Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Les modèles hollywoodiens 

Sylvain Angiboust  : 

Des hommes et des machines : le « paradoxe technologique » du cinéma d’action contemporain

Texte intégral

Produits du système capitaliste hollywoodien, les films d’action font la part belle à une technologie coûteuse, devant comme derrière la caméra. Au croisement de plusieurs genres (film catastrophe, polar, film de guerre, de science-fiction…), ces oeuvres présentent des performances physiques hyperboliques, de longues scènes de violence et de destruction, dont la réalisation nécessite une technique de pointe. Les machines sont omniprésentes à l’écran, des armes de Rambo (Ted Kotcheff, 1982) aux ordinateurs de Matrix (Andy et Larry Wachowski, 1999). La technologie est un facteur d’émerveillement : on présente sur grand écran les dernières nouveautés avant qu’elles aient été adoptées par les profanes, à l’image des écrans tactiles dans Minority Report (Steven Spielberg, 2002). Le cinéma populaire est réactif et intègre la technologie à ses fictions : en dix ans à peine – d’Ennemi d’Etat (Tony Scott, 1998) à La Vengeance dans la peau (Paul Greengrass, 2007) – le téléphone portable est ainsi devenu l’outil essentiel de tout héros de film d’action ou de thriller. En prise avec l’actualité (scientifique et surtout politique), le cinéma d’action contemporain regarde parfois vers le passé mais, dans Titanic (1997), le paquebot vieux d’un siècle est présenté par James Cameron comme une révolution technologique, presque une machine de science-fiction semblable à celles de ses autres films comme Terminator (1984) ou Avatar (2009).

En 1895, L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumière provoquait déjà une sidération technologique, et le cinéma d’action contemporain porte sur ces machines un regard partagé entre fascination et crainte. A la célébration de leur puissance répond leur destruction cathartique par un héros qui se ressource au contact de la nature (Rambo, Avatar). Dans Rocky 4 (Sylvester Stallone, 1985), un montage alterné rhétorique, à la façon d’Eisenstein, oppose l’entrainement « naturel » du boxeur américain (il court dans la neige, travaille dans les champs, gravit une montagne) avec celui de son adversaire soviétique, colosse dopé par des savants et dont la silhouette évoque le robot de Terminator. La figure d’Arnold Schwarzenegger, star du genre, résume cette ambivalence envers la technologie : il incarne à la fois l’homme des commencements (Conan le barbare, John Milius, 1982) et le robot de l’apocalypse. Dans Terminator

« [James] Cameron fait littéralement de Schwarzenegger une machine »,

alors que dans Predator (1987), John McTiernan

« ne le fait exister que dans son affrontement avec la machine. »1

Il y a dans le cinéma hollywoodien et la culture américaine une relation équivoque au progrès technique – entre nécessité, adoration et méfiance – que Jean-Loup Bourget a résumée dans l’expression de « paradoxe technologique ». Le cinéma d’action contemporain, où la technologie et les machines jouent un rôle essentiel, rend cette ambiguïté particulièrement productive. Elle découle d’une tension fondatrice dans l’imaginaire américain entre nature et culture. Fille de la révolution industrielle, la littérature américaine du 19ème siècle questionnait déjà la modernité en la mettant en perspective avec l’idéal de la pastorale ; le cinéma spectaculaire prolonge ces motifs, en relation avec un autre contexte. L’opposition dialectique entre l’homme et la machine est aussi une manière d’interroger les forces et les limites de l’humain, enjeu profond du cinéma d’action qui, pour ce faire, confronte ses héros aux pires dangers.

Le cinéma d’action asiatique repose sur la mise en valeur des possibilités spectaculaires du seul corps humain, alors que la technologie est présente à tous les niveaux dans les superproductions hollywoodiennes. Les machines occupent l’écran, sont magnifiées mais aussi détruites avec un plaisir non dissimulé : la » casse à grande échelle » des poursuites automobiles est

« synonyme de prospérité nationale, manière très arrogante de signaler indirectement que ce ne sont pas des pays socialistes qui peuvent “produire” de pareilles séquences. »2

Paul Virilio a pour sa part montré les liens profonds existant entre la technologie militaire et les moyens de la vision cinématographique3 : le film d’action rend explicite cette filiation en intégrant du matériel militaire dans ses fictions spectaculaires. La technologie est le sujet de la fiction autant qu’un moyen de production. Le cinéma est une machine : les appareils de prise de vue et de projection sont des mécaniques de précision et le tournage d’un film à grand spectacle fait appel à des compétences particulières, comme la pyrotechnie ou la mécanique auto. La réalisation d’Avatar n’a été possible qu’après que James Cameron ait lui-même développé une caméra numérique stéréoscopique et amélioré le système dit de la performance capture. L’évolution technologique est consubstantielle au spectacle hollywoodien (son, couleur, écran large…) : Cameron est à la fois artiste et ingénieur, ses films ne peuvent exister qu’après une phase de « recherche et développement » industriel.

Dans ses films sont à la pointe de la technologie, Cameron se montre pourtant technophobe, avec la hantise récurrente d’un holocauste nucléaire : Abyss (1989), Terminator 2 (1991), True Lies (1994). Sa mise en scène magnifie ce qu’elle critique : Terminator 2 dénonce la course à l’armement mais multiplie les fusillades spectaculaires, Avatar utilise l’artifice des images de synthèse pour donner vie à une faune et une flore organiques. Dans ce dernier film, la destruction de la nature édénique de Pandora par les machines des humains réactive l’imaginaire de la pastorale au sein de la science-fiction et rejoue la bataille d’Endor qui, à la fin du Retour du Jedi (Richard Marquand, 1983), opposait les robots impériaux aux Ewoks, petits ours des cavernes vivant en harmonie avec la nature. Ces séquences de fantasy où un peuple primitif résiste face une armée technologiquement avancée peuvent renvoyer aux guerres indiennes ou au conflit vietnamien, sans s’y identifier complètement.

Dans les westerns, l’Indien vit en symbiose avec son environnement mais est en position d’infériorité matérielle par rapport colon blanc qui représente à la fois la destruction du passé et l’avenir de la nation. La série des Rambo joue sur ces archétypes en associant visuellement le héros à l’Indien : il a les cheveux longs, un bandeau autour du front et tire à l’arc. Cette imagerie est ambiguë : Rambo est un indien primitif mais, dans Rambo II : La Mission (George Pan Cosmatos, 1985), il utilise des flèches explosives (synthèse de l’archaïsme et de la technologie). Ses méthodes de guérillas peuvent évoquer celles du Viêt-Cong, mais il n’en reste pas moins au service de l’armée américaine. Héroïque dans Rambo, l’Indien devient en quelque sorte l’ennemi dans Rocky 3 (1982), pourtant réalisé par Sylvester Stallone. L’adversaire de Rocky, incarné par Mister T., y est une synthèse négative des minorités américaines : il est noir mais coiffé comme un indien, avec une crête d’Iroquois et des plumes. Grossier et agressif, il symbolise les pulsions animales que doit vaincre Rocky, a l’exact opposé de l’homme-machine de Rocky 4.

D’un point de vue dramaturgique, l’opposition d’un héros humain à des machines le place dans une position d’infériorité numérique et matérielle. Dans son roman La Guerre des mondes (1898), adapté plusieurs fois au cinéma, Herbert George Wells utilisait des machines géantes pour relativiser la puissance et le progrès de la civilisation humaine. En mettant le héros face à une menace qui lui est objectivement supérieure, les films d’action favorisent l’empathie et le suspense. Dans Rocky 4, le héros, champion du monde de boxe, a déjà tout gagné et le seul adversaire capable d’ébranler sa suprématie se voit doté de caractéristiques non-humaines. Dans Terminator 2, Schwarzenegger incarne un robot mais, en l’opposant à une autre machine plus perfectionnée, Cameron le replace au niveau d’un humain sans défense, ce qui réactive, contre toute attente, l’opposition homme/machine.

Les machines des films d’action sont aussi bien des robots de science-fiction que des véhicules plus quotidiens : le bus de Speed (Jan de Bont, 1994), les locomotives de Runaway Train (Andreï Konchlovsky, 1985) ou Unstoppable (Tony Scott, 2010). Terminator débute par une vision du futur, où des humains sont traqués par des robots, avant de revenir au présent. La transition entre les deux époques se fait par le gros plan d’une armature d’acier menaçante qui se révèle n’être qu’un camion-poubelle fatigué. La menace technologique n’est pas propre au futur : les machines sont déjà présentes dans Los Angeles des années 80, même si elles n’ont pas encore acquis leur autonomie meurtrière.

Fritz Lang, déjà, critiquait dans Métropolis (1927) l’exploitation des ouvriers par la ville-machine, avant d’associer le criminel du Diabolique Docteur Mabuse (1960) à un réseau de surveillance technologique, anticipant sur un demi-siècle de fiction paranoïaque où les machines sont associées au contrôle de l’individu : les micros de Klute (Alan J. Pakula, 1971) ou Conversation secrète (Francis Ford Coppola, 1974), les caméras de Rollerball (John McTiernan, 2002), les satellites espions d’Ennemi d’Etat. Dans les films d’action des années 2000, cette menace immatérielle, liée à l’extension et la diversification des réseaux de communication, s’ajoute aux habituels dangers physiques. Dans les films catastrophe des années 70, l’incendie de La Tour infernale (John Guillermin et Irwin Allen, 1974) et le naufrage du Poséidon (L’Aventure du Poséïdon, Ronald Neame, 1972) constituaient déjà une mise en garde contre l’ubris technologique qui pousse les hommes à construire toujours plus vite et plus haut. Les ingénieurs arrogants des films catastrophes sont l’équivalent des savants inconscients de la science-fiction des années cinquante : l’expérimentation atomique et l’audace architecturale sont toutes deux présentées en opposition à l’ordre « naturel » des choses.

Dans l’imaginaire du film d’action, la séquence matricielle de la lutte de l’homme et de la machine est celle de l’attaque de l’avion sulfateur dans La Mort aux trousses (1959). Hitchcock crée un modèle scénographique (la menace technologique apparaît dans la profondeur de champ et fonce sur le héros au premier plan) qui, faute d’avion, sera décliné avec un camion (Duel, Steven Spielberg, 1971), un hélicoptère (L’Epreuve de force, Clint Eastwood, 1977) ou des soucoupes tranchantes (Les Indestructibles, Brad Bird, 2004). Avec l’attaque de l’école par les oiseaux dans le film éponyme (1963) Hitchcock propose lui-même une variation naturelle de sa propre scène d’action.

Image La Guerre des mondes

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La trajectoire de La Mort aux trousses nous fait passer de la ville moderne aliénante au Mont Rushmore qui, bien que créé par la main de l’homme, représente la puissance primitive de l’espace américain où Roger Thornhill révèle son héroïsme. La maison du méchant Vandamm apparaît comme un espace de transition, intégrant à la fois des éléments technologiques (le verre, l’acier) et naturels (les murs de pierre), sur le modèle des constructions de Frank Lloyd Wright. L’architecte inscrivait ses bâtiments aux formes aérodynamiques dans de vastes espaces sauvages : la nature est maîtrisée par la puissance technologique humaine, mais pas asservie car la construction se fond harmonieusement dans la paysage. Construite à flanc de roche, la Maison de la cascade (1939)

« semble émerger du site même mais sa présence imposante affirme qu’il s’agit bien d’une création de l’homme. »4

L’architecture moderne est présentée dans les films d’action comme une déclinaison de la menace technologique : à l’opposé du foisonnement organique de la nature, la ville moderne est un espace maitrisé et froid, avec ses rues qui se croisent à angle droit, plantées d’immeuble de verre et d’acier. Le héros est prisonnier d’un labyrinthe à la géométrie non naturelle : le réseau des transports new-yorkais dans Les Guerriers de la nuit (Walter Hill, 1979) ou celui de la surveillance mondiale dans la trilogie Jason Bourne. Le monde virtuel de Matrix reproduit un décor urbain ultramoderne et oppressant et Bruce Willis doit ramper dans les conduites d’aération du building de Piège de cristal ; une image qui réactive celle de Charlot se débattant dans les rouages de la machine des Temps modernes (Charles Chaplin, 1936).

La tension entre modernité et primitif, propre aux films d’action, est l’actualisation spectaculaire d’un topos culturel plus ancien. Analysant La Guerre des étoiles (George Lucas, 1977) l’anthropologue Joseph Campbell explique que :

« Ce que Goethe a voulu dire dans son Faust, Lucas nous le dit dans des termes modernes, à savoir que la technologie ne nous sauvera pas. Nos ordinateurs, nos outils, nos machines ne suffiront pas. Il nous faut compter sur notre intuition, sur notre être réel. […] Voyez-vous, la conscience croit qu'elle est maîtresse du logis mais elle n'est en fait qu'un organe secondaire chez tout être humain et ne doit pas occuper une place prépondérante. Elle doit se soumettre au corps et le servir. Quand elle régente tout, cela donne un homme du genre de Darth Vader, qui se range du côté de la raison inhumaine.5 »

Vador, l’homme-machine est un « personnage de l’ombre », comme le Méphistophélès de Goethe. Léo Marx a, lui, montré comment la littérature américaine du 19ème siècle fait constamment appel aux images antithétiques et complémentaires de la pastorale et du progrès technologique. Il observe dans les textes Mark Twain, Herman Melville ou Nathaniel Hawthorne une contradiction non résolue entre un imaginaire bucolique et des ambitions de modernité. La machine est y décrite comme un monstre qui vient briser l’harmonie bucolique d’un paysage hors du temps, comme l’avion de La Mort aux trousses ou le camion qui surgit derrière la mobylette de John Connor pour l’écraser dans Terminator 2.

« On se souvient de ce moment dans Walden où Thoreau est assis, plongé dans ses pensées quand soudain, traversant sa forêt comme le cri d’un rapace, on entend le sifflet d’une locomotive ; […] ou ce moment terrible des Aventures de Huckleberry Finn où Huck et Jim suivent tranquillement le courant lorsqu’un monstrueux bateau à vapeur surgit hors de la nuit et réduit leur radeau en miettes.6 »

La « machine dans le jardin » (métaphore qui donne son titre à l’ouvrage de Léo Marx), c’est la choquante intrusion de la technologie dans la scène pastorale. Le cinéma d’action contemporain illustre à l’inverse l’irruption d’une nature sauvage, bien éloignée de la pastorale, au sein du monde moderne. Piège de cristal se déroule dans un immeuble high-tech que la violence des scènes d’action fait régresser à l’état de ruine, ravagé par les flammes, l’eau et envahi par une nature luxuriante. Dans Collatéral (Michael Mann, 2004) on croise un coyote en liberté dans les rues de Los Angeles : le primitif fait retour au sein d’un espace civilisé, a priori sous contrôle. A la rêverie pastorale de la littérature américaine, le film d’action substitue une nature sauvage et menaçante : les bayous de Louisiane de Sans Retour (Walter Hill, 1981) ou la jungle de Predator sont aussi dangereux que les tueurs qui s’y cachent. Le monde du film d’action est réversible : sous la civilisation affleure un espace-temps archaïque qui se révèle à l’occasion de la scène d’action. Dans Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993) c’est le progrès scientifique lui-même (le clonage) qui permet au primitif de reprendre le contrôle de la Terre.

L’Amérique du 19ème siècle ne refuse pas le progrès : malgré les crises sociales qu’elle a pu causer en Angleterre, la révolution industrielle est vue comme l’occasion de développer le pays, encore majoritairement agricole. L’évolution est nécessaire mais, face à l’industrialisation du paysage, l’artiste américain est pris de nostalgie et se met à rêver d’un monde pastoral. La célébration de l’espace naturel apparaît presque comme une création a posteriori, un « symbole culturel »7 qui fera long feu :

« Quel besoin des individus vivant dans une société à l’organisation complexe, urbaine, industrielle et dotée de l’arme nucléaire, peuvent-ils avoir d'idéaliser un environnement simple et rural ? »8

Le monde du cinéma d’action n’est pas « simple et rural » : il est archaïque et violent mais la nécessité de se ressourcer dans la nature, ou du moins dans une forme de chaos primitif, reste la même. Les films d’action contemporains sont le produit du monde postindustriel (« hypermoderne » ou « surmoderne ») qu’ils commentent et critiquent. Dans la société postindustrielle, le commerce est mondialisé (la tour de Piège de cristal abrite une société japonaise implantée aux Etats-Unis), l’ordinateur a supplanté la machine à vapeur, et la production matérielle (agricole ou industrielle) est dépassée par celle des contenus et des services. La ville, décor privilégié des films d’action, est devenue un espace anonyme et indéterminé, un non-lieu

« promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère. »9

Selon l’historien Marcel Gauchet, la personnalité hypermoderne se caractériserait

« par un effacement de cette structuration de l’appartenance [à la société] et se présenterait comme un individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue de tout. »10

Le rejet de la technologie (associée à une forme de contrôle) et le passage par le primitif seraient alors pour les héros de films d’action une façon de conjurer cet effacement de l’individu. L’ampleur des destructions matérielle questionne la place centrale que l’humanité croit occuper sur Terre, faisant office de memento mori. James Cameron compose des Vanités modernes, montrant la fragilité de nos réalisations : le pied d’un robot réduit en miettes un crâne humain (Terminator), le Golden Gate est surplombé par une gigantesque vague (Abyss) et le Titanic coule pour avoir voulu braver les océans, emportant avec lui ses passagers ainsi que leurs possessions matérielles (la vaisselle en porcelaine se brise, la peinture des toiles de maîtres se brouille au contact de l’eau).

Image Piège de crista

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Les héros de film d’action ne refusent pas toute technologie. Ils ne sont pas luddites par conviction mais plutôt par nécessité, pour se défendre. L’idéal du film d’action est une résolution positive du paradoxe technologique dans l’union deux figures récurrentes du genre : le héros primitif et l’homme-machine.

« Si la technologie est une production de l’homme qui est lui-même créé par la nature, comment peut-on penser la machine et le paysage dans un insoluble conflit ? »11

Image Transformers 2

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A la fin d’Aliens, Le Retour (James Cameron, 1986) Sigourney Weaver combat le monstre avec une machine. Le film ne fait pas pour autant l’apologie de la lutte technologique puisque, comme dans Predator, les armes des soldats n’ont pas permis de vaincre les extra-terrestres. L’exosquelette de Ripley, originellement destiné à porter des charges lourdes, est un outil au sens qu’en donne Karl Marx, c'est-à-dire un prolongement de la main humaine (ici du corps entier) qui en garde le contrôle, alors que la machine autonome rend l’homme superflu.

« Le but constant du machinisme perfectionné est de diminuer le travail manuel […] en substituant des appareils de fer à des appareils humains. […] Le talent de l’artisan se trouve progressivement remplacé par de simples surveillants mécaniques.12 »

L’opposition posée par les films d’action se fait donc entre une technologie au service de l’homme et une technologie incontrôlable, qui se développe au détriment de l’individu. Dans Spider-Man 2 (Sam Raimi, 2004), le savant Otto Octavius emploie ses bras mécaniques pour manipuler de la matière fissible : la technologie est un outil. A la suite d’un accident il devient le méchant docteur Octopus et ce sont ses tentacules qui le manipulent : il est aliéné à la technologie. Les gadgets de James Bond sont des prothèses qui suppléent aux insuffisances du corps humain mais sans jamais le dépasser : ils permettent à 007 de voler ou de respirer sous l’eau, mais c’est la volonté du héros qui prévaut. A l’inverse, ses adversaires font un usage excessif de la technologie, qui fusionne avec leur corps (la main mécanique du Docteur No) et souligne leur mégalomanie (leurs immenses bases secrètes à la domotique perfectionnée).

Le héros d’action emploie alternativement le primitif et la technologie : dans True Lies, Schwarzenegger monte à cheval pour poursuivre un terroriste en moto mais, à la fin du film, il pilote un avion de chasse en images de synthèse. Prométhéen, le héros d’action conquiert la technologie mais n’en subit pas les conséquences négatives. On peut rapprocher les hommes-machines du cinéma d’action contemporain (Ripley à la fin d’Aliens, le policier de Robocop [Paul Verhoeven, 1987]…) des antihéros mis en scène à la même période par David Cronenberg. Le cinéaste canadien explorait les possibilités d’un dépassement (ou d’une régression) de notre organisme, créant des interfaces entre l’humain et la technologie (Vidéodrome, 1983) ou l’animal (La Mouche, 1986) : le surhomme ainsi créé

« n’est pas vraiment celui qu’invoque Nietzsche ni, bien sûr, la créature hyperboréale wagnéro-hitlérienne. Il est plus proche du mutant de la science-fiction, un être « bionique » exploitant totalement ses capacités intellectuelles et surtout ayant achevé la fusion avec toutes les machines qui peuvent lui être utiles.13 »

L’omniprésence de la technologie dans le cinéma d’action permet par contraste de cerner les contours de l’humain. Selon Descartes, le corps humain est semblable à un « automate » et c’est l’âme qui lui permet de s’élever au-dessus du mécanisme14. Le héros d’action des années 2000 craint, lui, d’être remplacé par son double artificiel : le monde entier est dupliqué dans Matrix, Arnold Schwarzenegger affronte ses clones dans A l’Aube du sixième jour (Roger Spottiswoode, 2006) tout comme les héros de The Island (Michael Bay, 2004). Dans Clones (Jonathan Mostow, 2009) Bruce Willis peut projeter son esprit dans un corps mécanique « ainsi qu'un pilote en son navire »15, donnant un nouvel éclairage à la théorie cartésienne. Dans Terminator 2, le robot dépasse son statut de machine en faisaznt preuve de sentiments humains :

« Si une machine, un Terminator, a pu découvrir la valeur de la vie, peut-être le pouvons-nous aussi. »

A l’opposé du Terminator humanisé, Dark Vador ou Robocop sont des hommes transformés en machines : le premier a abandonné tous ses sentiments en passant du Côté Obscur alors que le second, raccroché à ses souvenirs, reste humain malgré tout, s’imposant ainsi comme un héros positif. Le héros d’action peut fusionner avec la machine mais son esprit reste libre : à la fin de La Guerre des étoiles, Luke Skywalker se passe de son ordinateur de vol pour détruire l’Etoile de la Mort. Il fait confiance à son intuition (« la Force »), plutôt qu’à la technologie. Comme le rappelle le pilote de chasse joué par Tom Cruise dans Top Gun (Tony Scott, 1986) le héros d’action ne pense pas :

« Là-haut, on n’a pas le temps de penser. Si on pense, on est mort ».

Mieux vaut ressentir. Ce postulat fonde la critique des intellectuels par le cinéma hollywoodien

Qu’il soit chef d’un réseau criminel, terroriste, ou policier corrompu, le méchant est toujours présenté comme un être d’une intelligence supérieure mais incapable de sentiments. Il est un cerveau sans cœur, un homme-machine qui réfléchit comme un ordinateur : dans Piège de cristal, Hans Gruber a planifié dans ses moindres détails la prise d’otage et le cambriolage d’un gratte-ciel, sans la moindre empathie pour les victimes. La réflexion conceptuelle du méchant est associée à la technologie comme outil de contrôle rationnel et standardisé : dans Piège de cristal et ses suites, les méchants communiquent par radio, le poseur de bombes de Speed est un génie de l’électronique et, à la fin de Rambo 2, le héros à demi-nu détruit des ordinateurs avant de s’en prendre au fonctionnaire véreux (en chemise et cravate) qui les utilise. L’avion de La Mort aux trousses n’a pas de pilote : la technologie est déshumanisée, annonçant les menaces non-humaines de Terminator ou Matrix. Dans ces deux films, les machines organisent un génocide industriel : l’extrême rationalité du programme informatique aboutit au totalitarisme, renouant avec l’opposition traditionnelle de la science-fiction entre la machine et le sentiment (Métropolis, Alphaville [Jean-Luc Godard, 1965]…).

Image Matrix

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Contre la menace technocratique, le héros d’action fait preuve d’une intelligence pratique proche de la métis grecque, du bon sens intuitif vanté par Emerson. Même en travaillant pour l’ordre établi (police, armée, services secrets), le héros d’action reste farouchement individualiste, ou plutôt autonome en ce sens que ses actes ne sont déterminés que par lui-même. Dans Piège de cristal, John McClane contre la rigueur conceptuelle d’Hans Gruber par sa faculté d’adaptation, retournant à son avantage la technologie de son adversaire. Il fabrique une bombe artisanale avec un écran d’ordinateur, une chaise et un pain d’explosif : cette capacité à bricoler, à « faire du neuf avec du vieux »16, est selon Claude Levi-Strauss le propre de la « pensée sauvage » qui modifie la fonction des objets pour les adapter à une situation nouvelle. Dans le cadre technologique du cinéma d’action hollywoodien, l’œuvre de John McTiernan apparait comme une défense et illustration des techniques artisanales, avec ses héros revenant aux sources des pratiques et de l’intelligence humaine : revenu à un stade « préhistorique », Schwarzenegger construit des pièges en bois à la fin Predator. Il continue donc d’utiliser des armes et des outils, et la technologie apparait alors comme consubstantielle à l’humain. Nature et culture, passé et avenir, ne s’opposent pas mais sont inscrits dans une relation de continuité, comme le montrait déjà Stanley Kubrick, passant en un raccord d’un outil primitif à un vaisseau futuriste (2001, L’Odyssée de l’espace, 1968).

Le héros d’action n’est pas un bon sauvage vierge de toute technologie, mais plutôt un « techno-indigène »17 pour qui la technique n’est plus un carcan mais le garant d’une action libre : héros de l’hypermodernité, Jason Bourne est ce nomade technologique qui échappe au réseau de surveillance mondialisé tout en restant relié à son téléphone portable, battant ses ennemis à leur propre jeu de communication et de contrôle.

Il faut, pour conclure, en revenir à Avatar. À un premier niveau, le film oppose la puissance technologique et destructrice de l’armée avec le mode de vie respectueux de la nature des Na’vis. Mais, en plus de faire de la technologie (le programme Avatar) la porte d’accès au monde pastoral, James Cameron décrit la nature utopique de Pandora selon le modèle technologique du cyberespace. Le cyberespace est l’intelligence collective née de la coexistence, sur le réseau informatique mondial, d’une multitude d’ordinateurs partageant leurs informations dans une émulation positive18. Sur Pandora, les végétaux sont également organisés en réseau, comme des neurones ou les composants d’un ordinateur : la planète est un cerveau géant, l’équivalent organique d’un système informatique. Pour entrer en contact avec l’esprit des anciens, les Na’vis peuvent se « brancher » sur l’arbre sacré et « télécharger des données, des souvenirs ». La liaison entre l’arbre et les extra-terrestres se fait par le biais de leur natte, équivalent organique des branchements utilisés par les personnages de Matrix pour se connecter au monde virtuel. Ce qui est virtuel sur Terre (le réseau Internet), a donc un équivalent physique sur la planète Pandora (la racine des arbres) : les deux faces du paradoxe technologique, la nature et la machine, sont ainsi réconciliées.

Notes de bas de page numériques

1 Christian Viviani : « James Cameron et John McTiernan : Action Men », Positif (Paris) n° 443, janvier 1998, p. 78.

2 Michel Cieutat : Les Grands thèmes du cinéma américain, Tome 1 : Le Rêve et le cauchemar, Paris, Éd. du Cerf, 1988, p. 89.

3 Paul Virilio, Guerre et cinéma I : Logistique de la perception, Paris, Éd. Cahiers du cinéma, 1984.

4 Kathryn Smith : « Complexité et contradiction : l’œuvre de Franck Lloyd Wright », in Alan Hess (dir.) : Frank Lloyd Wright : les maisons, Paris Éd. du Chêne, 2006, p. 373.

5 Joseph Campbell avec la collaboration de Bill Moyers, Puissance du mythe, 1988, Elscalquens, Éd. Oxus, 2009, p. 11 et 188.

6 Léo Marx: The Machine in the Garden, Technology and the Pastoral Ideal in America, New York, Oxford University Press, 1964, 1972, p. 15 (notre traduction).

7 Ibid., p. 4.

8 Ibid., p. 5.

9 Marc Augé : Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éd. du Seuil, 1992, p. 101.

10 Marcel Gauchet, cité par Nicole Aubert : « Un individu paradoxal », in Nicole Aubert (dir.) L’Individu Hypermoderne, Ramonville Saint-Agne, Éd. Érès, 2004, p. 16.

11 Léo Marx, op. cit., p. 242.

12 Karl Marx : Le Capital Livre 1er, 1867, Pantin, Le Temps des Cerises, 2009, p. 433.

13 Serge Grünberg : David Cronenberg, Paris, Cahiers du cinéma, 2002, p. 111 (note 15).

14 René Descartes : Discours de la méthode, Cinquième partie, 1637, Œuvres et lettres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, 1992, p. 164-166.

15 Méditation sixième, 1641, in René Descartes, ibid., p. 326.

16 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 26.

17 Expression utilisée par James Cameron dans le documentaire Message de Pandora, en bonus du Blu-Ray d’Avatar.

18 Pierre Musso, Critique des réseaux, Paris, PUF, 2003, p. 326.

Pour citer cet article

Sylvain Angiboust, « Des hommes et des machines : le « paradoxe technologique » du cinéma d’action contemporain », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Les modèles hollywoodiens, Des hommes et des machines : le « paradoxe technologique » du cinéma d’action contemporain, mis en ligne le 06 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4126.

Auteurs

Sylvain Angiboust

Auteur d’une thèse de doctorat consacrée au cinéma d’action américain contemporain (université de Provence). A enseigné aux universités Paris-Diderot et Michel de Montaigne-Bordeaux 3. Ses recherches portent sur les notions de spectaculaire et d’action, sur le cinéma populaire, les films de genre et la technologie (images de synthèse, 3D…). Co-directeur de la revue Split Screen, Il est actuellement membre du comité de rédaction de L’Avant-scène cinéma.