Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Les modèles hollywoodiens 

Jacqueline Nacache  : 

Le laboratoire comique : science, comédie et communication implicite

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Texte intégral

Comme nous l’avons évoqué dans l’introduction de ce volume, la présence de la science au cinéma, et notamment les capacités didactiques du film de fiction en matière de science, ont toujours inspiré une certaine méfiance aux scientifiques. Une méfiance à laquelle les spécialistes du cinéma classique hollywoodien, cependant, ne peuvent tout à fait souscrire. En effet, l’un des aspects les plus exceptionnels de ce corpus réside dans le fait que, des années trente aux années cinquante, le cinéma fut le premier loisir de la population américaine, sa principale pratique sociale et culturelle, et un lieu essentiel de partage et de diffusion des connaissances. Les films hollywoodiens avaient pour vocation d’instruire, d’édifier, tout en les divertissant, les millions de spectateurs qui se rendaient au cinéma une ou plusieurs fois par semaine. On pouvait alors tout apprendre au cinéma : l’amour, la guerre, l’histoire, la vie des grands hommes (l’apprentissage pouvant aller dans certains cas jusqu’à la propagande). C’était le principe même d’un système qui puisait dans tous les domaines du savoir, contraint qu’il était de nourrir au quotidien son énorme usine à fiction. Bien sûr, et pour toutes sortes de raisons liées au commerce, aux attentes du public, à l’autocensure, aux convenances, aux préjugés qui régnaient parfois dans les studios, les représentations, qu’elles soient d’ordre historique ou scientifique, étaient souvent réductrices, voire parfois faussées jusqu’au mensonge. Comment soutenir par exemple que le spectateur américain des années cinquante ait pu apprendre quoi que ce soit au contact du cinéma de science-fiction des années cinquante, de son discours au mieux naïf et utopique, au pire violemment antitechnologique et antiscientifique ? Mais comment, à l’inverse, penser qu’il n’ait rien appris ?

Une issue : la communication scientifique implicite

Il y a là un dilemme auquel la notion de « communication scientifique implicite » au cinéma et dans les médias, telle que la proposent Matteo Merzagora et Hélène Montfeuillard, semble apporter une solution, puisqu’elle n’implique ni volonté délibérée d’éduquer de la part du producteur, ni attente particulière de la part du récepteur1. Le problème est que cette notion ne peut pas satisfaire complètement le spécialiste d’études cinématographiques, pour plusieurs raisons. D’une part le corpus envisagé est trop large, non défini sur le plan historique, esthétique et générique ; on ne peut pas penser que des films issus d’époques, de lieux et de contextes différents aient une même capacité à communiquer de façon informelle, sur la science ou sur tout autre chose d’ailleurs. D’autre part l’attitude qui consiste à constater de façon générale que « la science est partout », et à considérer que les films reflètent les attentes et les inquiétudes d’une société, n’a plus cours depuis longtemps parmi les chercheurs en cinéma, car elle a été à la base de trop d’interprétations schématiques. Pour autant il serait regrettable de renoncer à une perspective qui nous aide à sortir de l’impasse, mais il convient de convoquer la notion de communication scientifique non intentionnelle dans un contexte limité et pertinent, qui en déploie toutes les ressources.

Il faut d’abord, et évidemment, distinguer cinémas et médias, car la notion d’implicite n’a pas le même sens dans les deux domaines. Nous ne nous occuperons donc ici que de cinéma, d’autant plus que dans la période hollywoodienne classique – dont le choix s’impose pour les raisons déjà évoquées – la fonction du cinéma est aussi proche que possible de celle d’un « média ». Sur le plan générique, nous proposons de nous limiter ici au au genre de la comédie, parce que la science, lorsqu’elle y est utilisée, y est moins centrale, donc moins surchargée d’intentions, que dans la SF ou le fantastique.

Certes, nous objectera-t-on, elle est également placée sous le signe de la plus haute fantaisie. Les stéréotypes courants (savants distraits ou fous, comique de laboratoire et autres expériences catastrophiques) y sont encore plus grossis, voire grossiers, que dans d’autres genres. Quant à l’antiscientisme de certains films de SF, il est ici si fortement représenté que la conclusion conservatrice de plusieurs de ces films pourrait être le cri poussé par Paul Meurisse, scientifique repenti dans Le Déjeuner sur l’herbe :

« À bas la science ! »

Essayons cependant de voir au-delà des apparences. Si ces films sont soumis à l’obligation d’entertainment, ils sont plus documentés qu’on ne le croit, comme c’est souvent le cas pour le cinéma des grands studios, quand bien même le générique n’égrène pas une liste de conseillers. D’autre part, la surveillance du système hollywoodien d’autorégulation n’est pas trop pesante dans leur cas. Le Code se préoccupe en priorité des domaines sensibles, sexe, violence et politique, et cherche également à épargner les groupes sociaux, ethniques et professionnels très soucieux d’observer les images que l’on donne d’eux à l’écran. Mais il ne semble pas qu’au cours des décennies 1930-1950 les scientifiques américains aient protesté contre les représentations comiques de la science, contrairement à ce qu’ont pu faire les vétérans pour les films de guerre, ou certains personnages publics réfutant l’image que l’écran donnait d’eux2. De façon générale, la caricature est bien tolérée dans le genre comique, parce qu’elle fait partie des critères d’identification du genre, et se situe dans le droit fil d’un courant satirique qui va des médecins de Molière au professeur Tournesol. De plus, comme les connaissances utilisées ne prétendent à aucune exactitude, il n’y a pas de risque qu’elles constituent un modèle dangereux en matière de science.

Pour toutes ces raisons, un savoir informel concernant la science peut émaner d’une comédie, si légère qu’elle paraisse. Non que le spectateur acquière dans ces films la moindre compétence scientifique ; mais, sur un mode plaisant et ludique, il est mis au contact d’éléments concernant le statut de la science et ses perceptions dans la société. L’information y est bien sûr moins évidente que dans le cas de films qui mettent clairement en jeu le rapport sciences/société, comme la science-fiction des années 19503 , mais ce caractère indirect a du moins l’avantage d’écarter toute accusation potentielle d’imprégnation idéologique. Le spectateur est libre de recevoir le film au niveau de son choix, d’entendre ou de ne pas entendre, au fil des rires et des sourires, ce qu’il lui dit de la science. Cette variété des niveaux de réception est la grande force du cinéma hollywoodien classique ; elle est ce qui nous permet encore aujourd’hui d’y percevoir, sous forme d’échos et d’harmoniques, des éléments qui passèrent parfois inaperçus dans leur contexte.

Bringing Up Baby (L’Impossible M. Bébé, H. Hawks, 1938)

Nos deux premiers exemples sont connus, voire emblématiques du comique scientifique, d’autant plus que leur réalisateur ne cache pas la méfiance que lui inspire la science : Howard Hawks est tenu pour largement responsable du message pour le moins antiscientifique de The Thing from Another World (La Chose d’un autre monde, 1951), signé par son monteur Christian Nyby. À quinze ans d’intervalle, Hawks réalise Bringing Up Baby (L’Impossible M. Bébé) et Monkey Business (Chérie, je me sens rajeunir). Le premier film est un exemple canonique de la comédie loufoque (screwball comedy) telle qu’elle triomphe dans les années trente, tandis que le second ressuscite le genre de façon tardive et décalée. Mais leur point commun, et non le moindre, est de mettre en scène Cary Grant dans le rôle d’un scientifique que les péripéties de la comédie soumettent à rude épreuve.

Au début du film, nous découvrons le paléontologue David Huxley (Grant) dans une attitude méditative rappelant le Penseur de Rodin [photo 1]. La pose symbolise la concentration propre à l’activité du chercheur, mais elle est d’avance condamnée par la course folle dans laquelle David se lance pour les besoins de la science. Son problème est de trouver la clavicule indispensable à la reconstitution du squelette de son brontosaure. Cette dimension ludique – obtenir un squelette entier, comme on pose la dernière pièce d’un puzzle, compléter et parachever une tâche commencée de longue date – rapproche l’activité du scientifique d’une forme de satisfaction intellectuelle courante. Il n’est donc pas étonnant que cet élément devienne le nœud du suspense comique, et que nous suivions avec passion les aventures du savant à la recherche de l’os manquant.

Malgré les apparences, on est loin ici du stéréotype du savant coupé de toute réalité. Cary Grant, même affublé des épaisses lunettes de David Huxley, est un homme séduisant, désireux de se marier et de procréer, contre l’avis de sa fiancée et assistante qui souhaite former un couple voué à la seule science. Il sait que son projet nécessite un soutien financier, et cette conscience le pousse à sortir du laboratoire pour se jeter dans des milieux où il est par définition ignorant et inadapté. Dans le vaste monde, cependant, David est moins libre que jamais d’imposer sa volonté. Partout où il se trouve, il doit gérer à la fois l’obsession de sa recherche d’argent et toutes les péripéties qu’elle provoque. Cela le conduit non seulement à devenir dépendant de personnes qui ne sont pas au fait des exigences de la recherche, mais même à cacher sa profession pour ne pas perdre le soutien d’un mécène. Le comique dit mieux que tout autre genre l’incompatibilité entre l’activité propre de recherche scientifique – activité qui demande réflexion, concentration, et un rythme propre – et la recherche de financement que le savant lui-même, faute de structures, doit prendre en charge. Du début à la fin, cette quête est destructrice pour la recherche, au point qu’elle se conclut par la destruction totale du squelette, en faveur certes du triomphe de l’amour, mais à quel prix !

Un second point concerne l’abondante présence animalière, élément courant dans la comédie loufoque. Confrontés à des comportements irrationnels voire sauvages, les acteurs sont comme contaminés par cette animalité, qui révèle des aspects insolites, comme dans la scène de Cette sacrée vérité (The Awful Truth, L. McCarey, 1937) où deux époux en cours de divorce se disputent au tribunal la garde d’un caniche. Ici, il s’agit de retrouver la précieuse clavicule dont les personnages pensent qu’elle a été volée et enterrée par le chien George. Commence alors une entreprise de séduction du toutou, lequel conduit ses maîtres vers tous les objets qu’il a enterrés dans le jardin. David, ridicule dans ses vêtements d’emprunt (tenue d’équitation et sandalettes), souillé de terre et pelle en main, n’a plus rien d’un auguste scientifique absorbé par sa tâche. Il est à la merci du petit chien qu’il poursuit à quatre pattes, et qui ne révèle ses cachettes que pour en extraire de vieilles chaussures à la place de l’os tant convoité. Le mot « bone », sans cesse employé pour désigner la précieuse clavicule, montre que ce trésor paléontologique est redevenu ce qu’il était à l’origine, un objet commun voire prosaïque, un simple os qui attire la convoitise d’un chien. Cette séquence hilarante repose sur l’idée que l’échelle des valeurs dans le monde scientifique n’est pas celle du monde économique. La valeur de la clavicule est relative : elle n’a pas de prix pour le savant, mais le chien, en la considérant comme un os à enterrer, lui redonne une vitalité qu’il a perdue au regard des normes scientifiques.4 [photo 2].

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

De façon plaisante, la comédie témoigne donc de l’obligation qu’a le scientifique de ne pas rester enfermé dans sa tour d’ivoire, d’expliquer la nature de ses recherches et son intérêt, d’expliquer la valeur des objets sur lesquels il travaille, quand bien même cette valeur n’a rien d’évident pour le public, et d’affronter l’hostilité qui peut découler de cette incompréhension. Sans doute David Huxley paie-t-il plus de sa personne que ses collègues du monde réel. Mais ses difficultés, si parodiques qu’elles soient, renvoient à des réalités de l’activité scientifique sur lesquelles on trouve peu d’informations dans le cinéma de l’époque.

Monkey Business (Chérie, je me sens rajeunir, H. Hawks, 1952)

Dans les années cinquante, Hollywood regarde souvent du côté des chefs-d’œuvre des années trente pour y puiser l’inspiration, ou retrouver des formules à succès qui se sont usées dans la répétition. Les réalisateurs et les acteurs sont encore en activité, et s’ils ont vieilli, leur image reste forte. Dans Monkey Business, Cary Grant interprète cette fois Barnaby Fulton, un chimiste qui travaille sur un sérum rajeunissant5. Le début du film le présente sous les traits d’un savant caricaturalement distrait ; mais Barnaby a ses raisons, préoccupé par ses échecs dans la préparation d’un sérum rajeunissant. Il essaie alors sur lui-même une nouvelle formule. Ses gestes sont observés par un des chimpanzés du laboratoire. Une fois seul, l’animal s’échappe de la cage, mélange au hasard plusieurs produits et les verse dans la bonbonne d’eau minérale, avec les conséquences que l’on imagine.

À première vue, on a affaire aux effets simplistes du comique de laboratoire. Celui-ci est, classiquement, un lieu clos et protégé, où des spécialistes évoquent leurs expériences dans un langage technique et se livrent à des mélanges énigmatiques. Selon un procédé fréquent au cinéma, la chimie rejoint la magie, puisque ce que l’on cherche à fabriquer est proche de l’élixir de jouvence bien connu des contes de fées. Enfin, dans le domaine déjà évoqué du comique animalier, les gestes du singe imitant ceux du savant sans les comprendre constituent une dénonciation amusante des rituels opaques de l’expérience.

Pourtant, au-delà de ces effets rudimentaires, le film propose une certaine vision de la recherche. Le fait que le singe découvre par hasard la formule vainement recherchée par le savant rappelle à la fois que, certes, le hasard et l’aléa jouent leur rôle, mais que la chance n’est rien si elle ne s’articule pas avec une méthode rigoureuse de questionnement et de déduction6. On nous dit aussi que l’échec est fréquent (l’assistant de Fulton fait allusion au ratage d’une lotion capillaire) et ne doit pas décourager la volonté d’expérimentation (c’est la 58e formule expérimentée !). On peut soupçonner que l’échec est encore plus prévisible quand la recherche poursuit des buts utopiques, en décalage avec les besoins de la société. Les protocoles d’expérimentation sont multiples, mais peuvent être remis en cause par une vision empirique de la recherche ou par les ambitions personnelles du chercheur. Quant aux acteurs de la recherche, ils incluent non seulement le savant lui-même mais son entourage professionnel et familial, les animaux de laboratoire, les responsables de l’entreprise qui sponsorise le tout. [photo 3]

En effet, Fulton fait de la recherche appliquée : son travail est dépendant des intérêts d’une compagnie industrielle. Comme le remarquent à juste titre Merzagora et Montfeuillard dans l’article déjà cité, M. Oxly (Charles Coburn), le patron d’Oxly Chemical où travaille Fulton, ne pense qu’aux retombées financières de l’invention. Lorsque Fulton fait mine de vouloir retenir l’information, un membre du conseil d’administration se révolte : il n’a pas le droit, son travail appartient à l’entreprise ! Il y a toutefois une différence avec la recherche de financement dans Bringing Up Baby. Ici, on met en valeur les problèmes moraux que pose une recherche à but lucratif. Ainsi l’entreprise de Fulton contrevient-elle au principe d’éthique scientifique clairement énoncé par l’assistant du chercheur : « L’auto-expérimentation va à l’encontre des règles » (23min 44s). Quoi qu’en pensent les financiers, l’utilité même de la recherche peut et doit être remise en cause si les expériences l’exigent : en chemin, Fulton prend conscience du fait qu’il aurait pu s’interroger sur la philosophie de sa recherche et se demande, compte tenu de ce qu’il a vécu, s’il vaut la peine de chercher à rajeunir. En revanche, le « happy ending » suggérant que la vraie jeunesse est ailleurs est, lui, parfaitement conservateur, la fin du film hollywoodien classique étant, par excellence, le moment où les valeurs de l’entertainment l’emportent sur toutes les autres.

Le film commente enfin la notion de responsabilité du scientifique et des peurs que peut engendrer une défaillance dans ce domaine. Par suite d’une négligence, le processus de l’expérimentation est inversé ; l’animal tirant les ficelles, ce sont les humains qui deviennent cobayes volontaires. « Maintenant je sens ce que ressent un pauvre petit cobaye », dit Mme Fulton (Ginger Rogers) quand elle avale la solution. Au passage, les deux films de Hawks tiennent le même discours en matière de genre (gender). Ils décrivent le milieu comme un monde masculin, où les femmes n’ont de place qu’en tant que vierges vouées à la science, épouses dévouées à leur mari, ou incorrigibles perturbatrices.

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The Great Moment (P. Sturges, 1944)

Notre troisième exemple, The Great Moment (P. Sturges, 1944) relève de la catégorie « biopics de scientifiques » telle que l’étudie dans ce volume Raphaëlle Moine, dans une perspective dont le présent article se voudrait en partie complémentaire. R. Moine conclut en effet son analyse sur l’idée selon laquelle

« il y a […] bien quelque chose de la science dans ces biopics de savants et de chercheurs, même si ce n’est ni leur seule ambition, ni l’attrait principal que promettent le genre et la promotion qui est faite de ces films. »

Elle voit dans ces biopics

« un mode de figuration spécifique de la science qui passe par la dramatisation et la spectacularisation de l’expérience, dans le prolongement de la mise en scène pasteurienne de la preuve et de la culture visuelle de l’expérience, telle qu’elle se met en place à la fin du XIXe siècle. Contenue dans le cercle de l’expérience lors d’îlots spectaculaires, la science y fonctionne comme une attraction et les films jouent sur “la simplicité du jugement perceptif” (Bruno Latour) pour convaincre leurs spectateurs, à défaut d’expliquer. »

Non seulement The Great Moment correspond parfaitement à cette définition, mais cette correspondance se confirme si l’on envisage le film au croisement de la forme biographique et du genre comique, puisque ce biopic, chose rare, est aussi une comédie.

Il s’agit du récit d’une partie de la vie de William Green Morton (1819-1868), simple dentiste qui n’a jamais pu, faute d’argent, terminer ses études de médecine, mais s’est investi avec passion dans la recherche sur l’anesthésie, d’abord dans le cadre de sa propre pratique, ensuite pour mettre sa découverte au service de la chirurgie générale. Le scénario est adapté de Triumph Over Pain, de René Fülop-Müller (une histoire de l’anesthésie qui vise notamment à célébrer Morton) et construit en flash-back à partir de la mort du personnage principal. Sturges avait fait connaître son goût pour les flash-back non chronologiques depuis The Power and the Glory (1933), et du reste le spectateur de l’époque était très habitué à ces procédures narratives ; mais dans ce cas particulier, ce choix ne facilite pas l’accueil du film.

Le générique se déroule sur un défilé populaire à la gloire de l’inventeur de l’anesthésie. Suit une longue scène entre la veuve de Morton (Betty Field) et Eben Frost (William Desmarest), l’ami de toujours ; ensemble ils parlent du disparu, de sa gloire non encore reconnue. Puis le récit retourne dans le passé et raconte tous les stades de la découverte jusqu’au moment où Morton, ayant achevé la production du « Letheon » (nom qu’il a donné à son produit anesthésiant à base d’éther), le fait utiliser avec succès par un chirurgien. Ses collègues le somment alors de révéler la composition du produit, sans quoi celui-ci ne pourra pas être utilisé. Morton s’y refuse d’abord puis finit par céder, ému par la confiance d’une jeune patiente sur le point d’être opérée. Le film s’arrête là, d’une façon brutale qui surprend ses premiers spectateurs, même les amis de Sturges.

« Je n’étais pas là en 1846 pour diriger la vie de William Morton », proteste Sturges, et cette vie « était un très mauvais matériau dramatique. Il a connu une période d’excitation et de gloire pendant quelques mois, suivi de vingt ans d’ennuis, de désillusions et d’amertume croissante7. »

En effet, il s’agit d’un biopic très particulier, puisque la découverte célébrée ne concerne qu’un court fragment de la vie du protagoniste.

Le film évoque donc en priorité la difficulté de la recherche scientifique lorsqu’elle n’est pas suivie par une reconnaissance des acteurs du milieu. C’est un élement traité ici de façon plus complexe que dans d’autres biopics de scientifiques, car Morton n’est pas littéralement un inventeur. Il emprunte l’idée de l’anesthésie par les vapeurs d’éther à ses maîtres ou collègues, partage certaines de leur expériences, pour le meilleur et parfois pour le pire, est confronté aux espoirs et exigences de ceux qui l’observent. Malgré la solitude de Morton, il se forme donc dans The Great Moment l’idée d’une communauté scientifique, certes rudimentaire, houleuse, déchirée par des intérêts scientifiques et financiers, mais au sein de laquelle le chercheur est obligé de situer son effort.

Plus encore que la structure narrative, c’est le sujet même qui heurte la Paramount. Le producteur Buddy DeSylva trouve

« non seulement que Triumph over Pain était de mauvais goût, mais que le sujet était à peu près aussi approprié pour le grand public qu’un court métrage sur les maladies vénériennes8. »

Selon lui la seule présence du mot « douleur » dans un titre est l’assurance d’un échec commercial. De plus nous sommes en 1942, en plein effort de guerre. Certes, les héros de la recherche scientifique sont mis à contribution, comme le montre Madame Curie (Mervyn LeRoy, 1943), dont un critique considère qu’elle a été « enrôlée pour étayer la cause des Alliés9 ». Mais il ne pouvait en aller de même pour un film sur l’histoire de l’anesthésie. Par-delà l’avis sommaire de Buddy DeSylva sur le caractère non commercial du titre, les films de l’effort de guerre ont tendance dans l’ensemble à glorifier la douleur, même si elle est toujours suggérée plus que montrée, selon les codes de représentation en vigueur. Supporter la douleur est une preuve de courage pour les Américains qui en sont victimes, et un argument au service du discours patriotique. En 1944, année de la sortie de The Great Moment, l’un des naufragés du Lifeboat de Hitchcock subit une amputation artisanale et sans autre anesthésie qu’une bouteille de whisky. Cette scène dit en même temps que la notion d’opération sous anesthésie est devenue la norme pour le grand public (c’est pourquoi l’inverse paraît relever d’un archaïsme insupportable) et que cet archaïsme est lié à la barbarie que la guerre suscite dans les deux camps. Dans les deux cas, elle permet de comprendre pourquoi The Great Moment, malgré son titre, tombe particulièrement mal.

Quant à rire de ce sujet si délicat, cela paraît encore plus extravagant. Sturges prétend pourtant que ses intentions ont été transformées par le studio. Si l’on en croit son autobiographie, le cinéaste voyait dans l’ouvrage de Fülop-Müller

« une histoire douloureuse sur l’invention de l’anesthésie »

qu’il voulait

« adoucir à l’aide de quelques scènes comiques ».

Certes l’évocation de la maladie et du supplice que représente une opération sans anesthésie entraîne des passages dramatiques que le critique du New York Times, Bosley Crowther, définit comme des « tonalités tragiques considérables »10. Mais il est probable que Sturges prévoyait en réalité beaucoup plus qu’un simple comic relief, et qu’il a quelque peu réécrit l’histoire suite à l’échec commercial du film. Il cite ainsi à l’appui de sa sa défense les modifications imposées par le studio au déroulant qu’il avait prévu au début du film, et les différences de fond sont au total moins importantes qu’il ne semble le dire.11 Quant au ton d’ensemble du film, il reste globalement celui de la comédie loufoque dont Sturges est spécialiste, et il est peu probable que la responsabilité en revienne au seul studio. Toujours est-il que la sortie fut retardée jusqu’en 1944, après un remontage auquel Sturges n’eut pas le pouvoir de s’opposer12.

Sturges, abordant une question scientifique qui lui tient à cœur, aurait donc minoré ses intentions comiques. De notre point de vue, pourtant, c’est par son caractère comique que le film construit l’essentiel de son discours sur la science. L’esprit de la comédie convient d’abord au fait que Morton, bien que relevant de la catégorie « bienfaiteurs de l’humanité » dans lequel le place Martin Winckler13, soit un personnage modeste, simple dentiste méprisé par des médecins plus savants que lui. Il ne s’agit pas ici de célébrer un inventeur génial mais de rappeler l’existence d’un chercheur injustement oublié, alors que ses résultats eurent un impact humain et scientifique considérable. Le registre justifie d’autre part que les rôles principaux soient confiés à des complices habituels de Sturges, Joel McCrea dont

« le jeu sans prétention s’oppose vivement au jeu histrionique de Paul Muni dans The Story of Louis Pasteur, ou à l’intensité dramatique de E.G. Robinson dans Dr. Ehrlich’s Magic Bullet14 »

et William Desmarest dans un rôle hystérique de complice burlesque, tout à fait typique de la screwball comedy à la Sturges. L’histoire de l’anesthésie est un sujet ardu, technique, impliquant des descriptions parfois pénibles ; c’est la légèreté de l’intrigue centrale et la simplicité du héros qui permettent d’en faire le thème d’un film, et de communiquer des éléments importants en matière d’histoire de la recherche médicale, à commencer par l’idée simple, mais insuffisamment connue du public, selon laquelle la chirurgie a évolué plus vite que la prise en compte de la douleur. Son élimination lors d’une intervention chirurgicale a longtemps été considérée comme une utopie, ce qui permet à Morton de combattre des préjugés fortement ancrés dans la société. S’il le fait avec succès, c’est là encore grâce à son statut de personnage de comédie, et à la persona très particulière de Joel McCrea, mélange d’énergie, d’élégance et de naïveté qui ont fait merveille tant dans The Palm Beach Story que dans Les Voyages de Sullivan.

C’est également le contexte comique qui permet au personnage d’incarner de façon particulièrement appropriée la période des années 1846-1847 qui est, selon les historiens de l’anesthésie, « la période empirique de l’anesthésie chirurgicale à l’éther sulfurique15 ». Morton/Mc Crea est le représentant idéal de cette phase. Ce n’est pas lui qui a découvert les propriétés de l’éther, mais il a l’audace d’expérimenter ces propriétés, sans se laisser décourager, ici encore, par les échecs successifs. Sans titre, sans laboratoire, sans légitimité d’aucune sorte, Morton est porté par la seule opiniâtreté de ses convictions. Médiateur plutôt que chercheur patenté, il a des comportements risqués (recherche solitaire et intuitive, expérimention « sauvage » sans garantie). Il réagit aux stimulations de son métier plus qu’il n’agit. La douleur des patients l’empêche de pratiquer ; il faut qu’il trouve une solution, et il la cherche tout près de lui, dans une encyclopédie médicale dont certains extraits apparaissent en surimpression sur l’écran. Ce procédé curieux, qui rappelle les jeux du muet sur les intertitres, paraît dépassé en 1942 ; mais il exprime la révélation scientifique sur un mode qui convient à la vie pauvre de Morton, penché sur l’épais dictionnaire qu’il déchiffre à la lumière de l’ampoule, et tentant d’appliquer directement ses trouvailles sur ce qui l’entoure (le chien, le poisson rouge, lui-même). [photo 4]

La recherche, pour Morton, n’est pas de l’ordre de l’extraordinaire ; elle est inscrite dans la vie et le quotidien. Il va chercher son ancien professeur de médecine au bar pour lui arracher ses secrets sur l’éther. Sa femme lui achète le produit en pharmacie, comme elle irait au marché. Le panneau sur le cabinet évoque une façade de saloon ; on « retape » la clientèle en promettant de rembourser deux fois l’argent en cas d’échec, si bien que le patient vient chez le dentiste comme il irait faire un pari au cabaret. Il est logique que ce bricolage aboutisse à un échec retentissant : l’éther produit l’inverse de l’effet attendu et rend le patient complètement fou, ce qui donne lieu à un moment de pure comédie loufoque. Pour autant, le film ne néglige pas l’aspect politique et sociétal. L’anesthésie est un enjeu financier, et Morton a effectivement rencontré une forte opposition, motivée par la volonté d’un partage des bénéfices de la découverte.

À l’issue de la projection, le spectateur de The Great Moment n’est certes pas devenu un spécialiste de l’anesthésie, et rien ne lui indique fermement que le récit épique des découvertes de Morton soit fiable. Ce n’est pas par la transmission directe de connaissances que le film instruit son spectateur, mais, comme on l’a vu, par tout ce que ne contrôlent ni les conseillers, ni les scénaristes, ni les producteurs, ni même le réalisateur. Dans le cas de la comédie, ces échappées de sens sont plus fréquentes, plus libres et plus riches que dans des films où la science occupe une place centrale et solennelle, mais plus ou moins absorbée par la rhétorique de la SF ou du biopic.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

***

Au terme de cette étude, le lecteur pourrait s’étonner que nous n’ayons cité que peu d’exemples. Il faut reconnaître, comme dans le cas du biopic, qu’ils ne sont pas légion. Le contexte scientifique est risqué pour une comédie, ne serait-ce qu’à cause de la proximité avec des genres plus traditionnellement dédiés à ce thème, comme l’horreur et la SF, et tous les réalisateurs de comédies n’ont pas, sur ce plan, la même motivation qu’un Hawks ou qu’un Sturges. Mais cette rareté fait sens, car elle rappelle que le concept de communication scientifique implicite n’est utile et efficace que dans un cadre strict, et en articulation avec des problématiques propres à l’histoire du cinéma. C’est la raison pour laquelle on ne saurait adjoindre aux films étudiés ici ceux qui, dans les années soixante, sont souvent cités comme emblématiques des représentations comiques de la science (Dr. Strangelove, The Nutty Professor, The Absent-Minded Professor), mais ne répondent plus aux enjeux génériques et didactiques des films classiques. En 1938, le statut de savant rêveur arraché à son laboratoire pour le salut de la recherche fait de Cary Grant, avec Bringing Up Baby, le prince de la screwball comedy. Ce statut est réaffirmé en forme d’hommage dans Monkey Business, mais le film s’enrichit d’autres connotations, puisqu’en 1953, tandis que la science-fiction se développe en lien avec un contexte politique angoissant, la comédie lui apporte un contrepoint humoristique, et dont l’antiscientisme apparent est non seulement moins virulent que ne pensait sans doute les concepteurs du film, mais porteurs d’élements de communication qu’eux-mêmes ne soupçonnaient pas. De plus le sérum de jouvence fonctionne de façon métaphorique, puisque Monkey Business met en scène non un couple romantique classique mais un couple de stars d’âge mûr, Gingers Rogers et Cary Grant, dont la jeunesse glorieuse date des années 1930 : la recherche sur l’élixir de jeunesse tient aussi un discours indirect sur l’histoire d’Hollywood. Enfin, The Great Moment se tient en équilibre précaire entre le sérieux solennel du biopic et les désordres contrôlés de la screwball comedy, et c’est de cette tension que naît, dans le contexte spécifique des années de guerre, l’intérêt de son discours sur la recherche empirique en matière d’anesthésie.

Notes de bas de page numériques

1 Matteo Merzagora et Hélène Montfeuillard : « La communication scientifique implicite : quelle image de la science au cinéma ? » (Groupe Traces, Actes JIES XXX, 2009), accessible sur www. congition.ens.fr/traces, consulté le 30 août 2012.Voir aussi M. Merzagora, Scienza da vedere. L’immaginario scientifico sul grande et sul piccolo schermo, Sironi, 2006

2 Voir à ce sujet John T. Aquino, Truth and Lives on Film – The Legal Problems of Depicting Real Persons and Events in a Fictional Medium, Jefferson, Mc Farland & Co, 2005.

3 Voir, sur les films de Jack Arnold notamment : Gehrard Wiesenfeldt, « Dystopian Genesis : The Scientist’s Role in Society, According to Jack Arnold », Film & History 40.1, Spring 2010, pp. 58-74.

4 Tout aussi revitalisant est le double sens sexuel . « Bone », comme l’a fait remarque Trudy Bolter lors du séminaire d’où est issu cet article, est un terme familier pour « pénis », et David, ayant perdu son « bone », est littéralement réduit à l’impuissance par Susan.

5 L’un des intérêts du film, sur lequel nous ne pourrons pas nous arrêter ici, est précisément de représenter les activités propres à la chimie, domaine dont le cinéma a donné des images souvent négatives : voir Mark A. Griep et Marjorie L. Mikasen, ReAction!: Chemistry in the Movies, Oxford University Press, 2009.

6 Même si l’on peut difficilement comparer l’action du singe aux hasards heureux de la sérendipité, dont les effets continuent de fasciner (voir Le Monde du 25 août 2012), l’épisode en suggère toutefois, sur le mode comique, les effets inattendus.

7 Cité par James Curtis, Between Flops : a Biography of Preston Sturges, iUniverse, 2000.

8 Curtis, ibid.

9 T. Hugh Crawford, « Glowing Dishes : Radium, Marie Curie and Hollywood », Biography, Volume 23, Number 1, Winter 2000, pp. 71-89.

10 Bosley Crowther, The Great Moment, The New York Times, le 13 novembre 1944.

11 Preston Sturges by Preston Sturges: His Life in His Words, Touchstone, 1991, p. 303.

12 Le scénario initial a été depuis publié  (Preston Sturges, Brian Henderson, Tom Sturges (préface), Four More Screenplays: The Palm Beach Story / The Miracle of Morgan's Creek / Unfaithfully Yours / The Great Moment, University of California Press, 1996), et un historien de la dentisterie, Frank Heynick, a comparé en profondeur le film avec son scénario (« William T.G. Morton and The Great Moment », Journal of the History of Dentistry, Vol. 51, N°1, March 2003, pp. 27-35.).

13 Martin Winckler, « Les médecins du grand au petit écran », Les Tribunes de la santé, 2006/2 n°11, p. 24.

14 Franck Heynick, article cité.

15 Voir Marguerite Zimmer, Histoire de l'anesthésie: méthodes et techniques au XIXe siècle, EDP Sciences, 2008.

Pour citer cet article

Jacqueline Nacache, « Le laboratoire comique : science, comédie et communication implicite », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Les modèles hollywoodiens, Le laboratoire comique : science, comédie et communication implicite, mis en ligne le 06 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4123.

Auteurs

Jacqueline Nacache

Professeur d’études cinématographiques à l’université Paris-Diderot où elle dirige le master « Cinéma, Documentaire, Médias ». Ses recherches, qui articulent histoire, esthétique et analyse des discours, portent sur le cinéma classique hollywoodien, les questions relatives à l’acteur, la critique et le jugement esthétique. A publié de nombreux articles et ouvrages, dont L'Analyse de film en question - Regards, champs, lectures, collectif, 2006. En collaboration avec Jean-Loup Bourget, professeur à l’ens, elle a dirigé Le classicisme hollywoodien, pur, 2009, et Cinématismes. La littérature au prisme du cinéma, Peter Lang, 2012.