Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Les modèles hollywoodiens 

Sébastien Conche  : 

Consultants scientifiques, hard science et Hollywood

Plan

Texte intégral

Tous supports confondus, la science-fiction constitue le grand genre fictionnel du XXe siècle. Ses prémisses remontent à la fin du XIXe siècle, mais sa naissance officielle date de la fin des années 1920, lorsque les progrès de l'astronautique permirent une prise de conscience populaire de l'inéluctabilité du voyage spatial ; la SF témoigne de l'appropriation mythique de l'espace, perçu comme nouvelle frontière, comme nouvel El Dorado. Son âge d'or est indissociable de celui de l'astronautique. Bientôt centenaire, la SF est désormais un méta-genre, divisé en genres aux codes bien définis dont peu se réclament encore de l'espace et de sa conquête : anticipation, cyberpunk, uchronie... Le point commun de ces genres réside dans le choix narratif qui leur est réservé, car la SF s'est toujours divisée en deux grandes catégories : celle qui bannit l'impossible de ses dispositifs narratifs, et celle qui ne le bannit pas ; celle qui extrapole de façon plausible à partir de postulats scientifiques reconnus, et celle qui sert de décorum à l'imagination débridée de ses auteurs : 2001, l'odyssée de l'espace (2001 : A Space Odyssey, S. Kubrick, 1968) d'un côté, La Guerre des Etoiles (Star Wars, G. Lucas, 1977) de l'autre.

Pour nombre d’auteurs et d’amateurs du genre, seule la première mériterait le qualificatif de science-fiction, la seconde relevant de la fantasy. Les premiers auteurs de cette SF « dure », souvent des scientifiques devenus auteurs à force de pédagogie et de vulgarisation, décrivent les modalités de cette conquête spatiale à venir, soucieux d'en brosser les enjeux, d'en glorifier les prouesses technologiques. Cet humanisme empreint de technologie résume le profil idéologique de ces « savants conteurs » que furent les premiers consultants scientifiques du Hollywood du début des années 1950.

Robert A. Heinlein (1907-1988), chantre de la hard science fiction et de la « pédagogie du réel », est leur chef de file. Il incarne une SF dont le scientisme est la modalité d'un humanisme darwinien tel qu'on le retrouve dans la morale désuète des productions George Pal des années 1950. Aux antipodes des contre-utopies des auteurs européens (Wells, Huxley, Orwell) cet humanisme scientiste est la contribution majeure de la culture américaine à la SF. Il servit beaucoup de façade médiatique à la real politik de la guerre froide, la conquête de la Lune oblitérant la course effrénée aux missiles intercontinentaux. Mais il sera remis en cause par la SF dystopique des années 1970, voire même sévèrement questionné, comme dans Starship Troopers (P. Verhoeven, 1997), adapté de ce même Heinlein. Quoi qu'il en soit, le rôle du consultant scientifique dans les années 1950 – à la fois scientifique et auteur, pédagogue et communicant, acteur et commentateur de la représentation des sciences – pouvait comporter une dimension éthique que la spécialisation des techniques lui fera perdre par la suite.

Hard SF et consultants scientifiques

Heinlein plaidait dès 1947 pour une distinction entre la SF légère des pulp magazines et une SF plus sérieuse, qu'il se proposait d'appeler « speculative fiction » ; mais c'est le terme « hard science », apparu en 1957 dans le magazine Astounding Science Fiction, qui finit par s'imposer. Le hard science, ou la hard SF, est donc un mode narratif plutôt qu'un genre de la SF : il désigne les modalités d'une science-fiction crédible, à forte plausibilité scientifique, présentant des théories ou des inventions en accord avec les lois naturelles et les connaissances scientifiques de l'époque, exploitant ces fameuses « possibilités latérales » dont parlait Maurice Renard, et apparu en réaction aux « transpositions galactiques de western » de la fantasy SF1. Ces codes hard science, qui permettent de qualifier de précurseurs des auteurs comme Jules Verne (1828-1905) ou H.G Wells (1866-1946), sont à notre sens la véritable spécificité dramaturgique, voire esthétique, de la SF.

Plus que tout autre, ce sont donc les films résolument hard science qui offrent aux consultants scientifiques leurs contributions les plus décisives à la fabrication d'un film. Hollywood a régulièrement recours à des compétences externes pour rendre une fiction crédible, et particulièrement à des scientifiques depuis 1950. Le vraisemblable est en effet une condition préalable à l'immersion du spectateur rationnel dans l'univers de la fiction ; le consultant scientifique a pour fonction de renforcer la plausibilité du monde imaginaire et soutenir le merveilleux du conte.

Le consultant scientifique est un « lab coat », une blouse blanche arrachée à sa paillasse, à son télescope, par des créateurs de films soucieux de la crédibilité de leur projet. Il travaille dans le domaine des sciences de la nature (hard sciences), chimie, physique, astronomie, etc., lesquelles inspirèrent majoritairement la hard SF hollywoodienne à ses débuts. Le consultant n'est pas toujours cité comme tel au générique d'un film ; il participe pourtant à son contenu diégétique, conceptuel ou esthétique, se distinguant en cela des conseillers techniques, qui interviennent sur les outils de fabrication, de trucages ou de diffusion d'un film.

Dans la pratique, les premières consultations scientifiques à Hollywood eurent trait à l'astronautique, la discipline-reine des années 1950 à 1970, point scientifique et technologique ultime d'une nation, d’un « mode de vie ». Nombre de ces scientifiques venaient d'Europe et plus précisément d'Allemagne, pays pionnier en matière de moteurs-fusée ; certains d'entre eux avaient fui le IIIe Reich dès les années 1930, mais beaucoup furent exfiltrés aux Etats-Unis à l'issue de la Seconde Guerre Mondiale et à l'orée de la Guerre Froide, dans le cadre de l'opération Paperclip2.

La production hard SF hollywoodienne fut toujours relativement marginale. Mais s'il y avait un « âge d'or » des consultants scientifiques à Hollywood, il serait contemporain de celui de la SF, commençant en 1950 avec Destination... Lune ! (Destination Moon, I. Pichel, 1950), un film dont il n'est pas exagéré de dire que Robert Heinlein en fut le maître d’œuvre, et s'achevant avec 2001, l'odyssée de l'espace. Dans les années 1970 l’impact des consultants est plus ponctuel : en devenant contestataire, et parfois réactionnaire, la SF se tourne vers les sciences humaines, des disciplines plus universitaires que technologiques, où une recherche approfondie peut suppléer à la présence d'un consultant. Les années 1980 sont une période de disette pour les consultants scientifiques : c'est la période de « régression adolescente » de tous les genres à Hollywood, alors en proie à de profonds changements. L'accélération technologique du début des années 1990 leur rend leur pertinence, mais leur profil a changé, plus spécialisé et moins théorique, plus technologique que scientifique, la distinction entre ces deux domaines étant pour le moins ténue aux Etats-Unis. Ce mouvement s'affirme dans les années 2000, en même temps qu'émerge une remise en question de la représentation de plus en plus galvaudée des sciences à Hollywood.

Mais c'est en Allemagne que nous trouvons le fondement des rapports entre industrie cinématographique et consultants scientifiques, à travers la toute première superproduction d'inspiration hard science, premier film à faire mention d'un wissenschaftlicher Mitarbeiter à son générique : La Femme sur la Lune (Frau im Mond, F. Lang, 1929). Si nous reprenons la taxinomie établie par David Kirby3 sur les modalités d'intervention d'un consultant scientifique sur un film, force est de constater que la participation de Herman Oberth au film de Lang, telle que nous la décrit Denis Piszkiewicz au début de son ouvrage4, les englobe toutes.

La femme sur la Lune

Berlin, 15 octobre 1929. La ville se presse pour assister à la première de La Femme sur la Lune, la dernière superproduction de la puissante major Universum Film AG (UFA). Pour le réalisateur et les producteurs, l'enjeu est de taille : c'est le premier film à gros budget des nouveaux propriétaires du studio, racheté suite au fiasco monumental de Metropolis (1927), du même Fritz Lang. L'époque est friande de futurisme, de science-fiction, de ces nouvelles revues illustrées venues des Etats-Unis, les pulp magazines de l'éditeur Hugo Gernsback, inventeur du terme science-fiction. Lang lui-même se passionne pour la question des voyages spatiaux : il a lu le succès de librairie du moment, Des fusées dans l'espace interplanétaire, petit opuscule publié par Hermann Oberth (1894-1989), un des quatre pères fondateurs de l'astronautique mondiale qui, se voyant refuser son sujet de thèse, en proposait là un condensé accessible.

La Femme sur la Lune raconte les aventures d'un groupe d'hommes envoyé sur la Lune à la recherche d'or. Obsédé d'exactitude documentaire, Lang souhaite offrir au public un film à la pointe de la science et des techniques de son époque. Dans la tradition des Kulturfilme, ces films de vulgarisation scientifique ou culturelle produits en nombre entre 1918 et 1945, Lang contacte donc Oberth qui, après avoir lu le script, fait part à Lang de ses réserves quant au réalisme scientifique du film, surtout pour sa partie lunaire. Mais Lang attend d'Oberth qu'il se concentre sur la conception de la fusée, son décollage, le vol interplanétaire, la vie à bord : trop d'exactitude scientifique sur la Lune nuirait, selon lui, à l'efficacité du film. Oberth accepte : si le film est un succès, ce pourrait être l'occasion tant espérée de trouver des fonds pour fabriquer une fusée à réaction opérationnelle. Il s'investit pleinement dans le projet, corrigeant le script, concevant la fusée du film et les péripéties du vol. Il est assisté de Willy Ley (1906-1969), fondateur en 1927 de la toute première association d'amateurs de vols spatiaux qui adulait déjà Oberth, la Verein für Raumschiffhart (VfR). Première du genre, la VfR préfigure la puissante influence de la communauté des passionnés de SF, le fandom SF. En 2012, c'est grâce à ce fandom SF qu'est réalisé le premier film coproduit grâce à des souscriptions en ligne, sur le modèle de ce qui se fait en musique : Iron Sky, du norvégien Timo Vuorensola, qui raconte l'invasion de la Terre par des nazis réfugiés sur la Lune...

Ce qui distingue radicalement La Femme sur la Lune, ce ne sont ni l'intrigue et les personnages de ce film de près de trois heures, ni les péripéties lunaires assez plates, mais sa partie centrale, la seule qui soit résolument hard science. Concentrant l'essentiel des maquettes et des effets spéciaux dans ces cinquante minutes, Lang et Oberth décrivent avec minutie le décollage de la fusée et le voyage qui s'ensuit, faisant de La Femme sur la Lune un document épistémologique passionnant, témoin engagé de l'état des connaissances astronautiques de son époque. Le succès et l’influence du film sont considérables. Il servira de modèle au premier film hard science américain, Destination... Lune !

Oberth, pour sa part, est loin d’être satisfait, car il est passé au plus près de son rêve : faire décoller une véritable fusée à l'occasion de la première du film. Mais faute de temps, de moyens, de personnel, le projet est un fiasco.

L'histoire de la relation d'Oberth à Lang et à la UFA est emblématique car elle englobe tous les échanges possibles entre l'industrie cinématographique et les scientifiques qu'elle recrute comme consultants :

  • Lang a recruté un scientifique controversé mais populaire pour renforcer la plausibilité de son film : ce dernier a accepté dans l'intérêt de son propre champ de recherche.

  • Oberth a tout d'abord corrigé le script : il a fait du fact-checking, qui constitue aujourd'hui l'essentiel du travail de consultant scientifique à Hollywood.

  • Il a ensuite participé activement à l'écriture du scénario, l'enrichissant de péripéties et de rebondissements fondés scientifiquement.

  • Il a été à la tête de son propre service, faisant de La Femme sur la Lune le premier film doté d'un département Recherche et Développement.

  • Oberth a participé activement à la conception des décors et à la documentation iconographique, l'autre activité récurrente d'un consultant à Hollywood.

  • Peut-être même a-t-il fait du conseil aux acteurs, par exemple dans la cabine de pilotage de la fusée.

  • Enfin il s'est impliqué dans la promotion du film en proposant de lancer une vraie fusée.

Par la suite, aucun consultant scientifique ne pourra se targuer d'un tel degré d'implication dans la conception d'un film. Néanmoins, même Oberth aura éprouvé que l'efficacité dramatique du film primait toujours sur sa plausibilité scientifique et que le consultant devait surtout veiller, en toute humilité, à mettre sa science au service du récit.

Influence d'Oberth et de ses disciples

Le rayonnement des expériences d'Oberth est incontestable. Grâce aux incessantes recherches de financement de Willy Ley et de la VfR, Oberth réalise son rêve en juillet 1930 et fait décoller une fusée pendant 90 secondes. Wernher von Braun, membre historique de la VfR et assistant dévoué d'Oberth ce jour-là, futur concepteur des missiles V2 de sinistre mémoire, futur directeur du Centre de Vol Spatial de la NASA, continue les recherches pour le compte de l'armée allemande. Cette dernière s'intéresse vivement aux fusées – le traité de Versailles de 1919, qui lui interdit toute recherche en artillerie lourde, n'en fait évidemment aucune mention. Willy Ley quant à lui a fui aux Etats-Unis dès l'arrivée des nazis au pouvoir. Dès 1937 il est publié par Hugo Gernsback et deviendra une grande figure de la vulgarisation outre-Atlantique, ainsi qu'un proche de Robert Heinlein. Enfin Ley, von Braun et Heinlen deviendront les auteurs hard science, vulgarisateurs et consultants scientifiques les plus emblématiques des années 1950.

En 1960 sort ce qui est peut-être le premier biopic d'une personnalité scientifique réalisé de son vivant : L'homme des fusées secrètes (I Aim at the Stars / Wernher von Braun, J. Lee Thompson, 1960), consacré à la vie et aux travaux de Wernher von Braun, campé par Curd Jürgens. Ce film semble avoir pour but de faire taire toute controverse relative au passé nazi du directeur du Centre Marshall de la jeune NASA : ne peut-on admettre qu'un savant de sa trempe, engagé dans des recherches aussi décisives, ait pu perdre de vue certaines « réalités humaines » ? À charge pour ses nouveaux employeurs de cadrer ses travaux, en lui commandant des fusées destinées à lancer de pacifiques satellites et, très éventuellement, servir de missiles intercontinentaux...

Exfiltré en 1945, von Braun a passé les années 1950 à travailler avec autant de grands médias américains qu'il le pouvait : après les millions d'exemplaires vendus de la série Man Will Conquer Space Soon ! conçus avec Willy Ley et illustrée par Bonestell pour le magazine Collier's Weekly entre 1952 et 1954, von Braun devient le consultant scientifique attitré du studio Disney5 : il aide à concevoir la section « Tomorrowland » du premier Disneyland, collabore et apparaît dans trois des plus fameux petits films de propagande spatiale de sa série pédagogique Le Monde merveilleux de Disney, (Disney's Wonderful World of Color / Disney Parade) produite de 1954 à 1990 : Man in Space (Saison 1, épisode 20, 1955), Man on the Moon (Saison 2, épisode 14, 1955), Mars and Beyond (Saison 4, épisode 12, 1957).

D'abord diffusés à « Tomorrowland » puis au cinéma et à la télévision, ces films et leurs millions de spectateurs feront de cet ancien commandant SS une figure incontournable de l'astronautique américaine de l'époque. Kubrick, qui l'évoque clairement dans son Dr Folamour (Dr Strangelove or : How I Learned to Stop Worrying And Love The Bomb, 1963), utilisera les inventions et les équipes de von Braun sur 2001, l'odyssée de l'espace, dont la fameuse station orbitale circulaire, imaginée par von Braun pour Collier's magazine. Von Braun cesse ses activités de consultant à la fin 1957, lorsqu'Eisenhower, pressé par les fulgurants progrès de l'astronautique soviétique, se décide à appeler d'anciens nazis à la rescousse du programme spatial américain.

Destination... Lune ! et ses collaborateurs

Bien que le générique du film ne crédite Heinlein que du statut de co-scénariste et de conseiller technique, Destination... Lune !, adapté de son premier roman, est un projet que Heinlein a porté à bout de bras pendant plus de deux ans, de 1948 à 1950, sollicitant Oberth et Lang, lequel finit pourtant par refuser de le réaliser. Multipliant les liens entre Hollywood et ingénierie aéronautique, Heinlein veille à faire un film aussi réaliste que possible, dans la droite lignée de La Femme sur la Lune. George Pal, un autre émigré germanophone réfugié aux Etats-Unis depuis 1940, accepte de le produire. Après ce film, Pal produira certains des films SF les plus emblématiques des années 1950.

Au début du film Woody Woodpecker explique aux personnages et au public les bases de l'astronautique, en une séquence animée qui préfigure le principe du Monde merveilleux de Disney. Chesley Bonestell, le « père du Space Art », supervise les décors lunaires du film ; il est déjà l'auteur des illustrations du best-seller de Willy Ley de 1949, La Conquête de l'espace. L'œuvre graphique de Bonestell, mêlant imagination et rigueur scientifique, exerce une influence majeure sur l'esthétique de la SF hollywoodienne des années 1950. Après avoir été « conseiller technique en art astronomique » sur Destination... Lune !, qui obtient l'Oscar des meilleurs effets visuels, il le sera sur l'essentiel des productions de George Pal, tel Le Choc des mondes (When Worlds Collide, R. Maté, 1951), La Guerre des mondes (The War of the Worlds, B. Haskin, 1953) (tous deux obtenant également la même statuette), ou encore La Conquête de l'espace (Conquest of Space, B. Haskin, 1955). Ce dernier film est inspiré du livre éponyme de Willy Ley et de celui de Wernher von Braun paru en 1952, The Mars Project. La Conquête de l'espace peut être considéré comme le second film d'inspiration hard science de l'époque : mais l'absence d'un coordinateur tel Heinlein se fait nettement ressentir dans le résultat final.

Destination... Lune !, ours de Bronze à la première Berlinale (1951), fut longtemps mal aimé du fandom SF. Comme La Femme sur la Lune, il est pourtant lui aussi un témoignage passionnant de son époque, premier film à expliciter, dans ses dialogues et dans sa trame, nombre des enjeux politiques et militaires de la conquête spatiale.

Les auteurs américains de hard SF

Dans la foulée de Heinlein, une nouvelle génération d'auteurs de SF à la solide formation scientifique émerge dans les années 1940. Grands vulgarisateurs et pédagogues, experts en prospective, ils gagnent au fil du temps une réputation d'hommes sages et visionnaires. Leurs interventions en tant que consultants sont ponctuelles mais leur influence sur la hard SF hollywoodienne est déterminante ; c'est bien leur profil, celui du consultant scientifique « éclairé », qui disparaîtra à l'orée des années 1980.

Isaac Asimov (1920-1992) : ses trois lois de la robotique (1942) ont marqué la SF, de Robocop (P. Verhoeven, 1987) à I, Robot (A. Proyas, 2004). Si son apport s'est révélé plus tardivement que celui de Heinlein, Asimov n'en incarne pas moins ces consultants soucieux d'apporter une dimension réflexive aux œuvres auxquelles ils participent. Citons sa contribution aux enjeux du surprenant Star Trek, le film (Star Trek : the Motion Picture, R. Wise, 1979), ou le fameux différend qui l'opposa aux producteurs du Voyage fantastique (Fantastic Voyage, R. Fleischer, 1966). Chargé de la mise en roman du film, Asimov trouvait sa fin absurde : les morceaux du sous-marin miniaturisé n'allaient-ils pas eux aussi retrouver leur taille normale au bout d'une heure ? Asimov se heurtait là aux exigences propres à un film de divertissement et aux limites du rôle de consultant : rester au service de l'efficacité du récit.

Arthur C. Clarke (1917-2008) formula trois lois lui aussi dont la dernière, la plus célèbre, est une synthèse paradoxale du hard science et de la fantasy SF :

« Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie »

Cette loi est au cœur de sa nouvelle La Sentinelle (1948) et du film qui s'en inspira, monument de la hard SF hollywoodienne, 2001, l'odyssée de l'espace. Kubrick ne souhaitant s'entourer que de scientifiques et d'ingénieurs pour concevoir son film, les nombreux contacts d'Arthur C. Clarke à la NASA furent déterminants. Avec pas moins de 65 entreprises associées au film, 2001, l'odyssée de l'espace préfigure les nouveaux échanges entre Hollywood, institutions gouvernementales et entreprises privées qui caractériseront la hard SF des années 20006.

Les années 1970 et 1980

2001, l'odyssée de l'espace est le chant du cygne de la hard SF hollywoodienne. Après la victoire symbolique du premier pas sur la Lune, après l'abandon progressif des vols habités, le public se lasse de la conquête spatiale. L'inspiration hard science se trouve déconnectée d'une société en proie aux doutes : la SF hollywoodienne s'oriente alors vers les soft sciences, puisant chez de nouveaux auteurs le matériau de ces dystopies critiques qui caractérisent la SF des années 1970 tels que Silent Running (D. Trumbull, 1972), Soleil Vert (Soylent Green, R. Fleischer, 1973). Cette SF est plus en accord avec la tonalité ambiante, exprimant toute la méfiance qu'inspirent désormais les dirigeants et leur real politik, les scientifiques à leur botte et le progrès technologique qu'ils promeuvent.

Ces garçons qui venaient du Brésil (The Boys from Brazil, F. J. Schaffner, 1978) est un film en avance sur son temps. C'est le premier film à parler du clonage d'un être humain, et pas de n'importe lequel : celui d'Adolf Hitler, en plusieurs exemplaires à travers le monde, fruit de la conspiration d'un groupe de nazis nostalgiques. La séquence explicative du film est un modèle du genre : pendant une dizaine de minutes, un scientifique raconte à un chasseur de nazis éberlué le procédé du clonage des mammifères. Cette séquence illustre les théories et les travaux du consultant scientifique du film, Derek Bromhall, un généticien controversé dont les expériences sur les lapins avaient beaucoup fait parler d'elles. Elle est emblématique de ces séquences qui font passer pour fait scientifique avéré les théories personnelles de leur consultant. Le Syndrome chinois (The China Syndrome, J. Bridges, 1979) est quant à lui le plus hard science de tous les films écologistes de la décennie. À l'aide d'ingénieurs nucléaires « repentis » comme consultants, il raconte les étapes d'un accident nucléaire majeur, que semble reproduire à la lettre l'accident nucléaire de Three Mile Island, survenu quelques jours après la sortie du film aux Etats-Unis.

A partir des années 1980, les studios et leurs nouveaux propriétaires font des films pour un cœur de cible désormais bien identifié : les enfants, adolescents et jeunes adultes de sexe masculin. Ils calibrent des blockbusters visuellement attractifs, saupoudrés de ce qu'il faut de plausibilité scientifique pour favoriser l'immersion, sans plus. Nul besoin de consultants scientifiques pour élaborer les Guerre des Etoiles, Superman, et autres Retour vers le futur qui marquent la décennie.

Mais au sein du cœur de cible des majors, une fraction évolue : celle des fans potentiels de hard SF, désormais plus passionnés d’informatique que de conquête spatiale. Le savant au cinéma, à nouveau porteur de valeurs saines, prend un coup de jeune : c'est le phénomène geek, abordé par Tron (TRON, S. Lisberger, 1982) et incarné par le film de la génération Google, WarGames (J. Badham, 1983), qui s'inspire des exploits des premiers hackers. Avec l'ordinateur personnel puis Internet naît le genre cyberpunk, où les représentations de la technologie achèvent de l'emporter sur celles des théories scientifiques, où l'« inner space » est préféré à l' « outer space ». Le savoir du consultant contemporain est morcelé, ultra-spécialisé. Son intervention est plus visuelle que conceptuelle, plus technique qu'explicative, il se concentre sur ces points de détail qui ne relèvent plus, diégétiquement, que de l'anecdote.

Saupoudrage scientifique et prise de conscience

En produisant la première saison d'Urgences (ER, Amblin et Warner Bros, 1994), Steven Spielberg contribue à un nouvel échange entre science et fiction hollywoodienne. Suite à ce succès, les majors s'emparent de ce concept de séries réalistes à fort contexte scientifique : Les Experts, Dr House, The Big Bang Theory, Fringe, Numb3rs... L'exigence scientifique de ces programmes varie en fonction de celle de leur cible, tout comme varie le nombre de consultants qu'elles sollicitent. Car le noyau dur des fans de hard SF est prompt à sanctionner les inexactitudes, et son activisme sur les réseaux contribue pour beaucoup au succès ou à l'échec de ces séries. Emergent alors les compléments de type The Real Science of [Nom_du_programme], sans que l'on puisse toujours bien distinguer la promotion de l'information. Ces « produits intellectuels dérivés » sont un socle commercial et promotionnel solide pour le consultant, voire l'institut ou l'entreprise qu'il représente sur le film ou la série : le nombre de livres et d'articles autour de la science d'Avatar (J .Cameron, 2009) en est l'exemple le plus éloquent. En tant qu'objet transmedia, Avatar est certainement le point culminant de ces nouveaux rapports entre Hollywood, ses partenaires commerciaux et la foule désormais anonyme de ses consultants scientifiques.

Mais c'est avec sa trilogie d'anticipation – A.I. intelligence artificielle (A.I. Artificial Intelligence, 2001), Minority Report (2002), La Guerre des mondes (War of the Worlds, 2005) – que Steven Spielberg renoue avec la fiction spéculative de sa jeunesse. Minority Report, particulièrement, s'inscrit dans la lignée conceptuelle de 2001, l'odyssée de l'espace, incarnant l’esprit hard science issu d'un partenariat inter-entreprises piloté par le réalisateur-producteur. Comme Kubrick, Spielberg dépêche des assistants dans toutes les grandes manifestations scientifiques afin de recenser les innovations les plus marquantes : le gesture glove qu'utilise Tom Cruise dans le film en est l'exemple le plus marquant. Spielberg constitue également un think tank interdisciplinaire : pendant 3 jours, 15 scientifiques de tous horizons vont débattre pour élaborer ensemble le futur de 2054. Les minutes de cette réunion servent de point de départ à tous les départements créatifs du film. John Underkoffler, ancien chercheur au M.I.T et concepteur du gesture glove, voit son prototype devenir réalité grâce au succès du film, avant de devenir lui-même un science and technology advisor en vogue, engagé dans la juste représentation des sciences au cinéma, participant au Hulk de Ang Lee (2003), à Aeon Flux (K. Kusama, 2005) ou encore à Iron Man (J. Favreau, 2008).

En novembre 2008, l'Académie des Sciences américaine (NAS) crée le programme Science & Entertainment Exchange7. Ce programme est né d'un double constat : celui du déclin de la connaissance scientifique au sein du public américain et de son corollaire, l'approximation sans cesse croissante des représentations scientifiques à Hollywood, cela en dépit des initiatives, toujours plus isolées, de réalisateurs-producteurs soucieux de la permanence de leur œuvre. Ce programme a pour but de coordonner les échanges entre scientifiques et créateurs de films, d'harmoniser les représentations scientifiques dans le souci de « ré-alphabétiser scientifiquement » le public. Des personnalités telles que Dustin Hoffman, Rob Reiner, Lawrance Kasdan ou John Underkoffler sont membres de son comité consultatif. En janvier 2012, ce programme était déjà fort de plus de 400 consultations, séries et cinéma confondus.

Ce programme et les initiatives similaires sont autant de signes encourageants. Cependant, si le souci de la vraisemblance d'une représentation scientifique témoigne d'une évolution positive de la mentalité hollywoodienne, il ne saurait suffire à régler toutes les questions liées à l'utilisation de la science dans les films. En comparant les remakes, prequels et autres reboots, on constate souvent une perte globale de la dimension critique ou discursive par rapport à l'œuvre originale : cela vaut tout autant pour les films d'horreur, par exemple, que pour les films SF. La Planète des singes : Les origines (Rise of the Planet of the Apes, R. Wyatt, 2011) est ainsi un exemple frappant de cette perte de sens, car son néo-créationnisme latent occulte systématiquement les questions éthiques et politiques qu'impliquent ses postulats scientifiques (la thérapie génique, les primates-cobayes, l'éthologie). La faute en incombe sans doute moins aux créateurs qu'au processus actuel de sélection et de fabrication des films. Aussi pouvons-nous nous demander si le consultant scientifique, par sa position à la fois engagée et distante dans le processus de création hollywoodien, ne se trouve pas aujourd'hui au meilleur endroit pour soulever toutes les implications de la représentation vulgarisée d'une science. Peut-être les consultants actuels devraient-ils s'inspirer de la polyvalence des « savants conteurs » des débuts de la hard SF, les Heinlein, Clarke, Asimov, et donc mieux s'outiller dans le registre de la dramaturgie et de la philosophie des sciences, afin d'aider les créateurs de films à prendre conscience des questions éthiques que véhiculent leurs films, souvent sans qu'ils le sachent. Une représentation des sciences sans conscience ne mène-t-elle pas aussi à une ruine de l'âme ?

Remerciements à Eric Dufour

Notes de bas de page numériques

1 Roger Bozzetto, » Du “merveilleux scientifique” à la “fiction spéculative” », paru dans Sciences et Fictions, mis en ligne le 21 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html ?id =523.

2 Voir Linda Hunt, L'affaire Paperclip, la récupération des scientifiques nazis par les Américains - 1945-1990, Stock, 1995

3 Voir David A. Kerby, Lab Coats in Hollywood, Science, Scientists and Cinema, M.I.T Press, 2011, chapitre « The Nature of Scientific Expertise in Hollywood »

4 Voir Denis Piszkiewicz, The Nazi Rocketeers : Dreams of Space and Crimes of War, Praeger 1995.

5 Sur les liens Disney/von Braun, voir http://history.msfc.nasa.gov/vonbraun/disney_article.html

6 Sur 2001... et ses entreprises partenaires, voir les suppléments du coffret « Stanley Kubrick Collection », Warner Home Video, 2007

7 Voir http://www.scienceandentertainmentexchange.org/

Pour citer cet article

Sébastien Conche, « Consultants scientifiques, hard science et Hollywood », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Les modèles hollywoodiens, Consultants scientifiques, hard science et Hollywood, mis en ligne le 06 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4124.

Auteurs

Sébastien Conche

Scénariste, réalisateur et enseignant en audiovisuel, a exercé de nombreux métiers pour le cinéma : producteur, directeur de production, régisseur général ou encore assistant réalisateur, en particulier sur les deux derniers films de Jean-Pierre Jeunet. Auteur d'un mémoire de fin d'études sur l'émergence des androïdes masculins dans le cinéma de science-fiction hollywoodien au tournant des années 1970-1980.