Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Nouvelles approches 

Roxane Hamery  : 

Science, surréalisme et réalisme ontologiqueRegards croisés autour des films de Jean Painlevé 

Plan

Texte intégral

De 1927, année de sortie de son premier film intitulé La Pieuvre, contemporain de sa fréquentation du mouvement surréaliste et des avant-gardes cinématographiques, à 1982 qui voit la réalisation de Pigeons du square, son dernier documentaire en hommage à Étienne-Jules Marey, Jean Painlevé (1902-1989) aura réalisé une vingtaine de courts métrages sur des sujets animaliers et d’innombrables bandes scientifiques qui auront servi les travaux des savants dans les disciplines les plus diverses (médecine, biologie, mathématiques, physique, etc.). Bien avant la vogue des documentaires animaliers à la télévision, il aura été de ceux qui les premiers auront porté à la connaissance du public des cinémas les images de la vie et l’explication des mœurs de nombreuses espèces aquatiques mais aussi de quelques autres créatures étranges comme, par exemple, le vampire (Desmodus rotundus) auquel il consacra, en 1945, un film demeuré célèbre. À une époque où le court métrage avait une place de choix dans les salles obscures, les réseaux de cinéma éducateur et les ciné-clubs, ses documentaires avaient fait de lui un réalisateur incontournable dont la notoriété avait encore été accrue par ses activités institutionnelles. Pour mémoire, rappelons qu’il occupa la Direction générale du cinéma à la Libération, fut Président de la Fédération française des ciné-clubs de la fin des années 1940 aux années 1960 ou encore fondateur, en 1931, de l’Institut de cinématographie scientifique (ICS) puis, en 1933, de l’Association pour la documentation photographique et cinématographique dans les sciences qui joua un rôle central dans la promotion du cinéma scientifique et la fédération des travaux des chercheurs à l’échelle internationale.

Parce qu’il mit sur pied des réseaux de diffusion majeurs pour la valorisation et la reconnaissance du cinéma scientifique, parce qu’il multiplia les conférences publiques dans les cinémas de la fin des années 1920 aux années 1960, parce qu’il écrivit beaucoup pour défendre son domaine d’activité et expliquer l’importance de ses travaux et enfin parce qu’il accorda un nombre considérable d’entretiens tout au long de sa vie, les articles qui lui furent consacrés dans les quotidiens nationaux ou régionaux comme dans les revues de cinéma sont extrêmement nombreux. Pourtant peu de ces textes sont des articles de fond : il s’agit essentiellement de chroniques retraçant ses activités, d’articles généraux commentant les succès remportés par ses films. Si, des années 1920 aux années 1960, le court métrage bénéficiait d’un circuit de diffusion plus important qu’aujourd’hui et si certains cinéastes avaient pu se faire connaître en oeuvrant dans ce domaine périphérique de la production courante, les critiques de fond, elles, restaient assez rares, de même que la place qui fut longtemps accordée à la forme courte et/ou au documentaire dans la presse comme dans l’historiographie du cinéma.

Cependant, des critiques comme André Bazin, Ado Kyrou et Henri Agel témoignèrent chacun de leur admiration pour le cinéma de Jean Painlevé dans des articles ou des parties d’ouvrages tout à fait essentiels dans l’établissement d’une pensée critique sur le cinéaste et son domaine d’exercice. Les contributions de Bazin, Kyrou et Agel furent écrites entre 1947 et 1958 et sont le fait d’auteurs de sensibilités forts distinctes. Publiés sur une période assez brève, ces trois textes sont pourtant intéressants à envisager du point de vue de leur proximité intellectuelle, puisqu’ils manifestent un intérêt commun pour le cinéma scientifique pensé dans sa relation au surréalisme, alimentant par là-même le débat autour de la question du réalisme ontologique, alors centrale dans les écrits sur le cinéma.

Le film scientifique : cet obscur objet du désir

L’article d’André Bazin, « Beauté du hasard, le film scientifique », paru le 27 octobre 1947 dans l’Écran français, est lié à l’actualité des manifestations de l’Association photographique et cinématographique dans les sciences qui organisait alors ses congrès annuels accompagnés de projections. Bazin y témoigne du succès rencontré par ces projections mais son article offre bien plus qu’un simple compte-rendu. Le critique y fait l’éloge de certains des films de Painlevé tel Le Vampire. Il dresse le portrait d’un cinéaste jugé incontournable et développe un argumentaire tout à fait personnel dans lequel le film scientifique (depuis Muybridge et Marey) est considéré comme l’essence du cinéma, en lien avec la question de l’ontologie qu’il théorise dans ces années-là. En raison de l’enjeu théorique qu’il y développe, Bazin choisira lui-même d’inclure ce texte dans le premier volume d’anthologie de ses articles, Qu’est-ce le cinéma ? en 1958, lui offrant ainsi une certaine postérité.

Le texte d’Ado Kyrou n’est pas un article mais un chapitre de l’ouvrage de 1952 intitulé Le Surréalisme au cinéma. Rédacteur à Positif, réalisateur de courts métrages et membre du mouvement surréaliste, Ado Kyrou est avant tout un érudit, qui élabore dans cet ouvrage personnel son propre panthéon cinématographique sur des critères de proximité avec les grands principes énoncés par André Breton. Dans « L’infiniment petit et le monde humide et mou », l’auteur dresse une rapide filiation entre ceux qu’il n’hésite pas à nommer des « poètes » (Painlevé ou le commandant Cousteau) car ils ont su révéler l’existence d’êtres étranges et mystérieux, matérialiser les fantasmes des écrivains et des peintres depuis Lautréamont. Parce qu’il fait voir l’invisible, qu’il rend sensible l’imperceptible, Kyrou voit dans le cinéma scientifique l’un des domaines d’expression privilégié du surréalisme au cinéma.

Dans Miroir de l’insolite dans le cinéma français, paru en 1958, Henri Agel ne cache pas ce qu’il doit à l’ouvrage de Kyrou, cité à plusieurs reprises. Le profil des deux auteurs est pourtant fort éloigné. Professeur de lettres très impliqué dans le mouvement des ciné-clubs, le catholique Agel pense en effet le cinéma sous l’angle de la spiritualité. Pour lui, la recherche de l’insolite est donc d’abord liée à celle des mystères de la vie, à la part invisible de l’existence. Abordant le cinéma scientifique aux côtés d’autres documentaires (ceux de Franju, Resnais, Rouch notamment), Agel entreprend dans ce chapitre intitulé « Rien que la vérité » de rassembler et de définir une production prétendument émancipée du recours à la fictionnalisation dans le but de démontrer que l’insolite au cinéma naît

« à force de serrer le concret, l’immédiat jusqu’ici victime des conventions du “réalisme”.1 »

Malgré leur diversité, ces trois textes possèdent une certaine proximité, d’abord très concrètement perceptible dans une tentation commune, tout à fait centrale, d’opérer des parallèles entre les films de Painlevé et les œuvres d’autres créateurs. Ces parallèles mènent vers trois directions principales : filiation directe établie entre Painlevé et les pionniers du cinéma (Muybridge, Marey ou Comandon), entreprise généalogique visant à rapprocher le réalisateur d’autres documentaristes (Franju, Resnais, Rouch, Cousteau) et enfin voisinages à priori plus étonnants avec des peintres ou des poètes (Bosch, Brueghel, Lautréamont, Klee, Jarry, Buñuel, Breton, Michaux, Ernst entre autres). Ces rapprochements ont d’abord le mérite d’évoquer au lecteur quelque chose de la tonalité, de l’ambiance si particulière des courts métrages de Painlevé. Mais ce besoin de relier ses films à d’autres productions artistiques ou intellectuelles, s’avère aussi une tentative de définition d’une œuvre inclassable dont les ambitions discursives et formelles répondent doublement aux exigences de la science et de l’art.

Certes, les films de Painlevé, qui se situent à la marge du cinéma scientifique comme à celle du documentaire ne trouvent que difficilement à se plier à une grille d’analyse prédéfinie et l’on comprend le besoin de ces auteurs de tracer une filiation, une généalogie, de pointer des relations de voisinages susceptibles d’offrir au spectateur, comme au lecteur, certaines clefs d’interprétation pour appréhender cette filmographie particulière. Plus que tout autre « genre » cinématographique, le film scientifique pose en effet des problèmes délicats à l’analyste qui en vient à s’interroger sur la part d’intentionnalité du réalisateur, son rapport et son apport à la création. Ces questions épineuses expliquent certainement pourquoi ces trois textes s’orientent rapidement vers des perspectives plus ouvertes. En effet, tous excédent la simple étude de films ou de personnalité pour aborder des questions plus vastes ayant trait à la définition du film scientifique, à sa proximité avec le surréalisme et plus globalement au cinéma considéré dans son essence.

Le surréalisme et la question ontologique

Admirant la beauté plastique des films de Painlevé, s’émerveillant de leur capacité à exciter l’imagination, le texte de Bazin s’inscrit dans l’élaboration de sa théorie du réalisme ontologique de l’image cinématographique qui prend corps dans les mêmes années. Dans la monographie que Dudley Andrew a consacré au critique en 1978 (1983 pour la traduction française), le chercheur américain avait déjà largement expliqué comment l’amour de Bazin pour les animaux, son intérêt pour les sciences de la nature (biologie, géologie surtout) et ses connaissances poussées dans ces domaines avaient non seulement orienté ses goûts cinématographiques vers le documentaire mais marqué aussi son langage et contribué à forger son idée théorique centrale de l’ontologie, Bazin empruntant aux sciences des mots, des idées, des concepts qui devaient nourrir sa pensée du cinéma. Il n’y a donc rien de surprenant à lire sous sa plume que le meilleur festival de l’année 1947 aura été le congrès du cinéma scientifique organisé par Jean Painlevé. L’attention portée à l’ensemble des films présentés, qui touchaient des sujets et des disciplines très différents, incite Bazin à poser comme piste de réflexion liminaire la question d’une possible définition du film scientifique en tant que genre :

« À la vérité les limites du “film scientifique” sont homothétiquement aussi indécises que celle du “documentaire”, dont on peut le considérer comme une branche simplement plus technique, plus spécialisée ou plus didactique. Mais, après tout, qu’importe ! L’essentiel n’est pas qu’on les définisse, les films “scientifiques”, mais qu’on les réalise.2 »

L’échec de cette tentative de définition n’est cependant pas un véritable écueil. La question du film scientifique comme genre strictement défini n’intéresse pas en réalité Bazin et n’est exprimée ici que pour pouvoir être dépassée, évacuée au profit d’une réflexion plus purement théorique qui rejoint et alimente sa conception du réalisme ontologique, formulée deux ans plus tôt dans un article demeuré célèbre, « Ontologie de l’image photographique ». Le fait que Painlevé soit donc cité dans le présent texte aux côtés de Muybridge, Marey ou Cousteau, et que ces documentaires soient envisagés en parallèle à d’autres films chirurgicaux ou techniques, indique donc que, pour Bazin, ce qui forme finalement la cohérence du film scientifique c’est sa nature de « révélateur » :

« Lorsque Muybridge ou Marey réalisaient les premiers films d’investigation scientifique, ils n’inventaient pas seulement la technique du cinéma, ils créaient du même coup le plus pur de son esthétique. Car c’est là le miracle du film scientifique, son inépuisable paradoxe. C’est à l’extrême pointe de la recherche intéressée, utilitaire, dans la proscription la plus absolue des intentions esthétiques comme telles, que la beauté cinématographique se développe par surcroît comme une grâce surnaturelle.3 »

L’art cinématographique selon Bazin serait donc le fruit de l’enregistrement optique d’un phénomène par la caméra qui ne se contenterait pas de le reproduire mécaniquement mais en dévoilerait aussi la puissance et la beauté :

« La caméra seule possédait le sésame de cet univers où la suprême beauté s’identifie tout à la fois à la nature et au hasard : c’est-à-dire à tout ce qu’une certaine esthétique traditionnelle considère comme le contraire de l’art.4 « 

De là Bazin en vient à citer le courant surréaliste et certains de ses représentants (Tanguy, Dali, Buñuel) qui tentèrent eux aussi par l’automatisme de leur pensée d’accéder à une forme de création basée sur le dévoilement, attentive surtout à rendre visible ce qui demeurait obscur (invisible, inconscient). À juste titre, Bazin conclut son article par Painlevé qui lui semble être le plus emblématique des scientifiques-cinéastes, le seul à avoir pris conscience de cette ubiquité fondamentale du cinéma, capable de fournir des documents à vocation documentaire et de figurer tout à la fois un univers débridé, plus riche encore que celui de l’imagination. La vérité cinématographique serait donc double. Ainsi en témoigne-t-il en citant l’exemple d’un film chirurgical réalisé par le docteur Thierry de Martel, Trépanation pour crise d’épilepsie bravais-jacksonienne, qui fut projeté cette année-là durant le festival. Bazin suggère par cet exemple que la pensée cinématographique de Painlevé se prolonge jusque dans ses choix de programmation. :

« C’est pour avoir bien compris que la plus habile trépanation pouvait réaliser deux postulats simultanés, incommunicables et absolus, à savoir : sauver la vie d’un homme et figurer la machine à décerveler du Père Ubu, que Jean Painlevé occupe dans le cinéma français une place singulière et privilégiée.5 »

C’est aussi le sentiment d’une proximité entre le cinéma scientifique et le surréalisme qui incite Ado Kyrou à consacrer un court chapitre de son volumineux ouvrage à cette question. Évidemment, ce passage n’a pas l’ampleur théorique de l’article de Bazin mais il participe pourtant du même élan de réflexion. En à peine plus de trois pages, l’auteur ne pouvait traiter de tout le cinéma scientifique, des origines au début des années 1950, de toutes les disciplines concernées, ni de tous les pays. Il prend donc le parti de s’en tenir à deux types spécifiques d’images : « l’infiniment petit et le monde humide et mou ». Aux côtés de Jacques-Yves Cousteau, Painlevé est qualifié de « poète de ce genre cinématographique6 », comparé encore à Paul Klee, Max Ernst ou Lautréamont.

Au contraire de Bazin qui avait envisagé le cinéma chirurgical en lien avec le surréalisme, Kyrou explique le choix de s’en tenir à l’échelle microscopique et au monde aquatique par une assertion simple :

« Le cinéma voit ce que l’œil humain n’atteint pas7 ».

Ces propos restrictifs laissent donc suggérer qu’il s’agit essentiellement ici d’imperceptible : trop petit, trop lointain, trop caché pour être perçu. Il va cependant de soi que les caractéristiques fantastiques du monde des unicellulaires ou des images agrandies à des échelles vertigineuses, comme celles des créatures cauchemardesques peuplant les fonds marins, doivent aussi beaucoup de leur « surréalité » à leur commune nature régressive, renfermant suffisamment de scandale pour justifier l’intérêt spécifique que leur porte l’auteur. Il faut aller chercher dans les premières pages de son ouvrage une explication plus approfondie du lien que Kyrou établit entre cinéma et surréalisme. La déclaration suivante :

« le cinéma est d’essence surréaliste8 »,

est complétée par ces propos :

« il est le moyen d’expression rêvé du contenu latent de la vie9 ».

Cet au-delà des apparences ne se réduit donc pas à la question de l’imperceptible, mais doit être entendu dans le sens, finalement proche de l’article de Bazin, d’une qualité proprement cinématographique à faire voir ce qui demeurait obscur, à l’œil comme à la conscience. Rendant visibles des êtres inconnus de la plupart des spectateurs, Painlevé est plus qu’un simple imagier, il ne se contente pas de concevoir un bestiaire étrange et fantastique, il ouvre

« les portes magiques d’un monde cruel et sans merci » qui nous montre que la terre est aussi peuplée de « bêtes apocalyptiques qui se meuvent curieusement selon leurs propres lois que nous ne pourrons jamais comprendre10 ».

Rendant visible un monde au-delà de l’imaginable, prouvant l’existence des êtres les plus incroyables par les seuls outils de la prise de vue, ces films sont d’essence surréaliste car ils tendent à faire se rejoindre les contraires. Réel et imaginaire se confondent là encore dans une même vérité cinématographique qui n’exclut cependant pas toute subjectivité :

« Les profondeurs marines et la goutte d’eau ne présentent qu’un intérêt minime (scientifique) si une vue personnelle, en l’occurrence celle de Painlevé et celle de Cousteau, ne choisissait et ne montrait, plus que le contenu manifeste. Il s’agit de poèmes cinématographiques.11 »

Comme Bazin avant lui citant Muybridge et Marey, Kyrou, dans ce chapitre, suggère une évolution. Son texte laisse en effet penser que les pionniers, scientifiques « purs » ( ici Jean Comandon ou l’Anglais Robert Watkins), avaient contribué à créer, presque involontairement, des sources d’émerveillement, de fascination et de poésie nouvelles, alors que des Painlevé ou Cousteau travaillent désormais en pleine conscience du potentiel imaginaire du cinéma. Ces cinéastes scientifiques affirment une subjectivité active ; ce sont donc des artistes mais d’un genre nouveau, des modernes, des techniciens, dotés d’un outil d’investigation de nature iconoclaste, la caméra, qui les débarrasse du poids de la tradition. Ni lui ni Bazin pourtant ne cherchent à préciser ce moment où le scientifique deviendrait cinéaste, où le savant se ferait sciemment poète. Il demeure donc quelque chose de paradoxal dans leur manière d’appréhender les films de Painlevé. Estimés certes pour leurs qualités formelles et d’imagination, ils représentent cependant surtout un idéal de cinéma « pur », une réminiscence des premiers temps du cinéma, l’un et l’autre commentant bien plus l’étrangeté des images « révélées » par le cinéaste que ses choix de création propres (cadrage, montage, composition musicale, écriture de commentaires poétiques ou humoristiques, etc.).

Henri Agel sera nettement plus précis sur les qualités de réalisateur de Painlevé, articulant étroitement étude du fond et de la forme. Malgré une orientation religieuse très marquée, sa définition de l’insolite n’est pas éloignée du surréalisme étudié par Kyrou ainsi qu’il l’explique dans son introduction. À partir de sa lecture d’Edgar Morin qui avait publié deux ans auparavant cet ouvrage essentiel qu’est Le Cinéma et l’homme imaginaire, Agel explique ainsi la dualité profonde du cinéma, art de l’irréel autant que du réel, et en vient, à son tour, à noter la similitude entre travail de l’imagination et processus d’enregistrement cinématographique :

« Imaginer, ce ne sera plus seulement se représenter à l’aide d’images ou même refaire en soi le monde, mais évoquer la réalité – au sens que prend ce mot quand on parle d’évocation magique –, la faire naître des épaisseurs où elle se cache, la forcer à se manifester au-delà des apparences. […] Tel est le pouvoir révélateur qui a été explicitement accordé à la poésie depuis plus d’un siècle. Or c’est précisément cette fonction que les premiers esthéticiens du cinéma (Canudo, Élie Faure, Jean Epstein, Abel Gance, René Clair) ont assignée au septième art.12 »

Partant de cette observation, Agel décrit différents domaines d’expressions de l’insolite au cinéma, les travaux des pionniers du film scientifique, tel Jean Comandon, offrant, selon ses mots, « une modalité d’insolite objectif13 ». Mais Agel explique ne pas pouvoir traiter de cette question comme il l’aurait souhaité, faute de place, renvoyant à un autre de ses ouvrages, Le Cinéma (1954), qui comprend un chapitre de deux pages consacré à cette période. Plus nettement que le suggéraient Bazin et Kyrou, il opère en effet une distinction entre les premiers scientifiques qui employèrent les techniques cinématographiques dans

« la proscription la plus absolue des intentions esthétiques comme telles14 »

et ceux qui, comme Painlevé, ont pris conscience de la force imaginative des images de la science.

Après avoir donc brièvement envisagé le film scientifique comme domaine privilégié à partir duquel approcher et définir l’insolite cinématographique, Agel prend le parti d’exclure de la suite de sa démonstration les images obtenues à partir de procédés optiques exceptionnels (permettant de voir l’invisible et de filmer l’imperceptible) car il semble y voir un excès de spectaculaire, susceptible de l’égarer :

« Les récents congrès de cinéma scientifique ont permis d’entrer dans l’intimité de l’infiniment petit et de vivre une aventure intellectuelle et esthétique dont les coordonnées échappent à nos mesures. Mais peut-être ce monde d’investigation échappe-t-il à notre propos, puisqu’il utilise des procédés exceptionnels de grossissement, de ralenti et d’accéléré. Nous nous limiterons à cet aspect du merveilleux cosmique dont la caméra nous découvre l’étrange beauté sans le secours d’appareils à comprimer ou dilater le temps.15 »

Choisissant d’ignorer les capacités optiques de la caméra qui l’émancipent de l’œil humain, Agel exclut de la sorte de limiter l’insolite à l’inédit, à la découverte de l’invisible, à un processus mécanique de transfiguration du réel. En germe dans le mystère profond des êtres et des choses, l’insolite ne trouverait d’ailleurs à s’exprimer que par le biais d’une sensibilité artistique particulière, comme dans L’Hippocampe de Jean Painlevé, sorti en 1936 :

« Il ne suffisait pas de photographier ce seigneur hiératique et dansant échappé d’un blason, d’un jeu d’échecs ou d’une navigation de légende pour obtenir une si belle qualité d’insolite. Le soin apporté aux éclairages, la savante lenteur du film, les cadrages discrètement mais efficacement ordonnés donnent à cette évocation une majesté poétique extraordinaire.16 »

Si Bazin dans son texte reconnaissait à Painlevé un regard particulier, Agel en revanche voit lui un créateur au sens plein. En témoigne de surcroît les lectures que tous deux font de son film sur le vampire. Selon Bazin Le Vampire ne serait qu’un « document zoologique » si Painlevé ne lui avait greffé des images empruntées au Nosferatu de Murnau qui le transmuent en « grande mythologie sanguinaire illustrée17 ». Agel, quant à lui, voit dans ce film des parti-pris forts, allant même jusqu’à regretter le parallèle avec le film de Murnau qu’il considère comme une amplification formelle contestable, proche de la boursouflure, car elle « altère la pureté de cette horreur18 ».

Quant à Painlevé, interrogé en 1984 sur l’article de Bazin, voici ce qu’il répondit lapidairement :

« Oui, Bazin a certainement raison mais c’est quand même le metteur en scène qui décide.19 »

Prolongements dans le discours du réalisateur : science, fiction et hasard cosmique

Ainsi que nous l’avons dit en introduction, Jean Painlevé aura beaucoup écrit tout au long de sa vie et se sera également volontiers livré à l’exercice de l’entretien. Ce n’est cependant que dans les dernières années de son existence – dans les années 1980 principalement – que ses propos rejoindront véritablement les questions développées par ses exégètes. La grande majorité de ses textes, publiés de la fin des années 1920 aux années 1960 principalement, portent en effet davantage sur des questions liées très directement et concrètement à sa pratique du cinéma, son expérience de biologiste ou ses activités de promotion du cinéma scientifique. Il expliqua notamment les choix méthodologiques gouvernant l’élaboration de ses films (entre recherche, enseignement et vulgarisation), exposa les risques d’erreurs encourus par le réalisateur et les moyens de se prémunir du faux dans le documentaire, relata la vie des animaux marins, témoigna de l’actualité internationale du film scientifique, décrivit les développements technologiques des appareils cinématographiques ou encore les techniques du cinéma d’animation qui le fascinaient. Faisant le bilan de sa carrière dans les années 1980, son discours se renouvellera donc et il continuera d’aborder ses thèmes de prédilection tout en éclairant de manière inédite, et souvent polémique, la question complexe de la création dans le cinéma scientifique. Ses textes et propos retranscrits dans des entretiens offrent une matière stimulante quoi que fuyante car Painlevé avait pour habitude, tant à l’oral qu’à l’écrit, de s’exprimer essentiellement par des formules contractées et synthétiques, jamais dénuées de provocation. Ce « franc-parler » ne doit cependant pas masquer l’importance de ses déclarations.

En 1986, il revient ainsi à deux reprises – au moins – sur les relations entre science et fiction :

« L’idée de base que toute science est fiction a été confortée pour moi ces dernières années par les films dits “de science-fiction” sous forme de débilité intégrale20. »

« À chacun sa vérité, on n’y peut rien. Chacun apporte sa propre vision des choses et j’ajoute qu’à ce titre le scientifique est un fumiste comme les autres. […] La science rame sur le lac de l’ignorance en s’éloignant des rives. La science est une fiction. Faire de la science-fiction est carrément inutile21. »

Derrière l’âpreté des propos à l’encontre des scientifiques, au-delà de la radicalité du jugement contre le cinéma de science-fiction, Painlevé formule de manière concise et essentielle tout le contenu latent de son cinéma, déjà relevé par nos trois critiques. Malgré sa proximité avec les surréalistes dans les années 1920, il avait peu interrogé auparavant ces questions. La plupart de ses textes sur le cinéma scientifique avaient en effet surtout pour vocation de donner une caution à une technique encore mal acceptée de beaucoup de savants en expliquant les méthodes de réalisation des films scientifiques et les risquent inhérents à ce type de production (difficultés et problèmes techniques, possibilités d’erreurs, etc.). Painlevé ne se hasardait à parler des effets cinématographiques qu’il apportait au traitement de ses sujets (choix d’une musique d’accompagnement, écriture de commentaires humoristiques ou poétiques, procédés de mise en scène ne respectant pas les conditions de vie réelles des animaux) que pour en démontrer la nécessité pédagogique, dans un but de vulgarisation. Par de telles déclarations, au contraire, il reconnaît – enfin – qu’au-delà des justifications apportées durant toutes ces années, autre chose était à l’œuvre dans ses films, une tension entre science et fiction, réel et imaginaire qui tendait à faire voler en éclat les frontières habituellement admises. C’est encore le sens du titre de l’un de ces deux articles : « scientifiques cinéastes et cinéastes scientifiques » qui dit bien la difficulté à se situer soi-même.

Demeurent cependant quelques « résistances » quand, dans l’entretien d’où sont extraits les propos de la seconde citation, il ajoute qu’avec les images du Nosferatu de Murnau insérées dans Le Vampire, il ne souhaitait que

« montrer que le vampire a donné lieu à bien des légendes absurdes…22 ».

Le réalisateur semble vouloir nier par ces mots l’évidente fascination qu’il put avoir pour le film de Murnau et réduire la portée de ce prologue, pourtant très éclairant sur les relations entre science et fiction comme Bazin et Agel le notèrent tous deux malgré leurs avis contradictoires.

C’est finalement la question du hasard qui donnera à Painlevé l’occasion de formuler l’un de ses postulats les plus surprenants. Autre grande notion surréaliste, le hasard dont Bazin avait déjà fait la pierre de touche de sa théorie sur le réalisme ontologique, nourrie et prolongée entre autre par sa vision du cinéma scientifique, survient ici pour définir une forme de cinéma pur, essentiel. Il faut en venir à la genèse du film sur les cristaux liquides (d’après les travaux d’Yves Bouligand) pour en expliquer l’origine et le sens. Admirant le travail du jeune compositeur François de Roubaix, Painlevé lui commanda en 1973 une musique de film, sans idée préconçue d’un sujet. Lorsqu’il mourut en 1975 dans un tragique accident, son père (le producteur Paul de Roubaix) confia à Painlevé l’enregistrement que son fils avait effectué. Déçu, Painlevé constata que la musique ne lui évoquait rien.

« Puis un jour ce fut l’éclair : les cristaux liquides […] ; de la première à la dernière image, sans montage, la correspondance éclata… Coïncidence cosmique.23 »

« Sur cent mètres de pellicule j’ai vu cette musique. J’appelle cela un “hasard cosmique”.24 »

« Et puis brusquement j’ai eu un éclair, j’ai eu des cristaux liquides devant les yeux et j’ai pris la dernière prise de vue que nous ayons faite avec Yves Bouligand – première image à la hauteur du premier son –, le synchronisme s’en est suivi. C’est ce que j’appelle un hasard cosmique.25 »

Évoquée à trois reprises au moins, cette histoire prend donc un relief tout particulier, comme si, parvenu à la toute fin de sa carrière (Transition de phase dans les cristaux liquides, « monté » en 1978, étant son avant dernier film), Painlevé avait accédé à une forme de création ultime, débarrassée de la trompeuse intentionnalité de l’auteur, comme les surréalistes purent en rêver en leur temps. Malgré son opposition aux déclarations antérieures de Bazin, qui concevait la question du réalisme ontologique par delà celle de la création personnelle, il semble donc que Painlevé ait lui aussi atteint, l’espace d’un film, cet idéal cinématographique d’essence surréaliste que le cinéma scientifique porte en germe.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Henri Agel, Miroirs de l’insolite dans le cinéma français, Le Cerf, Paris, 1958, coll. « 7e art », p. 150.

2 André Bazin, « Le film scientifique : beauté du hasard », L’Écran français, n° 121, 21 octobre 1947, p. 10.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Ado Kyrou, Le Surréalisme au cinéma (édition mise à jour), Le Terrain vague, Paris, 1963, p. 35.

7 Ibid.

8 Ibid., p. 9

9 Ibid., p. 12

10 Ibid., p. 36.

11 Ibid., p. 37.

12 Henri Agel, op. cit., p. 10

13 Ibid., p. 162.

14 André Bazin, op. cit.

15 Ibid., p. 162-163.

16 Ibid., p. 163-164

17 André Bazin, op. cit.

18 Henri Agel, op, cit., p. 164.

19 Éric Fournier et Philippe Picard (entretien réalisé par), « Jean Painlevé. Tous les animaux », Admiranda, n° 4, 1989, « Le jeu de l’acteur », p. 64.

20 Jean Painlevé, « Scientifiques cinéastes et cinéastes scientifiques », dans Jean-Jacques Meusy (dossier réuni par), « La Science à l’écran », CinémAction n° 36, avril 1986, p. 64.

21 Philippe Jérôme (propos recueillis par), « La science est une fiction… », Patriote Côte d’Azur, 28 novembre 1986, p. 16.

22 Ibid.

23 Jean Painlevé, Les documents cinématographiques, Paris, 1991, p. 28.

24 Philippe Jérôme, op. cit.

25 Denis Derrien et Hélène Hazéra, Jean Painlevé au fil de ses films, n° 6, La Sept, 1988. Portrait documentaire en 8 épisodes.

Pour citer cet article

Roxane Hamery, « Science, surréalisme et réalisme ontologiqueRegards croisés autour des films de Jean Painlevé  », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Nouvelles approches, Science, surréalisme et réalisme ontologiqueRegards croisés autour des films de Jean Painlevé , mis en ligne le 12 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4142.

Auteurs

Roxane Hamery

Maître de conférences en études cinématographiques à l'université Rennes II. Ses travaux portent notamment sur le cinéma scientifique. Auteur de plusieurs articles et communications et de Jean Painlevé, le cinéma au cœur de la vie, pur, 2009. Ses travaux les plus récents sont consacrés au réseau des ciné-clubs et aux questions de la réception du cinéma dans la sphère de la justice en France après la Seconde guerre mondiale.