Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Représentations 

Raphaëlle Moine  : 

Les biopics de scientifiques : les savants sans la science ?

p. 135-145

Plan

Texte intégral

1Le matériau de base du biopic n’est jamais que le récit d’une vie ou d’un fragment de vie d’une personne réelle, d’une personnalité hors norme, célèbre ou éminente, dont le destin et les réalisations ont une importance historique objective ou ont trouvé un écho dans la sphère publique. Pourtant, à côté des nombreuses biographies filmées d’hommes, et plus rarement de femmes, d’Etat et des innombrables vies d’entertainers, musiciens, chanteurs, danseurs, les biopics de scientifiques se réduisent à quelques spécimens. On pourrait s’interroger sur cette relative rareté, d’autant plus que dans bien des cas l’identité même de « scientifique » du personnage biographié est discutable : soit parce qu’il s’agit, à proprement parler, d’inventeurs ou de bricoleurs inspirés, comme Thomas Edison auquel Hollywood consacre deux biopics en 1940, Edison, The Man (La Vie de Thomas Edison, Clarence Brown, 1940) et Young Tom Edison (La Jeunesse d’Edison, Norman Taurog, 1940) ; soit, pour des films plus contemporains comme Gorillas in the Mist (Gorilles dans la brume, Michael Apted, 1988) ou A Beautiful Mind (Un homme d’exception, Ron Howard, 2001), parce que l’activité de recherche n’est qu’une caractéristique secondaire de personnages dont la fragilité psychologique prend le pas sur la qualité de scientifique. Mais il s’agira surtout de voir comment ces films sont traversés par des tensions inhérentes au genre biopic bien plus qu’à l’activité scientifique : l’articulation entre l’individu et ses réalisations, ici scientifiques ; la tension entre l’ordinaire et l’extraordinaire ; la conciliation d’objectifs contradictoires (divertir/édifier/instruire). Les savants et la science sont-ils entièrement pris dans la formule générique de la biographie filmée, dont ils ne constitueraient qu’une variante sémantique ? Enfin, en dépit ou à cause de leur caractère formulaire, ces biopics témoignent-ils d’une simple science touch, en accord avec l’identité professionnelle de leur personnage biographié, ou proposent-ils un mode de figuration de l’activité scientifique ?

La vie de savant est-elle un bon matériau cinématographique ?

2Dans son ouvrage de référence sur le biopic classique hollywoodien, Custen ne dénombre que onze films sur des personnalités du monde médical et scientifique, et 7 autres sur des inventeurs, sur 291 biopics réalisés de 1927 à 19601. Respectivement :

3The Country Doctor (Henry King, 1936), The Story of Louis Pasteur (La Vie de Louis Pasteur, William Dieterle, 1936), The White Angel (William Dieterle, 1936), Nurse Edith Cavell (Edith Cavell, Herbert Wilcox, 1939), Dr. Ehrlich’s Magic Bullet (La Balle magique du docteur Ehrlich, William Dieterle, 1940), Madame Curie (Mervyn LeRoy, 1943), The Great Moment (Preston Sturges, 1944), The Story of Dr. Wassell (L’Odyssée du docteur Wassell, Cecil B. DeMille, 1944), Sister Kenny (Dudley Nichols, 1946), The Girl in White (La Jeune Fille en blanc, John Sturges, 1952) et The Three Faces of Eve (Les Trois Visages d’Ève, Nunnally Johnson, 1957) ;

4et pour les 7 inventeurs :

5The Story of Alexander Graham Bell (Et la parole fut…, Irving Cummings, 1939), A Dispatch from Reuters (Une dépêche Reuter, William Dieterle, 1940), Edison, The Man (La Vie de Thomas Edison, Clarence Brown, 1940), Young Tom Edison (La Jeunesse d’Edison, Norman Taurog, 1940), Little Old New York (Les Révoltés du Clermont, Henry King, 1940), So Goes My Love (Ainsi va mon cœur, Frank Ryan, 1946), Carbine Williams (L’Homme à la carabine, Richard Thorpe, 1952).

6Les catégories que Custen utilise dans sa typologie des professions (« Medical/Scientific » et « Inventor ») soulignent d’elles-mêmes que ce ne sont ni l’institution, ni la méthode, ni l’activité, ni le statut scientifique qui sont au cœur de ces récits et de la caractérisation de leur personnage biographié. Nombreux par exemple sont les films de cette courte liste consacrés à des médecins et infirmières courageux et dévoués, comme The Story of Dr. Wassell qui raconte le dévouement héroïque d’un médecin originaire de l’Arkansas lors de l’offensive japonaise en Indonésie ou The Girl in White qui retrace le combat d’Emily Dunning Barringer pour devenir chirurgienne et gagner la reconnaissance de ces collègues masculins.

7La moisson de scientifiques est encore moins abondante quand on se tourne vers une époque plus récente – avec Galileo (Joseph Losey, 1975), Gorillas in the Mist (Gorilles dans la brume, Michael Apted, 1988), A Beautiful Mind (Un homme d’exception, Ron Howard, 2001), Kinsey, Creation (Création, Jon Amiel, 2009) – ou vers le cinéma français classique où Pasteur (Sacha Guitry, 1935) et Monsieur Fabre (Henri Diamant-Berger, 1951) font exception2.

8Sans chercher à produire une définition normative de la science, on peut sans difficulté réduire encore le corpus des biopics hollywoodiens classiques à une poignée de films, dans lesquels il est souvent surtout question d’invention, de découverte et d’esprit d’innovation : The Story of Louis Pasteur, The Story of Alexander Graham Bell, Edison, The Man et Young Tom Edison, Dr. Ehrlich’s Magic Bullet, The Great Moment, Madame Curie, Sister Kenny, So Goes My Love, Carbine Williams. De fait, même lorsque les films mettent en scène des chercheurs tels Pasteur ou Marie Curie, ils privilégient l’esprit pionnier et les découvertes qui ont changé la vie de tous les jours, dont on peut mesurer aujourd’hui l’importance. Les mesures d’asepsie, tout autant que le vaccin contre la rage ou la maladie du charbon, sont ainsi longuement soulignées dans The Story of Louis Pasteur : les ravages de la fièvre puerpérale et ses causes sont exposées dès le début du film et, à la fin du récit, Pasteur oblige le médecin qui doit accoucher sa fille à se laver soigneusement les mains et à désinfecter ses instruments. Les vertus curatives du radium semblent l’horizon de la recherche de Marie Curie. L’époque contemporaine aussi célèbre le progrès accompli grâce aux découvertes du savant. À la fin de Kinsey (Dr Kinsey, Bill Condon, 2004), le dernier entretien réalisé par le savant est avec une dame âgée, qui vient témoigner des changements que ses livres ont provoqués dans son existence, et dans la société américaine elle-même, et le remercier. Après le départ de son fils, elle avait rencontré une femme dont elle était tombée amoureuse. Rejetée par toute sa famille et ne trouvant personne à qui se confier, elle était devenue alcoolique jusqu’à ce que la lecture des travaux de Kinsey lui permette d’accepter son homosexualité et de connaître le bonheur avec sa compagne. Comme le remarque Trudy Bolter, dans un film où le savant ne connaît de reconnaissance finale ni par ses pairs ni par les institutions, cette femme

« est cette voix du XXIe siècle qui répond à un pionnier en pleine émergence dans une époque révolue3 ».

9La rareté des biopics de scientifiques tient sans doute moins au scénario des vies de savants (même pour les rats de laboratoire il est possible d’amplifier ou d’inventer des difficultés professionnelles, l’hostilité ou l’indifférence de collègues, un traumatisme initial ou une histoire d’amour) qu’elle ne procède d’une double difficulté : rendre compréhensible des théories ou des expériences complexes ; représenter une activité scientifique abstraite. Pour les résoudre, A Beautiful Mind privilégie les troubles psychiques de Nash au détriment de ses activités mathématiciennes et la consécration du héros, qui reçoit le prix Nobel d’économie en 1994, rend plus hommage à sa lutte contre la maladie qu’à ses travaux sur la théorie des jeux. Le seul « exposé mathématique » du film se limite à une version potache et extrêmement simplifiée du théorème de l’équilibre de Nash. Le jeune homme a l’intuition que la théorie de la main invisible d’Adam Smith, selon laquelle des actions guidées par le seul intérêt personnel peuvent contribuer au bien commun, est lacunaire lors d’une soirée entre étudiants où il explique à quatre camarades que la meilleure stratégie n’est pas qu’ils essaient tous de séduire la fille la plus belle dans un groupe de cinq jeunes filles. Pour augmenter les chances de succès de tous, il faut que chacun séduise l’une des quatre filles « moins jolies ».

10Problèmes de compréhension mis à part, les biopics de scientifiques sont donc confrontés à un même défi que, dans le champ artistique, les biopics d’écrivains, par comparaison aux films sur des peintres : comment figurer la création, ici scientifique, là littéraire ? On ne s’étonnera donc pas de voir en bonne place les activités scientifiques qui peuvent se donner à voir ou générer une production visuelle, des plans au microscope sur les germes dans The Story of Louis Pasteur aux insectes vus à travers la loupe de l’entomologiste dans Monsieur Fabre, en passant par les rangées de soucoupes qui servent à extraire le radium à partir de la pechblende dans Marie Curie.

La norme biographique

11Le biopic est un récit de vie, ou d’un fragment de vie. C’est donc le parcours d’un individu, et non le contexte dans lequel il évolue, qui sert de fil à la narration et de centre au récit, même s’il existe dans le genre quelques tentatives pour faire éclater la prépondérance du sujet biographié ou le déconstruire. Le titre du film affiche d’ailleurs souvent la primauté de l’individu, en se composant de son seul nom (Pasteur, Monsieur Fabre, Madame Curie, Kinsey), ou en indiquant, avec des formulations comme The Story of Alexander Graham Bell, une dramatisation de la vie de leur héros éponyme. Les biopics de scientifiques, comme les autres, se conforment à cette norme du récit biographique, ce qui affecte directement la représentation de la science et de l’activité scientifique qu’ils proposent.

12Il est par exemple rare que les films offrent la vision d’une communauté scientifique, où les idées circulent, où le progrès résulte de découvertes successives de différents savants, où les théories et les hypothèses s’affrontent de manière équilibrée. Le débat est ramené à l’échelle de l’individu dont on raconte la vie, les découvertes étant quasiment toujours des bonds en avant exceptionnels, réalisés par un individu visionnaire. La communauté scientifique n’intervient, en tant que groupe, que comme « opposant », pour mettre des bâtons dans les roues du scientifique visionnaire, parfois avec le renfort des autorités et des institutions : les Curie de LeRoy travaillent dans un appentis glacé car l’Université ne leur donne pas de crédit ; le Pasteur de Dieterle est exilé à Arbois parce qu’il ne veut pas renoncer à sa théorie microbienne, et celui de Guitry s’oppose à la tribune à tous les membres de l’Académie de médecine assis dans l’amphithéâtre et est contraint de travailler dans une soupente. De même qu’il peut y avoir un opposant acharné et radical, ce qui personnalise le conflit, comme avec l’obscur docteur Charbonnet dans The Story of Louis Pasteur, il y a, beaucoup plus souvent, un scientifique de renom, souvent étranger, qui en soutenant le savant, représente à lui seul la communauté scientifique avancée et valide à l’avance la qualité du scientifique : Lister dans The Story of Louis Pasteur ; Stuart Mill dans Monsieur Fabre qui assure l’entomologiste de l’intérêt que représentent ses observations, l’encourage à écrire, et lui donne l’argent qui le met à l’abri du besoin après sa démission de ses fonctions de professeur de lycée ; Lord Kelvin qui rend visite à Pierre et Marie Curie. Enfin le paradigme du génie scientifique s’exprime dans une mise en scène de la recherche comme un travail solitaire, assisté tout au plus de quelques assistants subalternes et supporté par les proches, où l’hypothèse résulte d’une intuition personnelle et non d’une somme de lectures, contacts et discussions avec des pairs.

13C’est significativement dans Marie Curie que la science comme communauté est le plus représenté. La chercheuse ne travaille pas seule, mais en couple avec son mari Pierre, et c’est l’expérience de Becquerel, qui constate qu’une plaque photographique mise en contact avec des sels d’uranium est impressionnée sans source de lumière, qui déclenche la question à laquelle Marie Curie souhaite répondre dans sa thèse. Il s’agit certes là de données biographiques réelles, retranscrites dans le livre écrit par Eve Curie sur sa mère qui inspira le film, mais l’important est l’insistance du film à montrer Marie guidée par Becquerel et par son mari, alors que de telles collaborations scientifiques sont absentes des autres biopics sur des savants (au masculin). Le film de Melvyn LeRoy ne dénie pas le talent de la scientifique, il montre Marie en but à la misogynie du laboratoire, et de Pierre Curie lui-même dans un premier temps, et il peint une scientifique plus hardie et tenace que son mari qui se décourage plus facilement. Dans ce film de 1943, la détermination de Marie Curie transforme l’héroïne en une autre Rosie la riveteuse, cette icône populaire symbolisant le travail des femmes dans les usines et leur engagement dans l’effort de guerre ; mais le « féminisme » du film trouve ses limites en n’adoptant pas le même standard pour donner à voir le « génie féminin » que dans le cas du « génie masculin ». Le péché originel pointe même son nez lors de la mort de Pierre Curie, puisque le film invente que c’est en allant acheter des boucles d’oreille à son épouse qu’il est renversé par une voiture à cheval.

14Plus globalement, l’évocation de la vie privée, amoureuse ou familiale, est un trait récurrent des biopics, auquel n’échappe pas ceux consacrés à des scientifiques : dans leur recherche d’un équilibre entre l’extraordinaire et l’ordinaire, et dans le désir de divertir tout en instruisant, les biopics contrebalancent les réalisations professionnelles de ces héros par des malheurs ou des aspirations « ordinaires ». Une intrigue privée vient ainsi doubler l’intrigue scientifique et fait, pourrait-on dire, sortir les spectateurs du laboratoire. Dans The Story of Louis Pasteur, la fille du savant intervient, comme on le verra plus loin, à des moments critiques des expériences pasteuriennes. Chez Diamant-Berger, Monsieur Fabre n’est pas qu’un fin observateur et conteur de la vie des insectes et un professeur à la pédagogie moderne. Il est aussi un père de famille. Le mari qui décide d’écrire ses souvenirs entomologiques au moment même où sa femme accouche, et sans prêter attention à cette situation exceptionnelle, se transforme dans la séquence suivante en père attentionné qui pique-nique avec ses enfants tout en leur donnant une leçon d’entomologie. La vie familiale sert dans Monsieur Fabre à donner une armature narrative à une série d’observations d’insectes, mais elle vient aussi humaniser un savant autiste uniquement préoccupé de ses travaux, en montrant l’amour que Fabre porte à son fils malade ou en tournant en dérision ses penchants obsessionnels lorsqu’il demande à ses enfants de se ranger par ordre de taille avant de les embrasser (c’est même le running gag du film).

15Le casting contribue grandement à ce débordement de la science par un discours romanesque ou par un discours édifiant : derrière le scientifique se cache une star dont la persona entre en compétition avec le personnage du savant et le charge de traits et de connotations totalement exogènes. Pierre Fresnay apporte dans Monsieur Fabre une image de grand homme, façonnée dans deux biopics à grand succès de l’après-guerre – Monsieur Vincent sur Saint Vincent de Paul (Maurice Cloche, 1947), et La Valse de Paris, sur Offenbach (Marcel Achard, 1949) –, et qu’il mettra l’année suivante au service d’Albert Schweitzer dans Il est minuit, docteur Schweitzer (André Haguet, 1952). Cette ambivalence des biopics de scientifique est aussi sensible dans la publicité des films. La promotion de Madame Curie, comme celle d’autres biopics classiques, est faite autour du travail de documentation, de reconstitution et de recherche mené pour sa réalisation : c’est un biopic sérieux, fondé sur le livre d’Eve Curie, et pour lequel on a mobilisé des consultants scientifiques pour reconstituer l’électromètre fabriqué et utilisé par Pierre Curie. Dans le même temps, les affiches présentent le film comme une nouvelle romance du couple Greer Garson (Marie Curie)/ Walter Pidgeon (Pierre Curie), déjà vedettes en 1942 de Mrs. Miniver (Madame Miniver, Wyler, 1942) et Blossoms in the Dust (Les Oubliés, Mervyn LeRoy, 1942) : Mr. and Mrs. Miniver together again ! La publicité n’est pas mensongère puisque dans Marie Curie, c’est à une fusion complète de la vie amoureuse et familiale et de l’activité scientifique que l’on assiste. Le discours amoureux file la métaphore chimique lorsque Pierre demande Marie en mariage :

« Nous devons rendre notre union officielle parce que vous êtes le sodium et je suis le chlorure »

16et pendant le voyage de noces, Marie regarde le ciel étoilé en songeant avec passion à sa thèse.

17Une telle intrication de la vie privée et de la vie professionnelle exprime les ambitions hétérogènes du genre biopic, qui s’équilibrent différemment suivant les films, mais surtout suivant les époques. Ainsi, et pour schématiser, les biopics classiques de la fin des années 1930 et de la fin des années 1940, tous types de personnage biographiés confondus, s’efforcent de couler dans une forme divertissante une dimension pédagogique (ce sont des films sérieux, qui travaillent leur reconstitution historique) et une ambition morale et politique (ils offrent des modèles de grands hommes, qui, dans le cas des films hollywoodiens, sont au service d’un idéal progressiste et corroborent le mythe du self-made man dans des « good pictures for good citizens », pour reprendre le slogan de la Warner, qui lança la vogue du genre). À l’époque contemporaine en revanche, la formule dominante des biopics, tous types de personnage confondus une fois encore, dite warts-and-all, abandonne les figures exemplaires au profit de personnages dont les vices et les failles sont aussi soulignés que les talents : sur un mode mélodramatique, leur réussite et leur génie se paient au prix de grandes souffrances. Or on constate que les biopics de scientifiques sont complètement conformes à ces deux normes historiques du récit biographique cinématographique.

18Dans les années 1930 et 1940, le scientifique est un visionnaire en avance sur son temps, rejeté ou traité avec indifférence par ses pairs, qui finissent par reconnaître ses travaux et son génie. Dans The Story of Louis Pasteur le trajet narratif conduit le savant du rejet à la reconnaissance, ce mouvement s’opérant au niveau du film tout entier, mais aussi dans chacun de ses trois épisodes au terme desquels Pasteur gagne quelques alliés de plus. Le héros a ses supporters inconditionnels, mais il doit batailler pour convaincre ses nombreux adversaires du bien-fondé de ses théories jusqu’à une apothéose finale, également présente dans Madame Curie. Ce schéma récurrent n’avait pas échappé à Darryl F. Zanuck qui demanda à Harris, le scénariste de The Story of Alexander Graham Bell, de modifier son scénario en lui rappelant que

« l’intérêt dramatique de cette histoire ne réside pas plus dans l’invention du téléphone que celui de la vie de Zola ne résidait dans son travail d’écriture. Le drame principal, c’est le combat mené par Bell contre le monde entier pour le convaincre qu’il a accompli quelque chose de grand, et pour ensuite protéger sa propriété sur sa découverte.4 »

19The Great Moment exploite sur un mode quasi parodique la même figure du visionnaire (ici obsédé par sa recherche de la suppression de la douleur, puis par la propriété sur son invention). Le film de Sturges semble renoncer au grand homme en présentant sur un mode comique la découverte de l’usage de l’éther comme anesthésiant par Morton, un dentiste d’autant plus obscur qu’il restera un anonyme parmi les précurseurs de l’anesthésie, mais finit par affirmer la grandeur de son (anti)héros qui renonce à la gloire et à la fortune pour soulager une pauvre jeune fille. Comme l’indique l’un des cartons initiaux de The Great Moment :

« Morton seems very Small indeed until the incandescent moment he ruined himself for a servant girl and gained immortality.5 »

20C’est précisément dans ce cycle classique que le glissement du registre de l’émotion à celui de l’édification ou de l’éducation est le plus fluide et que la représentation de l’activité scientifique elle-même s’attache à être divertissante, instructive, édifiante. Par exemple, The Story of Louis Pasteur commence par une séquence d’action, qui rappelle les films de gangsters et fait donc entrer en douceur dans la sérieuse autobiographie d’un savant français : un docteur s’apprête à sortir quand une main armée surgit et le tue d’un coup de revolver. L’énoncé de la motivation de ce crime recadre ensuite le film sur le terrain scientifique, dans une brève séquence de procès qui permet d’introduire les théories et le nom de Pasteur : le meurtrier est un veuf qui tient le médecin pour responsable de la mort de sa femme provoquée par la fièvre puerpérale due à l’absence de mesures antiseptiques. Le suspense est savamment entretenu pendant tout le film, comme par exemple dans l’expérience de Pouilly-le-Fort (ici transportée à Arbois) où tout est fait pour retarder le moment où l’on va découvrir que les moutons vaccinés par Pasteur ont bien survécu au charbon qui leur a été inoculé. Le récit est aussi fréquemment dynamisé par des rebondissements, par des enchaînements narratifs ou visuels qui rendent à la fois trépidantes les nombreuses années balayées par le biopic et les expériences du savant. Ainsi, à peine Pasteur a-t-il le temps de savourer sa réussite contre le charbon à Arbois, où l’expérience se conclut dans une sorte de kermesse villageoise, que Jean Martel (un de ses assistants) lui demande la main de sa fille et qu’un homme est mordu par un chien enragé qui sème la panique dans la fête. Et Pasteur de se demander aussitôt, à voix haute, comment il pourrait faire pour trouver un moyen de lutter contre un nouveau fléau, la rage. Enfin, comme on l’a vu avec l’épisode précédent, The Story of Louis Pasteur imbrique constamment différents niveaux d’intrigue qui correspondent à différentes strates de la vie de Pasteur. Cette superposition d’intrigues culmine à la fin du dernier épisode où Pasteur (contre toute vérité historique) soigne le petit Joseph Meister, s’occupe de Russes contaminés par la rage et envoyés par le tsar, subit une attaque, doit trouver un médecin qui accepte d’accoucher sa fille en respectant les principes de l’asepsie. La science dans The Story of Louis Pasteur, c’est donc à la fois une posture morale, une religion de l’humanité (mankind, un terme récurrent dans la bouche du savant), des expériences et des images instructives (les vues au microscope), et l’espace du drame. La dramatisation du récit de vie contribue aussi à dramatiser la science, et partant à la rendre aussi divertissante, en conformité avec le projet hollywoodien.

21Aujourd’hui en revanche, c’est le schéma mélodramatique, et non plus hagiographique, qui prévaut dans les biopics de scientifiques, qui émeuvent et édifient par le spectacle de l’hybris, des souffrances et de la rédemption (éventuelle) de son protagoniste. L’activité et les expériences scientifiques passent de ce fait clairement au second plan. Dans Kinsey, les relations du chercheur avec son père et sa vie sexuelle polymorphe sont présentées comme origine et moteur de ses enquêtes, que viennent in fine consacrer non une communauté scientifique de pairs, mais une figure de témoin ordinaire (la vieille dame lesbienne). Creation s’intéresse moins aux écrits de Darwin qu’aux conditions dans lequel celui-ci a entrepris d’écrire L’Origine des espèces après la disparition de sa fille. Gorillas in the Mist ne nous dit rien de la vie des grands singes ni des observations de Dian Fossey, mais fait le portrait d’une femme, de plus en plus perturbée, qui réagit d’instinct envers les gorilles et contre les braconniers.

Le spectacle de l’expérience ou les sciences expérimentales reines du biopic de scientifique

22Les biopics de scientifiques, on le voit, sont soumis aux mêmes exigences formulaires que les biopics en général et ils suivent les mêmes cycles historiques. C’est bien le genre, et non l’activité scientifique, qui dicte les récits de vie scientifique, au point que dans quelques cas extrêmes la science comme activité, expérience ou discours est quasiment absente. A Beautiful Mind, qui épouse pendant plus d’une heure le point de vue de Nash, plonge progressivement ses spectateurs dans un thriller, puisque le héros schizophrène se croit impliqué dans une sombre affaire d’espionnage, avant de se poursuivre par la lutte du savant contre la maladie mentale. Les mathématiques y apparaissent comme des signes, au sens propre, que le héros croit reconnaître et déchiffrer. Elles sont réduites à des combinaisons de chiffres et des équations écrites sur des vitres lors des épisodes hallucinatoires de Nash – ce qui évacue la question du sens de ces formules. Quelques scènes de laboratoire (réel ou fantasmé) et des vues de l’université de Princeton complètent le décorum d’une science paranoïaque.

23La forme même du biopic, qui insère parmi les séquences narratives retraçant la vie du héros des séquences plus attractionnelles, liées à l’activité du personnage biographié, favorise toutefois le spectacle de la science quand celle-ci repose sur des expériences ou peut être traduite en expérience. De même que le chanteur a droit à son morceau de bravoure sur scène, l’homme politique à la tribune, le militaire dans une scène de bataille et la courtisane dans l’alcôve, le savant a aussi dans le genre l’occasion de « performer » la science. Est alors mobilisé le pouvoir spectaculaire de l’expérience, qui, par ses qualités visuelles et dramatiques, captive son public et emporte sa conviction. En ce sens, les biopics reconduisent une culture de l’exhibition de l’expérience telle que la met en place Pasteur à la fin du XIXe siècle. Les films reconstituent ainsi le moment de l’expérience comme « théâtre de la preuve », pour reprendre l’expression de Bruno Latour qui rappelle :

« Pasteur invente des expériences tellement dramatisées que les spectateurs y lisent les phénomènes dont il parle « noir sur blanc » (…) La génération spontanée, on ne sait pas ce que c’est, c’est un débat confus. Mais un élégant flacon au col de cygne ouvert dont le contenu reste inaltérable puis s’altère dès qu’on en rompt le col, voilà qui est spectaculaire et « indiscutable »6. »

24Les biopics prolongent une culture visuelle et spectaculaire scientifique née de la volonté pasteurienne de sortir du champ clos du laboratoire et de persuader hors de l’arène des experts et des savants : les plans au microscope de The Story of Louis Pasteur ou de Dr Ehrlich’s Magic Bullet illustrent et valident les théories des deux savants, le troupeau de moutons vaccinés qui se met à bêler gaillardement alors que le troupeau non vacciné a été décimé apporte la preuve de l’origine du charbon dans The Story of Louis Pasteur, la carte des Etats-Unis où se surimpriment les visages et les voix des personnes interviewées sur leur vie sexuelle dans Kinsey montre que c’est à toute l’Amérique que Kinsey a enfin donné la parole, etc.

25S’ils figurent (ou reconfigurent) un moment scientifique, qui est celui de l’expérience, les biopics de scientifiques attribuent ainsi à l’activité scientifique le pouvoir de rendre visible, et au scientifique celui de voir et de faire voir. Dans Monsieur Fabre, les plans sur les insectes – des images recyclées provenant d’un stock documentaire scientifique fournies à Diamant-Berger par Walter Futter – sont souvent présentés comme à travers la loupe de l’entomologiste (Fabre sort sa loupe, se penche et invite les personnages qui l’entourent à regarder dans le plan qui précède), et toujours accompagnés par son commentaire qui fait voir, décrypte et traduit de manière anthropomorphique les mouvements muets de ces petits animaux. Dans Madame Curie, un dispositif ouvertement attractionnel est adopté lorsque Marie demande à Pierre de venir vérifier avec elle ses expériences car les mesures qu’elle effectue sur la pechblende à l’électromètre lui revèlent « 4 points » surnuméraires inexplicables, par rapport au résultat obtenu en mesurant séparément l’uranium et le thorium qu’elle contient. Ce prétexte permet de montrer assez longuement l’électromètre que Pierre contrôle, puis il justifie que Marie répète son expérience, en la commentant sous le regard de son mari. Elle « rejoue » toutes les phases de son expérience, après avoir tiré un rideau noir, nécessaire à l’utilisation de l’électromètre, mais qui amplifie la dimension scénique de l’expérience, avant de tirer la conclusion « qui s’impose » : il existe autre chose, qui, ajoute Pierre, « révolutionnerait toute notre conception de la matière ». De plus, les deux scientifiques sont définis par leur capacité à voir, ce qui est directement visible et au-delà, même si la maîtrise plus grande du regard par le savant vient affirmer la domination masculine dans ce petit théâtre de l’expérience7 : Pierre Curie, dont la caméra adopte à plusieurs reprises le point de vue, regarde Marie, dont la caméra adopte aussi à plusieurs reprises le point de vue, qui regarde l’électromètre, la pechblende ou le tableau sur lequel elle en a écrit la composition.

26Il y a donc bien quelque chose de la science dans ces biopics de savants et de chercheurs, même si ce n’est ni leur seule ambition, ni l’attrait principal que promettent le genre et la promotion qui est faite de ces films. Le « scientifique » y est ramené à une norme biographique, mais il n’est pas pour autant toujours marginal. A côté de marqueurs stéréotypés (cornues, microscopes, laboratoires, etc.), le biopic propose aussi, dans le cinéma de fiction, un mode de figuration spécifique de la science qui passe par la dramatisation et la spectacularisation de l’expérience, dans le prolongement de la mise en scène pasteurienne de la preuve et de la culture visuelle de l’expérience, telle qu’elle se met en place à la fin du XIXe siècle. Contenue dans le cercle de l’expérience lors d’îlots spectaculaires, la science y fonctionne comme une attraction et les films jouent sur « la simplicité du jugement perceptif8 » pour convaincre leurs spectateurs, à défaut d’expliquer.

27Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Georges F. Custen, Bio/Pics. How Hollywood Constructed History, New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 1992, p. 253 et 256.

2 Du moins dans le cinéma sorti dans le circuit commercial. Le cinéma éducateur, en revanche, a produit plusieurs films sur des scientifiques.

3 Trudy Bolter, « Le savant : du ‘grand homme’ à l’ ‘homme d’exception’« , CinémAction, n° 139 (Biopic : de la réalité à la fiction), 2011, p. 169.

4 Lettre de Zanuck à Harris du 21 mai 1938, citée par Custen, Bio/Pics, op. cit., p. 134.

5 « Morton semble vraiment très petit jusqu’au moment incandescent où il se ruina pour une pauvre servante et gagna l’immortalité. »

6 Bruno LATOUR, Pasteur : guerre et paix des microbes, Paris, La Découverte, 2011 [1984], p. 140.

7 Voir à ce sujet T. Hugh CRAWFORD, « Glowing Dishes : Radium, Marie Curie and Hollywood », Biography, 23/1, hiver 2000, p. 71-89.

8 Bruno LATOUR, Pasteur : guerre et paix des microbes, op. cit., p. 141.

Pour citer cet article

Raphaëlle Moine, « Les biopics de scientifiques : les savants sans la science ? », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Représentations, Les biopics de scientifiques : les savants sans la science ?, mis en ligne le 12 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4137.


Auteurs

Raphaëlle Moine

Professeure en études cinématographiques à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, membre de l’équipe de recherche ircav. Auteure de Les genres du cinéma 2002, Remakes. Les films français à Hollywood, 2007, et Les femmes d’action au cinéma, 2010. A dirigé plusieurs ouvrages collectifs ; parmi les plus récents : Fictions patrimoniales sur grand et petit écran, avec P. Beylot, pub, 2009, Genre/Gender, Revue CiNéMAS, vol. 22, n° 2-3, avec G. Sellier, 2012. Ses recherches actuelles portent notamment sur Sacha Guitry et sur le biopic.