir que cette science relève d’une esthétique et que seuls des critères d’élégance la rendent pertinente.

Il prophétise la venue d'une nouvelle esthétique née des ruines de la science et d’une science qui tend vers l’émotion. Il se situe alors au cœur d'un débat intense et d'une certaine histoire des idées de l’époque à la frontière entre l'art, en pleine effervescence avec l'apparition de nombreux mouvements nouveaux tant abstraits que figuratifs, et la science qui connaît elle aussi des avancées considérables dans plusieurs domaines : psychiatrie, biologie, mathématiques et physique.

De la même manière, Eisenstaedt explique – sur un ton certes emphatique, mais en des termes qui insistent sur l'importance de l'art, de la science ainsi que sur le renouveau et sur l'incompréhensibilité qui règne à l'époque tant dans le premier que dans la seconde :

« Ici, c’est la passion qui parle ; cette même passion, ce fanatisme, qui anime les petits-bourgeois et leur fait haïr ces tableaux, cubistes, dadaïstes, non figuratifs, du début du siècle. Ces petits-bourgeois qui se vantent de ne pas entendre l’art nouveau que les snobs applaudissent sans y entendre rien. L’incompréhensibilité n’est-elle pas la marque au revers de cet art-là ? Un label dont la relativité générale va donc souffrir, une manière de reléguer les relativistes dans un ghetto. Bref, la métaphore esthétique séduit alors chacun, opposant ou fervent, et nourrit bien des discours ; elle est au centre de l’idéologie dans laquelle baigne alors la théorie.14 »

Au début des années 1920, avant son exil en Bretagne, Epstein fréquentait ces cercles artistiques, et il ne pouvait ignorer cette « idéologie » qui voit les individus combattre la relativité comme d'autres (ou les mêmes) combattaient l'art nouveau dans lequel, assurément, le cinéma vient s'inscrire. Le cinéaste-théoricien, qui possède également une formation en médecine, et qui connaît et utilise au même titre dans La Lyrosophie les avancées de ce domaine, se place donc comme un acteur central de la période, en cherchant à réconcilier deux champs apparemment éloignés afin d'imaginer et de décrire une esthétique à venir.

En outre, il n’est pas impossible que la faillite de la science prévue par Epstein naisse justement de cette physique à double tranchant, adulée par certains qui voient en elle la mort d’une partie de la physique newtonienne, et décriée par d’autres qui ne la comprennent pas ou ne la prennent pas au sérieux. Cette époque qui aurait dû être une période de renouveau se traduit au contraire par un certain flottement scientifique – cela d’autant plus que l’Allemagne nazie et la Russie rejettent nombre de théories, au moins partiellement, pour des motifs idéologiques : la judéité d’Einstein pour les premiers, la relativité comme négation du principe d’unification pour les seconds. La faillite de la religion était déjà d’actualité d’un point de vue philosophique, notamment chez Nietzsche, l'une des grandes influences d'Epstein. Avec la relativité, telle que la perçoit le cinéaste-théoricien, l’idée d’un regard omniscient de Dieu sur le monde n’est plus concevable. Cette affaiblissement du religieux n’est donc plus simplement d’ordre métaphysique mais il s’origine aussi dans les répercussions philosophiques des nouveautés scientifiques.

Dans ce même texte, Epstein explique que la science est indispensable à la lyrosophie car, avant de mourir symboliquement, elle doit être le point de départ de sa nouvelle esthétique. La physique relativiste est l’une des références scientifiques majeures qui permettra à la lyrosophie d'advenir.

Le cinéma dans un nouvel espace-temps

Nous l'avons signalé, la théorie de la relativité générale a également ceci d’important qu’elle est prouvée mathématiquement par un ensemble d’équations complexes nées, non plus de la géométrie euclidienne qui a montré ses limites mais, au contraire, d’une géométrie non-euclidienne dite pseudo-riemannienne. Sans nous appesantir sur ces différentes géométries, signalons simplement que la géométrie euclidienne permet de penser notre espace sensitif, celui qui est nous directement accessible à l'aide de nos sens. À l’opposé, les géométries non-euclidiennes naissent de la négation du postulat d’Euclide selon lequel par un point extérieur à une droite donnée, on ne peut mener qu’une seule et même parallèle à cette droite. Le mathématicien Bernhard Riemann a ouvert la voie par son travail sur la géométrie différentielle à l’une de ces géométries non-euclidiennes, difficilement imaginable mais viable et qui dispose de lois propres. C’est à partir de cette géométrie qu’Einstein (avec l’apport de Marcel Grossmann et David Hilbert) a mis en place les fondements mathématiques de sa théorie de la relativité générale.

Son importance est capitale car, à l’aide d’un monde mathématique, c'est-à-dire abstrait et dénué de toute relation directe à la perception humaine, cette géométrie s’affranchit de nos représentations habituelles. Elle permet – cela n’a pas dû échapper à Epstein – d’expliquer certains phénomènes naturels et de parvenir à une représentation inédite du monde. C’est ce que tente également d’expliquer le cinéaste-théoricien en faisant de la science le point de départ d’une nouvelle esthétique. Cette « représentation générale de l’univers qui tend à modifier plus ou moins toute la pensée »15 déjà citée est donc double ; elle combine un art visuel nouveau et une physique nouvelle qui conduiront tous deux à une « nouvelle exploration du monde » comme il l’écrira dans Photogénie de l’impondérable16. Il ouvre d’ailleurs ce texte paru en 1935 avec ces mots :

« Dès maintenant, le cinématographe permet des victoires sur cette réalité secrètes où toutes les apparences ont leurs racines non encore vues »17.

Plus loin dans ce même article, il écrit, énonciation claire d’une reprise de la théorie de la relativité :

« Nous sommes assez habitués à la convention descriptive de la profondeur, pour pouvoir admettre que les trois dimensions spatiales de la réalité se retrouvent dans l’univers créé à l’écran. Mais la qualité spécifique du nouveau monde projeté est de mettre en évidence une autre perspective de la matière, celle du temps. La quatrième dimension qui paraissait un mystère, devient par les procédés du ralenti et de l’accéléré, une notion aussi banale que celle de trois autres coordonnées. Le temps est la quatrième dimension de l’univers qui est espace-temps18. »

Le cinéma, comme la physique d’une autre manière, plus raisonnée, permet d’expérimenter le temps et de le modifier. Pour Epstein, si le temps est la quatrième dimension du cinéma, elle n’est pas tant perceptible lorsque le temps défile à vitesse « normale » ou encore « absolue » que lorsqu’il y a accéléré ou ralenti, c'est-à-dire que lorsque le temps devient relatif, qu’il n’est plus donné comme tel mais au contraire propre au cinématographe en train de le fixer sur la pellicule, et permettant de mettre en lumière ce qui n’était que peu ou pas perceptible auparavant. On arrive donc dans un nouvel ordre de réalité qui permet à l’homme de saisir une continuité en quatre dimensions, alors qu’il n’est pas constitué pour cela.

N'oublions pas qu'à l'origine, le ralenti et l'accéléré proviennent d'expérimentations scientifiques sur le mouvement, et ce dès les origines du cinématographe. En développant le dispositif chronophotographique d'Etienne-Jules Marey, Lucien Bull, son disciple, parvenait déjà en 1904, soit un an avant la relativité restreinte, à réaliser des prises de vue à 4000 images par seconde, notamment les battements d'ailes d'un agrion et les différentes étapes d'une bulle percée par un projectile. La même année, un prêtre et physicien autrichien, August Musger, crée le premier dispositif cinématographique du ralenti qu'il présente trois ans plus tard. À l'origine dispositif scientifique, ce mécanisme s'est progressivement transformé pour donner lieu à de nouvelles formes plastiques et façonner l'esthétique cinématographique. Les films créés à partir des images de Lucien Bull sont considérés aujourd'hui autant comme des objets scientifiques qu'esthétiques. Né de la volonté d'analyser rationnellement les mouvements rapides, le ralenti étale à volonté

« ce que l'esprit n'a pas le temps de retenir, ce que l’œil n'a ni le temps ni le champ de voir d'une expression : les prodromes, l'évolution, la lutte entre les sentiments intercurrents qui composent enfin leur résultante ».19

On constate qu'entre La Lyrosophie et des textes plus tardifs, le sentiment reste un principe moteur et le cœur de la machine cinématographique ; il n'est donc nullement étonnant de voir, la même année un article intitulé « Le cinéma et les au-delà de Descartes »20 dans lequel Epstein reprend ces idées sur le ralenti et l'accéléré. Il conclut que le cinéma est un instrument de représentation « non cartésienne » sans se départir de références constantes à la physique d'Einstein.

Epstein, d’autre part, ne fait pas que théoriser sur des notions comme le ralenti. Ses théories sont régulièrement expérimentées au sein même de ses films. Citons, par exemple, La Chute de la maison Usher, un long métrage fantastique muet d'une heure cinq, sorti en 1928 et qui se situe au croisement de sa période parisienne et de sa période bretonne. Dès le générique, l'utilisation du ralenti est mise en évidence avec le nom d'un « opérateur de ralenti » spécialement embauché pour les besoin du film. En effet, dans cette adaptation libre de la nouvelle homonyme d'Edgar Allan Poe, les ralentis sont nombreux : ralentis des corps, des visages notamment qui semblent faire passer les êtres et les lieux dans un nouvel espace temps. Le procédé est d'autant plus fécond que l'atmosphère du film, très sombre, oscille entre la vie et la mort. Le ralenti nous transporte alors dans un « entre-deux », nous laissant percevoir autre chose que l'écoulement général du temps. Les plans où Madeleine, la protagoniste décédée, réapparait vêtue d'un habit blanc sur un fond noir vers la fin du film, jouent sur plusieurs dimensions. D'une part, l'opposition des couleurs où le gris transparaît à peine, laissant naître un univers où tout n'est que lumière ou absence de lumière. D'autre part Epstein expérimente une perte des repères spatio-temporels. L'espace n'est qu'un fond noir indistinct. Les seules teintes grises se retrouvent dans le contrechamp des plans de Madeleine, mais le visage de l'homme qui la voit, Roderick, son mari dans le film, est cadré en gros plan et entouré de volutes de fumée blanche, ne laissant pas la place à l'espace de s'étendre. Seule existe alors cette temporalité autre puisque montrée au ralenti, cette quatrième dimension qui nous apparaît comme différente de notre temps « absolu », comme s'il nous faisait entrer dans l'espace et la conscience de Madeleine, cette quatrième dimension dont il fixe le mouvement sur la pellicule.

Le cinéaste-théoricien continuera ses réflexions entre sciences, art et philosophie dans plusieurs autres textes, afin de montrer l’importance capitale de la théorie de la relativité générale dans son processus d’élaboration. L'intérêt des écrits d'Epstein est qu'ils s'inspirent des théories de la physique nouvelle sans la prendre comme un modèle absolu, mais comme l'un des fondements d'une pensée plus large, d'une vision du monde et d'une esthétique future probable. Il ne cherche pas à démontrer une pseudo-scientificité du cinéma pour imposer des idées non scientifiques grâce à des arguments scientifiques qui lui serviraient de preuves irréfutables. Au contraire, il joue avec l'idée d'une double métaphore esthétique et scientifique.

C’est donc implicitement seulement que Jean Epstein compare le cinéma et la physique relativiste. En tant que scientifique, il ne peut écrire par exemple que le cinéma est une machine einsteinienne, ni qu'il fonctionne comme la théorie de la relativité ; il considère simplement celle-ci comme une influence propre, et reprend certaines idées générales dont il perçoit les enjeux philosophiques, tout comme il le fera avec la médecine et la psychologie. Conscient de se situer au cœur des bouleversements majeurs qui ont succédé à la naissance du cinéma, Epstein voit dans celui-ci l’occasion d'un renouveau esthétique et intellectuel qui permet de penser et de percevoir l'espace et le temps d’une façon inédite. C’est ce dont il tente de rendre compte dans ses écrits, tout comme il rend compte d’un moment-clé pour la science et la philosophie.

Remerciements à Guillaume Laigle

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Sur Epstein et la façon dont la science est présente en filigrane dans ses écrits comme dans ses films, voir notamment Jean Epstein, cinéaste, poète, philosophe, sous la direction de Jacques Aumont, Paris, Cinémathèque Française/Musée du cinéma, 1998.

2 Jean Mitry, Eisenstein, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1978. p. 39.

3 Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, Paris, Seghers, 1974, t. 1, p. 30.

4 Sur Epstein et Bachelard voir : Eric Thouvenel, « “A toute intelligence, je préfère la mienne” : quand Jean Epstein lisait Gaston Bachelard », 1895 n° 62, décembre 2010, pp. 53-75.

5 Jean Eisenstaedt, Einstein et la relativité générale, Paris, CNRS éditions, 2002.

6 Jean Epstein, La Lyrosophie, Paris, Les éditions de la Sirène, 1922.

7 Ibidem, p. 219

8 Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, op. cit, t. 1, p. 255.

9 Jean Epstein, La Lyrosophie, op. cit, p. 197.

10 Ibidem, p. 131.

11 Ernest Rutherford, cité par Jean Eisenstaedt, op.cit, p. 203.

12 Ibid., p. 203.

13 Jean Epstein, La Lyrosophie, op. cit., p. 164.

14 Jean Eisenstaedt, Einstein et la relativité générale, op. cit., p. 204.

15 Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, op.cit, t. 1, p. 255.

16 Ibidem., p. 251.

17 Ibid., p. 249.

18 Ibid., p. 250.

19 Ibid., p. 253.

20 Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, Paris, Seghers, 1974, t. 2, p. 20-22.

Pour citer cet article

Nicolas Thys, « De la physique relativiste dans les écrits de Jean Epstein : l’esthétique en miroir de l'histoire des sciences », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Nouvelles approches, De la physique relativiste dans les écrits de Jean Epstein : l’esthétique en miroir de l'histoire des sciences, mis en ligne le 12 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4144.

Auteurs

Nicolas Thys

Doctorant en études cinématographiques à l'université de Paris Ouest Nanterre La Défense, et chercheur associé à la Cinémathèque française pour l'année 2012-2013 (bourse Siegel). Ses recherches portent sur les rapports entre sciences et cinéma, notamment dans l’œuvre de Jean Epstein et dans le domaine du cinéma d'animation. Auteur de plusieurs articles et communications sur ces thèmes. Membre du comité d’organisation du colloque Epstein qui se tiendra à Rennes fin 2013.