Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Représentations 

Charles-Antoine Courcoux  : 

Neo ou la matrice d'intelligibilité d'un nouveau rapport de l'homme à la technologie

Plan

Texte intégral

Lorsque on envisage le cinéma américain contemporain dans sa relation à la technologie, il apparaît traversé par un paradoxe qui devient plus flagrant dès lors qu’on le considère dans le cadre de productions de science-fiction ou à l’aune d’une perspective gender. En effet, tandis que les récits de science-fiction actuels tendent à construire la suprématie masculine de leurs héros via l’instauration d’un rapport antagoniste à la technologie, les films qui véhiculent ces représentations de genre reposent, quant à eux, plus que jamais sur l’innovation technologique et l’engouement qu’elle est susceptible de susciter. Cette contradiction entre un discours technophobe et la part prise par les avancées technologiques dans sa mise en image est particulièrement évidente dans des réalisations telles que 2001 : A Space Odyssey (1968), Westworld (1973), Logan’s Run (1976), Star Trek (1979), la série des Terminator (1984-2009), les trilogies de Star Wars (1977-2005) et de The Matrix (1999, 2003), I, Robot (2004), War of the Worlds (2005) ou Avatar (2009)Elle est d’autant plus intéressante que, comme l’a fait remarquer Vivian Sobchack, la question de la technologie imprègne la production hollywoodienne de part en part :

« En tant qu’industrie et institution capitaliste d’envergure, le cinéma américain a incorporé de façon croissante les nouvelles technologies électroniques au sein même de ses modes de production, de distribution et d’exploitation. Et, en tant que médium symbolique dont la fonction est la représentation, le cinéma américain a aussi de plus en plus articulé les nouveaux sens et les nouvelles sensibilités générés par ces technologies, ainsi que la transformation spatiale et temporelle qu’elles induisent de l’expérience contemporaine.1 »

Dans le cinéma étasunien, la relation entre l’homme et la modernité représenterait donc un aspect décisif à plusieurs égards : comme enjeu narratif plus ou moins saillant ; en tant qu’expression attractionnelle de la rencontre entre l’humain et les technologies qui rendent sa figuration possible à l’écran ; et puis comme binôme constitutif du dispositif cinéma, compris comme l’agencement des rapports instaurés entre le sujet percevant et la machine par le truchement de la représentation. Enfin, cette contradiction s’exacerbe à des périodes où l’essor technoscientifique participe de façon accrue aux mutations du médium lui-même : produit de l’ère industrielle en ses premiers temps, le cinéma apparaît effectivement, depuis une quinzaine d’années, résolument marqué par les avancées de l’ère postindustrielle, que ce soit au plan de la production (caméras digitales, images de synthèse, montage virtuel), de la distribution (DVD, VOD, HDTV, digital cinema package), de l’exploitation (DTS, projection numérique, 3D, etc) ou de l’archivage (LTO). Afin de saisir ce qui se joue dans cette contradiction, je l’interrogerai à partir de l’analyse du cas emblématique du personnage de Neo (Keanu Reeves) dans The Matrix (1999). Il s’agira d’explorer la façon dont The Matrix thématise les potentialités déstabilisatrices que les technologies postindustrielles recèlent pour l’identité masculine afin d’identifier le rôle que joue le cinéma de science-fiction dans la régulation de ces effets disruptifs. Je postule ainsi que c’est surtout à la masculinité dominante que l’innovation technologique pose problème, dans la mesure où la dimension « contruite » de la technologie est toujours susceptible de rappeler que le genre (gender) est aussi une construction (sociale et culturelle) qui ne peut pas, en tout état de cause, se prévaloir d’une supériorité de nature. Sur le plan de la méthode, mon analyse s’appuiera sur la conception connellienne de la « masculinité hégémonique »2, qui suppose justement que pour accéder à une forme légitime d’autorité sociale, l’individu masculin doit réussir à naturaliser cette prépondérance de genre : sa performance genrée doit être apte à faire passer du politique pour de l’ontologique.

Précisons que j’ai choisi de me pencher sur The Matrix d’abord en raison de la posture technophobe de son héros, dans le sens où son triomphe procède d’une récusation de toute prééminence technologique. Ensuite, le film des frères Wachowski a surtout été salué pour ses prouesses techniques. Lors de la cérémonie des Oscars du 26 mars 2000, The Matrix a en effet raflé les quatre statuettes « techniques » pour lesquelles il avait été nommé : meilleurs effets spéciaux, meilleur son, meilleur montage sonore, meilleur montage. Enfin, le film est aussi réputé pour avoir été à l’origine de la popularisation d’un effet spécial, surnommé « bullet time », dans le cadre duquel l’action peut être figée ou ralentie, tandis que la caméra reste libre de la saisir sous tous les angles. Le discours technophobe de The Matrix est donc d’autant plus propre à surprendre qu’il s’articule à une réalisation résolument technologique, appréhendée et même ovationnée comme telle.

La Matrice d’un nouvel ordre masculin

Rattaché au genre de la science-fiction cyberpunk, The Matrix raconte l’histoire d’un informaticien (Keanu Reeves) partagé entre son travail de programmateur le jour, qu’il exerce sous le nom de Thomas Anderson, et son activité de hacker la nuit, conduite sous le pseudonyme de Neo. En proie à un malaise indicible, Neo est contacté par un groupe de rebelles qui cherche à le recruter. Son leader, Morpheus (Laurence Fishburne), est persuadé que Neo est « l’élu » (the One), le sauveur appelé à libérer les humains de la prison technologique qu’est la Matrice. En effet, comme Morpheus le lui fait découvrir avec l’aide de Trinity (Carrie-Anne Mosse) une fois qu’il les a rejoints, le monde dans lequel Neo vit n’est qu’un programme informatique aux vertus hallucinatoires, connu sous l’appellation de « Matrice ». Cette Matrice constitue l’instrument de domination d’une intelligence artificielle qui s’est émancipée de la tutelle des hommes et qui lui permet de se nourrir de leur énergie.

Comme je l’ai postulé, la prise de conscience du personnage de Neo, qui intervient à l'issue du premier quart du récit, renvoie de façon sous-textuelle au constat d’une masculinité dont l’hégémonie a été profondément disqualifiée par l’autonomie des machines. À ce titre, le renversement des rapports de pouvoir  le fait qu’un homme blanc de classe moyenne se retrouve au bas de l’échelle sociale, supplanté sur le plan du genre (Trinity), de la race (Morpheus), de la classe (Cypher) et de la force (Smith)  est corrélé à l’influence diffuse d’une technologie numérique (la Matrice) qui, à l’image du cyborg protéiforme de Terminator 2, met à mal la « différence ontologique » des sexes en manifestant une aptitude à créer du masculin (les agents) à partir d’une technologie connotée comme féminine. Le rapport conflictuel entre Neo et la Matrice concrétise de ce fait une crise d’identité de genre qui forme, en creux, le nœud symbolique de l’intrigue que le récit va avoir à dénouer. A ce titre, le film donne l’occasion de voir que la Matrice a non seulement infantilisé les hommes (elle les a réduits à des fœtus en état de sous-motricité fonctionnelle), mais qu’elle les a aussi féminisés, dépossédés de la capacité d’agir et de la singularité qui fondent habituellement leur masculinité. Rapportée au personnage principal, cette double menace de féminisation et d’infantilisation se manifeste de plusieurs manières, que ce soit par les réprimandes que son supérieur hiérarchique fait à Neo, l’omniprésence des machines ou, de façon plus allusive, par la dimension fragmentée que lui confère son identité clivée, partagée entre ses faces « officielle » (Thomas Anderson) et « officieuse » (Neo).

Mais surtout, la Matrice est représentée comme un espace enclin à féminiser le corps. Ce danger s’explicite de façon littérale au terme d’une scène d’interrogatoire à l’imagerie particulièrement dérangeante. Neo est fait prisonnier par les agents vers le début du film et est emmené dans une salle où il se voit sommé par Smith d’opter pour son identité de programmateur aux dépens de celle de hacker. Refusant d’obtempérer, le personnage est châtré au plan symbolique par la suppression spontanée de sa bouche

Image n°1

Puis il est immobilisé de force par deux agents sur une table, comme dans une scène de viol, et inséminé via l’introduction, par le nombril, d’une sorte de petit cylindre électronique qui se mue en un insecte gluant au moment de le pénétrer.

Image n°2 a et b

Cette entité, qui constitue déjà une transgression entre le technique et l’organique, redouble cette infraction en mettant à mal l’intégrité corporelle du protagoniste. Assimilé à un cauchemar dont il se réveille aussitôt, cet épisode de viol et de fécondation du corps masculin s’avère pourtant avoir eu lieu, puisque quelques instants plus tard Trinity sonde le ventre de Neo afin de vérifier qu’il ne contient pas de « bug ». Créant une nouvelle équivalence entre intrusion technologique et grossesse abjecte, la scène montre le protagoniste en train de se faire débarrasser du corps étranger qui lui avait été implanté grâce à un dispositif technique dont l’écran échographique renvoie à une procédure d’avortement. On peut dès lors avancer qu’en se trouvant tour à tour réprimandé, menacé, humilié, fragmenté, violé, castré, paralysé, fécondé dans le premier quart du récit, le personnage de Neo est montré d’entrée de jeu comme un individu masculin que la société postindustrielle a privé de tout pouvoir réel.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Afin de réaffirmer sa « masculinité hégémonique », Neo doit donc, à partir de là, entamer une quête qui lui permette d’exposer le caractère inné de sa supériorité physique et morale sur les machines et surtout de rétablir la différence des sexes que celles-ci mettent en cause. Ce dernier aspect peut même être considéré comme la pierre angulaire de la quête du protagoniste. On a évoqué la façon dont la technologie niait, au sein de la Matrice, la différence des sexes sur le plan du corps de Neo. Mais en quoi la Matrice met-elle en cause de façon plus large la distinction dyadique des sexes ? Dans sa représentation dépréciative de la technologie, The Matrix recourt à deux des principaux modes de figuration qu’elle connaît. Tandis qu’au sein de la Matrice, les machines prennent l’apparence hypermasculine de l’agent Smith, hors de la Matrice, les machines « retrouvent » les traits hyperféminins d’engins monstrueux, aux membres multiples et démesurés, évoluant dans un environnement à leur image : abject et aqueux, rempli de bulbes placentaires et de bêtes indescriptibles. On peut donc considérer cette double représentation genrée de la technologie, dans et hors de la Matrice, comme l’expression d’un seul et même problème, c’est-à-dire appréhender son premier mode de figuration genré, l’agent Smith (la machine hypermasculine), à la manière d’une tentative de refoulement du second, la Matrice (la machine hyperféminine). Les agents peuvent être en effet tenus pour des entités qui enfreignent la séparation des sexes, dans la mesure où ils peuvent prendre la place de n’importe quel individu au sein de la Matrice. Mais il ne faut pas oublier que les agents sont avant tout des programmes inféodés aux machines. Vus sous cet angle, ils apparaissent donc aussi en tant que manifestation de technologies décrites comme fondamentalement féminines, et qui, en raison de leur nature artificielle, refoulent cette féminité originelle en se faisant passer pour des entités masculines par le biais de la « Matrice ». L’intelligence artificielle qui pilote les machines est donc une instance qui, grâce à la Matrice, travestit le monde et les lois qui le régissent afin de pouvoir créer les conditions de sa masculinisation. On peut par conséquent en déduire que le principal dessein de la quête de Neo devrait consister à recréer les conditions d’une hégémonie masculine en exposant la consubstantialité pathologique du technologique et de l’organique, soit la nature « malade » et unilatéralement féminine des agents et donc de la Matrice.

Dans le système du film, un tel projet s’articule à un jeu d’alliances et d’oppositions vis-à-vis des différents personnages, grâce auquel s’instaure un partage hiérarchisé entre le positif et le négatif, le maîtrisé et l’excessif, le masculin et le féminin, une dichotomie qui autorise in fine le protagoniste à se positionner « naturellement » au sommet de la pyramide sociale. De ce point de vue, il est intéressant de relever que si Morpheus et Trinity sont les deux principaux vecteurs de l’accession du héros à l’hégémonie masculine, ils n’en demeurent pas moins, en raison de leurs identités ethnoraciale et de genre respectives, des personnages par rapport auxquels Neo se doit également de prendre l’ascendant. Autrement dit, s’il veut s’exhiber comme la norme non construite en matière de masculinité blanche, de classe moyenne, le héros doit non seulement prouver sa supériorité face aux machines, mais aussi face aux femmes, aux Noirs et aux représentants des couches modestes de la société.

Dans le cas de Morpheus, cette opération de verticalisation des rapports de pouvoir est entreprise par Neo à la faveur de la séquence dans laquelle il sauve sa figure paternelle des agents qui l’ont fait prisonnier. En revanche, si Neo vole aussi au secours de Trinity dans cette séquence, il faut noter que son action ne suffit pas à parachever sa prise d’ascendant sur elle. Trinity est effectivement montrée dès la première scène du film comme une combattante d’exception, une femme puissante et agile avec laquelle seuls les agents rivalisent. De sorte qu’elle apparaît d’emblée en tant qu’instance de dénégation de la différence des sexes, un personnage coriace et androgyne dont les compétences invalident relativement le caractère ontologique de la suprématie masculine par rapport aux femmes. Si ce trait est souligné par la résistance spectaculaire qu’elle oppose aux policiers dans la séquence inaugurale (qui fait d’elle, pendant un temps, le seul « héros » du film), il l’est aussi par l’assurance que lui confèrent le caractère suggestivement sado-masochiste de sa tenue en cuir noir, la pluralité que connote son nom, son ton de voix posé, son regard désinhibé ainsi que le style de ses cheveux courts, plaqués en arrière. Ce qu’il y a d’inquiétant au fond pour Neo, en regard des deux actualisations principales de la féminité auxquelles le film le confronte – Trinity et la Matrice (si on exclut l’Oracle) –, et en particulier si l’on considère l’attirance qu’il éprouve à l’endroit de Trinity et de la technologie, c’est leur propension décrite comme perturbatrice à ne pas se conformer aux codes usuels de la féminité qui garantissent la possibilité d’existence de son identité masculine.

Dans le cas de Trinity, sa subordination au pouvoir du héros passe finalement par la mobilisation du schéma familier de la romance hétérosexuelle. A la fin du film, Neo est sur le point d’échapper aux agents lorsqu’il se fait froidement abattre par Smith. À ce moment, Trinity, qui se trouve devant le corps réel de Neo, fait une déclaration qui change radicalement le cours des événements. Ayant déjà adopté une attitude plus conforme à ce que la culture étasunienne désigne comme « féminin », veillant à lui prodiguer des soins pendant qu’il combat, elle lui déclare qu’il ne peut pas mourir parce que l’Oracle lui avait prédit qu’elle tomberait amoureuse de l’élu et qu’elle est amoureuse de lui. À ce syllogisme, elle ajoute que si elle a différé cet aveu, c’est parce qu’elle en avait peur. S’ensuit un baiser décomposé en trois plans, qui, à la faveur d’une rupture de la règle classique des 180°, d’un jaillissement intense d’étincelles et de l’adjonction d’une musique clairement lyrique, souligne le caractère extraordinaire de la résurrection de Neo et la reconfiguration verticale des rapports de pouvoir qui s’opère simultanément

Image n 3

C’est donc la réintroduction de la norme hétérosexuelle et une attitude de repentance féminine dans le récit qui crée les conditions de la restauration de la masculinité toute-puissante. Réassignée à une posture plus sentimentale et vulnérable, Trinity redonne vie à Neo par son aveu et sa foi, lui permettant enfin d’occuper la place démiurgique qui lui était promise depuis le début du récit.

Neo est repourvu de sa puissance d’agir grâce à l’adoption d’une identité plus conventionnellement féminine par Trinity, comme il l’a été auparavant via l’élimination miraculeuse de Cypher et la subordination de Morpheus. Il peut alors, finalement, percevoir les agents et la Matrice pour ce qu’ils sont : une seule et même entité technologique uniforme, constituée d’une série contiguë de fines colonnades de codes verdâtres dont la fluidité organique trahit leur nature fondamentalement féminine

Image n 4

Le héros ne s’y trompe pas du reste, puisque après avoir arrêté d’un mot les balles qui filaient sur lui, il constate dans un plan subjectif la dimension foncièrement fluidique et construite de cet univers, l’indistinction matérielle entre les agents et leur ancrage situationnel. Prenant conscience de la dimension « féminine » de ses ennemis, il fonce alors sur Smith et le pénètre tout entier par l’abdomen, inversant ainsi l’acte de violation et d’insémination féminisant perpétré sur lui au début du film3

Image n 5

Cette pénétration de Neo produit une tension entre un masculin authentique et un masculin travesti qui révèle rapidement l’aspect abject de l’agent. The Matrix contraste ainsi l’unicité toute-puissante de l’armure corporelle de l’être masculin avec la fébrilité d’un agent dont l’hypermasculinité violente n’était en fait qu’une illusion technologique, le signe outrancier de ce qui en fin de compte apparaît comme une incapacité à véritablement refouler sa féminité.

Dans ce registre, la mise en relation de la première et de la dernière séquence du film est encore plus évocatrice. The Matrix débute par une pluie verticale de codes avec un échange verbal en voix off entre Trinity et Cypher. La dernière séquence du métrage reprend cette composition visuelle, mais en substituant la voix de Neo à celles de la femme et du traître. De plus, cette fois, la cascade de codes s’interrompt sous le coup du discours en voix-over du personnage et l’expression « SYSTEM FAILURE » (« erreur de système ») apparaît au centre de l’écran : un mouvement de travelling avant finit par passer entre le « M » de system et le « F » de failure, c’est-à-dire entre les deux lettres qui tendent à désigner le masculin et le féminin (Male et Female)

Image n 6-7

Par son action vocale et son intercession, le héros est donc non seulement parvenu à accéder à la position de sujet masculin via le contrôle du flux électronique de la Matrice, la possibilité d’en interrompre le cours, mais aussi à y subdiviser le masculin et le féminin, à réaffirmer la différence dyadique des sexes qui, désormais, sous-tend sa suprématie. Au « couloir » clos et étouffant du début (image n°8), le film a substitué l’ouverture vers un jour nouveau, un jour dans lequel l’homme blanc dispose seul de la parole, maîtrise la technologie et échappe à la pesanteur féminisante du monde matériel. En conformité avec l’idéologie messianique du film, Neo monte à la fin au ciel, s’envolant au-dessus de la ville, dans l’ultime plan du film. Soi-disant affranchi de sa dépendance vis-à-vis des machines, il domine maintenant littéralement le monde.

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Au vu des enjeux qui traversent The Matrix, on peut voir dans le personnage de Neo une tentative d’adaptation à un contexte marqué par le phénomène de dynamisation des identités personnelles, mais aussi de fluidification politique, économique et social que connaissent les sociétés occidentales depuis le tournant des années 1970, au gré des avancées technologiques et des boulversements qu’elles ont engendrés4. Neo forme en effet une configuration de genre qui se veut inédite, dans le sens où le récit essaie de redéfinir à neuf l’identité sexuée d’un homme métropolitain qui se distingue désormais par sa sédentarisation, par son rapport intensif à la technologie, d’un individu pris entre les idéaux corporels voire physiocratiques de la masculinité d’antan, et les exigences « cérébrales » de la société postindustrielle. The Matrix tente ainsi de résoudre les difficultés qu’éprouvent des sujets décentrés, cherchant à éprouver leur masculinité, alors qu’ils passent une partie croissante de leur temps rivés devant des écrans, à « surfer » le web, à regarder la télévision ou à travailler assis, face à un ordinateur. Et le personnage de Neo atténue ces contradictions en érigeant un équilibre entre le corps et l’esprit, puisque les exploits de son corps (dans la Matrice), sont donnés comme l’expression manifeste de la supériorité de son esprit (assis dans sa chaise, le cerveau connecté au réseau). En parfaite matrice d’intelligibilité d’un nouveau rapport à la technologie, ce personnage est même parvenu à faire des prouesses de son corps virtuel, le signe absolu de sa puissance réelle, convertissant par la même occasion sa performance de genre en essence.

La technologisation comme mode d’essentialisation 

Si l’espace imparti à cet article ne permet pas d’explorer les modalités de la double valorisation, a priori contradictoire, de la masculinité d’un nouveau « genre » véhiculée par Neo et des technologies filmiques qui la mettent en jeu, la nature de la relation que le film instaure entre les deux « corps » du héros suggère néanmoins une piste de réflexion. En effet, en corrélant la réalité de la suprématie de Neo à la puissance de son corps virtualisé, The Matrix pointe l’aptitude des technologies à révéler voire à faire l’apologie d’une primauté masculine. Le film encourage ainsi à percevoir le rapport entre son discours et ses modalités d’expression sur un mode moins contradictoire que complémentaire, la dimension technophobe de son histoire pouvant être considérée comme étroitement liée à la dimension technophile de sa composante attractionnelle, au niveau filmique. Ces deux étagements participeraient dès lors d’une dialectique où le premier travaille de façon manifeste à la légitimation de ce que le second produit de manière plus latente. Qu’elle soit malfaisante ou non, au sein de la diégèse, la technologie est presque toujours dépeinte comme une entité fascinante et puissante dans The Matrix, une entité à valence hypermasculine, féminine ou trouble que le héros se doit d’inféoder ou de ramener à un bon équilibre, s’il veut exposer la naturalité de son autorité de genre. Les choses ne sont de fait guère différentes au plan du film lui-même, puisque si les effets visuels, la mise en scène, le travail sur le son et l’infographie sont enclins, par un effet d’analogie, à exposer la dimension construite – ou performative, pour reprendre le concept de Judith Butler5 – de l’identité genrée du héros, ils finissent presque toujours, en dernière instance, par se mettre au service d’une valorisation narrativisée de son triomphe et de sa naturalité.

Autrement dit, on peut soutenir que le personnage principal et le film en tant véhicule narratif poursuivent au fond un objectif équivalent : s’essentialiser en mettant d’abord leur dimension artificielle en évidence, afin de mieux la désavouer ensuite. Si, dans le cas du personnage, ce déni dépend de sa capacité à vaincre les machines qui peuplent l’univers de la fiction en prouvant sa supériorité innée, dans le cas du film, le désaveu tient à son pouvoir, souvent mélodramatique, à susciter l’émotion, à produire de la vérité, à conférer de l’authenticité à l’expérience retranscrite par le héros. C’est ainsi que le film vient à se soumettre, lui aussi, dans sa dimension « attractionnelle », au contrôle du héros blanc, à servir ses intérêts.

Dans l’univers fictionnel de The Matrix, c’est notamment par l’usage reconfiguré qui est fait du téléphone que les innovations technologiques auxquelles ce dernier est censé renvoyer  telles que l’Internet ou le téléphone portable  sont surtout reconfigurées en vue d’apparaître plus naturelles et donc plus intégrables au plan social. L’emploi que Neo fait du téléphone dans la dernière scène est symptomatique de l’enjeu que l’appareil constitue pour le processus d’essentialisation orchestré par le film. Alors que pendant toute la durée du métrage, le fait d’avoir accès à un téléphone représente un souci constant, une sorte de dépendance réminiscente de celle induite par la Matrice (lorsqu’au début, il est fait prisonnier, la seule demande que Neo formule est d’avoir droit à son « coup de téléphone »), à la fin, on découvre le héros messianique dans une cabine téléphonique, tenant un discours solennel à l’Intelligence artificielle qui dirige la Matrice, et apte à utiliser et à se défaire du téléphone. En conformité avec le double jeu d’alliances et de répudiations qu’on a exposé, le personnage mobilise donc temporairement un engin technologique, au demeurant antérieur et donc rassurant, dans le cadre d’une relation en apparence hostile vis-à-vis d’une autre technologie, plus moderne. Là, le téléphone fait office d’objet transitionnel, qui participe d’un plaidoyer en faveur d’une utilisation maîtrisée du web. Assimilé à l’Internet, il permet à Neo de simuler l’indépendance qu’il a acquise à son égard. Le caractère polysémique du discours tenu par le personnage, mais aussi le glissement qui se produit à la moitié de sa prise de parole, témoigne alors aussi bien du changement qui en train de s’actualiser que de la double adresse qu’il constitue pour les machines du film et pour celles auxquelles les spectatrices et les spectateurs seraient amalgamées :

« Je sais que vous êtes là. Je peux sentir votre présence maintenant. Je sais que vous avez peur, que vous avez peur de nous. Vous avez peur du changement. Je ne connais pas le futur. Je ne suis pas venu ici pour vous dire comment tout cela va se terminer. Je suis venu pour vous dire comment cela va commencer. Je vais raccrocher ce téléphone et ensuite je vais faire voir à ces gens ce que vous ne voulez pas qu’ils voient. Je vais leur faire voir un monde sans vous, un monde sans règles et sans contrôles, sans frontières et sans limites, un monde où tout est possible. Ce qu’on fera à partir de là est un choix que je vous laisse. »

On peut voir là une transition s’opérer. Tandis que, dans la première partie de son propos, le personnage de Neo pourrait aussi bien s’adresser aux machines diégétiques qu’au public supposément « aliéné » du film, le complément d’objet indirect « ces gens » dissocie d’un coup les spectateurs et les spectatrices des « machines », dans l’idée de marquer la possibilité d’émancipation que l’avènement exemplaire de Neo en tant que sauveur représente pour eux. Il est aussi significatif que la démonstration que Neo s’apprête à accomplir implique, tout d’un coup, la nécessité de raccrocher le téléphone (image n 9). La visée du discours que profère le protagoniste sur une modernité technologique censément mal intentionnée se trouve ainsi relocalisée, placée, dans les faits, sous le sceau de l’abandon d’un appareil intermédiaire, fixe et assigné à un lieu qu’il va quitter, en faveur de l’adhésion à « un monde sans règles et sans contrôles, sans frontières et sans limites, un monde où tout est possible », c’est-à-dire, en bref, à l’Internet. Ce dont Neo fait l’apologie, par ce glissement dans son discours, mais aussi ce changement de comportement, c’est d’un rapport immédiat aux ressources technologiques du web, un rapport dans le cadre duquel le sentiment de maîtrise de l’homme sur la machine procèderait de l’impression de la disparition de toute médiation (téléphonique). Il s’agit en définitive de feindre, d’un côté, de mettre l’Internet à distance pour mieux l’embrasser d’un autre côté (par l’intermédiaire de Neo).

L’instauration de la position de sujet masculin à laquelle le parcours et le discours technophobe de Neo président est renforcée par la suite via un jeu entre la caméra et le regard du personnage. En effet, au terme de sa prise de parole, Neo repose sèchement le combiné, sort de la cabine et sillonne du regard, dans les deux sens, l’espace qui l’entoure. Là, la caméra, comme dans un dernier acte de défiance, opère un travelling autour de lui, selon un mouvement en arc de cercle qui se combine avec un zoom pour se terminer sur son visage. A ce moment, le personnage baisse la tête, passe une paire de lunettes de soleil et adresse un regard à la caméra dont toute l’ambiguïté découle du fait qu’on ne peut pas réellement voir les yeux.

Image n 10

La conclusion n’en est pas moins claire pour autant : Neo peut nous voir, il est capable de dépasser la médiation et le contrôle que les machines cherchent à exercer sur lui, alors que nous ne pouvons plus le saisir dans l’intimité de son regard, qu’il échappe littéralement au pouvoir scopique et potentiellement réifiant de la caméra. Il peut voir sans être réellement vu. S’ensuit un zoom de montage arrière à la verticale, depuis le ciel, qui, en montrant l’envol ultrarapide du (super)héros, souligne sa capacité à échapper à la surveillance technologique.

Dans ces conditions, le spectateur serait incité à émuler le comportement du héros en suivant une logique « transformative » selon laquelle sa visibilité exacerbée devient, avec le temps, gage d’invisibilité. Et la technologie de n’être décriée dans ce film que pour ensuite être mieux mise au service d’une célébration, en sous-main, du pouvoir qu’ont les représentations filmiques d’exposer au grand jour l’hégémonie du masculin. En ce sens, Thomas Anderson ne peut se muer en Neo, sans la Matrice, non pas seulement parce qu’il s’oppose à celle-ci, mais parce que, dans une certaine mesure, en tant que configuration de pratiques de genre, il se substitue à elle, il constitue une version masculinisée et naturalisée de la Matrice.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Vivian Sobchack, Screening Space. The American Science Fiction Film, Rutgers, New Jersey, 1987, pp. 223-224.

2 Robert Connell, Masculinities, St Leonards, Allen & Unwin, 1995, p. 77.

3 J’emprunte cette observation à A. Samuel Kimball, « Conceptions and Contraceptions of the Future : Terminator 2, The Matrix, and Alien Resurrection », in Camera Obscura, vol. 17, n° 2, 2002, p. 92.

4 Ce phénomène a été documenté dans les champs de la sociologie et de l’histoire culturelle par des chercheurs comme Ulrich Beck, Daniel Bell, Frédéric Jameson, Anthony Giddens, Harmut Rosa et Zygmunt Baumann. Voir par exemple : H. Rosa, L’Accélération. Une critique sociale du temps, trad. de l’allemand par Didier Renault, Paris, La Découverte, 2005 (2010) ; Z. Bauman, Liquid Modernity, Cambridge, Polity Press, 2000.

5 Judith Butler, Trouble dans le genre (Gender Trouble). Le féminisme et la subversion de l’identité, trad. de l’anglais (américain) par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005, 2006 (1990).

Pour citer cet article

Charles-Antoine Courcoux, « Neo ou la matrice d'intelligibilité d'un nouveau rapport de l'homme à la technologie », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Représentations, Neo ou la matrice d'intelligibilité d'un nouveau rapport de l'homme à la technologie, mis en ligne le 12 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4139.

Auteurs

Charles-Antoine Courcoux

Maître d’enseignement et de recherche à la section d’Histoire et esthétique du cinéma de l’université de Lausanne, et secrétaire général du Réseau Cinéma CH. Ses recherches sont axées sur les modalités de production des normes socioculturelles au cinéma et sur les représentations filmiques des rapports de genre. A publié plusieurs articles dans des revues telles que Film & History, Décadrages et Poli ainsi que dans des volumes collectifs consacrés à la science-fiction, au fantastique et à l’archéologie de la télévision.